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Décisions | Chambre administrative de la Cour de justice Cour de droit public

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A/6/2001

ATA/557/2001 du 04.09.2001 ( CE ) , REJETE

Descripteurs : DROIT DE PREEMPTION; LOGEMENT; PROPORTIONNALITE; INTERET PRIVE; CE
Normes : LGL.3 al.1
Résumé : L'Etat ne doit pas forcément disposer d'un projet concrêt au moment où il exerce son droit de préemption. L'appréciation de la probabilité que l'Etat promeuve la construction de logements d'utilité publique peut se faire d'une part d'après l'urgence de construire de nouveaux logements et d'autre part d'après l'état et la nature du développement du secteur considéré. L'incertitude, quant à la possibilité d'acquérir une autre parcelle voisine, n'est pas un argument valable pour s'opposer à l'exercice du droit de préemption, sauf à bloquer celui-ci de façon presque systématique. Enfin, le fait de proposer un pacte d'exemption à l'Etat ne peut être admis vu les circonstances du cas d'espèce, l'intérêt privé du recourant étant dans ce cas presque sans substance.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

du 4 septembre 2001

 

 

 

dans la cause

 

 

Monsieur T. M.-K.

représenté par Me Lucien Lazzarotto, avocat

 

 

 

contre

 

 

 

 

CONSEIL D'ETAT DE LA RÉPUBLIQUE ET CANTON DE GENÈVE

 



EN FAIT

 

 

1. Monsieur T. M.-K., en tant qu'acheteur, et l'association La X., en tant que vendeuse, ont conclu le 3 octobre 2000 une promesse d'achat-vente portant sur la parcelle n° xxx du registre foncier de la commune de ...., sise en 5ème zone de développement 3, d'une surface de 1'246 mètres carrés et sur laquelle est érigée une villa de 97 mètres carrés au sol. Le prix convenu était de CHF 660'000.-.

 

2. Dans la zone nord-ouest à sud-ouest immédiatement attenante à cette parcelle ont été construits, notamment durant la dernière décennie, plusieurs immeubles destinés au logement. Ceux-ci occupent la majeure partie du périmètre circonscrit par le chemin des M., le chemin des T., l'avenue du P. et la route de C. À l'intérieur dudit périmètre, le long du chemin des T., se situent trois parcelles contigües, (n° xxx, n° xxx et n° xxxx), cette dernière étant propriété de l'Etat.

 

3. Informé de la promesse de vente, le département de l'aménagement, de l'équipement et du logement (ci-après : le département) a indiqué aux intéressés que l'Etat envisageait d'exercer son droit de préemption découlant de la loi générale sur le logement et la protection des locataires du 4 décembre 1977 (LGL - I 4 05).

 

4. Après un échange de correspondance et une entrevue entre M. M.-K. et le chef du département, le Conseil d'Etat a décidé le 6 décembre 2000 d'exercer son droit de préemption pour le montant de CHF 660'000.-, au motif que l'Etat entendait promouvoir dans ce secteur l'édification de logements répondant aux besoins prépondérants de la population.

 

5. M. M.-K. a recouru le 5 janvier 2001 contre cette décision auprès du Tribunal administratif, concluant à son annulation et à ce que, cas échéant, l'Etat soit invité à négocier avec lui la conclusion d'un pacte d'emption sur la parcelle n° xxx.

 

Ne discutant ni la légalité de la décision entreprise ni l'intérêt public qu'elle poursuit, il en conteste cependant la proportionnalité. A ce sujet, il expose tout d'abord que l'acquisition de la parcelle par l'Etat ne serait pas propre à atteindre le but visé, d'une part parce qu'il n'existe aucun projet de construction susceptible d'être réalisé dans un délai raisonnable et que la décision litigieuse semble plutôt préventive, d'autre part parce que les propriétaires de la parcelle n° 475, dont l'acquisition serait nécessaire afin de pouvoir construire un immeuble, ne sont pas disposés à s'en défaire, et enfin parce qu'ont été constituées en 1985, entre 80 propriétaires du secteur, autant de servitudes croisées empêchant la construction d'immeubles.

Le principe de subsidiarité n'était pas non plus respecté. Le recourant expose à ce sujet avoir vainement tenté de négocier avec le département la conclusion d'un pacte d'emption en faveur de l'Etat. L'intérêt de chaque partie serait ainsi respecté au mieux. Lui-même pourrait occuper la villa avec sa famille, une fois réalisé d'indispensables travaux d'assainissement (estimés entre CHF 200'000.- et CHF 400'000.- d'après les pièces versées au dossier); il profiterait de cette demeure jusqu'à ce que l'Etat juge vraiment nécessaire d'acquérir la parcelle.

 

6. Le Conseil d'État a répondu au recours le 12 février 2001 en concluant à son rejet.

 

Soulignant l'insistance de la population et du Grand Conseil à ce que soient déployés tous les efforts permettant de remédier à la pénurie de logements à Genève, en particulier en ce qui concernent ceux dont les loyers répondent aux besoins prépondérant de la population, et rappelant la crise qui se fait à nouveau aigüe dans ce domaine, le Conseil d'Etat explique qu'il lui est indispensable de pouvoir acquérir la parcelle n° xxx dans la perspective de parachever dans ce secteur l'édification d'immeubles de logements, d'autant que l'Etat ne dispose pratiquement plus de terrains de réserve permettant de telles réalisations. À cet égard, l'annulation de la décision litigieuse aurait pour conséquence de rendre inopérante la politique d'acquisition de terrains voulue par le Grand Conseil.

 

Le Conseil d'État explique également que l'absence de projet précis réalisable dans l'immédiat n'est pas décisive, car si la parcelle était acquise, l'emplacement ferait à terme inévitablement l'objet d'une construction à des fins de logements. Rien n'indique en outre que les propriétaires de la parcelle n° xxx restent opposés à sa vente. Quant à l'existence d'un faisceau de servitudes dans ce périmètre, il est douteux, indépendemment de la question de leur éventuelle expropriation, que leur constitution quelques semaines après l'adoption de la loi permettant au Grand Conseil de déclarer d'utilité publique la réalisation d'un plan localisé de quartier (ci-après: PLQ), en décembre 1985, soit valable, car il paraît évident que ces servitudes avaient pour but de rendre plus difficile l'application de cette nouvelle loi.

 

Enfin, la proposition d'un pacte d'emption entraînerait la nécessité d'acquérir le terrain à un prix considérablement augmenté, vu l'importance probable des frais qu'engagerait M. M.-K. pour assainir l'édifice actuel. Dès lors, l'intérêt public visé par la décision litigieuse serait remis en cause.

 

7. Lors d'une comparution personnelle tenue le 16 mars 2001, M. M.-K. a déclaré au juge délégué qu'il n'avait d'autre but que de loger sa famille dans un endroit qui lui avait plu d'emblée et qui présentait d'importants avantages pratiques. Les frais de rénovations étaient au minimum d'environ CHF 180'000.-; le montant de CHF 400'000.- impliquait la réalisation de travaux somptuaires. Un pacte d'emption pourrait prévoir l'achat au prix de vente actuel indexé sur la base du taux d'intérêt de la Banque Y. pour les hypothèques de premier rang.

 

Le représentant du Conseil d'État a exprimé son souci que la plus-value apportée à l'immeuble par des travaux ne rende plus coûteuse l'acquisition ultérieure de la parcelle, d'autant que M. M.-K. devrait constituer une hypothèque à l'occasion de ces travaux. En outre, toute vente à des tiers rendrait l'exercice du droit d'emption encore plus compliqué.

 

8. M. M.-K. s'est encore exprimé par écrit le 18 mai 2001. Il insiste sur le fait que le seul argument du Conseil d'État pour s'opposer à la conclusion d'un pacte d'emption, autour duquel s'articule le problème de la subsidiarité de la décision litigieuse, est l'augmentation du prix de l'immeuble après sa rénovation.

 

Or, il avait expliqué qu'il était prêt à consentir à l'État le droit d'acheter cet immeuble au prix actuel, indexé sur la base du taux d'intérêt hypothécaire. Il était disposé à faire son affaire du risque que représentait l'investissement de rénovation. Une clause ad hoc du pacte d'emption pourrait même prévoir que l'État serait libéré, pour le prix d'acquisition, de gages hypothécaires grevant cas échéant le bien pour un montant supérieur. Les observations du Conseil d'État au sujet des difficultés qu'il y aurait le moment venu à exercer le droit d'emption relevaient du procès d'intention et n'avaient pas à être pris en compte. Enfin, la possibilité qu'un projet de PLQ soit éventuellement à l'examen n'enlevait rien à la pertinence de la solution qu'il proposait.

 

9. Suite à cette écriture, le Conseil d'État s'est encore exprimé le 19 juin 2001.

 

Il considère que le risque financier qu'accepterait de prendre M. M.-K. en rénovant la villa et en octroyant parallèlement à l'État un droit d'emption est pour le moins inhabituel. Il serait par exemple envisageable que le prénommé fasse l'investissement prévu sans même avoir la possibilité d'emménager. A ce titre, le Conseil d'État verse au dossier un projet de PLQ n° xxx, préavisé favorablement par la commission d'urbanisme le 10 mai 2001 et prévoyant la construction sur les parcelles n° xxx et xxx d'un immeuble de 4 étages sur rez-de-chaussée, plus combles.

 

10. Le 25 juin 2001, les parties ont été informées que la cause était gardée à juger.

 

 

 

EN DROIT

 

 

1. a. Interjeté en temps utile devant la juridiction compétente, le recours est recevable de ce point de vue (art. 56A de la loi sur l'organisation judiciaire du 22 novembre 1941 - LOJ - E 2 05; art. 63 al. 1 litt. a de la loi sur la procédure administrative du 12 septembre 1985 - LPA - E 5 10).

 

b. L'acheteur évincé lors de l'exercice par la collectivité publique de son droit de préemption se voit restreint dans son libre accès à la propriété, garanti par l'article 26 al. 1 Cst. féd. (ATF 113 I a 126 consid. 3 b, p. 129 et s., s'agissant de l'ancien art. 22 ter Cst. féd.). Il a dès lors un intérêt personnel digne de protection à ce que la décision de préemption soit annulée ou modifiée (art. 60 let b. LPA) et doit se voir reconnaître la qualité pour recourir contre elle.

 

2. Lorsqu'il connaît d'un litige relatif au droit de préemption de l'État selon la LGL, le Tribunal administratif se reconnaît un pouvoir d'appréciation étendu (ATA P. du 1er septembre 1998).

 

3. a. Selon l'article 3 LGL, l'État jouit d'un droit de préemption sur les biens-fonds situés en zone de développement dans le but de construire des logements d'utilité publique. La jurisprudence fédérale admet que cette base légale et l'intérêt public poursuivi restreignent valablement la garantie constitutionnelle de la propriété (ATF P. du 9 février 1999, cause 1P.552/1998).

 

La légalité de la décision en l'espèce litigieuse, de même que l'intérêt public invoqué par l'intimé, ne sont pas contestés par le recourant. Celui-ci soulève en revanche le grief de violation du principe de proportionnalité sous l'angle de l'adéquation, de la subsidiarité et de la nécessité de la décision.

 

b. S'agissant du lien qui doit exister entre le but légal et la possibilité de le réaliser dans chaque cas de préemption, le Tribunal fédéral souligne que l'État n'a pas besoin de justifier son intervention par la présentation d'un projet détaillé: "La présentation d'un tel projet n'est en effet pas possible puisque l'autorité ne peut en principe agir avant d'avoir connaissance de la vente d'une parcelle déterminée" (ATF précité du 9 février 1999). Par ailleurs, l'opportunité d'acquérir un terrain, du point de vue de la politique en faveur de la construction de logements, "ne peut obéir à des critères définis à l'avance et de manière précise. [L'autorité] doit tenir compte de la situation et des caractéristiques particulières de la parcelle et de ses environs. [Elle] doit faire un pronostic sur les possibilités de bâtir, à moyen terme, des logements sur l'emplacement considéré. [Elle] doit prendre en considération et éventuellement anticiper des facteurs propres à influencer le développement de la région (détermination des autorités locales en matière d'urbanisme; intention des propriétaires voisins)" (ATF 114 Ia 14, consid. 2b p. 17).

 

c. Concernant le principe de l'adéquation, il n'apparaît pas, contrairement à ce que tente de démontrer le recourant, que l'acquisition de la parcelle n° xxx ne serait pas propre à permettre la construction d'un immeuble de logement à cet emplacement dans un délai relativement court. S'agissant des obstacles que constitueraient les nombreuses servitudes grevant cette parcelle vis-à-vis de celles du périmètre voisin et la nécessité d'acquérir la parcelle n° xxx, l'incertitude relative à la difficulté de les surmonter n'est pas en soi un argument valable, d'une part parce que rien ne permet de prévoir une attitude définitivement négative de la part des propriétaires concernés, et d'autre part parce que s'il fallait suivre le raisonnement du recourant, l'État ne pourrait plus acquérir que des parcelles dont la superficie suffirait entièrement à édifier un bâtiment de logements, notamment du point de vue des limites de distance et de l'indice d'utilisation du sol encore disponible au regard des constructions voisines. L'acquisition du terrain nécessaire, parcelle par parcelle, ne serait en revanche plus possible, chacune d'elle pouvant constituer l'obstacle à l'acquisition publique d'une autre. Une telle solution serait de nature à mettre un terme à la politique des autorités en matière de construction de logements, dans un canton dont le territoire exigü, impliquant de multiples contraintes d'aménagement du territoire, ne donne à l'État qu'une marge de manoeuvre restreinte.

 

Au demeurant, si la négociation ne devait pas permettre de trouver en l'espèce les moyens de surmonter les obstacles esquissés par le recourant, l'État pourrait encore faire usage de son droit d'expropriation.

 

Par ailleurs, le fait que l'intimé n'a pas pu présenter de projet de construction précis au moment où il a pris la décision litigieuse n'est pas pertinent, comme le rappelle la jurisprudence précitée. Il est en revanche évident, à la lecture des différents documents faisant état du développement du quartier, que l'État n'a certainement aucune autre intention que de construire à l'emplacement litigieux un immeuble de logements. Compte tenu de la nécessité actuelle de favoriser le plus possible l'implantation de nouveaux bâtiments de ce type, tout en conservant une vision rationnelle de l'aménagement du territoire (art. 75 al. 1 Cst. féd.), il est vain de lui reprocher en l'espèce une volonté de s'attribuer des terrains de réserve n'ayant aucune destination précise à moyen ou long terme.

 

d. Il est également inexact de dire que la solution d'un droit d'emption accordé à l'État, telle que proposée par le recourant avec toutes les cautèles permettant de s'assurer que le prix serait, le moment venu, le même que celui d'aujourd'hui, mettrait la décision litigieuse en contradiction avec le principe de subsidiarité.

 

S'il est vrai que l'on doit examiner le mérite de cette proposition d'un point de vue purement technique, en s'abstenant de préjuger des intentions réelles du recourant, il n'en demeure pas moins que l'on peine à comprendre quel sens aurait pour ce dernier un tel arrangement, dès lors qu'il déclare vouloir procéder en premier lieu à des travaux de rénovation de l'immeuble actuel, pour un montant entre CHF 180'000.- et 400'000.-, qu'il ne pourra par conséquent pas profiter de cet immeuble rapidement, et, surtout, que l'État pourrait exercer le droit d'emption dans un délai très bref, un PLQ concernant cette parcelle étant à l'étude et pouvant être adopté sous forme de loi en quelques mois.

 

Dans ces conditions, l'intérêt privé du recourant à pouvoir devenir propriétaire de l'immeuble se confond pratiquement avec un intérêt de principe, mais il n'a plus une densité suffisante pour contrebalancer l'intérêt public à ce que l'État devienne immédiatement, et sans risque de complications ultérieures, propriétaire de la parcelle n° XXX. Cette acquisition donnera par ailleurs à l'État une position sans doute meilleure pour négocier avec les propriétaires voisins, qu'en n'étant qu'un éventuel futur acquéreur de cette parcelle.

 

e. Enfin, la violation du principe de nécessité signifierait qu'en l'espèce, l'atteinte à la garantie de la propriété serait si grave qu'il faudrait renoncer à l'acquisition publique de la parcelle. Enoncé par le recourant de façon toute générale, cet argument n'est pas convaincant, car l'on ne voit pas ce qui distinguerait la situation personnelle du recourant de celle de toutes les personnes désirant acquérir un immeuble pour leurs propres besoins et se heurtant à l'exercice par l'État de son droit de préemption.

 


4. a. Vu ce qui précède, le recours sera rejeté.

 

b. Un émolument de CHF 1'500.- sera mis à charge du recourant, qui succombe.

 


 

 

PAR CES MOTIFS

le Tribunal administratif

à la forme :

 

déclare recevable le recours interjeté le 5 janvier 2001 par Monsieur T. M.-K. contre la décision du Conseil d'État de la République et canton de Genève du 6 décembre 2000;

 

au fond :

 

le rejette;

 

met à la charge du recourant un émolument de CHF 1'500.-;

communique le présent arrêt à Me Lucien Lazzarotto, avocat du recourant, ainsi qu'au Conseil d'État de la République et canton de Genève.

 


Siégeants : M. Paychère, président, M. Thélin, Mme Bonnefemme-Hurni, juges, MM. Peyrot et Mascotto,

juges suppléants.

 

Au nom du Tribunal administratif :

la greffière-juriste adj. : le vice-président :

C. Goette F. Paychère

 


Copie conforme de cet arrêt a été communiquée aux parties.

 

Genève, le la greffière :

 

Mme N. Mega