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Décisions | Chambre pénale de recours

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P/21865/2017

ACPR/778/2021 du 12.11.2021 sur OMP/5332/2021 ( MP ) , IRRECEVABLE

Recours TF déposé le 21.12.2021, rendu le 30.06.2022, REJETE, 1B_682/2021
Descripteurs : DÉCISION D'IRRECEVABILITÉ;INTÉRÊT JURIDIQUEMENT PROTÉGÉ;DOMMAGE IRRÉPARABLE;réquisitions de preuve;DROIT D'ÊTRE ENTENDU
Normes : CPP.394.letb

république et

canton de Genève

POUVOIR JUDICIAIRE

P/21865/2017 ACPR/778/2021

COUR DE JUSTICE

Chambre pénale de recours

Arrêt du vendredi 12 novembre 2021

 

Entre

A______, B______, C______ et D______, comparant par respectivement Mes E______, F______, G______ et H______ (co-conseils), ainsi que I______, avocats, et faisant élection de domicile chez ce dernier,

recourants,

contre l'ordonnance rendue le 13 avril 2021 par le Ministère public,

et

J______, comparant par Me K______, avocate,

L______, comparant par Me M______, avocate,

N______, comparant par Me O______, avocat,

LE MINISTÈRE PUBLIC de la République et canton de Genève, route de Chancy 6B, 1213 Petit-Lancy, case postale 3565, 1211 Genève 3,

intimés.

 


EN FAIT :

A. Par acte expédié au greffe de la Chambre de céans le 26 avril 2021, A______, B______, C______ et D______ (ci-après : les consorts A___/B___/C___/D______) recourent contre l'ordonnance du 13 avril 2021, notifiée le lendemain, par laquelle le Ministère public a (1) rejeté leur demande de nouvelles auditions des parties plaignantes, renoncé à citer ces dernières à comparaître et (2) annulé les audiences des 19, 21 et 26 avril 2021.

Les recourants concluent, sous suite de frais et dépens, à l'annulation de l'ordonnance querellée et à sa réforme en ce sens que les parties plaignantes sont tenues de répondre à leurs questions et sont convoquées sans délai dans ce but. Subsidiairement, ils concluent au renvoi de la cause au Ministère public pour instruction complémentaire, puis nouvelle décision.

B. Les faits pertinents suivants ressortent du dossier :

a. À la suite de plaintes pénales déposées au printemps 2018 par L______, N______ et J______, le Ministère public mène une instruction contre les consorts A___/B___/C___/D______ du chef notamment de traite d'êtres humains (art. 182 CP). Dans ce cadre, il leur reproche d'avoir, de concert, à tout le moins depuis l'année 1997, à leur domicile de P______ [GE], organisé la venue à Genève et employé plusieurs domestiques indiens – dont les trois prénommés – dépourvus d'autorisation de travail ou de permis de séjour, de les avoirs confinés au domicile, de les avoir rémunérés de façon lapidaire, en les faisant travailler tous les jours, sans jour de congé et avec des vacances imposées, non payées, voire pas de vacances du tout, en conservant leurs passeports et en les empêchant de quitter le domicile.

b. Le 13 avril 2018, les consorts A___/B___/C___/D______ ont été entendus par le Ministère public en qualité de prévenus.

Selon une note au procès-verbal, ils ont alors été informés que J______ et L______ seraient prochainement entendus en salle LAVI et que, compte tenu de l'important risque de collusion, sous forme de pressions liées à la dépendance envers eux, ils seraient exclus de l'audience, en application de l'art. 149 al. 2 let. b CPP. Pour les mêmes motifs, l'audience serait filmée et ferait l'objet d'un procès-verbal pris à la volée. Cette décision pouvait faire l'objet d'un recours.

Aucun recours n'a été déposé.

c. Le 16 avril 2018, le Ministère public a procédé à l'audition, séparée, de J______ et de L______.

Le procès-verbal mentionne que, conformément à l'art. 152 al. 3 CPP, l'audition se déroulait "hors" confrontation directe entre les prévenus et la victime. Les consorts A___/B___/C___/D______ étaient donc absents, mais représentés par leurs conseils respectifs, qui ont pu poser des questions. L'audition était filmée et les CD-ROM des enregistrements ont été versés à la procédure, puis retranscrits par écrit.

d. Les 19 et 26 avril 2018, N______ a été entendu par le Ministère public selon des modalités similaires.

e. Les 8 et 22 juillet 2020, l'Office cantonal de la population et des migrations (ci-après : l'OCPM) a, dans le cadre de l'examen des conditions de séjour de L______, N______ et J______, demandé au Ministère public de lui confirmer que la procédure pénale était toujours en cours et qu'elle nécessitait la présence des prénommés. Le 28 juillet suivant, le Ministère public a répondu par l'affirmative.

f. Le 30 octobre 2020, le Ministère public a tenu une audience en présence des mandataires des parties. À cette occasion, un délai au 26 novembre 2020 a été imparti aux prévenus pour solliciter les actes d'enquête qu'ils souhaitaient voir entreprendre.

Dans ce délai, C______ a demandé à être entendu une nouvelle fois pour relater les efforts consentis pour indemniser les parties plaignantes. Il a également requis de pouvoir interroger ces dernières, ce qu'il n'avait pas pu faire jusqu'alors.

g. Le 4 mars 2021, le Ministère public a tenu une nouvelle audience, en présence des plaignants L______, N______ et J______ ainsi que des prévenus C______ et D______, tous accompagnés de leurs conseils. Les prévenus A______ et B______, dûment convoqués, étaient excusés et non représentés.

g.a. À cette occasion, N______ a été entendu une nouvelle fois. Son audition s'ouvre par le passage suivant (pièce E-50'305) :

"N______

Me I______ me demande quelle est ma situation actuelle.

Les conseils des plaignants s'opposent catégoriquement à ce que les plaignants soient questionnés sur leur vie privée et leur situation actuelle pour des raisons de sécurité.

***

Note du Procureur

Me I______ indique que compte tenu des charges pesant sur son client la question de la situation actuelle des plaignants est pertinente. Il indique également que les plaignants ne peuvent pas compte tenu du CPP refuser de répondre à ce type de questions. Il souhaite que la direction de la procédure rende une décision à ce sujet.

Me O______ indique quant à lui que la question n'est pas pertinente et que la convention européenne de protection des victimes de traite s'applique de sorte que les plaignants sont autorisés à ne pas répondre à des questions en lien avec leur situation personnelle.

Un délai au 22 mars 2021 est imparti aux parties pour faire valoir leurs arguments.

Dont acte [signature du Procureur]"

g.b. L'audition de N______ s'est ensuite poursuivie et ce dernier a répondu, sur près de trois heures, à de nombreuses questions posées par le conseil de D______ ou par C______.

À plusieurs reprises, le conseil de N______ est intervenu pour dire que son client avait déjà répondu à telle ou telle question, ce à quoi le défenseur de D______ a objecté que sa cliente n'était pas présente lors de la première audition et qu'il existait un droit à la confrontation, qui permettait de reposer des questions afin de tester la crédibilité des premières déclarations. Il n'avait pas la possibilité de mener un contre-interrogatoire digne de ce nom.

g.c. Le procès-verbal d'audition se termine ainsi (pièce E-50'316) :

"Note du procureur

A 12h20, Me I______ indique qu'il a un engagement pour 12h30 et qu'il doit quitter. Il indique que la convocation ne prévoyait pas l'audition toute la journée, de sorte qu'il a également des engagements cet après-midi. [ ] Me I______ précise qu'il a encore plusieurs questions à poser à N______ et aux autres parties plaignantes. Il demande à ce qu'une nouvelle audience soit fixée et ne s'oppose pas à ce que les plaignants soient entendus séparément.

Me O______ indique quant à lui que son client a déjà [été] entendu à trois reprises en contradictoire et demande à ce que les questions à son client soient purgées aujourd'hui. Il indique n'avoir jamais vu des prévenus être traités de la sorte par le Ministère public dans une procédure pénale et que ses autres clients prévenus qui n'ont pas la fortune des A___/B___/C___/D______ n'ont pas eu le droit à ce traitement.

Dont acte [signature du Procureur]"

h. Le Ministère public a convoqué les parties à d'autres audiences, afin de poursuivre l'audition des parties plaignantes. D'abord fixées fin mars 2021, elles ont ensuite été repoussées, en dernier lieu aux 19, 21 et 26 avril 2021.

i. Dans le délai imparti par le Procureur dans sa note au procès-verbal (cf. B.g.a. supra), N______ a déclaré s'opposer à sa nouvelle audition, se prévalant notamment de la Convention du Conseil de l'Europe du 16 mai 2005 sur la lutte contre la traite des êtres humains (CETEH ; RS 0.311.543). L______ en a fait de même. Pour sa part, D______ a confirmé sa volonté de poser des questions aux parties plaignantes.

Le 24 mars 2021, le Ministère public a écrit aux avocats de toutes les parties, en faisant référence à la dernière audience du 4 mars 2021, lors de laquelle la question de nouvelles auditions des parties plaignantes avait été soulevée. Ces dernières s'étaient opposées à ces auditions et le conseil de D______ avait demandé à ce qu'une décision fût rendue à ce sujet. Après avoir reçu les observations de N______ et L______, il devait à présent trancher cette question.

Toujours le 24 mars 2021, D______ a demandé au Ministère public une copie des observations des plaignants, qu'il a reçues le jour même.

Le 25 mars 2021, J______ s'est aussi déterminée auprès du Ministère public, appuyant en substance les conclusions des deux autres plaignants. Ce dernier pli n'a pas été transmis à D______, laquelle a répliqué, le 9 avril suivant, uniquement aux observations de N______ et de L______.

C. a. Dans l'ordonnance querellée du 13 avril 2021, le Ministère public a retenu que les parties plaignantes devaient être considérées comme des victimes au sens de l'art. 116 CPP et de la CETEH. Celles-ci devaient faire l'objet de mesures de protection au sens des art. 149 ss CPP, car elles avaient fait part de leur crainte d'être confrontées directement aux prévenus et de faire l'objet de représailles. Elles étaient pour certaines analphabètes et n'avaient aucun soutien moral en Suisse, ni aucune indépendance financière, puisqu'elles vivaient uniquement de l'aide étatique suisse. Les mesures de protection avaient par ailleurs déjà été mises en œuvre depuis le début de la procédure, puisque les auditions des plaignants avaient été menées en l'absence des prévenus, mais en présence de leurs conseils respectifs. Enfin, les plaignants avaient déjà été interrogés durant de nombreuses heures, et les avocats des prévenus avaient pu leur poser de nombreuses questions. Le droit d'être entendu de ces derniers avait en outre été suffisamment garanti par la mise à disposition des procès-verbaux d'audition et la possibilité de prendre position sur ceux-ci. Les questions posées par le conseil de D______ lors de la dernière audition avaient, pour certaines, déjà été posées ou ne portaient sur aucun élément nouveau et important.

Les auditions des plaignants déjà menées étaient suffisantes, de sorte qu'il n'en ordonnerait pas de nouvelles et annulait celles déjà convoquées.

b. Le 23 avril 2021, D______, par son conseil, a écrit au Ministère public pour lui dire que les prévenus n'avaient pas reçu copie des déterminations de J______ du 25 mars 2021, lesquelles avaient pourtant été prises en compte dans la décision querellée. Il en découlait une violation de son droit à la réplique. Le Ministère public devait, partant, annuler son ordonnance et leur transmettre ladite détermination, avec un délai pour prendre position.

Le 26 avril 2021, le Ministère public a refusé.

D. a. À l'appui de leur recours, les consorts A___/B___/C___/D______ relèvent que toutes les parties plaignantes étaient personnellement présentes à l'audience du 4 mars 2021, démontrant par-là que la perspective d'être confrontées aux prévenus ou de comparaître en procédure ne les troublait guère.

Dans la section de leur recours consacrée à la recevabilité, ils soutiennent que la problématique porte sur le droit de refuser de déposer et de répondre aux questions des prévenus, ce qui justifie une entrée en matière, a fortiori vu la violation des droits de procédure entachant le prononcé litigieux.

Au fond, ils se plaignent d'une double violation de leur droit d'être entendus : le Ministère public n'avait pas traité la question, pourtant pertinente et qui lui avait été soumise, de la validité du refus de N______ de répondre aux questions de la défense, et il ne leur avait pas transmis les observations de J______ avant de rendre sa décision. En outre, l'ordonnance querellée violait les art. 180 al. 2 CPP et 6 CEDH, en retenant à tort la qualité de victimes des plaignants et en les empêchant d'être confrontés à ces derniers, alors que leurs versions divergeaient et qu'on se trouvait dans la configuration de déclarations contre déclarations. Ils n'avaient pas pu obtenir de réponse à plusieurs de leurs questions, sans parler des interruptions systématiques qui avaient émaillé l'audience.

b. Le Ministère public a renoncé à formuler des observations, renvoyant à son ordonnance querellée.

c. Dans leurs observations séparées, J______, L______ et N______ concluent tous à l'irrecevabilité, subsidiairement au rejet du recours.

c.a. J______ soutient que l'ordonnance querellée s'apparenterait à un refus d'actes d'instruction, lequel n'était pas susceptible de recours (art. 394 let. b CPP), les actes en question pouvant être répétés devant le tribunal de première instance. Par ailleurs, dès lors qu'aucune nouvelle audition des plaignants n'aurait lieu, le Ministère public n'avait pas à trancher quelles questions devaient encore leur être posées. Il résultait à tout le moins implicitement de la décision querellée que cet aspect était devenu sans objet et n'était, dès lors, plus pertinent pour l'issue du litige.

c.b. L______ précise que, seul, C______ avait (soudainement) sollicité une nouvelle audition des plaignants, près de deux ans après la première. En tant que le recours était également déposé par les autres prévenus, il était irrecevable, faute de qualité pour recourir. Les prévenus A______ et B______ étaient du reste absents lors de l'audience du 4 mars 2021, tout comme leurs avocats ; ils n'avaient dès lors pas qualité pour agir. Aucun prévenu n'avait recouru contre la décision du 13 avril 2018 sur les modalités des auditions des plaignants. Par ailleurs, rien au dossier ne laissait penser qu'elle pourrait ne pas être présente à l'audience de jugement. La décision querellée n'était pas sujette à recours (art. 318 al. 3 CPP). Le recours était enfin signé par Me I______ au nom de tous les prévenus, mais aucune procuration n'était jointe à l'acte.

c.c. N______ relève que les recourants ne démontraient nullement que le refus de l'auditionner à nouveau au cours de l'instruction leur causerait un préjudice irréparable. Lui-même était domicilié en Suisse et n'était ni très âgé ni gravement malade. Il avait toujours donné suite aux mandats de comparution et s'était engagé à être présent à l'audience de jugement.

d. Les consorts A___/B___/C___/D______ répliquent que, au-delà du "vain verbiage" développé par L______ sur la recevabilité, un recours immédiat leur était ouvert selon l'art. 174 al. 2 CPP, disposition qui s'appliquait tant au prévenu qu'au témoin, nonobstant sa lettre. En tout état de cause, la décision relative à une dispense de témoigner était susceptible de causer un préjudice irréparable "selon l'art. 93 LTF", tout comme celle renvoyant l'instruction d'une affaire à un procès public. Le contre-interrogatoire des plaignants, plus de trois ans après leurs auditions initiales, alors qu'un nombre "sensible" d'actes d'enquête, notamment des commissions rogatoires internationales, avait entre-temps été "installé" à la procédure, était aussi légitime que nécessaire.

E. a. La Direction de la procédure a communiqué aux consorts A___/B___/C___/D______ une copie des déterminations de J______ du 25 mars 2021, leur impartissant un délai pour déposer d'éventuelles observations.

b. D______ a contesté le contenu de ces déterminations, qu'elle qualifie d'excessif et de gravement attentatoire à la présomption d'innocence des recourants. À titre liminaire, elle affirme que la communication de la pièce pendant l'instance de recours établissait la violation du droit d'être entendu et devrait, pour ce motif, conduire à la condamnation des intimés aux frais et dépens de l'instance.

c. Les autres parties n'ont pas réagi.

 

EN DROIT :

1.             Le recours a été déposé selon la forme et dans le délai prescrits (art. 385 al. 1 et 396 al. 1 CPP). La question, soulevée par l'intimée L______, de savoir si le recours est valablement exercé par l'ensemble des prévenus, malgré l'absence de procuration commune, a déjà été tranchée – par l'affirmative – par la Chambre de céans dans un précédent arrêt, rendu dans la même procédure et notifié aux mêmes parties (ACPR/248/2019 du 28 mars 2019 consid. 1) ; on peut donc y renvoyer.

Le recours émane des prévenus qui, parties à la procédure (art. 104 al. 1 let. a CPP), ont en principe qualité pour agir (art. 382 al. 1 CPP).

La question, soulevée par la même intimée, de savoir si cette qualité doit être reconnue au prévenu C______ seulement, à l'exclusion des trois autres, sera laissée ouverte, vu l'issue du recours.

2.             Encore faut-il, en effet, que la décision attaquée soit sujette à recours auprès de la Chambre de céans.

2.1.       À teneur de l'art. 393 al. 1 let. a CPP, le recours est ouvert contre les décisions et les actes de procédure de la police, du ministère public et des autorités pénales compétentes en matière de contraventions. Cependant, les décisions qualifiées de définitives ou de non sujettes à recours par le CPP ne peuvent pas être attaquées par le biais d'un recours (art. 380 en lien avec les art. 379 et 393 CPP ; ATF 144 IV 81 consid. 2.3.1 p. 84).

Selon l'art. 394 let. b CPP, le recours est irrecevable lorsque le ministère public ou l’autorité pénale compétente en matière de contraventions rejette une réquisition de preuves qui peut être réitérée sans préjudice juridique devant le tribunal de première instance.

En adoptant cette disposition, le législateur a voulu écarter tout recours contre des décisions incidentes en matière de preuve prises avant la clôture de l'instruction parce que, d'une part, la recevabilité de recours à ce stade de la procédure pourrait entraîner d'importants retards dans le déroulement de celle-ci et que, d'autre part, les propositions de preuves écartées peuvent être réitérées dans le cadre des débats (Message du Conseil fédéral relatif à l'unification du droit de la procédure pénale du 21 décembre 2005 [FF 2006 1057 p. 1254]). La loi réserve toutefois les cas où la réquisition porte sur des preuves qui ne peuvent être répétées ultérieurement sans préjudice juridique. En l'absence de précision sur cette notion dans la loi ou dans les travaux préparatoires, le préjudice juridique évoqué à l'art. 394 let. b CPP ne se différencie pas du préjudice irréparable visé à l'art. 93 al. 1 let. a LTF, lequel s'entend, en droit pénal, d'un dommage juridique à l'exclusion d'un dommage de pur fait tel l'allongement ou le renchérissement de la procédure. L'existence d'un tel préjudice a ainsi été admise lorsque le refus d'instruire porte sur des moyens de preuve qui risquent de disparaître, tels que l'audition d'un témoin très âgé, gravement malade ou qui s'apprête à partir dans un pays lointain définitivement ou pour une longue durée ; la possibilité théorique que des moyens de preuve soient détruits ou perdus ne suffit pas (arrêt du Tribunal fédéral 1B_193/2019 du 23 septembre 2019 consid. 2.1 et les arrêts cités ; récemment : arrêt du Tribunal fédéral 1B_596/2020 du 5 mars 2021 consid. 2.2).

Hormis ces cas de figure, les décisions relatives à l'administration des preuves ou celles rejetant une réquisition de preuves ne causent généralement pas de préjudice irréparable, dès lors qu'il est possible de renouveler les griefs qui s'y rapportent jusqu'à la clôture définitive de la procédure, par exemple en exerçant ultérieurement son droit d'être confronté à des témoins à charge (arrêts du Tribunal fédéral 1B_246/2021 du 14 mai 2021 consid. 2 ; 1B_384/2019 du 9 août 2019 consid. 3.2 et 3.3 ; 1B_50/2016 du 22 février 2016 consid. 2, tous avec références).

Pour qu'une dérogation à l'irrecevabilité du recours contre un refus de procéder à des actes d'instruction entre en considération, les moyens de preuve invoqués doivent en toute hypothèse porter sur des faits pertinents (cf. art. 139 al. 2 CPP ; arrêt du Tribunal fédéral 1B_189/2012 du 17 août 2012 consid. 2.1, publié in SJ 2013 I 89 ; B. STRÄULI, in Y. JEANNERET / A. KUHN / C. PERRIER DEPEURSINGE (éds), Commentaire romand : Code de procédure pénale suisse, 2e éd., Bâle 2019, n. 13 ad art. 394).

2.2.       En l'espèce, l'ordonnance querellée fait suite à un incident survenu durant l'audience du 4 mars 2021, lors de laquelle l'intimé N______, partie plaignante, a refusé – par l'intermédiaire de son conseil – de répondre à certaines questions posées par le conseil d'une prévenue, aux motifs qu'elles n'étaient pas pertinentes, qu'il y avait déjà répondu auparavant et, pour l'une d'entre elles, qu'il disposait d'un droit de refuser de répondre tiré de la CETEH.

Le Procureur n'a toutefois pas tranché l'incident sur-le-champ, mais a imparti un délai aux parties pour faire valoir leurs arguments. À l'échéance de celui-ci, il a rendu sa décision, qui refuse en substance d'entendre les intimés une nouvelle fois, le droit d'être entendu des prévenus ayant déjà été suffisamment garanti. Concernant les questions litigieuses du 4 mars 2021, il a considéré qu'elles avaient déjà été posées ou ne portaient sur aucun élément nouveau et important.

Force est de constater que l'ordonnance querellée rejette une réquisition de preuve – l'audition des trois intimés – qui pourra être réitérée sans préjudice irréparable devant le tribunal de première instance. En effet, s'ils sont renvoyés en jugement, les recourants pourront renouveler leur demande d'audition devant le tribunal compétent (art. 318 al. 2, 3ème phrase et 331 al. 2 et 3 CPP), puis en appel voire, enfin, dans le cadre d'un recours en matière pénale au Tribunal fédéral ; ils pourront dans ce cadre se prévaloir du droit, tiré de l'art. 6 par. 3 let. d CEDH, à être confronté aux témoins à charge, parmi lesquels figurent les personnes appelées à donner des renseignements (et donc les parties plaignantes ; cf. arrêt du Tribunal fédéral 6B_14/2021 du 28 juillet 2021 consid. 1.3.4). Il n'apparaît du reste pas que les moyens de preuve litigieux risqueraient de disparaître dans l'intervalle : les trois intimés sont, certes, de nationalité indienne, mais rien n'indique qu'ils seraient sur le point de retourner définitivement dans leur pays. Ils semblent autorisés à séjourner en Suisse le temps de la procédure, ainsi que cela ressort des échanges entre le Ministère public et l'OCPM figurant au dossier. En outre, ils ont toujours donné suite aux convocations des autorités pénales – ils étaient tous présents à la dernière audience, du 4 mars 2021 –, et rien ne permet d'affirmer que tel ne sera pas le cas pour l'audience de jugement. Le contenu de leurs observations va également dans ce sens. Les recourants ne disent eux-mêmes pas autre chose lorsqu'ils affirment que les intimés ne seraient guère troublés à l'idée de comparaître en procédure, pour avoir personnellement comparu à la dernière audience d'instruction.

Pour le surplus, les recourants ne démontrent pas en quoi la décision querellée leur causerait un préjudice juridique, au sens de l'art. 394 let. b CPP. Dans leurs recours comme dans leur réplique, ils font seulement référence à l'art. 174 al. 2 CPP, disposition qui prévoit une voie de recours contre la décision sur l'admissibilité du droit de refuser de témoigner. Tel n'est toutefois pas l'objet de la décision querellée, qui refuse aux prévenus toute nouvelle audition des parties plaignantes, ainsi qu'il a été vu ci-dessus. L'arrêt du Tribunal fédéral que les recourants citent dans leur réplique (1B_447/2015 du 25 avril 2016 consid. 1) ne leur est pas plus utile, puisqu'il concernait l'obligation faite à un détective privé de témoigner, obligation qui pouvait porter atteinte à différents secrets, ce qui justifiait d'admettre un préjudice irréparable et d'entrer en matière sur le recours. Cette cause n'est en rien similaire avec celle du présent litige.

Il en résulte que, faute de préjudice juridique (et irréparable) au sens de l'art. 394 let. b CPP, le recours est irrecevable.

3.             Même à supposer que, nonobstant le fait que la décision querellée ne soit pas sujette à recours, la seule allégation d'une violation du droit d'être entendu suffise à ce qu'il soit entré en matière sur ce grief formel, le recours aurait de toute manière été rejeté, compte tenu de ce qui suit.

3.1.       Le droit d'être entendu, garanti par l'art. 3 al. 2 let. c CPP et 29 al. 2 Cst., implique pour l'autorité l'obligation de motiver sa décision, afin que le destinataire puisse la comprendre, la contester utilement s'il y a lieu et que l'autorité de recours puisse exercer son contrôle. Pour répondre à ces exigences, il suffit que l'autorité mentionne, au moins brièvement, les motifs qui l'ont guidée et sur lesquels elle a fondé sa décision de manière à ce que l'intéressé puisse se rendre compte de la portée de celle-ci et l'attaquer en connaissance de cause (ATF 139 IV 179 consid. 2.2 p. 183). Elle n'a pas l'obligation d'exposer et de discuter tous les faits, moyens de preuve et griefs invoqués par les parties, mais peut au contraire se limiter à ceux qui, sans arbitraire, peuvent être tenus pour pertinents (ATF 143 III 65 consid. 5.2 p. 70 s.; 142 III 433 consid. 4.3.2 p. 436). La motivation peut être implicite et résulter des différents considérants de la décision. Dès lors que l'on peut discerner les motifs qui ont guidé la décision de l'autorité, le droit à une décision motivée est respecté, même si la motivation présentée est erronée (ATF 141 V 557 consid. 3.2.1 p. 565 ; arrêt du Tribunal fédéral 1B_16/2020 du 24 juin 2020 consid. 2.1). L'autorité qui ne traite pas un grief relevant de sa compétence, motivé de façon suffisante et pertinent pour l'issue du litige, alors qu'elle devrait s'en saisir, commet un déni de justice formel proscrit par l'art. 29 al. 1 Cst. (ATF 142 II 154 consid. 4.2 p. 157 ; 135 I 6 consid. 2.1 p. 9 ; arrêt du Tribunal fédéral 6B_508/2018du 17 décembre 2018 consid. 2.1).

Le droit d'être entendu comprend également le droit, pour le justiciable, de prendre connaissance de toute argumentation présentée au tribunal et de se déterminer à son propos, dans la mesure où il l'estime nécessaire, que celle-ci contienne ou non de nouveaux éléments de fait ou de droit, et qu'elle soit ou non concrètement susceptible d'influer sur le jugement à rendre (ATF 142 III 48 consid. 4.1.1 p. 52). Il appartient aux parties, et non au juge, de décider si une prise de position ou une pièce nouvellement versée au dossier contient des éléments déterminants qui appellent des observations de leur part (ATF 139 I 189 consid. 3.2 p. 192).

Le droit d'être entendu est un grief d'ordre formel, dont la violation entraîne l'annulation de la décision attaquée indépendamment des chances de succès du recours sur le fond. La jurisprudence admet toutefois qu'une violation du droit d'être entendu peut être considérée comme réparée lorsque l'intéressé jouit de la possibilité de s'exprimer librement devant une autorité de recours disposant du même pouvoir d'examen que l'autorité inférieure et pouvant ainsi contrôler librement l'état de fait et les considérations juridiques de la décision attaquée (ATF 137 I 195 consid. 2.2 et 2.3.2 p. 197 s.), ce qui est le cas pour l'autorité de recours (art. 391 al. 1 CPP ; arrêt du Tribunal fédéral 1B_574/2020 du 3 décembre 2020 consid. 4.1). Une telle réparation dépend de la gravité et de l'étendue de l'atteinte portée au droit d'être entendu et doit rester l'exception (ATF 135 I 276 consid. 2.6.1 p. 285). Elle peut également se justifier en présence d'un vice grave lorsque le renvoi constituerait une vaine formalité et aboutirait à un allongement inutile de la procédure (arrêt du Tribunal fédéral 1B_112/2015 du 14 juillet 2015 consid. 2.1).

3.2.       En l'espèce, les recourants se plaignent d'une double violation de leur droit d'être entendus : le droit à une décision motivée et le droit à la réplique.

Sur le premier point, contrairement à ce qu'affirment les recourants, le Ministère public a ainsi bien tranché la question qui lui avait été soumise le jour de l'audience du 4 mars 2021 : faute de pertinence ou de nouveauté, les questions du prévenu n'avaient pas à être posées à l'intimé, et celui-ci n'avait donc pas à y répondre (cf. art. 139 al. 2 et 147 al. 1 CPP). Une nouvelle audience convoquée dans ce but, comme demandée par les prévenus, était dès lors inutile. On peut encore préciser que, dans son ordonnance querellée, le Ministère public ne conteste pas qu'en sa qualité de partie plaignante, l'intimé était en principe tenu de déposer (ch. 1.1 p. 3 et la référence à l'art. 180 al. 2 CPP). Il ressort toutefois – peut-être implicitement, mais en tous cas aisément – de la suite de son raisonnement que cette obligation ne vaut que pour les faits pertinents et encore insuffisamment prouvés, ce qui n'était précisément pas le cas en l'espèce. La Chambre de céans ne discerne pas, dans ce cadre, la moindre violation du droit à obtenir une décision motivée ou de l'interdiction du déni de justice formel.

Sur le second point, s'il faut, certes, admettre que l'ordonnance querellée prend en compte, dans sa partie "en fait", des déterminations de l'intimée J______ qui n'ont pas été préalablement transmises aux recourants, cette violation de leur droit d'être entendus aura pu être réparée au cours de la procédure de recours, puisque la Direction de la procédure de la Chambre de céans les leur a communiquées, leur ménageant une possibilité effective de prendre position à leur sujet, ce que la recourante D______ n'a pas manqué de faire. Dans ces conditions, l'annulation de l'ordonnance querellée et le renvoi de la cause au Ministère public pour nouvelle décision constituerait une vaine formalité et aboutirait à un allongement inutile de la procédure – ce que l'art. 394 let. b CPP vise précisément à éviter –.

Partant, à supposer recevables, les griefs de violation du droit d'être entendu auraient de toute manière dû être rejetés.

4.             Les recourants, qui succombent, supporteront, solidairement (art. 418 al. 2 CPP), les frais envers l'État, fixés en totalité à CHF 2'000.-, émoluments compris (art. 428 al. 1 CPP et 13 al. 1 du Règlement fixant le tarif des frais en matière pénale, RTFMP ; E 4 10.03).

À cet égard, la recourante D______ objecte en vain que l'omission, avérée, du Ministère public de lui transmettre la position prise par J______ le 25 mars 2021 devrait entraîner la condamnation des intimés aux frais et dépens de l'instance.

La décision sur laquelle elle croit pouvoir se fonder (l'arrêt du Tribunal fédéral 1D_5/2014 du 10 décembre 2014 consid. 4) sanctionnait une double violation du droit d'être entendu, consistant cumulativement en l'omission de transmettre une décision, par ailleurs non motivée (cf. consid. 2.1). En outre, c'est l'autorité attaquée, non le justiciable intimé, qui s'est vu condamné aux dépens (seuls).

Rien de tel en l'espèce, puisque les déterminations dont la communication a été omise expriment la prise de position d'une partie à la procédure, mais non la décision elle-même de l'autorité, en l'occurrence le Ministère public, et que cette décision était dûment motivée (cf. consid. 3.2. supra).

5.             Il n'y a pas lieu d'indemniser, à ce stade (cf. art. 135 al. 2 cum 138 al. 1 CPP), les conseils juridiques gratuits des intimés.

* * * * *


 

 

PAR CES MOTIFS,
LA COUR :


Déclare le recours irrecevable.

Condamne A______, B______, C______ et D______, conjointement et solidairement, aux frais de la procédure de recours, arrêtés à CHF 2'000.-.

Notifie le présent arrêt ce jour, en copie, aux recourants, soit pour eux Me I______, aux intimés, soit pour eux leurs conseils respectifs, ainsi qu'au Ministère public.

Siégeant :

Madame Corinne CHAPPUIS BUGNON, présidente; Monsieur Christian COQUOZ et Madame Daniela CHIABUDINI, juges; Madame Arbenita VESELI, greffière.

 

La greffière :

Arbenita VESELI

 

La présidente :

Corinne CHAPPUIS BUGNON

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Voie de recours :

 

Le Tribunal fédéral connaît, comme juridiction ordinaire de recours, des recours en matière pénale au sens de l'art. 78 de la loi sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF; RS 173.110); la qualité et les autres conditions pour interjeter recours sont déterminées par les art. 78 à 81 et 90 ss LTF. Le recours doit être formé dans les trente jours qui suivent la notification de l'expédition complète de l'arrêt attaqué.

 

Le recours doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14. Les mémoires doivent être remis au plus tard le dernier jour du délai, soit au Tribunal fédéral soit, à l'attention de ce dernier, à La Poste Suisse ou à une représentation diplomatique ou consulaire suisse (art. 48 al. 1 LTF).

P/21865/2017

ÉTAT DE FRAIS

 

 

 

 


COUR DE JUSTICE

 

 

 

Selon le règlement du 22 décembre 2010 fixant le tarif des frais en matière pénale (E 4 10.03).

 

Débours (art. 2)

 

 

- frais postaux

CHF

40.00

Émoluments généraux (art. 4)

 

 

- délivrance de copies (let. a)

CHF

- délivrance de copies (let. b)

CHF

- état de frais (let. h)

CHF

75.00

Émoluments de la Chambre pénale de recours (art. 13)

 

 

- décision sur recours (let. c)

CHF

1'885.00

-

CHF

Total

CHF

2'000.00