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Décisions | Tribunal administratif de première instance

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A/1928/2021

JTAPI/1445/2023 du 21.12.2023 ( LCI ) , ADMIS

ATTAQUE

Descripteurs : PROTECTION DE LA NATURE ET DU PAYSAGE
Normes : LPN.18; OPN.14; OPN.20; RPPMF.16.al1; RPPMF.26
En fait
En droit
Par ces motifs
RÉPUBLIQUE ET CANTON DE GENÈVE

POUVOIR JUDICIAIRE

A/7______ LCI

JTAPI/1445/2023

 

JUGEMENT

DU TRIBUNAL ADMINISTRATIF

DE PREMIÈRE INSTANCE

du 21 décembre 2023

 

dans la cause

A______ ET CONSORTS, Monsieur B______, Madame C______, Monsieur D______, Madame E______, Madame F______, Monsieur G______, Madame H______, Madame I______, Madame J______, Monsieur K______, Madame L______, Madame M______, Madame N______, Madame O______, représentés par Me Michel SCHMIDT, avocat, avec élection de domicile

P______, représentée par Me Alain MAUNOIR, avocat, avec élection de domicile

contre

Q______, représentée par Me Nicolas WISARD, avocat, avec élection de domicile

DÉPARTEMENT DU TERRITOIRE-OAC


EN FAIT

1.             Q______ (ci-après : la Fondation) est une fondation de droit public, déclarée d'utilité publique, au service du logement à Genève. Elle a pour tâche principale de contribuer, par l'acquisition et la mise en valeur de terrains à bâtir, à développer le parc de logements d'utilité publique et à favoriser l'habitat coopératif dans le canton. Dans ce cadre, elle est active sur le marché immobilier en tant que développeur, propriétaire et accessoirement maître d'ouvrage.

2.             Elle est propriétaire des parcelles n° 1______, n° 2______, n° 3______ et n° 4______ de la commune de R______ (ci-après : la commune) sises en cinquième zone villas, à proximité immédiate du cours de l'Aire et du cordon boisé qui longe cette rivière à cet endroit.

3.             En 2015, par le biais d'une décision n° DD 5______, elle a obtenu l'autorisation de construire sur ces parcelles trois villas de deux étages avec sous-sol et trois couverts à voitures, représentant un indice d'utilisation du sol de 13 %.

4.             Cependant, selon les explications qu'elle a données dans le cadre de la présente procédure, la Fondation a décidé de ne pas réaliser ce projet, mais d'optimiser le potentiel constructible du terrain en y réalisant un ensemble de qualité plus dense, offrant davantage de maisons d'habitation. Dans cette perspective, elle a organisé en avril 2019 un appel d'offres sur invitation.

5.             En septembre 2019, le bureau de consultants en ingénierie S______(ci-après : le bureau S______), mandaté par l'office cantonal de l'agriculture et de la nature (ci-après : OCAN), a remis à ce dernier un « Inventaire des valeurs biologiques » correspondant à des relevés effectués durant la période printemps/été 2019 le long du cours de l'Aire (ci-après : inventaire 2019).

À teneur des « cartes des milieux naturels et semi naturel » qui figurent à l'annexe 1 de ce document et qui recouvrent le cours d'eau pratiquement depuis son entrée sur le territoire suisse, sur la commune de T______, jusqu'à sa mise en souterrain à la hauteur de U______, les parcelles susmentionnées constituent l'un des deux périmètres identifiés en tant que prairies sèches (l'autre étant situé très en amont, peu après l'entrée de la rivière sur le territoire suisse). L'inventaire 2019 mentionne à ce sujet que la carte des milieux naturels qu'il fait figurer en annexe 1 a été reprise de celle réalisée en 2018 par les Conservatoire et Jardin botaniques et qu'il n'y a pas eu d'actualisation dans le cadre du suivi effectué par le bureau S______ (inventaire 2019 p. 5 in fine). L'inventaire 2019 dresse en outre, en annexe 2, une « carte des secteurs à enjeux biodiversité » sur laquelle sont mis en évidence des périmètres désignés comme « sites prioritaires flore ». Les parcelles susmentionnées n'en font pas partie.

6.             Le 8 mai 2020, par le biais du mandataire qui a remporté l'appel d'offres susmentionné, la Fondation a déposé une requête en autorisation de construire définitive auprès du département du territoire (ci-après : DT ou le département), enregistrée sous n° DD 6______. Le projet prévoit la construction de six villas contiguës de haute performance énergétique (HPE) avec une densité de 22.4 %, avec des couverts à voitures, une noue et un bassin de rétention.

7.             Durant l'instruction du dossier, plusieurs instances se sont prononcées en faveur du projet sans formuler aucune observation. Il en est allé ainsi, notamment, du service de la planification et de l'information au sein de l'office de l'urbanisme (préavis du 18 janvier 2021) et de la direction des autorisations de construire (préavis du 8 avril 2021).

8.             Plusieurs autres instances se sont déclarées également favorables au projet sous conditions, leur préavis n'étant cependant pas pertinent dans le cadre du présent litige.

9.             Le 2 juin 2020, la commission des monuments, de la nature et des sites (ci-après : CMNS) a indiqué que vu l'absence d'intérêts publics prépondérants, elle refusait toute dérogation pour ce site exceptionnel. Un projet modifié devait être fourni « en sortant le bassin de rétention hors de la zone protégée [correspondant à la distance inconstructible depuis la lisière forestière] et en décrivant précisément l'entretien extensif des surfaces enherbées à prévoir côté cours d'eau ». Enfin, il était exclu de matérialiser de manière construite ou plantée les éventuelles futures limites parcellaires, hormis l'amorce qui était uniquement envisageable par l'intermédiaire d'arbrisseaux indigènes.

10.         Le projet ayant été modifié dans ce sens, le service des monuments et sites s'est déclaré non concerné par préavis du 1er mars 2021.

11.         Le 7 juillet 2020, la commune s'est déclarée favorable au projet, saluant les efforts produits pour réaliser un projet de qualité. Une importance particulière étant accordée à la biodiversité et à la qualité environnementale sur le territoire de la commune, celle-ci appréciait le choix de créer un bassin de rétention à ciel ouvert ainsi qu'une noue paysagère pour la gestion des eaux pluviales. Était également apprécié le fait que la surface perméable soit supérieure à 65 %. Au vu de la situation privilégiée du terrain et de sa richesse sur le plan environnemental, il était demandé aux requérants de conserver au maximum la végétation existante et de créer des continuités biologiques. La haie majeure se situant sur la bordure Est devait être préservée dans son intégralité. Il était souhaité que la surface engazonnée soit réduite pour permettre l'augmentation de la prairie extensive en lisière forestière.

12.         L'OCAN a tout d'abord demandé, par préavis du 25 juin 2020, de préciser le concept du rejet des eaux claires en forêt sur la parcelle voisine et de démontrer que le type d'équipement choisi (drains, tranchées, fossés, écoulements naturels, etc.) réponde aux exigences forestières en matière de perméabilité du sol. Il a également demandé, vu la présence à proximité d'un site prioritaire faune, d'indiquer si un éclairage extérieur était envisagé et, cas échéant, de fournir un concept de réalisation dont les spécificités techniques devaient être conformes aux recommandations en vigueur. S'agissant du paysage, il était demandé d'augmenter la largeur de la prairie, au lieu de gazon, sur une profondeur de 15 m par rapport à la lisière de la forêt. Il était également demandé de reculer la noue projetée par rapport à la haie vive située à l'Est, dont la préservation était en l'état remise en cause par cette installation. Enfin, s'agissant de la flore, il était demandé de végétaliser les toitures, les noues et les prairies avec des espèces indigènes. Le 10 mars 2021, l'OCAN a ensuite délivré un préavis favorable sous condition de la mise en place d'une protection de la lisière forestière avant l'ouverture du chantier.

13.         Le 25 juin 2020, la commission consultative de la diversité biologique (CCDB)/sous-commission de la flore a tout d'abord demandé de faire figurer sur le plan le rejet des eaux claires sur la parcelle voisine et a fait observer que l'installation de chantier, tout comme l'éventuel accès pompiers, devraient respecter les 20 m à la lisière forestière. Par préavis du 4 mars 2021, la CCDB)/sous-commission de la flore s'est déclarée favorable au projet, demandant que l'installation de chantier respecte le maintien de la lisière forestière.

14.         Par décision n° DD 6______ du 5 mai 2021, le département a délivré l'autorisation de construire en y intégrant les conditions des divers préavis, notamment ceux de la CCDB)/sous-commission de la flore du 4 mars 2021 et de l'OCAN du 10 mars 2021.

15.         Par acte du 4 juin 2021, P______ a interjeté recours contre cette décision auprès du Tribunal administratif de première instance (ci-après : le tribunal), concluant à son annulation sous suite de frais et dépens et demandant à pouvoir compléter son recours. Celui-ci a été enregistré sous n° de procédure A/7______.

16.         Par acte du 4 juin 2021, A______(ci-après : l'association), Monsieur B______, Madame C______, Monsieur D______, Madame E______, Madame F______, Monsieur G______, Madame H______, Madame I______, Madame J______, Monsieur K______, Madame L______, Madame M______, Madame N______ et Madame O______ (ci-après : les voisins), toutes et tous représentés par le même conseil, ont également recouru auprès du tribunal contre l'autorisation DD 6______, concluant principalement à l'annulation de cette décision. Préalablement, ils concluaient à ce que le tribunal ordonne un transport sur place et l'audition de représentants de différentes associations. Ce recours a été enregistré sous n° de procédure A/8______.

L'association explique que selon ses statuts, elle a pour but de grouper les citoyens concernés par le respect et la sauvegarde de la nature et du patrimoine du Val d'aire et de préserver son caractère actuel. Elle intervient en faveur de ses membres chaque fois que leurs intérêts communs pourraient être mise en cause. Quant aux voisins, ils exposent être respectivement propriétaires en propriété par étage sur la parcelle n° 9______, ou propriétaires des parcelles n° 10______ et n° 11______ de la commune.

Ils exposent que les parcelles concernées par le projet litigieux, comme celles qui se situent au Nord-Est, se trouvent sur le domaine des V______ qui est très riche en biodiversité et qu'elles font partie d'un important couloir biologique au bord de l'Aire. Le cours de cette rivière avait fait l'objet de travaux de renaturation dont l'étude avait débuté en 2003. En 2013, l'association avait contribué à la promotion d'un projet visant à établir un plan de site du Vallon de l'Aire, notamment par le biais d'une pétition adressée au Conseil administratif et au Conseil municipal de la commune. En 2015, le Conseil municipal de la commune avait adopté à l'unanimité une motion M 1'291 visant la protection du Vallon de l'Aire. Le 19 juillet 2016, le Conseil administratif de la commune avait répondu favorablement à cette motion. Un grand nombre d'associations avaient soutenu ces démarches. Des échanges avaient également eu lieu avec le conseiller d'État en charge du département du territoire au sujet de la qualité du site. Celui-ci s'était déclaré soucieux que la densification du périmètre se fasse de manière qualitative. Il avait également rappelé que l'OCAN avait financé en 2019 une étude des valeurs naturelles du vallon.

Il résultait du dossier d'autorisation qu'aucun des services spécialisés n'avait examiné les dispositions de la loi fédérale sur la protection de la nature, alors que le projet prévoyait la destruction de 70 % de la prairie existante et une implantation des constructions à 40 m de la rivière et à 20 m de la lisière forestière. Le projet violait également le principe de la coordination, puisque l'autorisation querellée ne tenait pas compte des discussions en cours au sujet de la préservation du vallon de l'Aire. L'autorisation litigieuse violait également le Plan directeur cantonal dans la mesure où le département avait adopté des positions contradictoires sur la préservation des parcelles en cause. Enfin, l'autorisation litigieuse violait les conditions émises par le préavis communal, car il serait difficile de respecter la volonté de la commune de préserver la prairie existante.

17.         P______ a complété son recours par écritures du 22 juin 2021. Les parcelles concernées par le projet constituaient une pelouse mi-sèche médio-européenne (Mesobromion). Elle accueillait plusieurs espèces protégées, soit plus particulièrement au moins une cinquantaine d'Ophrys abeille (Ophrys apifera), espèce menacée figurant sur la liste rouge des plantes vasculaires dressée par l'Office fédéral de l'environnement (ci-après OFEV). On y trouvait également l'Orchis pyramidale (Anacamptis pyramidalis), considérée comme quasi menacée. Globalement, l'ensemble des milieux ouverts de ces parcelles présentaient tout le cortège des espèces végétales caractéristiques des prairies sèches avec le Brôme érigé (Bromus erectus), la Petite sanguisorbe (Sanguisorba minor), la Centaurée scabieuse (Centaurea scabiosa), le Gaillet jaune (Gallium verum), la Bugrane épineuse (Ononis spinosa) ou encore le Lotier corniculé (Lotus corniculatus).

Alors que, depuis plusieurs années, diverses initiatives venues tout d'abord d'associations locales de protection de la nature, puis des communes concernées et enfin d'un groupe de députés du Grand Conseil, tendait à la mise en place d'un plan de protection générale de l'Aire, le département n'avait procédé à aucune analyse des valeurs du biotope sur l'ensemble des parcelles concernées. Ni le dossier d'autorisation, ni des différents préavis ne mentionnaient la présence, sur le site considéré, d'une prairie de type Mesobromion.

La zone à bâtir applicable aux parcelles litigieuses avait été mise en place au début des années 1950. Sous l'angle de l'aménagement du territoire, les circonstances applicables à ce secteur s'étaient grandement modifiées depuis 70 ans : outre l'entrée en vigueur de différentes lois visant notamment la protection de certains milieux naturels, le canton de Genève, dans son Plan directeur cantonal 2030 (PDCn 2030), avait fait figurer les parcelles en cause à l'intérieur d'un corridor biologique et d'une pénétrante de verdure. Le Conseil fédéral avait adopté le 27 avril 2012 une Stratégie Biodiversité prévoyant le développement de la biodiversité dans l'espace urbain. La commune quant à elle avait adopté en 2020 des dispositions en faveur de la biodiversité, en relation avec sa stratégie d'évolution de la zone 5.

Compte tenu des caractéristiques tout à fait exceptionnelles du site, P______ allait prochainement déposer auprès de l'autorité compétente une demande de mise à l'inventaire, en raison de laquelle le tribunal était invité à suspendre la présente procédure.

Sur le fond, la décision litigieuse violait la loi fédérale sur la protection de la nature, car la réalisation du projet entraînerait la destruction irrémédiable de la quasi-totalité d'un milieu naturel protégé par cette loi, sans qu'il en ait été tenu compte au moment de la prise de décision.

La décision litigieuse violait également les dispositions légales en matière d'aménagement du territoire, car l'attribution des parcelles en cause à la zone à bâtir, 70 ans auparavant, était désuète et ne tenait pas compte de la présence d'un milieu naturel dont le droit fédéral exigeait la préservation.

Enfin, l'autorisation litigieuse violait également les dispositions légales en matière de protection de la forêt, notamment en raison d'un bassin de rétention prévu à l'intérieur de la distance protégée.

18.         Par décision de jonction du 26 juillet 2021 (DITAI/12______), le tribunal a rattaché la procédure n° A/8______ à la procédure n° A/7______.

19.         Par écritures du 16 septembre 2021, la Fondation a répondu aux recours.

20.         Sa décision d'optimiser le potentiel constructible du terrain en y réalisant un ensemble de qualité plus dense, offrant davantage de maisons d'habitation, avait été accompagnée du souci de garantir « l'espace non bâti le plus étendu possible pour réduire la pression anthropique sur la partie basse du périmètre ». Le cahier des charges de l'appel d'offre qu'elle avait ouvert à cette occasion indiquait que la Fondation ne souhaitait pas maximiser la densification au détriment de la qualité du lotissement et du voisinage. Parmi les critères d'adjudication, les critères tenant au concept architectural incluaient la qualité d'implantation et d'intégration au site, l'originalité du concept global d'aménagement, la qualité et richesse des morphologies, gabarits et typologies de logements, ainsi que la qualité des aménagements extérieurs. Elle avait retenu un projet proposant six villas mitoyennes disposées en éventail « idéalement orientées et parfaitement intégrée au site. Le projet constitue un ensemble compact aux gabarits modestes situés à proximité de la route d'accès, offrant une grande variété d'espaces extérieurs et des dégagements visuels sans vis-à-vis ». Le projet se caractérisait également par un niveau hors sol côté route « pour minimiser l'impact visuel et un rez inférieur intégré dans la pente naturelle du terrain ».

Les instances de préavis avaient eu conscience que des prairies sèches étaient localisées sur les parcelles en cause, mais qu'il ne s'agissait pas pour autant de biotopes dignes de protection au sens de l'art. 18 al. 1bis LPN. Quoi qu'il en soit, même s'il fallait considérer qu'il s'agissait de tels biotopes, la protection conférée par cette disposition légale n'était pas absolue et dépendait d'une pesée des intérêts en présence. Or, la construction des six villas permettrait de débloquer et réaliser des immeubles de logements situés dans différents plans localisés de quartier, représentant plusieurs dizaines de logements. Enfin, la Fondation pourrait au besoin proposer des mesures de protection pour le milieu naturel restant, voire des mesures de reconstitution ou de remplacement au sens de la loi fédérale sur la protection de la nature, pour la part du terrain qui serait dédiée aux bâtiments.

Contrairement à ce qui ressortait de l'extrait du plan cadastral, dont une version mise à jour était versée au dossier, un nouveau plan des aménagements extérieurs avait été réalisé le 18 janvier 2021, de sorte que l'emplacement du bassin de rétention ne se situait plus à l'intérieur de la limite de 20 m inconstructible depuis la lisière forestière. Le grief développé à ce sujet devait donc être écarté.

Il en allait de même du grief concernant la prétendue violation du PDCn 2030, car le fait que ce document intègre les parcelles litigieuses à l'intérieur d'une pénétrante de verdure ne les rendait pas pour autant inconstructibles.

Enfin, le projet ne violait pas les conditions émises dans le préavis communal, car la haie n'était pas mise en péril par le projet. Par ailleurs, la Fondation pourrait prévoir des mesures opposables aux acquéreurs finaux pour éviter l'engazonnement de la surface et garantir un maintien étendu de la prairie extensive.

21.         Par courrier du 28 septembre 2021, le tribunal a invité P______ à attester de l'existence d'une procédure de mise à l'inventaire en cours auprès de l'OCAN.

22.         P______ a répondu par courrier du 12 novembre 2021 en produisant différents échanges de correspondance, notamment un courrier que lui avait adressé l'OCAN le 3 novembre 2021, duquel il résultait que cet office avait mandaté le bureau S______ pour un complément d'expertise, dont le rapport confirmait la présence d'un milieu digne de protection (Mesobromion), ainsi que (selon les termes du courrier de l'OCAN) la présence d'une faune rare, menacée, protégée et rarement présente à de telles densités à Genève. Les mesures de protection qui pouvaient entrer en ligne de compte étaient un plan de site, qui ne constituait en l'état qu'une option possible, ou la mise en réserve naturelle, qui nécessitait l'accord du propriétaire et de l'exploitant des parcelles, outre son adoption par voie d'arrêté du Conseil d'État. En ce qui concernait les éventuelles mesures conservatoires, la loi prévoyait que l'OCAN faisait établir un constat des risques encourus ou de l'étendue des dommages et pouvait prendre toute mesure temporaire ou dispositions nécessaires afin de protéger l'objet et assurer sa conservation. Afin d'évaluer le moment venu les risques encourus en raison du projet de construction litigieux, il convenait de connaître le sort définitif de la procédure judiciaire. Il était donc impossible pour l'OCAN de se prononcer sur des éventuelles mesures conservatoires tant que la procédure contre l'autorisation de construire n'était pas définitivement tranchée. L'OCAN n'entendait donc pas engager d'autres démarches avant la fin de la procédure judiciaire, si ce n'est en réalisant une expertise complémentaire au printemps suivant, au moment de la floraison.

23.         Le rapport d'expertise du bureau S______ daté de septembre 2021, joint en annexe, indique que la caractérisation des milieux a été réalisée sur les parcelles litigieuses ainsi que sur la parcelle (voisine) n° 218 lors d'un passage sur site en août 2021. Lors de ce passage, la flore rare et menacée a également été relevée avec une attention particulière sur la prairie directement concernée par le projet litigieux. Cette prairie ayant été fauché, le relevé a été réalisé sur les regains, ainsi que sur la zone refuge non fauchée.

Les listes des espèces de la flore et de la faune entomologique que contient ce rapport ne sont pas détaillées ici, compte tenu du rapport postérieur dont il sera question plus loin. À ce stade, il convient de relever que selon ce rapport, après examen des bases de données nationales, il s'était avéré qu'aucune donnée n'avait jamais été transmise sur ce secteur situé en zone périurbaine, peu prospecté par les naturalistes. La totalité des taxons recensés se retrouvait dans la prairie mi-sèche directement concernée par le périmètre du projet de construction. La présence du Criquet de la palène, espèce non menacée à l'échelle nationale, était intéressante, car il s'agissait d'une espèce très exigeante en termes d'habitat. Sa présence en zone agricole et particulièrement en zone périurbaine était rare. D'une manière générale, la densité d'orthoptères dans la prairie était nettement plus importante que la moyenne des prairies agricoles du canton. Ceci pouvait être mis en lien avec la qualité du milieu et son entretien. Sa diversité élevée pouvait aisément être comparée à des prairies agricoles de qualité, ce qui en faisait donc, en contexte périurbain, un site de grande importance. Un projet de construction sur le site entraînerait de façon directe une disparition quasi totale de la faune entomologique prairiale du site. Il y aurait aussi des impacts indirects sur la faune présente plus largement dans la zone par le rétrécissement du corridor écologique de l'Aire et l'apport de pollution lumineuse aux abords directs du cordon boisé.

24.         Par courrier du 17 décembre 2021, le tribunal, se fondant sur le courrier que l'OCAN avait adressé le 3 novembre 2021 à P______, a fait observer à cet office qu'il avait préavisé favorablement le projet et avait en outre participé avec les mandataires à deux séances qui visaient à en ajuster certains éléments. Cela semblait signifier que l'OCAN n'avait alors aucune raison de s'opposer au projet, sous réserve d'une seule condition en lien avec la protection de la lisière forestière. La prise d'éventuelles mesures conservatoires annoncées par l'OCAN dans son courrier adressé à P______ semblait signifier que le projet litigieux était propre à provoquer des dommages à un biotope ou à des espèces qu'il s'agirait alors de protéger. La question était dès lors de savoir si ces mesures conservatoires n'auraient pas plutôt dû faire l'objet, en amont, d'une demande de modification du projet et/ou de conditions supplémentaires posées par l'OCAN. Ce dernier était invité à se déterminer à ce sujet.

25.         Par écritures du 30 novembre 2021, les voisins ont répliqué en reprenant dans l'ensemble leurs arguments précédents, tout en relevant qu'il était inexact d'affirmer, comme le faisait la Fondation, que son projet litigieux offrait un nombre plus important de maisons d'habitation que le premier. La superposition des plans relatifs aux deux autorisations démontrait que la surface au sol du premier projet s'élevait à environ 435 m², alors que celle du second projet s'élevait à environ 950 m².

26.         Le 8 décembre 2021, l'OCAN a indiqué à P______ que la suite des démarches, après l'inventaire des valeurs naturelles du site, consistait dans l'évaluation des risques encourus, qui dépendrait du sort de la procédure judiciaire. Quant aux autres mesures de protection envisageable (plan de site ou mise en réserve, elle ne permettait pas la protection du biotope à court terme et leur mise en œuvre nécessitait la réalisation de conditions qui n'étaient pas toutes du ressort de l'OCAN. Il était donc contesté que cet office doive engager d'autres démarches à ce stade.

27.         Par courrier du 13 janvier 2022, l'OCAN a répondu à l'interpellation du tribunal du 17 décembre 2021. Il était exact que l'OCAN ne s'était pas opposé au projet de construction et n'avait émis qu'une seule condition en lien avec la protection de la lisière forestière. Ce préavis favorable avait été rendu sur la base des données dont l'office avait connaissance à ce moment-là, lesquelles s'étaient révélées incomplètes postérieurement à la délivrance de l'autorisation de construire, notamment en raison du rapport d'inventaire qui confirmait la présence de milieux dignes de protection, ainsi que la présence d'une faune rare, menacée et protégée. Cette situation ne justifiait cependant pas que l'OCAN initie l'une ou l'autre des procédures de mises sous protection qu'avait sollicitées P______, pour les raisons qui avaient déjà été expliquées à cette association par courriers des 3 novembre et 8 décembre 2021. Cette non entrée en matière sur la demande de P______ ne signifiait toutefois pas, malgré l'affectation de la parcelle en zone à bâtir, que la balance des intérêts était éludée. Une atteinte au biotope n'était pas permise sans que des mesures de remplacement ne soient ordonnées, ainsi que cela découlait de la loi fédérale sur la protection de la nature. En l'espèce, si le projet de construction litigieuse était confirmé, sa réalisation aurait un impact sur le biotope et sur les espèces protégées, de sorte que la procédure par étapes prévues par la loi précitée s'appliquait. Si l'atteinte s'avérait injustifiée, elle devrait être réduite dans toute la mesure du possible par des mesures de protection. S'il s'avérait au contraire que ces mesures ne permettent pas de garantir efficacement et durablement la conservation du biotope, il appartiendrait alors à l'auteur de l'atteinte de prévoir des mesures de reconstitution ou de remplacement. C'était, selon l'OCAN, dans le cadre de la procédure de recours pendante que cette appréciation devait être effectuée.

28.         Par courrier du 20 janvier 2022, le tribunal a invité les parties à se prononcer sur le courrier de l'OCAN du 13 janvier 2022.

29.         Par courrier du 11 février 2022, le département a indiqué qu'il partageait la position de l'OCAN. En outre, la mise en œuvre d'une expertise complémentaire en période de floraison printanière se justifiait, car elle permettrait d'établir de manière précise la valeur biologique de la parcelle en vue d'apprécier les mesures qui pourraient être requises conformément à la loi fédérale sur la protection de la nature.

30.         Par écritures du 11 février 2022, la Fondation a indiqué qu'elle ne remettait pas en cause les constats effectués par le bureau S______. En revanche, par principe, la mise sous protection du site à laquelle aspiraient les parties recourante, au détriment de la réalisation des constructions litigieuses, n'était pas soutenable légalement. La jurisprudence fédérale imposait au contraire de procéder dans chaque cas à une pesée des intérêts en présence, visant à établir notamment si le besoin de construire des logements pouvait primer sur la protection de la biodiversité. Toujours selon la jurisprudence, cette pesée des intérêts pouvait s'effectuer dans le cadre de la procédure d'autorisation ordinaire de construire, plutôt que dans une procédure spécifique en protection du biotope. Il se justifiait ainsi que le tribunal, plutôt que d'annuler l'autorisation de construire, renvoie le dossier à l'autorité intimée afin qu'il reprenne l'instruction et que toutes les informations pertinentes soient réunies en vue de cette pesée des intérêts. Au demeurant, le tribunal pouvait également exercer sa prérogative consistant à assortir l'autorisation de construire de charges qui ne remettraient pas en cause fondamentalement le projet. Par ailleurs, la Fondation appuyait l'idée d'une analyse biologique complémentaire du site au printemps 2022, ce qui permettrait à un bureau d'ingénieurs en environnement mandaté par la Fondation d'affiner le projet sur la base des résultats obtenus. Si le tribunal se limitait à invalider l'autorisation de construire, la clarification des possibilités d'utilisation des parcelles pour la construction interviendrait vraisemblablement bien plus tard, au détour d'un enchevêtrement de procédure qui ne manquerait pas de solliciter à nouveau les juridictions, possiblement à plusieurs reprises, et de manière non coordonnée si les requêtes en protection introduites par P______ étaient conduites parallèlement.

31.         Par écritures du 8 mars 2022, P______ s'est déclaré favorable à l'analyse complémentaire annoncée pour le printemps 2022. Quoi qu'il en soit, il apparaissait d'emblée exclu que la simple adjonction de charges ou de conditions à l'autorisation de construire suffise à assurer la protection du biotope exigé par la loi fédérale sur la protection de la nature. Pour autant que le secteur considéré conserve encore des droits à bâtir, la préservation du biotope existant imposerait de réduire très substantiellement la surface au sol des villas contiguës projetées.

32.         Par courrier du 9 mars 2022, l'association et les voisins ont appuyé la position exprimée par P______ dans son courrier du 8 mars 2022.

33.         Par courrier du 29 mars 2022 adressé aux parties, le tribunal a relevé qu'il existait un désaccord entre elles au sujet de la possibilité d'assortir l'autorisation litigieuse de charges supplémentaires visant la réalisation de mesures au sens de la loi fédérale sur la protection de la nature, en particulier en raison de la prétendue impossibilité matérielle de concilier l'étendue du projet avec une véritable protection du milieu biologique. Sous cet angle, il paraissait important que l'étude complémentaire qui serait menée relève la répartition des espèces sensibles sur les parcelles en cause, au regard de l'implantation du projet. Les parties intimées étaient invitées à indiquer si cela serait pris en considération.

34.         Des échanges de correspondance ont eu lieu à ce sujet entre le tribunal et les parties, étant précisé que l'expertise complémentaire prévue pour le printemps 2022 a finalement désigné précisément l'emplacement des espèces sensibles sur les parcelles en cause.

35.         Par rapport daté de septembre 2021, le bureau S______ a fait état des résultats des relevés complémentaires menés au printemps 2022. Ainsi que le montrait une carte réalisée à cet effet, le site était composé d'une mosaïque de milieux. Les prairies à l'Est du site, ainsi que les cordons boisés situés au centre, étaient particulièrement intéressants d'un point de vue écologique. La prairie au Sud-Est du site, directement concernée par le projet de construction, ainsi que celle située au Nord-Est du site, étaient des prairies mi-sèches de type Mesobromion comportant une grande diversité d'espèces et avec une dominance d'espèces caractéristiques de ce type de milieu, telles que Sangisorba minor et Ononis Spinosa, largement répandues dans les deux prairies, ainsi que Bromus erectus, Centaurea jacea ou encore Galium verum. Ces prairies étaient mi-sèches à tendance grasse avec également la présence de plusieurs espèces typiques de l'Arrhenatherion tels que Arrhenatherum elatius, Cactylis glomerata ou encore Knautia arvensis. Ces prairies comportaient plusieurs espèces de plantes rares, menacées et/ou protégées dont la liste était présentée en tableau 1 (il sera question de ces plantes ci-après dans la partie en droit, en tant que de besoin). Leur localisation était précisée en annexe 2. La liste complète des espèces relevées sur les deux prairies était présentée en annexe 1. Les prairies de type Mesobromion étaient rares sur le canton de Genève et protégées au niveau fédéral. Elles abritaient une grande diversité floristique et faunistique. Quatre espèces de plantes figurant sur la liste rouge genevoise avaient été relevées dans la prairie située au sud du chemin et directement concernée par le projet de construction (il sera question de ces plantes ci-après dans la partie en droit).

Pour définir la richesse entomologique de ces milieux, outre les deux passages effectués en août 2021, deux passages complémentaires avaient eu lieu en mai-juin 2022. L'entomofaune du site profitait de la diversité et de la qualité des milieux présents (formations buissonnantes et arborées adjacentes ainsi que connectivité avec des milieux naturels et le corridor écologique du cordon boisé de l'Aire). La prairie présentait une hétérogénéité très favorable aux invertébrés et l'entretien extensif pratiqué, avec une grande zone refuge, favorisait la survie des différents groupes. De plus, de par sa localisation, la prairie était protégée par le cordon arboré contre les intrants agricoles et pesticides épandus dans les cultures, ce qui favorisait le développement des insectes. Les différentes espèces avaient été relevées le long des formations buissonnantes et dans les prairies. La totalité des taxons recensés se retrouvait dans la prairie mi-sèche directement concernée par le périmètre du projet de construction. La prairie située sur la parcelle n° 13______ présentait des caractéristiques similaires et une grande richesse en termes d'entomofaune, la plupart des espèces relevées s'y retrouvant également. Plusieurs espèces étaient considérées comme menacées au niveau national et faisaient partie des espèces prioritaires pour la Suisse. D'autres possédaient une valeur de conservation au sein du canton de Genève. Leur localisation précise était renseignée dans l'annexe 2 (les espèces concernées seront évoquées dans la partie en droit en tant que de besoin).

S'agissant des oiseaux, malgré le fait qu'il n'avait pas été possible d'établir le statut nicheur des espèces observées, il était intéressant de noter la présence du pigeon colombin et du pic mar dans le cordon boisé de l'Aire, ce dernier faisant partie des espèces prioritaires à l'échelle nationale. Les dérangements dû à un éventuel chantier et l'augmentation de la fréquentation des rives du cours d'eau liée aux futurs habitants du quartier pourrait cependant induire un impact sur le martin-pêcheur d'Europe qui nichait sur le cours d'eau, espèce prioritaire sensible au dérangement.

Actuellement peu sujet à la pollution lumineuse directe, le cordon boisé de l'Aire sur W______ était un site de déplacement et de nourrissage important pour les chiroptères dans ce contexte périurbain. Tout nouveau projet de construction apporterait une augmentation de la pollution lumineuse (extérieur des bâtiments et diffusion des ménages) sur les terrains de chasse (prairie et lisière) des chiroptères, ce qui aurait un impact important sur les espèces lucifuges. Le cordon boisé et les milieux adjacents (dont la parcelle concernée par le projet) matérialisaient un corridor écologique dans cette zone périurbaine, favorable au déplacement et à la reproduction de nombreuses espèces. Tout projet de construction diminuerait l'espace disponible pour les déplacements de la faune, particulièrement pour les espèces des milieux ouverts, ce qui augmenterait l'isolation de la faune urbaine.

En conclusion, la réalisation d'un projet de construction aurait un impact sur les valeurs biologiques du site, notamment par la destruction d'une prairie mi-sèche de type Mesobromion, peu fréquente dans le canton de Genève. Bien que n'abritant que peu d'espèces de plantes rares, cette prairie présentait un intérêt écologique important. En effet, elle était riche et diversifiée dans sa composition en espèces et son hétérogénéité en lien notamment avec la topographie du site qui permettait une grande variété de conditions écologiques (zone en pente bien exposée, replat plus ombragé, etc.) qui profitaient à un large cortège d'espèces. Cette prairie abritait et favorisait de nombreuses espèces d'insectes dont certaines étaient rares et menacées, et dont la densité était ici importante. Un projet de construction sur ce site entraînerait de façon directe une disparition quasi totale de la faune entomologique prairiale du site. Il y aurait aussi des impacts indirects sur la faune présente plus largement dans la zone par le rétrécissement du corridor écologique de l'Aire et l'apport de pollution lumineuse aux abords directs du cordon boisé.

36.         Suite à l'apport au dossier de cette expertise complémentaire, le tribunal a invité l'OCAN, par courrier du 11 août 2022, à fournir des informations supplémentaires sur la localisation de l'ensemble des prairies mi-sèches de type Mesobromion dans le canton de Genève. La liste de ces milieux devrait être si possible accompagnée d'une carte situant toutes les prairies concernées (avec mention des zones auxquelles elles appartenaient) et, pour chacune d'entre elles, les espèces classées VU, NT et AS que l'on retrouvait également dans la prairie litigieuse.

37.         L'OCAN, soit pour lui son service de la biodiversité, a répondu le 29 septembre 2022. En substance, aucune prairie du canton n'avait exactement les mêmes caractéristiques que la prairie litigieuse. Les surfaces sélectionnées ne comprenaient en effet jamais toutes les espèces présentes relevées dans les rapports du bureau S______. À l'échelle du canton, si l'on exceptait les prairies de l'Aéroport international de Genève, dont la qualité botanique était reconnue mais qui ne figuraient pas à l'inventaire fédéral, les prairies mi-sèches répertoriées de manière fiable représentaient plus de 200 ha et étaient principalement situées au sud-ouest du canton, en zone de bois et forêts et en zone agricole. D'autres prairies mi-sèches, dont l'inventaire était moins fiable, représentaient encore environ 70 ha, majoritairement en zone agricole. Il fallait préciser que certaines zones inaccessibles n'avaient jamais été prospectées par des biologistes. Il en allait ainsi, par exemple, des grands domaines privés, de la zone 5, de la Genève international ou encore de la zone industrielle.

38.         Les parties se sont encore exprimées par écritures des 25 octobres et 8 novembre 2022 sur ces informations complémentaires.

39.         Par écritures du 2 décembre 2023, la Fondation a soutenu que selon les éléments qui ressortaient du rapport d'expertise complémentaire du bureau S______ et des informations fournies par l'OCAN le 29 septembre 2022, la prairie en cause comportait plusieurs espèces de plantes rares, menacées et/ou protégées. Quatre espèces de plantes figurant sur la liste rouge genevoise avaient été relevées. Or, seules les espèces ayant le statut VU (vulnérable) et EN (en danger) étaient protégées conformément à l'art. 26 al. 1 du règlement sur la protection du paysage, des milieux naturels et de la flore du 25 juillet 2007 (RPPMF - L 4 05.11), mais l'une des deux espèces VU avait été détectée sur une autre parcelle que celle faisant l'objet du projet. Les espèces ayant le statut NT (potentiellement menacé) ne nécessitaient pas de mesure de conservation spécifique au sens de la disposition précitée. Les parcelles en cause ne concernaient ainsi qu'une seule espèce figurant sur la liste rouge genevoise, mais dont seulement deux plants avaient été relevés sur l'emplacement du projet de construction et un plant à proximité de celui-ci. Il s'agissait cependant d'une plante non menacée pour la Suisse et le Plateau suisse. Par conséquent, il paraitrait étonnant que la prairie en question doive être considérée comme digne de protection parce qu'elle abritait trois plants d'une espèce figurant sur la liste rouge genevoise, mais non menacée ailleurs.

Contrairement à ce que soutenaient les recourants, les parcelles en cause n'étaient pas uniques, car les autres prairies mi-sèches de type Mesobromion répertoriées dans le canton de Genève revêtaient globalement les mêmes caractéristiques, même s'il n'était pas spécifié si elles abritaient des espèces végétales ou animales classée en liste rouge.

Cela étant, la Fondation proposait différents aménagements paysagers et mesures d'optimisation, selon la note établie le 21 novembre 2022 par le bureau X______. En substance, il s'agissait du système de récolte des eaux prévu dans le cadre de l'autorisation de construire, qui permettrait le développement des amphibiens et de la petite faune aquatique, dont les libellules. Le projet prévoyait également d'introduire des arbres et arbustes sur une surface d'où ils étaient absents actuellement, ce qui bénéficierait notamment aux oiseaux. Au titre de mesure d'optimisation qui pourrait être apportée au projet en vue de limiter son impact sur les valeurs biologiques du site, on pouvait proposer l'extension de la zone de prairie sèche en diminuant la surface des terrasses en bois et en empêchant l'accès au biotope au moyen de clôtures, ce qui permettrait de définir l'espace « utilisable », l'objectif étant d'éviter que les futurs habitants des villas n'utilisent la surface de la prairie comme zone jardinée, en y plantant gazon et végétaux, ou en piétinant la prairie. La question de sa gestion et de son entretien devrait également être précisé. Il était également possible de prévoir la minimisation de l'impact du chantier, notamment en en réduisant l'emprise. Les espèces protégées identifiées sur le site pourraient être transplantées dans la partie conservée de la prairie ou dans l'autre prairie située au nord. S'agissant de l'éclairage, un concept très sobre et optimisé pourrait être mis en place, tant à l'extérieur qu'à l'intérieur. Ne seraient éclairés que les endroits nécessaires, aux moments opportuns, de manière à n'entraîner qu'un impact de plus réduit possible sur la biodiversité et en particulier sur le cycle de la végétation et toutes les fonctions de la faune nocturne, dont celle des invertébrés occupant la prairie. Les toitures pourraient être végétales et, offrant ainsi des micros habitats propices à la faune locale. Des mesures pourraient également être prises pour éviter les collisions d'oiseaux contre les vitres.

40.         À l'audience du 12 janvier 2023, le représentant de la Fondation a indiqué que la mission de cette dernière consistait à tenter de concrétiser des échanges de parcelles avec des propriétaires situés dans des zones à développer. Si nécessaire, la Fondation pourrait produire la convention sur la vente des parcelles litigieuses, ainsi que quelques échanges de correspondance avec des propriétaires spécifiques. Le conseil de la Fondation a précisé que cette dernière n'avait pas prétendu, dans la présente procédure, que le projet litigieux permettrait des échanges en lien avec tel ou tel plan localisé de quartier en particulier.

Monsieur Y______, conservateur de la nature et du paysage et directeur du service de la biodiversité, a indiqué que les mesures annoncées par la Fondation dans ses écritures du 2 décembre 2022 constituaient des progrès par rapport au projet autorisé. Cependant, celui-ci impactait directement ce que l'on pouvait considérer comme le cœur du Mesobromion, à savoir la partie ensoleillée, où se tenait l'essentiel de la biodiversité, notamment en termes d'insectes. La partie préservée et améliorée d'après les mesures proposées actuellement se situait à l'ombre de la lisière forestière et était donc moins intéressante biologiquement, même s'il s'agissait toujours du Mesobromion. L'emplacement où se situeraient les futures villas se caractérisait également par sa pente, c'est-à-dire par son caractère séchard, ce qui était moins le cas des parties plus à plat qui subsisteraient. En outre, il était inévitable que l'utilisation future de sites construits entraîne des perturbations de différentes natures, qui rendrait encore plus problématique la capacité de régénération de la surface subsistante. Il s'agissait d'un écosystème extrêmement sensible aux perturbations et dont le fonctionnement était encore en partie inexpliqué. Pour ces raisons, et d'expérience, il était extrêmement difficile de tenter la reconstitution d'un tel milieu là où il n'existait pas encore. Sur question de la Fondation concernant l'intérêt que représentait la partie du Mesobromion situé au Nord-Ouest des trois parcelles concernées, il s'agissait d'un milieu d'intérêt et il n'y avait selon lui pas vraiment de sens à imaginer faire porter des mesures de compensation sur un milieu déjà existant. Quant à la parcelle qui se situait plus à l'Ouest (en jaune sur le plan situé en p. 4 du rapport actualisé du bureau S______), il s'agissait d'une zone cultivée qui ne se prêtait vraisemblablement pas à une tentative de reconstitution d'un Mesobromion, sans compter qu'il existait, sur ce périmètre, un projet d'éventuelle densification par plan localisé de quartier.

41.         Par courrier du 2 mars 2023, la Fondation a informé le tribunal qu'elle avait examiné la possibilité d'apporter de nouvelles modifications à son projet et en particulier de le redimensionner afin de tenter de préserver une plus grande portion de la prairie. Cependant, une réduction du projet actuel, en le ramenant à une ou deux villas, n'était pas envisageable, notamment au regard de sa mission consistant à favoriser et concrétiser des échanges de parcelles privées situées dans des zones à développer. Un tel projet fortement réduit ne ferait pas de sens, autant pour le potentiel urbanistique extrêmement limité que pour des raisons financières, étant précisé que les prix d'échanges entre les propriétés devaient rester équilibrés. Pour ces raisons, elle consentait d'ores et déjà à ce que le tribunal impose, s'il le jugeait indispensable, des mesures d'optimisation du projet consistant dans l'extension de la zone de prairie mi-sèche conservée (avec mise à ban, sauf pour son entretien adéquat), la minimisation de l'emprise du chantier, la transplantation des espèces protégées identifiées sur le site, l'optimisation de l'éclairage, la végétalisation des toitures et la diminution du risque de collisions d'oiseaux contre les vitres.

42.         Par écritures du 2 mars 2023, le département a indiqué qu'après avoir pris en considération l'ensemble des actes d'instruction intervenus jusque-là, il avait procédé à une nouvelle pesée des intérêts. Il en était ressorti qu'au vu des intérêts publics poursuivis par le projet litigieux, soit tout particulièrement un objectif de facilitation et d'accélération de la mise en œuvre de plan localisé de quartier prévoyant la réalisation de logements (selon un facteur multiplicateur des six habitations ici projetées, chacune permettant en principe la réalisation de plusieurs appartements), ses intérêts devaient primer sur la préservation intégrale de la prairie. Cela se justifiait d'autant que l'existence de cette dernière n'était due qu'à un concours de circonstances particulières, soit son entretien actuel au bon vouloir de la Fondation et de la non-réalisation de son précédent projet. Toutefois, vu que l'atteinte n'avait pas encore été identifiée au stade de l'instruction de la requête litigieuse, le département préconisait que le tribunal ajoute à l'autorisation les différentes mesures d'optimisation énoncée par la Fondation.

43.         Par écritures respectives des 13 et 20 avril 2023, les parties recourantes se sont opposées aux propositions des parties intimées et, reprenant en substance leurs arguments précédents, ont maintenu leurs conclusions tendant à l'annulation de la décision querellée.

 

 

EN DROIT

1.             Le Tribunal administratif de première instance connaît des recours dirigés, comme en l’espèce, contre les décisions prises par le département en application de la loi sur les constructions et les installations diverses du 14 avril 1988 (LCI - L 5 05) (art. 115 al. 2 et 116 al. 1 de la loi sur l’organisation judiciaire du 26 septembre 2010 - LOJ - E 2 05 ; art. 143 et 145 al. 1 LCI).

2.             Interjetés en temps utile et dans les formes prescrites devant la juridiction compétente par une association habilitée à recourir selon l'art. 145 al. 2 LCI ainsi que par des voisins directs du projet litigieux, les recours sont recevables au sens des art. 60 et 62 à 65 de la loi sur la procédure administrative du 12 septembre 1985 (LPA - E 5 10).

3.             a. Les recourants font grief à l'autorisation litigieuse de violer notamment l'art. 18 al. 1bis et al. 1ter de la loi fédérale sur la protection de la nature et du paysage du 1er juillet 1966, (LPN - RS 451). Ils considèrent en substance que les parcelles concernées correspondent à une pelouse mi-sèche médio-européenne de type Mesobromion, figurant à l'annexe 1 de l'ordonnance du 16 janvier 1991 sur la protection de la nature et du paysage (OPN - RS 451.1), dont le projet litigieux entraînerait la destruction irrémédiable. Ils reprochent en outre à l'autorité intimée d'avoir pris sa décision sans tenir compte de l'existence de ce biotope et donc en n'ayant procédé à aucune évaluation des différents intérêts en présence, en particulier s'agissant de l'intérêt public consistant à protéger la faune et la flore indigène, leur habitat naturel et la diversité biologique. Ils rappellent également l'engagement du canton de Genève en faveur de la préservation de la biodiversité. Selon eux, l'intérêt public contraire mis en avant par l'intimée est insuffisant, dans la mesure où les échanges de logements dont se prévaut cette dernière pourraient avoir lieu dans d'autres secteurs du canton. Ils soutiennent également que selon la jurisprudence du Tribunal fédéral, les circonstances du cas d'espèce devraient conduire le tribunal à relativiser la portée de l'affectation des parcelles concernées en zone villa, découlant de la loi par laquelle elles avaient été versées en zone villa en 1953. S'agissant des aménagements paysagers et des mesures d'optimisation proposées par l'intimée durant l'instruction de la présente cause, ils soutiennent que ces interventions ne contiennent aucune proposition de reconstitution de remplacement du biotope et ne visent qu'à tenter de minimiser, de manière très insuffisante, les destructions qu'engendrerait le projet.

L'intimée soutient pour sa part, en substance, que les instances concernées ont préavisé le dossier en ayant une correcte appréciation du fait que la prairie litigieuse ne constitue pas un biotope digne de protection au sens de l'art. 18 al. 1bis LPN, ce que les compléments d'instruction du dossier durant la présente procédure n'auraient fait que confirmer. Quoi qu'il en soit, selon les deux parties intimées, la pesée des intérêts en présence nécessiterait de prioriser le projet litigieux. Ce résultat s'imposerait d'autant plus au vu des mesures de protection proposées au terme de l'instruction de la présente procédure.

b.a. Selon l'art. 18 LPN, la disparition d'espèces animales et végétales indigènes doit être prévenue par le maintien d'un espace vital suffisamment étendu (biotopes), ainsi que par d'autres mesures appropriées (al. 1). Il y a lieu de protéger tout particulièrement: les rives, les roselières et les marais, les associations forestières rares, les haies, les bosquets, les pelouses sèches et autres milieux qui jouent un rôle dans l'équilibre naturel ou présentent des conditions particulièrement favorables pour les biocénoses (al. 1bis). Si, tous intérêts pris en compte, il est impossible d'éviter des atteintes d'ordre technique aux biotopes dignes de protection, l'auteur de l'atteinte doit veiller à prendre des mesures particulières pour en assurer la meilleure protection possible, la reconstitution ou, à défaut, le remplacement adéquat (al. 1ter).

b.b L'art. 18 al. 1ter LPN exige, une fois le caractère digne de protection reconnu au biotope, qu'une pesée générale de tous les intérêts soit effectuée. Si, sur cette base, le biotope ne l'emporte pas, il peut être décidé de lui porter atteinte. Dans un tel cas, il faut en assurer la meilleure protection possible, la reconstitution ou le remplacement adéquat (cf. art. 14 al. 7 OPN; ALEXANDRA GERBER, Protection des biotopes et compensation écologique en territoire urbanisé, DEP 2018 p. 503 ch. 2 et p. 505 s. ch. 4).

En d'autres termes, cette disposition implique un raisonnement en trois étapes: en premier lieu la détermination de l'existence d'un biotope digne de protection, puis la justification de l'atteinte technique, et enfin seulement la détermination des mesures de reconstitution ou de remplacement (arrêts du Tribunal fédéral 1C_182/2022 du 20 octobre 2023 consid. 11.1 ; 1C_126/2020 du 15 février 2021 consid. 6.1 ; 1C_628/2019 du 22 décembre 2019 consid. 7.1).

c. S'agissant de la première de ces trois étapes, la notion de biotope au sens de l'art. 18 al. 1bis LPN se rapporte à un espace vital suffisamment étendu, exerçant une certaine fonction (ATF 121 II 161 consid. 2b/bb p. 163 s. et la jurisprudence citée; arrêt 1C_739/2013 du 17 juin 2015 consid. 5.1 in RDAF 2016 I 357 et in DEP 2015 724). Hormis les biotopes d'importance nationale définis par l'art. 18a LPN et par les art. 16 et 17 de l'ordonnance du 16 janvier 1991 sur la protection de la nature et du paysage (OPN - RS 451.1), il peut s'agir également de biotopes d'importance régionale et locale (art. 18b LPN), dont la protection, confiée aux cantons par cette dernière disposition, est une tâche fédérale déléguée par la Confédération (ATF 133 II 220 consid. 2.2 p. 223; Nina Dajcar, in Keller/Zufferey/Fahrländer, Kommentar NHG, 2ème éd., 2019, N 5 ad art. 18b LPN).

Les critères déterminants pour qualifier les biotopes sont ceux de l'art. 14 al. 3 et 6 OPN. Selon l'art. 14 al. 3 OPN, les biotopes sont désignés comme étant dignes de protection sur la base de la liste des milieux naturels dignes de protection figurant à l'annexe 1, caractérisés notamment par des espèces indicatrices (let. a), des espèces de la flore et de la faune protégées en vertu de l'art. 20 OPN (let. b), des poissons et écrevisses menacés, conformément à la législation sur la pêche (let. c), des espèces végétales et animales rares et menacées, énumérées dans les Listes rouges publiées ou reconnues par l'OFEV (let. d) et d'autres critères, tels que les exigences des espèces migratrices ou la connexion des sites fréquentés par les espèces (let. e). L'annexe 1 à laquelle renvoie l'art. 14 al. 3 let. a OPN établit la liste des milieux naturels dignes de protection, parmi lesquels figure le Mesobromion, soit la pelouse mi-sèche médio-européenne. L'art. 20 al. 1 OPN, auquel renvoie l'art. 14 al. 3 let. b OPN, prévoit l'interdiction de cueillir, déterrer, arracher, emmener, mettre en vente, vendre, acheter ou détruire, notamment par des atteintes d'ordre technique, les plantes sauvages des espèces désignées dans l'annexe 2. Celle-ci est intitulée « liste de la flore protégée » et recense l'ensemble des plantes concernées.

Il convient de relever que, comme cela découle de la nature même des différents critères énoncés par l'art. 14 al. 3 let. a à e OPN, ceux-ci sont alternatifs et non pas cumulatifs.

Il faut encore souligner que la définition d'un biotope au sens de l'art. 18 al. 1bis LPN ne doit pas être examinée uniquement à l'aune des dispositions ad hoc de niveau cantonal, mais en prenant en considération les dispositions de droit fédéral qui revêtent une portée propre et sont d'application directe. Il n'est pas non plus nécessaire que les biotopes dignes de protection soient formellement désignés et il est possible de déterminer leur existence et leur emplacement lors de la procédure de planification ou même encore au stade de l'autorisation de construire (arrêt 1C_653/2019 du 15 décembre 2020 consid. 3.6 et réf. cit.).

c.a. En droit cantonal, la protection des milieux naturels fait l'objet du règlement sur la protection du paysage, des milieux naturels et de la flore du 25 juillet 2007 (RPPMF – L 4 05.11), conformément à son art. 1 al. 1 let. b. À teneur de ce règlement, sont qualifiés de biotopes dignes de protection les espaces spécialement favorables à la vie des espèces animales et végétales indigènes, notamment celles qui sont rares ou menacées de disparition, qui jouent un rôle important dans l'équilibre naturel, en particulier en tant que maillon de réseau écologique, ou qui présentent un intérêt particulier pour la science, l'enseignement et la population genevoise en général (art. 16 al. 1 RPPMF). Selon l'art. 26 RPPMF, dont le titre marginal est « protection totale », en plus des espèces protégées par la législation fédérale, toutes les espèces de la flore répertoriées dans une liste rouge cantonale et définies comme espèces éteintes (RE), en danger d'extinction (CR), en danger (EN) et vulnérables (VU) sont protégées, ainsi que leur station (al. 1). La protection totale implique qu'il est interdit de détruire, déraciner, cueillir, acquérir, détenir, transporter, expédier, mettre en vente, aliéner ou aider à écouler tout ou partie de ces espèces, ou tout produit (graines et fruits) de celles-ci (al. 2). La protection de la flore est également assurée par la protection des biotopes et par les mesures techniques visant à éviter des atteintes à ces espèces (al. 3). Si, tous intérêts pris en compte, il est impossible d'éviter des atteintes d'ordre technique, l'auteur de l'atteinte doit prendre les mesures de compensation appropriées, soit, par exemple, transplanter les espèces dans un autre site, sur la base d'un plan d'action validé par l'office cantonal (al. 4).

d. S'agissant de la deuxième étape du raisonnement énoncé plus haut, qui se rapporte à la pesée des intérêts en présence, l'art. 14 al. 6 OPN précise qu'une atteinte d'ordre technique qui peut entraîner la détérioration de biotopes dignes de protection ne peut être autorisée que si elle s'impose à l'endroit prévu et qu'elle correspond à un intérêt prépondérant. Pour l'évaluation du biotope lors de la pesée des intérêts, outre le fait qu'il soit digne de protection selon l'art. 14 al. 3 OPN, sont notamment déterminantes son importance pour les espèces végétales et animales protégées, menacées et rares (let. a), son rôle dans l'équilibre naturel (let. b), son importance pour la connexion des biotopes entre eux (let. c) et sa particularité ou son caractère typique (let. d).

La pesée des intérêts en présence ne permet pas de se contenter d'examiner si l'atteinte au biotope doit l'emporter sur la protection intégrale de ce dernier, mais également si le projet dont résulte cette atteinte peut être conçu différemment, de telle sorte que cette dernière pourrait être évitée ou du moins diminuée (Keller/Zufferey/Fahrländer, Kommentar NHG, 2ème éd., 2019, N 28 ad art. 18 LPN). Les mêmes auteurs considèrent toutefois l'intervention sur le projet lui-même également sous l'angle des mesures de protection prévue par l'art. 18 al. 1ter LPN (op. cit. N 35 – cf. ci-dessous consid. 3.e). La décision relative à l'admissibilité de l'atteinte suppose en outre que les pertes qui en découlent soient connues ou qu'elles puissent au moins être estimées. À défaut, il n'est pas possible de procéder convenablement à la pesée des intérêts en présence (arrêt du Tribunal fédéral 1A.173/2001 du 26 avril 2002 consid. 4.6).

En zone à bâtir, cette pesée des intérêts dépend encore de la question de savoir si, lors de l'adoption du plan d'affectation, l'existence et la valeur du biotope avaient été pris en considération. En effet, dans un arrêt 1C_126/2020 du 15 février 2021, le Tribunal fédéral, amené à examiner la question d'un contrôle incident d'un tel plan, a retenu que lorsque le planificateur n'avait pas connaissance du biotope, un contrôle incident limité du plan est admissible. Cela se traduit par le fait que, dans le cadre de l'examen de la protection du biotope, il y a lieu de relativiser – sans la négliger complètement – la portée de l'affectation préexistante en zone constructible de la parcelle (consid. 5.2.1). Cette relativisation de l'affectation en zone constructible, aux conditions précisées par l'arrêt susmentionné, trouve une confirmation indirecte, a contrario, dans un arrêt légèrement antérieur, dans lequel le Tribunal fédéral retenait que la parcelle litigieuse avait été placée en zone constructible en 2011, en connaissance de la présence du biotope concerné : cette circonstance accentuait la prise en considération des intérêts liés à cette affectation (arrêt du Tribunal fédéral 1C_653/2019 du 15 décembre 2020 consid. 3.6.2).

e. La troisième étape du raisonnement susmentionné intervient lorsqu'au terme de la pesée des intérêts en présence, l'atteinte est considérée comme admissible. C'est alors que doivent être examinées les mesures prévues par l'art. 18 al. 1ter LPN, qui impose prioritairement que soit assurée au biotope la meilleure protection possible ou sa reconstitution et, à défaut, son remplacement adéquat (Thierry Largey, La protection des biotopes dans la zone à bâtir - Commentaire des arrêts du Tribunal fédéral 1C_126/2020 du 15 février 2021 et 1C_653/2019 du 15 décembre 2020, Droit de l'environnement dans la pratique 2021, pp. 359 et s).

Le rapport entre la pesée des intérêts, qui fait l'objet de la deuxième étape du raisonnement, et les mesures compensatoires prévues par l'art. 18 al. 1ter LPN (examinées dans la troisième étape du raisonnement), peut-être délicat à appréhender. Le Tribunal fédéral admet ainsi la possibilité de prendre en considération les mesures compensatoires dans la pesée des intérêts « dans la mesure où le résultat de l'opération n'apparaît pas biaisé et où l'atteinte portée au biotope n'est pas minimisée » (arrêt 1C_126/2020 du 15 février 2021 cité plus haut, consid. 6.2.3 in fine). T. Largey, tout en s'interrogeant sur le risque de confondre, d'une part, l'analyse de l'admissibilité en soi du projet en regard des atteintes prévues au biotope et, d'autre part, les mesures compensatoires qui s'imposent lorsque cette admissibilité est reconnue (op. cit. p. 362), constate sur la base de différentes affaires portées à la connaissance du Tribunal fédéral, que « la compensation adéquate apparaît alors non pas comme un droit de porter atteinte, mais comme une condition nécessaire pour qu'une atteinte ne soit pas exclue sans autre analyse dans le cadre de la pesée d'intérêt initiale. Elle ne permet ainsi pas de justifier l'admissibilité une atteinte, mais conduit à l'exclure si elle n'est pas adéquate et suffisante. Une telle pratique est en particulier utile en présence de nombreux intérêts divergents et lorsqu'il s'agit de prendre en compte les effets du projet et des mesures compensatoires sur le long terme, dans le but toutefois de vérifier qu'elles sont adéquates et optimales et non de justifier ou admettre l'atteinte ».

Les mesures prévues par l'art. 18 al. 1ter LPN, soit la meilleure protection possible, la reconstitution et les mesures compensatoires, ne sont pas interchangeables au choix du constructeur ou de l'autorité décisionnaire, mais s'imposent selon l'ordre de priorité découlant de cette disposition, quand bien même elles peuvent également être combinées (Keller/Zufferey/Fahrländer, Kommentar NHG, 2ème éd., 2019, N 34 ad art. 18 LPN). C'est cependant en fonction de leur efficacité en regard des buts de la LPN, notamment à travers le temps, que ces différentes catégories de mesures sont concrètement priorisées dans chaque situation (eod. loc.).

Selon T. Largey (op. cit. pp. 360 et s), qui s'appuie sur l'arrêt 1C_126/2020 du 15 février 2021, la « meilleure protection possible » du biotope au sens de l'art. 18 al. 1ter LPN est une concrétisation du principe de prévention (art. 11 de la loi fédérale sur la protection de l’environnement du 7 octobre 1983 - LPE - RS 814.01) et vise la limitation des atteintes « jusqu'aux limites de la proportionnalité et du techniquement possible », notamment en adaptant ou en modifiant la construction, ou encore en prévoyant des variantes, à l'instar du Tribunal fédéral qui, se distançant d'une solution du « tout ou rien », constate dans cet arrêt que les efforts entrepris pour dimensionner le projet de façon raisonnable apparaissent insuffisants et que si l'intérêt du propriétaire doit être protégé, il lui incombe de réduire l'emprise au sol de son projet pour mieux tenir compte du biotope qui s'y trouve. Keller/Zufferey/Fahrländer soutiennent la même conception, relevant que la « meilleure protection possible » relève tout d'abord de la possibilité d'éviter techniquement l'atteinte au biotope, mais également du fait d'accorder à ce dernier une importance prépondérante (op. cit. N 35 ad art. 18).

Si, après que l'on ait veillé à ce que le projet apporte la « meilleure protection possible » au biotope, l'atteinte est impossible à éviter dans son intégralité, des mesures de remplacement doivent être ordonnées conformément à l'art. 18 al. 1ter in fine LPN afin de garantir l'équilibre biologique du projet (T. Largey, op. cit. p. 361). Les mesures de reconstitution prévues par cette disposition sont celles qui visent le remplacement de l'objet protégé au même endroit, dans l'ensemble de ses caractéristiques spatiales, paysagères, dynamiques et de fonction écologique, ce qui signifie qu'elles ne sont envisageables que pour des atteintes de nature temporaire et en fonction du temps qui s'avérera nécessaire pour permettre au milieu concerné de recouvrer les caractéristiques qui ont été perdues (Keller/Zufferey/Fahrländer, op. cit. N 36 ad art. 18 LPN). Enfin, les mesures compensatoires, qui n'interviennent qu'en dernier ressort, visent à réaliser à un autre endroit ce qu'il n'est pas envisageable ou possible de reconstituer sur place, en compensant les pertes sur le plan à la fois quantitatif et qualitatif (ibid. N 37 ad art. 18 LPN).

f. Selon Keller/Zufferey/Fahrländer (op. cit. N 32 ad art. 18 LPN), le principe de coordination (art. 25a de la loi fédérale sur l’aménagement du territoire du 22 juin 1979 - LAT - RS 700) impose de fixer, dans la mesure du possible, les mesures prévues par l'art. 18 al. 1ter LPN en même temps que l'autorisation d'intervention et d'assurer leur mise en œuvre. Dans le cas contraire, elles n'ont pas d'effet. Le Tribunal fédéral admet cependant, dans le cas de projets complexes, qu'une décision soit prise sur l'admissibilité d'un projet avant la décision sur les autres autorisations, s'il s'avère impossible de traiter dans une seule décision tous les aspects qui font l'objet d'une autorisation. Une telle procédure par étapes ne doit cependant être admise qu'à titre exceptionnel. Toutefois, dans de tels cas, la décision autorisant l'intervention technique sur un objet protégé doit garantir de manière juridiquement contraignante la réalisation des mesures de reconstitution ou de remplacement, ou du moins les réserver de manière appropriée (Keller/Zufferey/Fahrländer op. cit. N 32 ad art. 18 LPN, faisant référence à Bruno Kägi/Andreas Stalder/Markus Thommen, Reconstitution et remplacement en protection de la nature et du paysage, Guide de l’environnement No 11, OFEV, Berne 2002 : https://www.bafu.admin.ch/bafu/fr/home/themes/paysage/ publications-etudes/publications/reconstitution-et-remplacement-en-protection-de-la-nature-et-du-paysage.html ; consulté le 15 décembre 2023).

g. Dans un très récent arrêt (1C_182/2022 du 20 octobre 2023), le Tribunal fédéral a précisé que selon la lettre de l'art. 18 al. 1ter in fine LPN, la pesée des intérêts, qui peut s'effectuer dans le cadre de la procédure d'autorisation ordinaire, même pour un biotope sis en zone à bâtir, doit être effectuée sans prendre en compte les mesures de compensation prévues, celles-ci ne devant être décidées que si l'atteinte au biotope en question est inévitable (consid. 11.1). Dans cette affaire, le Tribunal fédéral a constaté que l'instance cantonale responsable de la protection de la biodiversité avait procédé à deux inspections locales et avait pris connaissance des rapports d'expertise qui discutaient, d'une part, de l'existence de différents biotopes dignes de protection sur la parcelle (cordon boisé et prairie mi-sèche médio-européenne) et, d'autre part, du réseau écologique dans lequel s'inscrivait cette parcelle et de son importance en terme de liaison écologique. Suite à ces rapports, cette instance avait revu sa première évaluation pour admettre l'existence de certains biotopes dignes de protection, tout en estimant que le solde de la parcelle, même s'il n'était pas dénué d'intérêt, n'était pas digne de protection. À cet égard, le Tribunal fédéral, qui devait s'imposer une certaine retenue dans l'examen des circonstances locales, a considéré que le raisonnement de la cour cantonale, qui avait suivi l'avis de l'instance concernée au sujet de la qualification et de la délimitation des biotopes, ne prêtait pas le flanc à la critique, de sorte que l'on ne pouvait retenir le grief des recourants sur le fait que la parcelle comprenait selon eux d'autres milieux dignes de protection (consid. 11.2). S'agissant de l'atteinte portée à la prairie mi-sèche médio-européenne, le Tribunal fédéral a ensuite constaté que l'instance cantonale de protection de la biodiversité avait préconisé que le projet soit, dans la mesure du possible, modifié de manière à ne pas porter atteint au biotope. À cet égard, la seule affirmation, par la constructrice, que les constructions prévues empiétant sur ce biotope n'étaient pas déplaçables, sans explication supplémentaire, n'était pas suffisante. Sans indiquer en quoi la modification du projet n'était pas réalisable, la constructrice s'était contentée de proposer des mesures de compensation à l'autorité cantonale, qui semblait les avoir acceptées sans avoir procédé à un examen des intérêts en présence. Il fallait cependant admettre, comme l'avait fait la cour cantonale, que la parcelle en cause se situait dans une zone mixte de faible densité, dans un quartier résidentiel urbain. Ainsi, le projet répondait notamment à des intérêts publics de stabilité du plan et de densification du bâti vers l'intérieur. Il n'était pas non plus contesté que les propriétaires disposaient d'un intérêt à construire, en particulier sur une parcelle se trouvant en zone à bâtir. En outre, même si la parcelle se situait à proximité de secteurs naturels préservés, seules deux parties de la parcelle constituaient un biotope d'importance locale et le projet ne portait atteinte qu'à la prairie mi-sèche médio-européenne, tandis que le cordon boisé n'était pas touché. La cour cantonale avait retenu à cet égard que la réalisation d'une construction conforme à la destination de la zone, avec un nombre approprié de places de stationnement pour les automobiles et les vélos, et était difficilement concevable sans les aménagements litigieux. À cet égard, le Tribunal fédéral devait respecter la marge de manœuvre dont disposait le canton pour la pesée des intérêts en présence, notamment quant à la conclusion relative au fait qu'une atteinte pouvait être portée à la prairie mi-sèche médio-européenne (consid. 11.3). Cela étant, il convenait encore d'examiner si, comme le soutenaient les recourants, les mesures de compensation proposées par la constructrice par un courriel et approuvées par l'instance concernée le lendemain, à savoir le semi d'un mélange extensif dans la partie basse de la parcelle et un aménagement favorable aux reptiles des talus accolés aux places de stationnement, n'étaient pas appropriées. À ce sujet, l'office fédéral de l'environnement (OFEV) avait estimé que les mesures de remplacement prévues par l'autorisation spéciale de l'instance de protection de la biodiversité n'étaient pas suffisamment précises. Elles n'étaient pas concrétisées dans un plan de mesures et la formulation de l'autorisation ne permettait pas de s'assurer que les mesures de compensation fassent partie intégrante de la décision autorisant le projet. L'OFEV faisaient encore valoir qu'il n'était pas possible, en l'état du dossier, de juger de l'adéquation quantitative des mesures proposées, dès lors que la taille des surfaces de remplacement demeurait inconnue. Le Tribunal fédéral a rappelé à ce sujet que la simple autorisation d'un projet ne permettait souvent pas d'atteindre, ou en tout cas pas de manière satisfaisante, les buts visés par le droit de la construction et l'aménagement du territoire. Plutôt que de rejeter la demande, l'autorité devait avoir la faculté d'ajouter à l'autorisation des clauses accessoires (conditions ou charges), qui complétaient, accompagnaient ou renforçaient les conclusions principales et qui, faisant dès lors partie intégrante de la décision, devaient pouvoir faire l'objet d'un recours. Cependant, pour qu'une charge soit exécutable, elle devait être décrite avec un certain degré de précision et son objet devait être clairement défini. Dans le cas d'espèce, l'autorisation spéciale se limitait à prévoir que la prairie impactée serait entièrement remplacée qualitativement et quantitativement, que le projet de remplacement serait présenté à l'instance de protection de la biodiversité et que la réalisation des mesures de remplacement serait une condition à la délivrance du permis d'habiter. En accord avec l'opinion exprimée par l'OFEV, il convenait de relever à ce sujet que ni l'autorisation spéciale, ni l'autorisation de construire ne décrivaient avec précision les mesures de remplacement prévues. Le fait qu'un échange ait lieu entre la constructrice et l'instance de protection de la biodiversité n'était à cet égard pas suffisant pour délimiter précisément l'objet des mesures prévues. En particulier, l'aspect quantitatif des mesures de remplacement n'était pas précisé dans l'autorisation de construire et restait par conséquent flou. En d'autres termes, la charge prévue par l'instance de protection de la biodiversité, à savoir de remplacer quantitativement et qualitativement la prairie impactée, se limitait à renvoyer à un stade ultérieur l'examen des détails de ces mesures. Elle n'était par conséquent pas assez précise pour être exécutée en l'état, ni pour permettre à l'autorité chargée de contrôler l'exécution des mesures de vérifier qu'elles répondent effectivement au but visé, à savoir la compensation de l'atteinte technique portée au biotope. Ces mesures devaient ainsi être concrétisées à ce stade dans leur emplacement et leur étendue, et intégrées à l'autorisation de construire afin de s'assurer de leur force juridique. Constatant sur ce point la violation de l'art. 18 al. 1ter LPN, le Tribunal fédéral a partiellement admit le recours (consid. 11.4, 11.4.1 et 11.4.2).

4.             a. En l'espèce, conformément aux principes rappelés jusqu'ici, il convient en premier lieu de déterminer si les parcelles en cause abritent un ou des biotopes protégés au sens des art. 18 al. 1bis LPN et 14 al. 3 OPN.

Aussi bien dans sa réponse au recours, qui précédait les mesures d'instructions complémentaires effectuées au sujet de la biodiversité des parcelles litigieuses, que dans ses écritures du 2 décembre 2022, postérieures à ces mesures d'instruction, l'intimée conteste que ce soit le cas. Elle soutient que l'inventaire des valeurs biologiques de la plaine de l'Aire réalisé en 2019 avait déjà identifié les prairies sèches sur les parcelles en question et que les instances concernées, à savoir l'OCAN et en particulier la CCDB, avaient considéré que ces parcelles ne méritaient pas d'être protégées lorsqu'elles avaient préavisé le projet litigieux en juin 2020, puis en mars 2021. En outre, les expertises de terrain complémentaires effectuées par le bureau S______ en août 2021 et juin 2022 avaient certes répertorié plusieurs espèces figurant sur la liste rouge genevoise, mais seules celles qui avaient le statut « vulnérable » (VU) ou « en danger » (EN) étaient protégées au terme de l'art. 26 al. 1 RPPMF. Il s'agissait, pour la première de ces deux catégories, d'un plan d'ophrys abeille (Ophrys apifera Huds.), qui avait toutefois été localisé sur la parcelle n° 218, en dehors du périmètre visé par le projet litigieux, et, pour la seconde catégorie, de trois plants de marguerite (Leucanthemum vulgare) (deux à l'emplacement des futures constructions et le troisième à proximité). Par conséquent, il paraissait étonnant que l'on puisse considérer la prairie comme digne de protection parce qu'elle abritait trois plants de marguerite considérés comme en danger uniquement dans le canton de Genève, alors que cette espèce était non menacée pour la Suisse et le plateau suisse.

b. Le tribunal relèvera tout d'abord que dans ses écritures du 13 janvier 2022, l'OCAN, sur la base du premier complément d'expertise du bureau S______ (c'est-à-dire avant même le second complément de juin 2022 mettant en évidence davantage d'espèces protégées ou figurant sur listes rouges), a considéré que la prairie en question constituait un milieu digne de protection, auquel il n'était pas envisageable de porter atteinte sans mesures compensatoires au sens de l'art. 18 LPN.

c. Indépendamment de cela, plusieurs motifs s'opposent à l'argumentation de l'intimée.

c.a. Tout d'abord, il faut rappeler, comme souligné plus haut, que l'art. 14 al. 3 OPN dresse une liste de conditions alternatives (let. a à e) permettant de déterminer si l'on a affaire à un biotope digne de protection. À ce titre, un tel biotope n'a pas forcément à contenir des espèces protégées au sens de l'art. 20 OPN (art. 14 al. 3 let. b OPN), ni même des espèces rares ou menacées (art. 14 al. 3 let. d OPN), mais il suffit, s'il figure sur la liste des milieux naturels dignes de protection figurant à l'annexe 1 OPN, qu'il soit caractérisé notamment par des espèces indicatrices (art. 14 al. 3 let. a OPN). En l'espèce, selon le complément d'expertise établi par le bureau S______ en juillet 2022, la prairie au Sud-Est du site, directement concernée par le projet litigieux, est une prairie mi-sèche de type Mesobromion. Elle correspond donc à un milieu naturel figurant à l'annexe 1 OPN. En outre, selon le même document, cette prairie comporte « une grande diversité d'espèces et avec une dominance d'espèces caractéristiques de ce type de milieu ». La conclusion de ce document retient que bien que « n'abritant que peu d'espèces de plantes rares, cette prairie présente un intérêt écologique important. En effet, elle est riche et diversifiée dans sa composition en espèces (…) ». Il découle de ce qui précède que cette prairie peut manifestement être considérée comme caractérisée par des espèces indicatrices au sens de l'art. 14 al. 3 let. a OPN. Par conséquent, à ce seul titre, il convient déjà de retenir qu'il s'agit d'un biotope digne de protection au sens de l'art. 18 al. 1ter LPN.

c.b. Ensuite, le complément d'expertise établi par le bureau S______ en juillet 2022 indique la présence sur le site d'un plant d'orchis pyramidal (Anacamptis pyramidalis) (quatre plants sur la parcelle voisine), plante qui appartient au genre des orchidacées. Or, l'annexe 2 OPN indique que toutes les espèces de ce genre appartiennent à la flore protégée. Ainsi, la prairie concernée, par renvoi de l'art. 20 OPN à l'annexe 2, remplit-elle également le critère prévu par l'art. 14 al. 3 let. b OPN et doit également à ce titre être considérée comme un biotope digne de protection au sens de l'art. 18 al. 1ter LPN.

S'agissant des insectes, le complément d'expertise établi par le bureau S______ en juillet 2022 indique la présence sur le site d'une longue liste de lépidoptères et d'orthoptères qui figurent sur les listes rouges tenues par l'OFEV (https://www.bafu.admin.ch/bafu/fr/home/themes/biodiversite/publications/publications-biodiversite/liste-rouge-papillons-diurnes-et-zygenes.html ; https://www.bafu.admin.ch/bafu/fr/home/themes/biodiversite/publications/publications-biodiversite/liste-rouge-orthopteres.html ; consultés le 15 décembre 2023). Le complément d'expertise susmentionné mentionne, s'agissant des lépidoptères, la « densité impressionnante des espèces communes (…). Plusieurs dizaines d'individus pour chacune des espèces ont pu être observés lors des passages (…). Ces densités démontrent la grande qualité de la prairie et son fort intérêt dans ce contexte périurbain ». S'agissant des orthoptères, ce même document relève que leur densité sur la parcelle concernée est nettement plus importante que dans la majorité des prairies agricoles du canton. Cette diversité élevée « peut aisément être comparée à des prairies agricoles de qualité, ce qui en fait donc, en contexte périurbain, un site de grande importance ». Par conséquent, la prairie concernée réalise également la condition prévue par l'art. 14 al. 3 let. d OPN, de sorte que, sous cet angle également, il s'agit d'un biotope digne de protection au sens de l'art. 18 al. 1ter LPN.

c.c. Enfin, sous l'angle du droit cantonal, l'argumentation de l'intimée ne tient pas compte de l'art. 16 al. 1 RPPMF, qui ne limite pas la notion de biotope digne de protection à ceux qui contiennent des espèces protégées au sens de l'art. 26 al. 1 RPPMF, mais y intègre de manière beaucoup plus générale les « espaces spécialement favorables à la vie des espèces animales et végétales indigènes, notamment celles qui sont rares ou menacées de disparition, qui jouent un rôle important dans l'équilibre naturel, en particulier en tant que maillon d'un réseau écologique (…) ». Il suffit en l'occurrence de renvoyer aux extraits du complément d'expertise établi par le bureau S______ en juillet 2022 déjà cités jusqu'ici pour se convaincre que la prairie concernée est un espace naturel de grande importance qui correspond manifestement à la notion de biotope digne de protection au sens de l'art. 16 al. 1 RPPMF.

c.d. Le tribunal ajoutera pour terminer que même sous l'angle de l'art. 26 al. 1 RPPMF, il n'y aurait pas de raison de ne pas considérer la prairie comme un biotope digne de protection au motif qu'elle ne contiendrait qu'un seul plant de marguerite, espèce considérée comme en danger (EN) selon la liste rouge genevoise. Une telle conception irait à l'encontre de la lettre de la loi. En réalité, cette circonstance, s'il ne fallait considérer qu'elle, ne jouerait de rôle qu'au stade de la pesée des intérêts.

d.Au terme de cet examen, force de constater que la prairie sur laquelle prendrait place le projet litigieux est un biotope digne de protection au sens de l'art. 18 al. 1ter LPN.

5.             Conformément aux principes énoncés plus haut, la deuxième étape de l'analyse consiste dès lors à examiner si l'autorité intimée a correctement apprécié et pondéré les intérêts en présence, afin de déterminer s'il était impossible d'éviter des atteintes d'ordre technique à ce biotope (art. 18 al. 1ter LPN).

a. L'argumentation développée à ce sujet par l'intimée consiste à soutenir que les intérêts relatifs aux besoins de construire des logements peuvent primer sur ceux relatifs à la protection de la biodiversité. Elle rappelle que les villas qu'elle entend réaliser sur les parcelles en question sont un instrument de sa mission de fondation publique chargée, conformément à la Constitution cantonale, de développer la création de logements d'utilité publique, puisqu'elles serviront à reloger les propriétaires de villas occupant des parcelles dans des zones de développement à travers le canton. Ainsi, toujours selon la recourante, l'enjeu de la présente procédure ne se limite pas aux six villas prévues par l'autorisation querellée, mais porte sur le déblocage et la réalisation d'immeubles de logements situés dans différents plans localisés de quartier en force, représentant plusieurs dizaines de logements à travers le canton. L'autorité intimée reprend en substance les mêmes arguments, précisant dans ses dernières écritures que, malgré les éléments mis en évidence durant la présente procédure, l'intérêt à la construction des six logements prévus doit l'emporter sur la protection du biotope.

b. Cela étant, l'intimée souligne elle-même, comme déjà mentionné, que l'inventaire des valeurs biologiques de la plaine de l'Aire réalisé en 2019 avait déjà identifié les prairies sèches sur les parcelles en question et que les instances concernées, à savoir l'OCAN et en particulier la CCDB, avaient considéré que ces parcelles ne méritaient pas d'être protégées lorsqu'elles avaient préavisé le projet litigieux en juin 2020, puis en mars 2021. On ne saurait mieux dire, comme l'a d'ailleurs reconnu l'OCAN dans ses écritures du 13 janvier 2022, que le préavis favorable de cette instance (ainsi que de la CCDB) était fondé non pas sur une mésestimation de l'importance biologique et écologique de la prairie en question, mais, en réalité, sur l'absence pure et simple de considération de la prairie en tant que biotope digne de protection au sens de l'art. 18 al. 1ter LPN. Par voie de conséquence, en tant qu'elle s'est appuyée sur ces préavis, l'autorité intimée n'a tout simplement pas fait application de cette disposition, ni de son pouvoir d'appréciation que cette disposition lui commandait d'exercer au sujet des intérêts en présence.

c. Conformément à la jurisprudence et à la doctrine citées plus haut, la pesée des intérêts au sens de l'art. 18 al. 1ter LPN aurait dû conduire l'autorité intimée non pas seulement à comparer les intérêts publics et privés justifiant le projet et les intérêts publics qui s'y opposaient, mais aurait également dû l'amener à examiner si le projet pouvait être conçu différemment, de telle sorte que l'atteinte au biotope qui en résultait pourrait être évitée ou du moins diminuée. Dans ce cadre, la recherche d'une solution ménageant au mieux les divers intérêts en présence, à rebours d'une solution du « tout ou rien », aurait dû amener l'autorité intimée à constater à tout le moins que l'intérêt public à la construction de nouveaux logements et l'intérêt privé de l'intimée ne justifiaient pas nécessairement de pousser aussi loin la densification de la parcelle, mais pouvaient au contraire subir quelques restrictions au stade de la conception même du projet (cf. ci-dessus consid. 3.e) et amener l'intimée, par exemple, à réduire le nombre de logements, à les superposer pour réduire l'emprise au sol, à empêcher à la source ou du moins à minimiser le plus possible des atteintes comme la pollution lumineuse (taille, orientation des ouvertures), etc. Or, en l'espèce, c'est précisément le contraire qui s'est produit entre les deux projets présentés respectivement dans le cadre de l'autorisation n° DD 5______ délivrée en 2015 et de l'autorisation qui fait l'objet du présent litige, puisque, comme l'a explicitement exprimé l'intimée dans la présente procédure, elle a abandonné son premier projet, qui faisait pourtant l'objet d'une autorisation en force, dans l'espoir de pouvoir encore davantage densifier son terrain. C'est donc une aggravation des atteintes qui s'est produite entre les deux projets, à rebours de l'évolution qui aurait dû s'imposer en application de l'art. 18 al. 1ter LPN.

d. C'est le lieu de relever que la position exprimée par l'OCAN dans ses écritures du 13 janvier 2022, consistant à soutenir qu'il conviendrait d'abord de vérifier si l'autorisation de construire devient définitive, puis à évaluer les atteintes qui en résulteraient pour le biotope, et enfin à prendre des mesures de protection ou de compensation, est totalement contraire aux prescriptions de l'art. 18 al. 1ter LPN. En effet, l'évaluation des atteintes que le projet est susceptible de faire subir au biotope fait intrinsèquement partie de la pesée des intérêts et précède donc la délivrance éventuelle de l'autorisation de construire. En outre, cette évaluation doit conduire les instances concernées et l'autorité décisionnaire à examiner avec le constructeur et éventuellement à lui imposer une conception du projet qui mette en œuvre tous les moyens (dans une mesure financièrement et techniquement réaliste) propres à minimiser ces atteintes. Cette approche s'impose en amont des mesures de protection ou de compensation qui s'avéreront finalement encore nécessaires pour remédier autant que possible aux destructions qui n'auront pas pu être évitées.

e. Une approche préservant davantage l'intérêt public à la protection de la nature aurait également dû s'imposer en regard de la jurisprudence commandant de relativiser l'affectation en zone constructible (cf. ci-dessus consid. 3.d in fine), puisqu'en l'espèce, cette affectation a vraisemblablement été décidée dans l'ignorance du biotope concerné (encore ignoré par les instances spécialisées durant l'instruction du projet litigieux).

f. L'absence de pesée des intérêts se concrétise en l'espèce non seulement par le fait que les instances de préavis concernées et l'autorité intimée n'ont suscité aucune recherche de solution moins destructrice à l'égard du biotope, mais également par l'ignorance des pertes qui pouvaient découler du projet, lesquelles n'ont réellement été identifiées que dans le cadre du complément d'expertise établi par le bureau S______ en juillet 2022 et n'ont donc pas pu être prises en considération aux fins de procéder convenablement à la pesée des intérêts en présence (cf. ci-dessus consid. 3.d). Il vaut la peine de relever qu'au terme de ce complément d'expertise, « tout nouveau projet de construction apporterait une augmentation de la pollution lumineuse (…) sur les terrains de chasse (…) des chiroptères, ce qui aurait un impact important sur les espèces lucifuges » (pp. 12 et s). En outre, « tout projet de construction diminuerait l'espace disponible pour les déplacements de la faune, particulièrement pour les espèces des milieux ouverts, ce qui augmenterait l'isolation [sic] de la faune urbaine » (p. 13). Enfin, « un projet de construction sur ce site entraînerait de façon directe une disparition quasi totale de la faune entomologique prairiale du site. Il y aurait aussi des impacts indirects sur la faune présente plus largement dans la zone par le rétrécissement du corridor écologique de l'Aire et l'apport de pollution lumineuse aux abords directs du cordon boisé » (p. 13). L'audition du directeur du service de la biodiversité, le 12 janvier 2023, n'a fait que confirmer la quasi-impossibilité de préserver convenablement le biotope, dont la seule partie subsistante en cas de réalisation du projet, située en zone plate et ombragée, ne représente pas le cœur de la prairie, situé en pente et en zone ensoleillée. L'ignorance, au stade de la conception du projet, de l'existence d'un biotope protégé et des atteintes qu'il subirait, aboutit ainsi à une situation clairement contraire à la logique de l'art. 18 al. 1ter LPN, dans laquelle, à titre d'exemple, les parties intimées sont amenées à proposer au terme de la présente procédure des mesures visant à remédier à la pollution lumineuse provenant notamment des très larges baies vitrées qui ouvriraient sur la prairie.

g. Enfin, indépendamment du fait que des mesures de protection ne peuvent que compléter la pesée des intérêts, mais qu'en aucun cas elles ne sauraient avoir vocation à s'y substituer (cf. ci-dessus consid. 3.e) et que par conséquent, celles proposées par l'intimée au terme de la présente procédure ne peuvent de toute façon pas être prises en compte, il s'avère que ces dernières sont quoi qu'il en soit très largement insuffisantes. En effet, ainsi que cela résulte des éléments rappelés ci-dessus, le projet litigieux entraînerait la destruction de la prairie sur une très grande partie de sa surface, de même que la disparition de la quasi-totalité de la faune entomologique présente, la disparition d'espèces florales figurant sur les listes rouges fédérales et cantonales, et enfin le recul de fonctions écologiques auxquelles contribue la prairie dans ce périmètre (terrain de chasse pour les chiroptères, déplacements de la faune et corridor écologique de l'Aire). Les mesures de protection proposées par l'intimée, qui pour la plupart (plan d'eau pour amphibiens et libellules, préservation des oiseaux contre les collisions avec les vitres, plantation d'arbres et buissons, végétalisation des toitures) mettent en avant des objectifs ou des effets complètement étrangers aux spécificités de la prairie, ne permettraient, pour les autres mesures proposées, de réduire que de façon extrêmement limitée les atteintes portées à ce qui subsisterait de la prairie. Parallèlement, même à ce stade du dossier, force est de constater que l'autorité intimée s'est contentée d'appuyer les propositions de l'intimée, mais qu'elle n'a d'aucune manière tenter de favoriser certaines des autres mesures prévues par l'art. 18 al. 1ter LPN, qui devraient de toute manière s'imposer en cas d'atteinte sévère au biotope. Hormis des mesures de reconstitution, peu ou pas adaptées en raison du caractère pérenne de telles atteintes, des mesures de compensation sur un autre site (idéalement situé à proximité) devraient être étudiées. Quelles que soient les prérogatives du tribunal au sujet de la possibilité d'assortir la décision litigieuse de charges supplémentaires, les mesures qui s'avéreraient nécessaires en l'espèce dépassent de loin de simples charges et devraient faire l'objet d'études garantissant leur efficacité et leur faisabilité juridique (localisation et maîtrise de terrains, etc.).

h. Pour toutes ces raisons, l'autorisation litigieuse s'avère contraire à l'art. 18 al. 1ter LPN et devra être annulée, les recours étant ainsi admis.

6.             Il n'est par conséquent pas utile d'examiner les autres griefs des recourants

7.             a. En application des art. 87 al. 1 LPA et 1 et 2 du règlement sur les frais, émoluments et indemnités en procédure administrative du 30 juillet 1986 (RFPA - E 5 10.03), l'intimée, qui succombe, est condamnée au paiement d’un émolument s'élevant à CHF 4'000.- qui tient compte notamment de l'ampleur de l'instruction.

b. Les avances de frais versées par les recourants leur seront restituées.

c. Vu l'issue du litige, une indemnité de procédure de CHF 3'000.-, à la charge de l'intimée, sera allouée à la recourante dans la procédure initiale A/7______ et une indemnité de procédure de CHF 3'000.-, à la charge de l'intimée, sera allouée aux recourants dans la procédure initiale A/8______, ces derniers étant pris ensemble pour le versement de cette indemnité (art. 87 al. 2 à 4 LPA et 6 RFPA).


PAR CES MOTIFS

LE TRIBUNAL ADMINISTRATIF

DE PREMIÈRE INSTANCE

1.             déclare recevables les recours interjetés le 4 juin 2021 par P______ dans la procédure initiale A/7______ et par A______, Monsieur B______, Madame C______, Monsieur D______, Madame E______, Madame F______, Monsieur G______, Madame H______, Madame I______, Madame J______, Monsieur K______, Madame L______, Madame M______, Madame N______ et Madame O______ dans la procédure initiale A/8______ contre l'autorisation de construire n° DD 6______ rendue par le département du territoire le 5 mai 2021 ;

2.             les admet ;

3.             annule l'autorisation de construire n° DD 6______ rendue par le département du territoire le 5 mai 2021 ;

4.             met à la charge de Q______ un émolument de CHF 4'000.- ;

5.             ordonne la restitution à P______ de son avance de frais de CHF 800.- ;

6.             Ordonne la restitution à A______, Monsieur B______, Madame C______, Monsieur D______, Madame E______, Madame F______, Monsieur G______, Madame H______, Madame I______, Madame J______, Monsieur K______, Madame L______, Madame M______, Madame N______ et Madame O______ de leur avance de frais de CHF 2'000.- ;

7.             condamne Q______ à verser à P______ une indemnité de procédure de CHF 3'000.- ;

8.             condamne Q______ à verser à A______, Monsieur B______, Madame C______, Monsieur D______, Madame E______, Madame F______, Monsieur G______, Madame H______, Madame I______, Madame J______, Monsieur K______, Madame L______, Madame M______, Madame N______ et Madame O______, pris ensemble, une indemnité de procédure de CHF 3'000.- ;

9.             dit que, conformément aux art. 132 LOJ, 62 al. 1 let. a et 65 LPA, le présent jugement est susceptible de faire l'objet d'un recours auprès de la chambre administrative de la Cour de justice (10 rue de Saint-Léger, case postale 1956, 1211 Genève 1) dans les trente jours à compter de sa notification. L'acte de recours doit être dûment motivé et contenir, sous peine d'irrecevabilité, la désignation du jugement attaqué et les conclusions du recourant. Il doit être accompagné du présent jugement et des autres pièces dont dispose le recourant.

Siégeant : Olivier BINDSCHEDLER TORNARE, président, Patrick BLASER et Saskia RICHARDET VOLPI, juges assesseurs.

Au nom du Tribunal :

Le président

Olivier BINDSCHEDLER TORNARE

 

Copie conforme de ce jugement est communiquée aux parties, ainsi qu’à l’office fédéral de l’environnement.

 

Genève, le

 

La greffière