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Décisions | Chambre civile

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C/11962/2018

ACJC/722/2023 du 06.06.2023 sur ORTPI/184/2023 ( OO ) , CONFIRME

En fait
En droit
Par ces motifs
RÉPUBLIQUE ET CANTON DE GENÈVE

POUVOIR JUDICIAIRE

C/11962/2018 ACJC/722/2023

ARRÊT

DE LA COUR DE JUSTICE

Chambre civile

DU MARDI 6 JUIN 2023

 

Entre

La mineure A______, représentée par ses parents B______ et C______, domiciliée ______ (ZH), recourante contre une ordonnance rendue par la 6ème Chambre du Tribunal de première instance de ce canton le 8 février 2023, comparant par Me Pierre GABUS, avocat, boulevard des Tranchées 46, 1206 Genève, en l'étude duquel elle fait élection de domicile,

et

1) D______ SA, sise ______ [GE], intimée, comparant par Me Marc BALAVOINE, avocat, Jacquemoud Stanislas, rue François-Bellot 2, 1206 Genève, en l'étude duquel elle fait élection de domicile,

2) Monsieur E______, domicilié ______ (ZH), autre intimé, comparant par Me Michel BERGMANN, avocat, rue de Hesse 8-10, case postale 5715, 1211 Genève 11, en l'étude duquel il fait élection de domicile.

 


EN FAIT

A. Par ordonnance ORTPI/184/2023 du 8 février 2023, reçue par les parties le 10 février 2023, le Tribunal de première instance a limité la procédure C/11962/2018 à la question de la prescription et de la péremption de la demande (chiffre 1 du dispositif) et, cela fait, ordonné la suspension de ladite procédure jusqu'à droit jugé dans la cause C/1______/2016 (ch. 2).

B. a. Par acte déposé à la Cour de justice le 17 février 2023, A______, représentée par ses parents C______ et B______, recourt contre "l'ordonnance de suspension", dont elle requiert l'annulation. Elle conclut à ce que la Cour ordonne la reprise de la procédure et condamne ses parties adverses aux frais.

b. Par acte du 8 mars 2023, D______ SA s'en rapporte à justice tant sur la recevabilité du recours que sur le fond.

c. Dans sa réponse du 13 mars 2023, E______ conclut, avec suite de frais, à l'irrecevabilité du recours en tant qu'il vise la limitation de la procédure à la question de la prescription et de la péremption et s'en rapporte à justice en tant qu'il vise la suspension de la procédure.

d. Les parties ont été informées le 30 mars 2023 de ce que la cause était gardée à juger.

C. Les faits pertinents suivants résultent du dossier de première instance.

a. Par acte déposé en conciliation le 23 mai 2018 et porté le 14 décembre 2018 devant le Tribunal, la mineure A______, née le ______ 2006, représentée par ses parents, a assigné D______ SA en paiement de 3'386'828 fr., sous réserve d'amplification, avec intérêts à 5% dès le 2 octobre 2006, comprenant une indemnité pour perte de gain à hauteur d'un montant minimal de 1'878'415 fr., une indemnité à titre de préjudice ménager futur à hauteur d'un montant minimal de 1'208'413 fr. et 300'000 fr. à titre de réparation du tort moral.

a.a A______ reproche à D______ SA, en sa qualité de producteur et fabriquant du médicament K______, de n'avoir pas suffisamment informé et communiqué l'étendue des risques liés à la prise de ce médicament pendant la grossesse pour l'enfant à naître et, en particulier, de ne pas avoir informé ses parents du risque de troubles du développement et du comportement, ainsi que de l'étendue du risque tératogène et de malformations congénitales, ainsi que des divers troubles et autres problèmes de santé pouvant affecter l'enfant. Elle fait ainsi valoir que la société précitée est responsable de l'atteinte à la santé dont elle souffre et doit répondre du dommage causé, tant sur la base de la loi fédérale du 18 juin 1993 sur la responsabilité du fait des produits (ci-après : LRFP) que des art. 41 et ss CO.

a.b A______ soutient qu'elle a agi dans le délai de prescription de trois ans de l'art. 9 LRFP, dès lors que ses parents ont appris par le biais d'une émission télévisée du 7 février 2017 que les troubles dont elle souffre sont liés à l'administration de K______ pendant la grossesse de sa mère. Par ailleurs, le délai de péremption de dix ans de l'art. 10 LRFP ne lui serait pas opposable, puisque son application violerait l'art. 6 CEDH. En outre, D______ SA commettrait un abus de droit en invoquant la péremption. Enfin, l'action ne serait ni prescrite ni périmée en raison de l'application du délai de prescription pénal de quinze ans, les atteintes dont elle souffre étant constitutives de lésions corporelles graves (art. 122 CP).

a.c Elle a produit un "Avis de droit relatif à la prescription ou péremption des prétentions des victimes de la K______ contre les producteurs, importateurs ou prescripteurs de ce produit", établi par le Prof. F______ le 20 juillet 2018 "dans le cadre d'une action intentée par le mineur G______, représenté par ses parents, contre D______ SA, Monsieur H______, et l'Etat de Vaud devant le Tribunal de première Instance de Genève, cause C/1______/2016 18" (pièce 62 A______ [nom de famille]). Les conseils de G______, qui défendent également A______, avaient informé le Prof. F______ qu'ils représentaient devant les juridictions genevoises plusieurs victimes de la K______, "un médicament contenant du valproate de sodium susceptible d'affecter les neurotransmetteurs en tant qu'inhibiteur du système nerveux central". Le Prof. F______ avait été chargé "d'analyser en termes généraux les questions de prescription et de péremption des prétentions relatives à la fabrication, la commercialisation et à la prescription de ce produit, sans [se] limiter à un cas particulier".

a.d Le Prof. F______ résume comme suit son opinion doctrinale :

- quel que soit l'âge des victimes de la K______, leurs prétentions civiles basées sur l'art. 41 CO ne sont pas frappées par le délai de prescription relatif d'un an de l'art. 60 al. 1 CO; ce délai relatif ne commence pas à courir avant que les victimes aient effectivement eu connaissance de façon certaine des éléments propres à fonder et à motiver une demande en justice, en particulier du lien de causalité entre l'usage de la K______ et leur maladie : l'argument selon lequel les victimes auraient pu découvrir ce lien en faisant preuve de la diligence requise n'est pas recevable dans le cadre de l'application de l'art. 60 al. 1 CO;

- le délai absolu de dix ans de l'art. 60 al. 1 CO a commencé à courir au moment du dernier acte commis par l'auteur du délit continu; s'agissant de médicaments prescrits pendant la grossesse de la mère des victimes, on peut raisonnablement faire remonter ce délai de prescription à la date de la naissance de chaque victime; les prétentions des victimes de la K______ âgées de moins de dix ans ne sont donc pas prescrites au sens de l'art. 60 al. 1 CO;

- les victimes âgées de plus de dix ans ne peuvent se voir opposer le délai de prescription absolu de l'art. 60 al. 1 CO pour deux raisons :

. la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme pose un principe qui est devenu un principe du droit positif suisse, appliqué comme tel par le Tribunal fédéral; ce principe n'est pas limité aux cas du dommage différé (dommage qui survient longtemps après la commission de l'acte illicite) mais concerne tous les cas où il est objectivement impossible à la victime d'exercer ses droits avant l'expiration du délai de prescription, car la victime ne connaît pas les éléments propres à fonder sa demande; les victimes de la K______ qui objectivement ne pouvaient connaître le lien causal entre l'usage de ce médicament et leur maladie pendant la durée de la prescription doivent être mises au bénéfice de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme;

. si les actes des défendeurs sont qualifiés de lésions corporelles graves au sens de l'art. 122 CP, les victimes nées après le 1er octobre 1992 bénéficient de la prescription longue de l'art. 97 al. 2 CP, jusqu'au jour où elles atteignent l'âge de 25 ans; les victimes nées avant le 1er octobre 1992 ne bénéficient pas de cette disposition, car la prescription pénale était déjà acquise sous l'empire du droit pénal antérieur à la révision du 5 octobre 2001;

- les victimes de la K______ ne peuvent se voir opposer la prescription de l'art. 9 LRFP sauf à considérer qu'elles pouvaient connaître, en faisant preuve de la diligence requise, l'existence des éléments propres à fonder leur demande, en particulier la causalité entre l'usage de ce médicament et leur maladie, plus de trois ans avant d'avoir agi en justice;

- les victimes de la K______ ne peuvent se voir opposer le délai de péremption de l'art. 10 LRFP, en raison de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme relative au droit d'accès à la justice;

- si les actes des défendeurs sont qualifiés de lésions corporelles graves au sens de l'art. 122 CP, les victimes de la K______ bénéficient de la prescription pénale qui prolonge le délai de prescription de l'art. 9 LRFP et le délai de péremption de l'art. 10 LRFP; le régime de l'art. 60 al. 2 CO, applicable par le renvoi de l'art. 11 LRFP, conduit à l'application de l'art. 97 al. 2 CP et permet aux victimes nées après le 1er octobre 1992 d'agir jusqu'au jour de leurs 25 ans.

b. Le mineur I______, né le ______ 2009, frère de A______, a agi aux mêmes dates que celle-ci devant le Tribunal contre D______ SA en paiement de 3'264'305 fr., avec intérêts à 5% dès le 10 septembre 2009, comprenant une indemnité pour perte de gain à hauteur d'un montant minimal de 2'155'905 fr., une indemnité à titre de préjudice ménager futur à hauteur d'un montant minimal de 808'400 fr. et 300'000 à titre de réparation du tort moral.

L'action se fonde sur le même complexe de faits que celle introduite par sa sœur, étant précisé que les troubles à la santé qu'il expose dans son action ne sont pas identiques à ceux allégués par A______.

La cause (C/2______/2018), qui oppose I______ à D______ SA et à E______ (appelé en cause) est pendante devant la même Chambre du Tribunal que celle qui instruit la présente cause.

c. Dans sa réponse du 11 septembre 2019 à la demande de A______, D______ SA, tout en concluant au rejet de la demande dirigée contre elle, a appelé en cause E______. Sur appel en cause, elle a conclu à ce que le Tribunal déclare recevable l'appel en cause, ordonne l'appel en cause de E______ et condamne celui-ci à lui payer la somme de 3'386'828 fr. avec intérêts à 5% dès le 2 octobre 2006, ainsi qu'aux frais.

c.a Elle fait valoir que si E______ a prescrit de la K______ à la mère de A______ durant sa grossesse, alors que, comme le soutient A______, il était contraire aux connaissances scientifiques prévalant à l'époque des faits de prescrire un médicament dans ces conditions, la responsabilité de E______ serait engagée et D______ SA disposerait alors d'une prétention récursoire contre celui-ci.

c.b D______ SA soutient que les prétentions de A______ selon la LRFP sont périmées, car l'action a été introduite plus de dix ans après la naissance de l'enfant (art. 10 LRFP). Par ailleurs, le délai de prescription de trois ans de l'art. 9 LRFP serait également atteint, puisqu'au plus tard le 3 mai 2010 la précitée connaissait toutes les circonstances lui permettant d'agir en justice. Les éventuelles prétentions délictuelles de A______ seraient prescrites, celle-ci n'ayant pas agi avant l'échéance du délai absolu de dix ans suivant le jour où l'acte dommageable s'est produit, soit suivant le 2 octobre 2006 (art. 60 al. 1 CO). Le délai relatif de l'art. 60 al. 1 CO serait également atteint, car au plus tard le 3 mai 2010 les parents de la demanderesse disposaient des éléments sur la base desquels ils ont décidé d'agir contre D______ SA. La prescription de l'action pénale ne trouverait pas application, faute d'infraction pénale, l'intégrité corporelle du fœtus n'étant pas protégée par le droit pénal. Enfin, le rejet de l'action de A______ au motif qu'elle serait périmée et prescrite respecterait le droit à un procès équitable tel que garanti par l'art. 6 par. 1 CEDH.

d. Par jugement du 8 novembre 2019, le Tribunal a déclaré recevable la demande d'appel en cause formée par D______ SA à l'encontre de E______. Le recours de ce dernier contre cette décision a été rejeté par arrêt de la Cour du 2 avril 2020.

e. Dans sa réponse du 29 janvier 2021 à l'appel en cause, E______ fait valoir que les prétentions susceptibles d'être émises à son encontre seraient prescrites, les premiers actes interruptifs de prescription de D______ SA et de A______ étant intervenus plus de dix ans tant après la conception qu'après la naissance de cette dernière, alors même que le délai de prescription absolu était échu.

f. Les parties ont répliqué et dupliqué, en reprenant et en développant leur argumentation au sujet de la péremption et de la prescription.

g. Les parties ont par la suite allégué des faits nouveaux et déposé des pièces nouvelles et se sont déterminées sur les allégations et pièces nouvelles de leurs parties adverses.

h. Par ordonnance du 31 octobre 2022, le Tribunal s'est prononcé sur la recevabilité des allégués et moyens de preuve nouveaux des parties.

i. Par acte du 5 décembre 2022, D______ SA a déposé le jugement JTPI/13426/2022 que le Tribunal avait rendu le 25 novembre 2022 dans la cause C/1______/2016-18 (pièce 51 D______). Elle a présenté des "allégués" nouveaux résultant de ce jugement, qui déclarait prescrites et périmées les prétentions du demandeur. Elle a fait valoir que "les termes du ( ) jugement [étaient] d'un intérêt particulier pour l'appréciation des faits dans la présente procédure qui présent[ait] des similarités avec l'affaire jugée par la 18ème chambre".

i.a Il résulte de ce jugement que G______, né le ______ 2001 (représenté par sa curatrice J______ et comparant par Me GABUS), a agi en conciliation devant le Tribunal le 23 décembre 2016, notamment contre D______ SA (comparant par Me BALAVOINE) et le Dr. H______ (comparant par Me BERGMANN). La procédure a été limitée à la question de la prescription et de la péremption.

i.b Le Tribunal a considéré que le délai de péremption de dix ans de l'art. 10 al. 1 LRFP avait commencé à courir le 8 août 2001, jour de naissance du demandeur, et qu'ainsi les prétentions de celui-ci contre D______ SA étaient périmées depuis le 9 août 2011. L'art. 60 al. 2 CO permettant l'application du délai de prescription pénale plus longue ne trouvait pas application en matière de péremption. Les prétentions délictuelles du demandeur contre ladite société (art. 41 et/ou 55 CO) étaient prescrites, dans la mesure où le prétendu acte illicite était nécessairement survenu durant la grossesse, de sorte qu'au plus tard le délai de dix ans avait commencé à courir à la naissance et était arrivé à échéance le 8 août 2011. Les faits reprochés à D______ SA échappaient au droit pénal, de sorte qu'il ne pouvait y avoir de prescription pénale plus longue applicable aux prétentions civiles du demandeur.

Les prétentions contractuelles et délictuelles du demandeur contre le médecin de sa mère étaient également prescrites depuis le 9 août 2011.

i.c Le Tribunal a examiné si les normes de droit international liant la Suisse faisaient obstacle à la constatation du caractère prescrit des prétentions du demandeur en application du droit interne.

Le syndrome fœtal au valproate était une atteinte objectivement connue au moment de la naissance du demandeur et pouvait (abstraitement et concrètement) faire l'objet d'un diagnostic avant l'échéance du délai de dix ans de la LRFP, de l'art. 60 al. 1 aCO et de l'art. 127 CO. Il n'y avait ainsi pas place pour l'application de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme permettant de s'écarter des délais de prescription institués par le code des obligations.

j. E______ a soutenu que le jugement produit par D______ SA devait "être considéré comme une jurisprudence du Tribunal de première instance et [était] à prendre en considération comme jurisprudence par le Tribunal de céans".

k. A______ a fait valoir que le jugement en question violait le droit et s'est référée à l'appel qu'elle avait introduit à son encontre le 12 janvier 2023 (pièce 96 A______ [nom de famille]). En toute hypothèse, les circonstances de fait étaient différentes dans les deux affaires. Dans la cause C/1______/2016, le diagnostic de syndrome fœtal au valproate avait été évoqué peu de temps après la naissance de l'enfant, avant l'échéance du délai de péremption de dix ans, alors que dans la présente cause à aucun moment ce diagnostic n'avait été évoqué ni même mentionné avant l'échéance du délai de péremption/prescription de dix ans.

k.a Dans l'acte précité du 12 janvier 2023, l'appelant fait grief au Tribunal d'avoir violé l'art. 122 CP, en retenant que le droit pénal ne s'appliquait pas au fœtus et en omettant ainsi d'analyser les conditions objectives et subjectives de cette disposition, soit les lésions corporelles graves par dol éventuel. L'appelant reproche également au tribunal d'avoir violé l'art. 6 par. 1 CEDH, en considérant qu'il n'y avait pas de place pour une application de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme permettant de s'écarter des délais de prescription instituées par le code des obligations.

L'appelant fait référence notamment à l'avis de droit du 20 juillet 2018 du Prof. F______.

l. Lors de l'audience du Tribunal du 24 janvier 2023, D______ SA et E______ ont conclu à la limitation de la procédure à la question de la prescription et de la péremption.

A______ s'est opposée à cette limitation, ainsi qu'à la suspension de la présente procédure jusqu'à droit jugé dans la cause C/1______/2016.

D______ SA et E______ s'en sont rapportés à justice sur la question d'une éventuelle suspension de la procédure.

A l'issue de l'audience, le Tribunal a réservé la suite de la procédure.

D. Dans l'ordonnance attaquée et sur le point litigieux devant la Cour, le Tribunal a considéré que par jugement JTPI/13426/2022 du 25 novembre 2022 rendu dans la cause C/1______/2016, le Tribunal avait rejeté la demande en paiement déposée le 23 décembre 2016 par le mineur, qui faisait valoir ses atteintes à la santé qui auraient été provoquées par son exposition in utero à la K______. Dans cette cause, le Tribunal avait constaté que les prétentions délictuelles en dommages-intérêts de G______ contre D______ SA étaient prescrites, de même que les prétentions contractuelles et délictuelles en dommages-intérêts de G______ contre H______. Le Tribunal avait retenu comme point de départ du délai décennal le jour de la naissance de l'enfant, en l'occurrence le 8 août 2001. Ce jugement avait fait l'objet d'un appel actuellement pendant devant la Cour. Les deux actions opposaient des enfants, exposés in utero à la K______, à D______ SA et au médecin traitant de leurs mères respectives pour les atteintes à la santé que cette exposition leur aurait provoquées. Les deux enfants avaient introduit leur action plus de dix ans après leur naissance. Le jugement entrepris retenait comme dies a quo la date de naissance de l'enfant, indépendamment des connaissances subjectives de l'enfant, respectivement de ses parents, notamment le moment où les parents de celui-ci avaient fait le lien entre ses atteintes à la santé et la K______. Partant, par économie de procédure, il convenait de suspendre la présente procédure jusqu’à droit jugé dans la cause C/1______/2016 actuellement pendante devant la Cour, celle-ci ayant une portée préjudicielle pour la décision à rendre.

EN DROIT

1. Contrairement à ce que semble soutenir l'intimé, la recourante ne conteste que la suspension de la procédure (ch. 2 du dispositif de l'ordonnance attaquée). Elle ne critique pas la limitation de la procédure à la question de la prescription/péremption (ch. 1 du même dispositif).

1.1 Interjeté dans le délai utile de dix jours et suivant la forme prescrite par la loi, à l'encontre d'une ordonnance de suspension au sens de l'art. 126 al. 1 CPC, laquelle entre dans la catégorie des ordonnances d'instruction (ATF 141 III 270 consid. 3) pouvant, conformément à l'art. 126 al. 2 CPC, faire l'objet du recours de l'art. 319 let. b ch. 1 CPC, le recours du 17 février 2023 est recevable (art. 130, 131, 142 et 321 al. 1 et 2 CPC).

1.2 La cognition de la Cour est limitée à la violation du droit et à la constatation manifestement inexacte des faits (art. 320 CPC).

2. La recourante fait grief au Tribunal d'avoir violé l'art. 126 al. 1 CPC, le principe de célérité et son droit à obtenir un jugement dans un délai raisonnable.

2.1 Selon l'art. 126 al. 1 CPC, le tribunal peut ordonner la suspension de la procédure si des motifs d'opportunité le commandent; la procédure peut notamment être suspendue lorsque la décision dépend du sort d'un autre procès.

La suspension doit répondre à un besoin réel et être fondée sur des motifs objectifs dès lors qu'elle contrevient à l'exigence de célérité de la procédure, imposée par les art. 29 al. 1 Cst. et 124 al. 1 CPC. Elle ne saurait être ordonnée à la légère, les parties ayant un droit à ce que les causes pendantes soient traitées dans des délais raisonnables. Elle ne peut être ordonnée qu'exceptionnellement et l'exigence de célérité l'emporte en cas de doute (ATF 135 III 127 consid. 3.4;
119 II 386 consid. 1b; arrêt du Tribunal fédéral 5A_218/2013 du 17 avril 2013
consid. 3.1; Frei, Berner Kommentar, ZPO, 2012, n° 1 ad art. 126 CPC). Le juge bénéficie d'un large pouvoir d'appréciation en la matière (arrêt du Tribunal fédéral 4A_683/2014 du 17 février 2015 consid. 2.1).

La suspension de la procédure est notamment autorisée lorsque la décision dépend de l'issue d'une autre procédure. Dans ce sens, il faut s'accommoder d'une tension avec le principe constitutionnel de la célérité selon l'art. 29 al. 1 Cst. Lorsque les questions de droit et de preuves à examiner dans les deux procédures sont en grande partie les mêmes, il existe une forte probabilité qu'elles soient examinées deux fois, avec un risque de décisions contradictoires évident. L'intérêt à la suspension l'emporte sur l'intérêt à l'accélération de la procédure dans ce cas. Une suspension en vue d'une autre procédure n'entre pas seulement en ligne de compte lorsque les deux procédures sont à des stades différents ou lorsqu'il faut effectivement s'attendre à ce que le tribunal saisi en premier rende un jugement plus tôt que celui saisi en second. Il convient plutôt de peser concrètement les avantages liés à la suspension d'une part et la durée probable de la suspension d'autre part, la procédure ultérieure ne devant pas être retardée de manière disproportionnée (ATF 141 III 549 consid. 6.5; 135 III 127 consid. 3.4.2; arrêt du Tribunal fédéral 4A_175/2022 du 7 juillet 2022 consid. 5.2-5.4).

Si l'ordonnance de suspension est attaquée pour violation de l'interdiction du retard injustifié, à un moment où la durée raisonnable de la procédure n'a pas encore été dépassée, on ne doit admettre cette violation que si la suspension a été décidée sans motifs objectifs et ainsi, a pour conséquence que du temps va inutilement s'écouler, ou lorsqu'il est ainsi prévisible, à un haut degré de vraisemblance, qu’en raison de la suspension la durée de l'ensemble de la procédure sera disproportionnée (arrêt du Tribunal fédéral 4A_409/2015 du 2 décembre 2015 consid. 4; cf. ATF 138 III 190 consid. 6; 134 IV 43 consid. 2.3 et 2.5).

2.2 En l'espèce, la limitation de la procédure aux questions de la prescription et de la péremption est acquise. Ainsi, le Tribunal sera amené à rendre une décision sur l'exception de prescription/péremption, soit une décision incidente sur une question préjudicielle de droit matériel (cf. arrêt du Tribunal fédéral 5A_432/2019 du 14 novembre 2019 consid. 1.2.2.2), susceptible de mettre fin au procès (cf. art. 237 al. 1 CPC).

Cela étant, les questions de droit soumises au Tribunal dans la présente procédure sont en grande partie les mêmes que celles qui, compte tenu des griefs soulevés dans l'acte d'appel du 12 janvier 2023, seront examinées par la Cour dans la procédure C/1______/2016: d'une part, l'application de la prescription pénale de plus longue durée et, d'autre part, l'application de l'art. 6 par. 1 CEDH et de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme. Contrairement à ce que soutient la recourante, la cause C/1______/2016 a été évoquée (et par elle-même) dans la présente procédure dès le dépôt de la demande devant le Tribunal le 14 décembre 2018. En effet, cette demande abordait la question de la "Péremption/prescription" et consacrait notamment un chapitre à "l'application de la jurisprudence de la CourEDH" et un autre à "l'application du délai de prescription pénal de quinze ans". A l'appui de son argumentation, la recourante produisait l'avis de droit que ses conseils avaient demandé au Prof. F______ dans le cadre de la cause C/1______/2016, en l'instruisant "d'analyser en termes généraux les questions de prescription et de péremption des prétentions relatives à la fabrication, la commercialisation et à la prescription de ce produit, sans [se] limiter à un cas particulier". Par cette production, la recourante admettait la connexité des deux procédures, étant rappelé qu'elles opposent toutes deux à l'intimée des demandeurs ayant agi en justice plus de dix ans après leur naissance.

Le risque de décisions contradictoires est évident. Il y a donc lieu d'éviter que la question de la prescription/péremption soit examinée par le Tribunal avant droit jugé dans la cause C/1______/2016. Cette procédure tranchera une question préjudicielle de la présente procédure.

Au vu de ce qui précède, l'intérêt à la suspension l'emporte sur l'intérêt à l'accélération de la procédure. Il faut donc s'accommoder d'une tension avec le principe constitutionnel de la célérité. Par ailleurs, il n'est pas contesté qu'à ce jour, la durée raisonnable de la présente procédure n'a pas été dépassée. L'appel contre le jugement rendu par le Tribunal le 25 novembre 2022 dans la cause C/1______/2016 a été déposé en janvier 2023 et il n'y a pas lieu de craindre, à ce stade, qu'en raison de la suspension la durée de l'ensemble de la présente procédure sera disproportionnée.

Le fait que la procédure intentée par le frère de la recourante continue à être instruite par le Tribunal n'est pas déterminant.

Pour le reste, la Cour fait sienne l'argumentation du premier juge.

En définitive, le Tribunal n'a pas mésusé de son large pouvoir d'appréciation en suspendant la procédure jusqu'à droit jugé dans la cause C/1______/2016. Le recours sera donc rejeté.

3. Les frais judiciaires du recours seront arrêtés à 1'000 fr. (art. 41 RTFMC) et mis à la charge de la recourante, qui succombe (art. 106 al. 1 CPC). Ils seront compensés avec l'avance effectuée (art. 111 al. 1 CPC), qui demeure acquise à l'Etat de Genève.

L'intimée ne sollicite pas de dépens de recours.

L'intimé s'en est rapporté à justice quant à l'opportunité de la suspension. Dans son acte du 13 mars 2023, il a toutefois procédé à des développements sans lien avec le seul grief soulevé par la recourante. Il n'y a donc pas lieu de lui allouer de dépens de recours (cf. art. 84 RTFMC).

* * * * *


PAR CES MOTIFS,
La Chambre civile :

A la forme :

Déclare recevable le recours interjeté le 17 février 2023 par A______ contre le chiffre 2 du dispositif de l'ordonnance ORTPI/184/2023 rendue le 8 février 2023 par le Tribunal de première instance dans la cause C/11962/2018-6.

Au fond :

Le rejette.

Déboute les parties de toute autre conclusion de recours.

Sur les frais :

Arrête les frais judiciaires du recours à 1'000 fr., les met à la charge de A______ et les compense avec l'avance effectuée, qui demeure acquise à l'Etat de Genève.

Dit que chaque partie supporte ses propres dépens de recours.

Siégeant :

Monsieur Ivo BUETTI, président; Madame Sylvie DROIN, Madame Nathalie RAPP, juges; Madame Jessica ATHMOUNI, greffière.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Indication des voies de recours :

 

Le Tribunal fédéral connaît, comme juridiction ordinaire de recours, des recours en matière civile; la qualité et les autres conditions pour interjeter recours sont déterminées par les art. 72 à 77 et 90 ss de la loi sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF; RS 173.110). Il connaît également des recours constitutionnels subsidiaires; la qualité et les autres conditions pour interjeter recours sont déterminées par les art. 113 à 119 et 90 ss LTF. Dans les deux cas, le recours motivé doit être formé dans les trente jours qui suivent la notification de l'expédition complète de l'arrêt attaqué. L'art. 119 al. 1 LTF prévoit que si une partie forme un recours ordinaire et un recours constitutionnel, elle doit déposer les deux recours dans un seul mémoire.

 

Le recours doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14.