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Décisions | Chambre pénale de recours

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PS/42/2018

ACPR/504/2018 du 10.09.2018 ( PSPECI ) , ADMIS

Descripteurs : RÉCUSATION ; EXPERT
Normes : CPP.56

république et

canton de Genève

POUVOIR JUDICIAIRE

PS/42/2018 ACPR/504/2018

COUR DE JUSTICE

Chambre pénale de recours

Arrêt du lundi 10 septembre 2018

Entre

 

A______, actuellement détenu à B______, comparant par Me C______, avocat, ______ Genève,

requérant,

et

 

D______, expert-psychiatre, p.a. ______ Genève,

E______, c/o Mme F______, ______, comparant par Me Damien CHERVAZ, avocat, rue du Lac 12, 1207 Genève,

LE MINISTÈRE PUBLIC de la République et canton de Genève, route de Chancy 6B, 1213 Petit-Lancy - case postale 3565, 1211 Genève 3,

cités.

 

 

 

 

 

EN FAIT :

A.           Par pli daté du 22 juin 2018, que le Ministère public a reçu le 25 suivant et transmis à la Chambre de céans deux jours plus tard, A______ demande la récusation de l'experte-psychiatre qui l'a examiné et demande que l'expertise soit écartée de la procédure. La motivation de sa requête a été expédiée au Ministère public le 25 juin suivant.

B. Les faits pertinents pour l'issue du litige sont les suivants :

a.a. A______, ressortissant français né le ______ 1985, a été déclaré coupable, par ordonnance pénale du Ministère public du 4 août 2017, de tentative de vol (art. 139 ch. 1 cum 22 al. 1 CP) et recel (art 160 ch. 1 al. 1 CP), et condamné à une peine privative de liberté de 6 mois, sous déduction de deux jours de détention avant jugement, avec sursis pendant trois ans.

Il lui était reproché d'avoir tenté, le 3 août 2017, de dérober la montre de marque G______ appartenant à H______ et d'avoir acquis, pour CHF 3'500.-, une montre de marque G______, d'une valeur de CHF 14'000.-, provenant d'un vol commis au préjudice de J______.

a.b. A______ a formé opposition, le 14 août 2017. Ultérieurement, H______ a retiré sa plainte pénale.

b. Le 10 janvier 2018, le Ministère public a ouvert une instruction pour viol (art. 190 CP) contre A______, par suite de la plainte pénale déposée contre lui par E______, née le ______ 1998. Cette nouvelle procédure a été jointe à la cause pendante devant le Ministère public par suite de l'opposition susmentionnée.

Dans ce nouveau volet de la procédure, il est reproché à A______ d'avoir imposé à E______, le 5 janvier 2018, à Genève, dans l'appartement de K______ – un ami de la plaignante –, l'acte sexuel, en la maintenant fermement, notamment aux poignets, en essayant à multiples reprises de l'embrasser alors que l'intéressée refusait clairement, en la pénétrant avec les doigts puis son sexe – après avoir enfilé un préservatif – alors qu'elle se débattait et pleurait.

A______ conteste les faits, expliquant avoir entretenu avec la plaignante un acte sexuel consenti et protégé.

c. Lors de la soirée ayant précédé les actes reprochés à A______, ce dernier était accompagné de son amie, L______, entendue par le Ministère public.

d. La police a par ailleurs procédé à l'audition de M______, une ex-compagne de A______ (laquelle n'était pas présente le soir des faits). Elle a fait part d'actes de violence commis par le prévenu contre elle. Elle n'avait jamais subi de violences sexuelles mais quand il avait envie d'un rapport sexuel, il fallait être d'accord.

N'ayant pas été entendue par le Ministère public, M______ n'a, à teneur du dossier remis à la Chambre de céans, pas été confrontée au prévenu.

e. Le 26 janvier 2018, le Ministère public a sollicité de l'Unité de psychiatrie légale du Centre universitaire romand de médecine légale (ci-après, CURML) qu'un médecin-psychiatre soit désigné pour l'expertise psychiatrique de A______. La Dresse D______ a été proposée par le Dr N______, ______ de l'Unité précitée.

f. Par lettre du 9 février 2018, le Procureur a informé les parties à la procédure de sa décision d'ordonner une expertise psychiatrique de A______ et leur a transmis le projet de mandat d'expertise ainsi que le nom de la Dresse D______. Les parties n'ayant pas formulé d'observations sur le projet ni sur l'expert choisi, le mandat a été adressé à l'experte le 26 février suivant.

g. Le rapport d'expertise a été rendu le 7 juin 2018 par la Dresse D______. Il est signé uniquement par celle-ci. À teneur du suivi des plis recommandés, il a été notifié au prévenu, à l'adresse de son avocat, le 12 juin 2018.

h. L'audition de l'experte est prévue le 11 septembre 2018.

C. a. Dans son rapport d'expertise, l'experte-psychiatre conclut qu'au moment des faits intervenus le 5 janvier 2018, A______ présentait un trouble de la personnalité dyssociale, qualifié de sévère. La responsabilité du prévenu était pleine et entière. Il présentait un risque de récidive élevé pour de multiples infractions, de diverse nature. L'on pouvait s'attendre à des actes de violence sur des femmes, en particulier dans le cadre d'une relation de couple avec cohabitation (risque très élevé), ainsi qu'à "d'autres" viols (risque moyennement élevé) ou à des actes de violence sur des tiers. Le risque de réitération était élevé pour des infractions mineures, de même nature que celles figurant à son casier judiciaire (vols, conduite en état d'ivresse). Le risque de nouvelle infraction était à mettre en relation avec la personnalité dyssociale du prévenu.

La dangerosité sociale de A______, compte tenu du risque de récidive élevé, de la non-reconnaissance des faits, du trouble de la personnalité et de la non-accessibilité à un traitement, remplissait tous les critères pour un internement. Une telle mesure, qui ne viserait que la protection sociale, n'aurait toutefois aucun effet thérapeutique ni ne parviendrait à une modification durable de la personnalité du prévenu.

b.i. Le rapport d'expertise consacre, sous le chapitre "Anamnèse familiale et personnelle", plusieurs pages (p. 7 à 14) à la relation de A______ avec M______. L'expert explique notamment que, le 23 octobre 2013, la sœur de la précitée avait alerté la police, pour signaler que A______ avait été très violent. L'experte précise qu'un appel de voisin viendra confirmer les dires de la sœur. L'experte écrit que M______ souhaitait mettre un terme à sa relation avec A______, qui venait l'attendre à la sortie de son travail. La précitée ne s'était toutefois pas présentée au rendez-vous [à la police], le 31 octobre 2013, pour déposer sa plainte pénale. Et l'experte de commenter : "Soit dit au passage, ce désistement pourrait être lié à la peur de la réaction de l'expertisé, chez la jeune femme" (rapport d'expertise, page 8).

La Dresse D______ expose ensuite avoir questionné l'expertisé sur les nombreux épisodes de violences relatés par son ex-amie, mais le sujet fut rapidement clos, en quelques phrases laconiques. A______ s'était dit convaincu que l'intéressée avait déposé en sa défaveur par haine et par désir de vengeance (parce qu'il ne voulait plus rien savoir d'elle) et par jalousie (rapport d'expertise, page 14).

ii. Sous le chapitre "Antécédents judiciaires", l'experte donne la liste des antécédents français de A______ et explique avoir, au vu des faits qui lui sont reprochés dans la présente procédure, été interpellée par les condamnations du 20 février 2008 ("violences volontaires par conjoint ou concubin avec ITT de moins de huit jours"), 5 mars 2004 ("séquestration") et 19 mars 2003 ("vol de véhicule et violence ayant entraîné une incapacité de travail n'excédant pas huit jours"). Elle estimait qu'il y avait lieu de "vérifier auprès des autorités françaises" si, dans le premier cas, il s'agissait d'une partenaire avec laquelle le prévenu cohabitait à l'époque, si, dans le deuxième, la victime était une femme et si, dans le troisième, il s'était agi d'actes distincts commis en deux temps ou d'un vol de voiture qui avait mal tourné, avec le propriétaire du véhicule par exemple, devenant alors un "acte de violence" (rapport d'expertise, page 18).

iii. Sous le chapitre "Anamnèse par rapport aux faits reprochés", figure le paragraphe suivant :

"M. A______ avance l'argument que si la plaignante avait été violée, elle aurait crié au secours ; la cloison entre la chambre où ils ont fait l'amour et celle où dormait M. K______, comme ce dernier l'aurait d'ailleurs dit en audience, ne sont pas bien insonorisées : si la victime avait crié, K______ l'aurait forcément entendue. Or, E______ se décrit, pendant l'agression, comme "tétanisée" par la peur. La peur, voire la terreur, vécue pendant une agression sexuelle, suscite des réactions très différentes d'une personne à l'autre. Il y a des victimes qui arrivent à crier, à se débattre, et d'autres qui sont pétrifiées, souvent parce qu'elles craignent une montée de violence chez leur agresseur. D'autre part, M. K______ a déclaré que la fête organisée chez lui avait été bien arrosée et nous ignorons si en plus de l'alcool, l'expertisé [recte : "K______" ; cf. observations de l'experte du 7 juillet 2018, D.c. infra] aurait pu consommer d'autres substances, ce qui pourrait expliquer un sommeil particulièrement profond et le fait qu'il n'ait pas entendu E______ crier, si elle a crié" (rapport d'expertise, page 24).

iv. Sous le chapitre "DISCUSSION – Etat mental du moment des faits", l'experte examine les facultés cognitives de A______, qu'elle décrit comme un homme intelligent et rusé. Elle ajoute : "On peut même se demander, au vu du profil de personnalité et du fonctionnement psychique, si le métier de ______ indépendant ne lui offre pas une façade légale lui permettant de rentrer en contact avec des clients aisés de la région genevoise, qui ont besoin de ______ électriques pour leurs garages privés ou des fenêtres de villas. En ayant ainsi accès à leur domicile, l'expertisé peut se faire une idée de leurs biens et organiser par la suite le vol d'objets de luxe, des montres G______, par exemple, d'autant qu'il arrive facilement à se lier d'amitié avec ces clients, grâce à ses côtés séducteurs et sociables. Il s'agit seulement d'une hypothèse qui mériterait d'être confirmée, compte tenu du flou qui entoure son statut d'indépendant, ne fusse qu'au niveau des multiples adresses de sa/ses société(s)" (rapport d'expertise, page 32).

L'experte poursuit par l'examen des capacités volitives de A______. À cet égard, elle expose que certains actes de violence de l'expertisé, comme ceux rapportés par M______ ou L______, pouvaient évoquer une soudaine perte de contrôle, avec une explosion de rage narcissique, plus impulsive. "Mais si l'on se fie au témoignage de la victime quant au déroulement des faits dont est inculpé l'expertisé, il en va tout autrement. Déjà le fait que l'expertisé ait utilisé d'un stratagème pour entrer dans la chambre où E______ s'était enfermée (il a frappé et prétendu avoir oublié son portable dans cette chambre pour qu'elle lui ouvre), relève d'une ruse et d'une certaine préméditation, derrière laquelle il y avait déjà une intention, puisque aussitôt entré, en caleçon, il l'a agressée et violée" (rapport d'expertise, pages 32-33).

[…] On peut également se demander, compte tenu de ce fonctionnement psychique et de la non acceptation du refus, si l'idée de violer E______ n'avait pas déjà germé dans l'esprit de M. A______, dans la cuisine de l'appartement, au moment où la jeune femme a repoussé ses avances et qu'elle a choisi de quitter la soirée [Suit une description de certains épisodes de la soirée]. L'hypothèse que l'on peut faire à la lumière de cet enchainement, est que E______ a plu à l'expertisé, la danse festive dans l'appartement l'avait excité (il l'avait filmée), mais le refus de la jeune femme dans la cuisine et sa détermination à quitter les lieux n'ont pas plu à M. A______. Décidé à aller jusqu'au bout de ses envies et peut-être à faire payer à la jeune femme son rejet, il suivra leur voiture et s'arrangera pour passer la nuit dans la maison de K______, où E______ était la bienvenue. Ceci pour arriver à ses fins, qui étaient de soumettre cette femme qui lui résistait à son désir sexuel et assouvir sa jouissance.

La remarque de L______ en audience, qui pense que M. A______ n'a pas besoin de violer une femme parce qu'il rencontre un énorme succès auprès des femmes est assez naïve, car ce sont justement celles qui se refusent à lui (ou qui l'abandonnent, quand il est très épris) qui pourraient faire l'objet d'une contrainte sexuelle.

Tenant compte de ces aspects prémédités, qui ressortent des audiences des divers témoins et du témoignage, très précis, de la plaignante, nous ne retiendrons pas une diminution des capacités volitives, M. A______ ayant fait preuve de ruse et de manipulation, pour parvenir à ses fins" (rapport d'expertise, page 33).

v. Toujours sous le chapitre "Discussion", mais lors de l'examen de la "Dangerosité et risque de récidive", l'experte explique que "le trouble de la personnalité de M. A______ et le haut degré de psychopathie, sont des facteurs de dangerosité en soi, pour des infractions semblables à celles commises par le passé. Le récit de violences conjugales subies par M______ et les actes de violence qui se trouvent dans son casier judiciaire français (en particulier l'infraction de 2003, qui pourrait bien concerner une compagne), font suspecter une perversion narcissique […]. La perversion narcissique, liée ici à son trouble de la personnalité, se caractérise par le besoin, tout-puissant, de soumettre la femme et la posséder, cela passe par le dénigrement, le chantage affectif (au suicide par exemple), la volonté de contrôle (possessivité et jalousie maladives), qui est allé, dans le cas de la jeune M______, jusqu'à la séquestration et le harcèlement moral.

On doit donc s'attendre, dans le cas de l'expertisé, à d'autres actes violents, en particulier sur ses partenaires. Mais cela pourrait tout aussi bien concerner un homme ou toute personne qui se met au travers de son chemin […]" (rapport d'expertise, page 35-36).

D. a. Dans sa demande de récusation, A______ relève, à titre liminaire, que, contrairement aux usages et à la "pratique actuelle", qui prévoyait systématiquement un double regard, la Dresse D______ avait réalisé seule l'expertise. Ce procédé était d'autant plus singulier que l'experte concluait à un internement, soit la mesure la plus incisive. On pouvait d'emblée s'interroger sur la portée d'une telle expertise.

A______ fonde ensuite sa demande de récusation sur les motifs prévus à l'art. 56 let. f CPP, estimant que la Dresse D______ avait fait preuve de partialité. À lire l'expertise, la précitée ne s'était pas limitée à partir du postulat qu'il était coupable des faits reprochés, mais elle s'érigeait en procureur, en juge et parfois même "en prophète", le considérant coupable de faits qu'il n'avait pas encore commis. Sortant manifestement du cadre de son mandat, la Dresse D______ avait, en outre, proposé un déroulement des faits, interprété l'instruction de la cause, proposé des actes d'enquête et s'était livrée à l'analyse du fonctionnement de personnalités qu'elle n'avait jamais rencontrées, notamment les témoins. A______ cite, à cet égard, plusieurs extraits du rapport, dont certains ont été repris ci-dessus (cf. C.b. supra).

Convaincue qu'il était coupable, l'experte allait jusqu'à utiliser le conditionnel pour retranscrire ses propos à lui, alors qu'elle employait l'indicatif pour citer les déclarations de la plaignante. Pire, elle lui reprochait même une préméditation.

De plus, l'experte avait tenu pour établies les déclarations de M______, sur des actes de violence qu'elle avait dit avoir subis de sa part, alors qu'elle n'avait jamais déposé plainte pénale, qu'il n'avait pas été condamné ni confronté à ce témoin dans la présente procédure. La partialité de l'experte était "figée", au point d'empêcher toute intégration d'élément en sa faveur, par exemple son activité professionnelle qu'elle retenait contre lui.

Par conséquent, l'experte ne s'était pas acquittée de sa tâche avec l'impartialité due à sa mission. Son parti pris avait non seulement, dans son rapport d'expertise, entaché l'anamnèse et la discussion, mais également ses conclusions et les échelles actuarielles utilisées, puisque les pondérations effectuées par l'experte l'avaient été en lien avec sa partialité. Il convenait donc de prononcer sa récusation et écarter l'expertise de la procédure.

b. Le Ministère public conclut au rejet de la demande de récusation. Si certaines formulations concernant la culpabilité du prévenu pouvaient paraître maladroites, il n'était sérieusement pas soutenable de penser que l'experte s'était érigée en procureur ou en juge ni qu'elle avait un parti pris en faveur de la partie plaignante. La Dresse D______ était professionnellement qualifiée pour rendre des expertises psychiatriques. Son rapport était, en l'espèce, détaillé et répondait aux questions posées.

c. Dans ses observations [tenant sur six pages], du 5 juillet 2018, la Dresse D______ répond à chacune des critiques du requérant et affirme avoir réalisé sa mission en toute impartialité, avec conscience et diligence. Disposant de plus de vingt-huit ans d'expérience clinique, dont douze dans le domaine forensique, elle avait à son actif plus d'une soixantaine d'expertises pénales, y compris pour des inculpations d'infractions à caractère sexuel. Elle était en outre sur le point d'obtenir le titre FMH de formation approfondie en psychiatrie forensique.

À sa connaissance, aucun texte de loi ne prévoyait qu'un seul expert, disposant d'un titre FMH en psychiatrie-psychothérapie et rompu aux expertises pénales, ne pût réaliser seul un mandat d'expertise. Si une telle exigence avait été requise, le Ministère public aurait requis la nomination de deux experts.

Un rapport d'expertise partait de l'hypothèse que le prévenu était l'auteur des faits à lui reprochés – ce qu'elle avait expliqué à l'expertisé –, l'objectif étant d'évaluer sa responsabilité pénale et l'éventuel risque de récidive, s'il était retenu coupable. Dans cette logique, à aucun moment, au cours des entretiens, elle ne s'était prononcée sur l'innocence ou la culpabilité de A______. L'évaluation du risque de récidive était une projection dans l'avenir, il n'y avait en cela rien de prophétique. L'expertisé n'ayant collaboré que partiellement et de manière superficielle au processus d'expertise, refusant par exemple de signer la décharge du secret médical vis-à-vis de deux psychiatres l'ayant suivi par le passé, elle avait été obligée, pour répondre de manière exhaustive aux exigences du mandat, de se fonder en grande partie sur le dossier de procédure et sur les multiples contradictions décelées entre le dossier pénal et les affirmations de A______.

S'il était exact qu'à plusieurs reprises elle avait émis des hypothèses, sur la base du diagnostic posé de trouble de la personnalité dyssociale, pour expliquer l'agression sexuelle dont A______ était prévenu, il lui semblait que proposer aux acteurs de la justice des pistes de réflexion pour comprendre un passage à l'acte faisait partie intégrante de la mission de l'expert psychiatre, comme le fait d'analyser la personnalité de l'expertisé à la lumière du status clinique. Il n'y avait donc rien qui relevât de l'inacceptable.

Les explications psychologiques en lien avec certaines réactions émotionnelles décrites par la plaignante lors des faits relevaient d'un souci de nuances, d'autant que l'attitude de A______ à l'égard de celle-ci et son absence totale d'empathie avaient été un élément central pour poser le diagnostic de personnalité dyssociale. Les explications qu'il donnait pour expliquer la plainte pour viol "relevaient proprement de l'absurde" et semblaient "mal assurées", sans que cela sous-entende forcément que l'expertisé était l'auteur des faits.

L'hypothèse de "probable préméditation" de l'agression sexuelle se fondait sur des éléments objectifs du dossier. Lorsqu'un sujet avec un trouble de la personnalité dyssociale était doué, comme ici, d'une bonne intelligence, il pouvait faire preuve de ruse et agir très habilement et pouvait préméditer son acte, d'autant que "notre hypothèse psycho-dynamique sur les motivations du viol, est que M. A______ n'accepte pas qu'une femme qui l'attire puisse le rejeter et se refuser sexuellement à lui", raison pour laquelle elle avait évoqué des aspects prémédités dans la dynamique du passage à l'acte. Il s'agissait d'une lecture clinique ; elle ne prétendait pas remplacer le travail des enquêteurs.

S'agissant du témoignage de M______, il apparaissait du dossier pénal que des hématomes avaient bien été constatés par les policiers lors de l'intervention au domicile de la jeune femme et que de nombreuses mains courantes avaient été déposées par celle-ci et ses parents. L'absence ou la présence de passages à l'acte violents comptaient avant tout dans l'analyse de la dangerosité et du risque de récidive. Le nombre de condamnations effectives n'était pas forcément le miroir des actes de violence commis. L'étude des antécédents de violence faisait partie intégrante de l'échelle d'évaluation de la dangerosité HCR-20. Plus l'expert psychiatre disposait d'informations sur les comportements passés d'un sujet et plus juste était son évaluation. A______ ayant habilement évité toute confrontation à "son passé de violence", elle avait dû, pour dresser un portait complet de l'intéressé, se fonder sur les témoignages de tiers, comme celui de M______, qui lui était apparu comme fiable en raison de "la tonalité émotionnelle qui se dégageait de son audition".

En conclusion, les arguments avancés par A______ pour requérir sa récusation, sur la base d'une partialité supposée, étaient infondés.

d. A______ a répliqué.

e. E______ fait siennes les observations du Ministère public et conclut au rejet de la demande de récusation.

EN DROIT :

1. Lorsqu’est en cause la récusation d’un expert nommé par le ministère public, il appartient à l’autorité de recours, au sens des art. 20 al. 1 et 59 al. 1 let. b CPP, de statuer (arrêts du Tribunal fédéral 1B_488/2011 du 2 décembre 2011 consid. 1.1 et 1B_243/2012 du 9 mai 2012 consid. 1.1), de sorte que la Chambre de céans est compétente à raison de la matière (ACPR/491/2012 du 14 novembre 2012).

En tant que prévenu dans la présente procédure, A______ a qualité pour agir (art. 104 al. 1 let. a CPP et, par analogie, 58 al. 1 CPP).

2. 2.1. Conformément à l'art. 58 al. 1 CPP – disposition également applicable lorsque la requête tend à la récusation d'un expert (arrêt du Tribunal fédéral 1B_754/2012 du 23 mai 2013 consid. 3.1) –, la récusation doit être demandée sans délai, dès que la partie a connaissance du motif de récusation, c'est-à-dire dans les jours qui suivent la connaissance de la cause de récusation, sous peine de déchéance. Il est en effet contraire aux règles de la bonne foi de garder ce moyen en réserve pour ne l'invoquer qu'en cas d'issue défavorable ou lorsque l'intéressé se serait rendu compte que l'instruction ne suivait pas le cours désiré (ATF 139 III 120 consid. 3.2.1; ATF 140 I 271 consid. 8.4.3 et les arrêts cités; arrêt du Tribunal fédéral 1B_362/2015 du 10 décembre 2015 consid. 2.1).

2.2. En l'espèce, le conseil du requérant a reçu notification du rapport d'expertise le 12 – et non le 13 comme allégué – juin 2018. Expédié dix jours plus tard, la demande de récusation est recevable, compte tenu du temps nécessaire au requérant – détenu – et son avocat de prendre connaissance du rapport d'expertise et d'en discuter.

Partant, la requête est recevable.

3. Le requérant reproche à l'experte-psychiatre d'avoir fait preuve, dans son rapport d'expertise, de partialité et d'avoir outrepassé le cadre de sa mission.

3.1. Par renvoi de l'art. 183 al. 3 CPP, l'art. 56 CPP s'applique à la récusation d'un expert. L'exigence d'un procès équitable commande que l'impartialité de l'expert soit garantie (ATF 125 II 541; arrêt du Tribunal fédéral 6B_258/2011 du 22 août 2011 consid. 1.3.1).

À teneur de l'art. 56 let. f CPP, toute personne exerçant une fonction au sein d'une autorité pénale est tenue de se récuser lorsque d'autres motifs que ceux évoqués aux lettres a à e de cette disposition, notamment un rapport d'amitié étroit ou d'inimitié avec une partie ou son conseil juridique, sont de nature à la rendre suspecte de prévention.

Cette disposition constitue une clause générale recouvrant tous les motifs de récusation non expressément prévus aux lettres précédentes de l'art. 56 CPP (ATF 126 I 68 consid. 3a p. 73). Cette disposition assure au justiciable une protection équivalente à celle de l'art. 30 al. 1 Cst. s'agissant des exigences d'impartialité et d'indépendance requises d'un expert. Les parties à une procédure ont donc le droit d'exiger la récusation d'un expert dont la situation ou le comportement sont de nature à faire naître un doute sur son impartialité. Cette garantie tend notamment à éviter que des circonstances extérieures à la cause puissent influencer une appréciation en faveur ou au détriment d'une partie. Elle n'impose pas la récusation seulement lorsqu'une prévention effective est établie, car une disposition interne de l'expert ne peut guère être prouvée; il suffit que les circonstances donnent l'apparence de la prévention et fassent redouter une activité partiale. Seules des circonstances constatées objectivement doivent être prises en considération; les impressions individuelles d'une des parties au procès ne sont pas décisives (ATF 139 III 433 consid. 2.1.1; 138 IV 142 consid. 2.1).

3.2. En l'espèce, la citée est manifestement sortie de la réserve que lui imposait sa mission d'experte-psychiatre.

Si, dans l'évaluation de la dangerosité et du risque de récidive d'un prévenu, l'expert-psychiatre doit, bien entendu, examiner l'hypothèse selon laquelle le prévenu serait l'auteur des faits qui lui sont reprochés, cet exercice doit rester, clairement, une hypothèse de travail. Or, en l'espèce, l'experte ne s'est pas limitée à examiner cette éventualité, mais a fait part de son interprétation des événements du 5 janvier 2018, de ses opinions sur le déroulement des faits et de ses commentaires sur le comportement des intervenants.

Ainsi, lorsque la citée explique pour quelles raisons le propriétaire des lieux, K______ aurait pu ne pas entendre la plaignante crier, l'experte sort du cadre de sa mission. C'est également le cas lorsqu'elle expose que l'idée d'agresser sexuellement la plaignante avait "germé" dans l'esprit du prévenu "dans la cuisine de l'appartement", puis énonce les comportements intentionnels successifs du prévenu jusqu'au viol, qui paraît, dans cette description, non seulement avéré mais prémédité. Il en va de même lorsqu'elle imagine que le prévenu utilise son activité de ______ pour repérer des lieux où commettre des vols.

En outre, lorsqu'elle explique, "au passage", pourquoi le témoin M______ – dont elle tient les déclarations pour fiables en raison de "la tonalité émotionnelle qui se dégageait de son audition", à laquelle elle n'a pourtant pas assisté –, n'aurait pas déposé plainte pénale à la suite d'événements antérieurs à ceux faisant l'objet de la présente procédure, l'experte donne un avis non sollicité, et déplacé, qui plus est s'agissant de propos d'un témoin n'ayant pas été confronté au prévenu.

Non contente de s'ériger en juge du fond, l'experte s'est substituée au Ministère public en enquêtant sur les antécédents français du prévenu, allant même jusqu'à suggérer à cette autorité d'instruire sur trois occurrences du casier judiciaire de l'intéressé, ce qui apparaît difficilement compatible avec l'attitude impartiale – et la retenue – que l'on doit attendre d'un expert-psychiatre.

Il s'ensuit que les avis exprimés par l'experte, en dehors de toute nécessité dictée par l'expertise – contrairement à ce qu'elle invoque – sont bien plus que des formulations maladroites, pour reprendre les termes du Ministère public, mais donnent manifestement l'apparence d'un parti pris, et donc d'une prévention, contre le recourant, qui n'apparaît plus hypothétiquement comme l'éventuel auteur des faits reprochés, aux seules fins d'examiner scientifiquement sa potentielle dangerosité, mais concrètement coupable, avec ruse et préméditation, du viol dont il est prévenu.

Or, dans la mesure où les commentaires et avis tendancieux de l'experte entachent tout le rapport d'expertise, y compris le chapitre relatif à la discussion sur sa responsabilité et les éventuels mesures thérapeutiques et internement, ils font redouter une conclusion partiale de l'experte.

Il s'ensuit une évidente apparence de prévention, au sens de l'art. 56 let. f CPP, qui justifie l'admission de la demande de récusation.

4. Le requérant demande que l'expertise soit écartée de la procédure.

4.1. À teneur de l'art. 60 al. 1 CPP, une partie peut demander l'annulation des actes de procédure auxquels a participé une personne tenue de se récuser.

La requête en annulation doit être formée dans le délai de cinq jours de la connaissance de l'arrêt ayant récusé le magistrat (art. 60 al. 1 CPP dans ses versions allemande et italienne : "nachdem sie vom Entscheid über den Ausstand Kenntnis erhalten hat", "è venuta a conoscenza della decisione di ricusazione" ; A. DONATSCH / T. HANSJAKOB / V. LIEBER (éds), Kommentar zur Schweizerischen Strafprozessordnung (StPO), Zurich 2014, N. 2 ad art. 60 CPP).

4.2. En l'espèce, l'expertise psychiatrique rendue par l'experte récusée sera, eu égard à son contenu jugé partial, annulée. L'expertise devra être confiée à un autre expert, qui ne pourra prendre connaissance ni de l'expertise annulée ni du contenu du présent arrêt.

5. L'admission de la demande ne donne pas lieu à la perception de frais (art. 59 al. 4 CPP).

6. 6.1. En vertu de l'art. 436 al. 1 CPP, les prétentions en indemnités dans les procédures de recours sont régies par les art. 429 à 434 CPP. Selon l'art. 429 al. 1 let. a CPP, le prévenu a droit à une indemnité pour les dépenses occasionnées par l'exercice raisonnable de ses droits de procédure, cette indemnisation visant les frais de la défense de choix (M. NIGGLI / M. HEER / H. WIPRÄCHTIGER, Schweizerische Strafprozessordnung / Schweizerische Jugendstrafprozessordnung, Basler Kommentar StPO/JStPO, Bâle 2011, n. 12 ad art. 429). En application de l'art. 429 al. 2 CPP, l'autorité pénale examine donc d'office celles-ci et peut enjoindre l'intéressé de les chiffrer et de les justifier.

L'indemnité allouée à l'intimée doit être mise à la charge de l'État.

6.2. Au vu du travail accompli (dix-huit pages de recours et cinq pages d'observations), du degré de difficulté des questions litigieuses et de l'admission de ses conclusions, une indemnité de CHF 2'000.- TTC sera allouée au requérant, à la charge de l'État, correspondant à cinq heures d'activité au taux horaire de CHF 400.- pratiqué par la Chambre de céans (ACPR/282/2014 du 30 mai 2014).

* * * * *


 

PAR CES MOTIFS,
LA COUR :

Admet la requête de récusation.

Prononce la récusation de la Dresse D______ et annule l'expertise du 7 juin 2018.

Retourne la cause au Ministère public pour la nomination d'un autre expert, au sens des considérants.

Laisse les frais de la procédure à la charge de l'État.

Alloue à A______, à titre d'indemnité pour l'activité déployée dans la procédure de recours, à la charge de l'État, une indemnité de CHF 2'000.- TTC.

Notifie le présent arrêt ce jour, en copie, au requérant soit pour lui son conseil, à la Dresse D______, au Ministère public et à E______ (soit pour elle son conseil).

Siégeant :

Madame Corinne CHAPPUIS BUGNON, présidente ; Monsieur Christian COQUOZ et Daniela CHIABUDINI, juges; Monsieur Julien CASEYS, greffier.

 

Le greffier :

Julien CASEYS

 

La présidente :

Corinne CHAPPUIS BUGNON

 

Indication des voies de recours :

 

Le Tribunal fédéral connaît, comme juridiction ordinaire de recours, des recours en matière pénale au sens de l'art. 78 de la loi sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF; RS 173.110); la qualité et les autres conditions pour interjeter recours sont déterminées par les art. 78 à 81 et 90 ss LTF. Le recours doit être formé dans les trente jours qui suivent la notification de l'expédition complète de l'arrêt attaqué.

 

Le recours doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14.