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Décisions | Chambre pénale d'appel et de révision

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P/19137/2023

AARP/238/2024 du 22.07.2024 sur JTDP/49/2024 ( PENAL ) , ADMIS

Descripteurs : MENDICITÉ;CEDH;LÉGALITÉ;LIBERTÉ PERSONNELLE
Normes : LPG.11A; CEDH.8
RÉPUBLIQUE ET CANTON DE GENÈVE

POUVOIR JUDICIAIRE

P/19137/2023 AARP/238/2024

COUR DE JUSTICE

Chambre pénale d'appel et de révision

Arrêt du 22 juillet 2024

 

Entre

A______, domicilié c/o B______, ______, Roumanie, comparant par Me Dina BAZARBACHI, avocate, BAZARBACHI LAHLOU & ARCHINARD, rue Micheli-du-Crest 4, 1205 Genève,

appelant,

 

contre le jugement JTDP/49/2024 rendu le 16 janvier 2024 par le Tribunal de police,

 

et

LE SERVICE DES CONTRAVENTIONS, chemin de la Gravière 5, case postale 104, 1211 Genève 8,

LE MINISTÈRE PUBLIC de la République et canton de Genève, route de Chancy 6B, case postale 3565, 1211 Genève 3,

intimés.


EN FAIT :

A. a. En temps utile, A______ appelle du jugement JTDP/49/2024 du 16 janvier 2024, par lequel le Tribunal de police (TP) l'a reconnu coupable d'infraction à l'art. 11A de la Loi pénale genevoise (LPG), condamné à une amende de CHF 50.-, avec une peine privative de liberté de substitution d'un jour, ainsi qu'aux frais de la procédure, arrêtés à CHF 100.-.

A______ entreprend intégralement ce jugement, concluant, principalement, à son acquittement, subsidiairement à être exempté de toute peine.

b. Selon l'ordonnance pénale du Service des contraventions du 12 avril 2023, valant acte d'accusation, il est reproché à A______ une infraction à l'art. 11A LPG pour avoir, le 18 janvier 2023, à 18h05, rue 1______ no. ______, mendié en un lieu proscrit.

B. Les faits pertinents suivants ressortent de la procédure :

a. Selon le rapport de contravention du 24 janvier 2023, A______ a été contrôlé le 18 janvier 2023, à 18h05, à la rue 1______ no. ______, alors qu'il s'adonnait à la mendicité en tendant la main aux passants, à moins de deux mètres de l'entrée d'un supermarché C______. Après vérification de son identité, il a été mis en contravention sur le champ.

b. A______, dûment convoqué, ne s'est pas présenté à l'audience fixée par le TP, lors de laquelle il a été représenté par son avocate, qui a expressément renoncé à toute prétention en indemnisation.

C. a. La juridiction d'appel a ordonné l'instruction de la cause par la voie écrite avec l'accord des parties.

b. Selon son mémoire d'appel, A______ persiste dans ses conclusions.

c. Le Ministère public n'a pas fourni d'observations.

d. Le SDC conclut au rejet de l'appel et à la confirmation du jugement entrepris.

e. Le TP se réfère au jugement entrepris.

e. Les arguments plaidés seront discutés, dans la mesure de leur pertinence, au fil des considérants qui suivent.

D. A______, ressortissant roumain appartenant à la communauté Rom, est né le ______ 1974. Il est domicilié dans son pays d'origine. Il n'a aucune inscription à son casier judiciaire suisse.

EN DROIT :

1. 1.1. L'appel est recevable pour avoir été interjeté et motivé selon la forme et dans les délais prescrits (art. 398 et 399 CPP).

1.2. En matière contraventionnelle, l'appel ne peut être formé que pour le grief selon lequel le jugement est juridiquement erroné ou l'état de fait établi de manière manifestement inexacte ou en violation du droit. Aucune nouvelle allégation ou preuve ne peut être produite (art. 398 al. 4 CPP).

Le pouvoir d'examen de l'autorité d'appel est ainsi limité dans l'appréciation des faits à ce qui a été établi de manière arbitraire (arrêt du Tribunal fédéral 6B_362/2012 du 29 octobre 2012 consid. 5.2). Il s'agit là d'une exception au principe du plein pouvoir de cognition de l'autorité de deuxième instance qui conduit à qualifier d'appel "restreint" cette voie de droit (arrêt du Tribunal fédéral 1B_768/2012 du 15 janvier 2013 consid. 2.1).

Une décision n'est pas arbitraire du seul fait qu'elle apparaît discutable ou même critiquable ; il faut qu'elle soit manifestement insoutenable et cela non seulement dans sa motivation mais aussi dans son résultat (ATF 145 IV 154 consid. 1 ;
143 IV 241 consid. 2.3.1 ; sur la notion d'arbitraire en matière d'appréciation des preuves et d'établissement des faits, il est renvoyé à l'ATF 143 IV 500 consid. 1.1).

1.3. Conformément à l'art. 129 al. 4 de la Loi sur l'organisation judiciaire (LOJ), lorsque des contraventions font seules l'objet du prononcé attaqué et que l'appel ne vise pas une déclaration de culpabilité pour un crime ou un délit, la magistrate exerçant la direction de la procédure de la juridiction d'appel est compétente pour statuer.

2. 2.1.1. À la suite de la condamnation de la Suisse par la Cour européenne des droits de l'homme (CourEDH) en lien avec l'interdiction générale de la mendicité prévue par l'art. 11A aLPG (arrêt de la CourEDH n° 14065/15 du 19 avril 2021 Lacatus c. Suisse), cette disposition a été modifiée en date du 12 février 2022 et dresse désormais une liste de situations dans lesquelles la mendicité est punissable.

L'art. 11A al. 1 let. c LPG prévoit ainsi qu'est puni de l'amende quiconque aura mendié aux abords immédiats des entrées et sorties de tout établissement à vocation commerciale, notamment les magasins, hôtels, cafés, restaurants, bars et discothèques (ch. 2), de même qu'aux abords immédiats des banques, bureaux de poste, distributeurs automatiques d'argent et caisses de parking (ch. 5).

Cette disposition vise la mendicité passive, soit l'acte par lequel le mendiant s'installe sur le domaine public et tend la main ou le gobelet sans interpeller les passants (par opposition à la mendicité active où le mendiant s'approche des passants et les sollicite avec insistance, dont la répression est prévue à l'art. 11A al. 1 let. b LPG ; arrêt du Tribunal fédéral 1C_443/2017 consid. 4.3 ; ACST/12/2022 du 28 juillet 2022 consid. 8b).

2.1.2. L'art. 11A LPG a fait l'objet d'un contrôle abstrait de constitutionnalité par la Cour constitutionnelle de la Cour de justice (CSTCJ), qui a conclu que la disposition incriminée était conforme au droit supérieur (ACST/12/2022 du 28 juillet 2022). Il n'appartient dès lors pas à la Chambre pénale d'appel et de révision (CPAR) de procéder à un second contrôle abstrait de celle-ci.

2.2. L'appelant, qui ne conteste pas la matérialité des faits reprochés, tels que retenus par le premier juge, allègue toutefois que leur punissabilité viole ses droits fondamentaux, soit le principe de la légalité (exigence de précision), sa liberté personnelle, sa liberté d'expression et procéderait d'un traitement discriminatoire en raison de sa situation sociale.

Dans cette mesure, les griefs de l'appelant seront examinés uniquement au regard de l'état de fait qui lui est concrètement reproché.

2.3. Le fait de mendier doit être considéré comme une liberté élémentaire, faisant partie de la liberté personnelle garantie par l'art. 10 al. 2 Cst. ou du droit au respect de la vie privée au sens de l'art. 8 § 1 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (CEDH) (ATF 149 I 248 consid. 4.3 ; CourEDH Lacatus c. Suisse du 19 janvier 2021 §59).

2.4.1. À l'instar de tout autre droit fondamental, la liberté personnelle n'est pas absolue et sa restriction est admissible si elle repose sur une base légale, si elle est justifiée par un intérêt public ou par la protection d'un droit fondamental d'autrui et si elle respecte le principe de la proportionnalité (art. 36 al. 1 à 3 Cst.).

Ces conditions sont similaires à celles figurant à l'art. 8 § 2 CEDH, qui admet l'ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit pour autant qu'elle soit prévue par la loi et constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui.

2.4.2. Le Tribunal fédéral a confirmé l'existence d'un intérêt public à la protection de l'ordre, de la tranquillité et de la sécurité publics en cas de réglementation de la mendicité à proximité immédiate des points de paiement et des distributeurs automatiques de billets, à l'entrée des magasins, dans les gares ou dans d'autres bâtiments publics (ATF 149 I 248 consid. 4.6.2).

2.4.3. Sous l'angle des principes de nécessité et de proportionnalité au sens strict, la répression de la mendicité doit être appréciée strictement (ATF 149 I 248 consid. 4.6.3). Une sanction pécuniaire convertible en une privation de liberté en absence de paiement est justifiée en cas de mendicité organisée dans un cadre criminel (ATF 149 I 248 consid. 5.2.4 et 5.4.4) ou de mendicité active agressive (ATF 149 I 248 consid. 5.4.5). En revanche, le fait de réprimer la mendicité passive pratiquée dans certaines zones, d'une peine susceptible de mener à un enfermement doit rester une mesure de dernier recours et être impérativement précédé de mesures administratives, comme par exemple un avertissement avec inscription dans un registre (ATF 149 I 248 consid. 5.4.7 ; voir également : AARP/46/2024 du 30 janvier 2024 consid. 2.4.4.6.). Le fait de prononcer une amende convertible en une peine de prison à la première violation de l'interdiction de mendier dans une zone prohibée ne respecte en tout cas pas le principe de proportionnalité au sens strict (ATF 149 I 248 consid. 5.4.7).

2.5.1. L'interdiction de mendier figure dans une loi au sens formel et le texte de
l'art. 11A al. 1 let. c ch. 7 LPG est suffisamment clair et précis, de sorte que le principe de la légalité est respecté (art. 1 du Code pénal [CP] et art. 7 CEDH).

2.5.2. L'appelant a été interpellé alors qu'il mendiait à proximité immédiate d'un supermarché. Les commerçants, même s'il s'agit dans le cas concret d'une grande enseigne, doivent pouvoir exercer sereinement leur activité. De même, les clients doivent pouvoir faire leurs courses librement sans être sollicités à l'entrée puis à la sortie du commerce. Il existe donc plusieurs intérêts publics justifiant une prohibition de la mendicité aux abords des commerces, étant rappelé que l'appelant s'adressait expressément aux clients en tendant la main selon le rapport de contravention.

2.5.3.1. La sanction prononcée à l'encontre de l'appelant était apte à lutter contre la mendicité dans une zone prohibée ou de ses abords immédiats. Cela étant, aucun élément figurant au dossier ne laisse penser que l'appelant a fait l'objet d'une quelconque mesure administrative ou d'un avertissement formel avant la notification de la présente contravention, étant observé qu'il n'a réalisé dans la présente affaire qu'une seule occurrence. Son casier judiciaire est de surcroît vierge. Ainsi, la situation de la présente cause se distingue de celles ayant fait l'objet des arrêts AARP/46/2024 du 30 janvier 2024, AARP/88/2024 du 6 mars 2024, AARP/133/2024 du 29 avril 2024, AARP/183/2024 du 24 mai 2024 et AARP/194/2024 du 10 juin 2024 qui concernaient des personnes (multi)récidivistes ou jugées pour plus d'une occurrence.

2.5.3.2. Or, comme l'a précisé le Tribunal fédéral, une sanction comme celle infligée à l'appelant pour avoir mendié dans un lieu visé par l'art. 11A al. 1 let. c LPG doit être précédée de mesures administratives ou, à tout le moins, d'un avertissement formel. Il s'ensuit que, dans le cas d'espèce, l'application de cette norme est intervenue de manière contraire au droit supérieur et à la jurisprudence fédérale.

2.6. Pour ce seul motif, la condamnation de l'appelant doit être annulée, de sorte qu'il n'est pas nécessaire d'examiner les autres griefs invoqués par l'appelant.

2.7. L'attention de l'appelant est en revanche expressément attirée sur le fait que l'existence de la présente procédure vaut avertissement formel d'avoir à respecter l'art. 11A al. 1 let. c LPG (sous réserve de l'interdiction de mendier dans les parcs et jardins publics qui est contraire au droit supérieur selon le Tribunal fédéral
cf. ATF 149 I 248 consid. 5.3.3), de sorte que s'il devait y contrevenir à nouveau il serait passible d'une amende, celle-ci pouvant être convertie en une peine privative de liberté en cas de non-paiement (art. 106 al. 2 CP).

3. L'appel ayant été admis, les frais de la procédure préliminaire et de première instance seront laissés à charge de l'État et il ne sera pas perçu de frais pour la procédure d'appel (art. 428 al. 1 et 3 CPP).

4. 4.1. À teneur de l'art. 429 al. 1 let. a CPP, le prévenu a droit, s'il est acquitté totalement ou en partie, à une indemnité pour les dépenses occasionnées par l'exercice raisonnable de ses droits de procédure.

L'autorité pénale examine d'office les prétentions du prévenu et peut enjoindre l'intéressé de les chiffrer et de les justifier (art. 429 al. 2 CPP)

4.2. Aucune indemnité ne sera allouée à l'appelant pour la procédure préliminaire et de première instance, dans la mesure où il y a, par la voix de son avocate, expressément renoncé. Il en va de même pour la procédure d'appel puisque, bien qu'enjoint par la CPAR de le faire, l'appelant n'a pas pris de conclusion en indemnisation, ce qui équivaut, selon la jurisprudence fédérale, à une renonciation tacite, faute d'avoir rempli son devoir de collaboration (ATF 146 IV 332 consid. 1.3).

* * * * *

PAR CES MOTIFS,
LA COUR :

Reçoit l'appel formé par A______ contre le jugement JTDP/49/2024 rendu le 16 janvier 2024 par le Tribunal de police dans la procédure P/19137/2023.

L'admet.

Annule ce jugement.

Et statuant à nouveau :

Acquitte A______ de mendicité au sens de l'art. 11A al. 1 let. c LPG.

Avertit A______ de ce que s'il devait à nouveau enfreindre l'art. 11A al. 1 let. c LPG une amende serait prononcée, laquelle pourrait être convertie en une peine privative de liberté en cas de non-paiement (art. 106 al. 2 CP).

Laisse l'ensemble des frais de procédure à charge de l'État.

Notifie le présent arrêt aux parties.

Le communique, pour information, au Tribunal pénal.

 

La greffière :

Linda TAGHARIST

 

La présidente :

Delphine GONSETH

 

 

 

 

 

 

Indication des voies de recours :

 

Conformément aux art. 78 ss de la loi fédérale sur le Tribunal fédéral (LTF), le présent arrêt peut être porté dans les trente jours qui suivent sa notification avec expédition complète (art. 100 al. 1 LTF), par-devant le Tribunal fédéral (1000 Lausanne 14), par la voie du recours en matière pénale.