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Décisions | Tribunal administratif de première instance

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A/2574/2022

JTAPI/215/2023 du 27.02.2023 ( OCPM ) , ADMIS

Descripteurs : AUTORISATION FAMILIALE;CEDH
Normes : CEDH.8
En fait
En droit
Par ces motifs
RÉPUBLIQUE ET CANTON DE GENÈVE

POUVOIR JUDICIAIRE

A/2574/2022

JTAPI/215/2023

 

JUGEMENT

DU TRIBUNAL ADMINISTRATIF

DE PREMIÈRE INSTANCE

du 27 février 2023

 

dans la cause

 

Madame A______, représentée par CSP-CENTRE SOCIAL PROTESTANT, avec élection de domicile

 

contre

OFFICE CANTONAL DE LA POPULATION ET DES MIGRATIONS

 


EN FAIT

1.             Madame A______, née le ______ 1980, est ressortissante géorgienne.

2.             Par décision du 14 juin 2022, l’office cantonal de la population et des migrations (ci-après : OCPM), faisant suite à sa demande d'autorisation de séjour à titre humanitaire et à sa demande subsidiaire d'admission, les a toutes deux rejetées et a prononcé son renvoi de Suisse.

S'agissant des faits, cette décision retient que sous le nom de B______, elle avait été mise sous autorisation N suite à sa demande d'asile, avec date d'arrivée le 12 septembre 2005, son départ ayant eu lieu le 6 juillet 2010 au motif de son renvoi après non-entrée en matière. Elle avait ensuite été sous interdiction d'entrée en Suisse du 20 mars 2013 au 20 mars 2018. Selon son mandataire, dès son retour en Suisse fin 2018, elle avait séjourné et travaillé illégalement auprès d'une famille en tant que domestique. En raison de sa situation de santé, elle avait dû mettre fin à son engagement professionnel et séjournait depuis lors chez sa mère. Au sujet des membres de sa famille en Suisse, sa mère, Madame C______, née le ______ 1960, géorgienne, séjournait à Genève et en Suisse depuis le 4 novembre 2014. Elle était actuellement au bénéfice d'une autorisation provisoire, après reconsidération de sa procédure d'asile, et habitait dans un appartement de quatre pièces. Mme A______ avait trois enfants. Les deux premiers, D______ et E______, nés respectivement les ______ 2004 et ______ 2005, de nationalité géorgienne, avaient séjourné une première fois à Genève sous autorisation provisoire N du 2 octobre 2005 au 14 décembre 2010, date de leur départ pour F______ (Géorgie). Ils séjournaient actuellement à Genève depuis le 4 novembre 2014, au bénéfice d'autorisations provisoires F, après reconsidération de leur procédure d'asile. Le troisième enfant, G______, né le ______ 2012, lui aussi de nationalité géorgienne, séjournait en Suisse et à Genève depuis le 4 novembre 2014, initialement sous autorisation N et actuellement sous autorisation provisoire F, après reconsidération de sa procédure d'asile. Ils habitaient tous chez la grand-mère. Concernant les autres membres de la famille de Mme A______ vivant à l'étranger, celle-ci avait indiqué qu'elle était séparée de son mari qui se trouvait probablement dans un pays d'Europe occidentale. Selon ses déclarations, son père vivait en Ossétie du Sud, région isolée qu'elle avait dû fuir en 2014 en raison des violences des soldats russes, et elle n'avait plus qu'un vieil oncle et une sœur à F______, qui ne pourraient ni la loger, ni la prendre en charge financièrement.

La décision susmentionnée fait également un exposé de la situation médicale de Mme A______, caractérisée par un cancer du sein droit en attente de traitement et au sujet duquel la représentation diplomatique Suisse à F______ avait indiqué que tous les traitements nécessaires existaient en Géorgie et que les patients pauvres pouvaient bénéficier d'un programme d'assistance sociale ciblée.

L'exposé en fait de la décision mentionne encore l'argumentation développée par Mme A______ à l'appui de sa demande de permis de séjour, s'agissant notamment de la jurisprudence étendant la protection de la vie familiale aux personnes étrangères qui ne bénéficient pas d'un droit de séjour stable dans le pays où ils résident.

Enfin, s'agissant toujours des faits, la décision indique que sur la base du certificat médical [concernant Mme A______] l'OCPM a consulté le secrétariat d'Etat aux migrations (SEM) pour demander si, au vu de l'amélioration [de l'état] des enfants, la levée de leur admission provisoire était envisageable et qu'en réponse, le SEM a précisé qu'une procédure de levée de l'admission provisoire prononcée en faveur des trois enfants apparaissait comme vouée à l'échec et que, compte tenu de leur âge, de la durée de leur séjour en Suisse (plus de 10 ans pour les deux aînés), de leur scolarité et leur degré d'intégration, une telle procédure irait à l'encontre de la jurisprudence actuelle du Tribunal administratif fédéral.

Sur le plan juridique, après avoir indiqué les raisons pour lesquelles la situation de Mme A______ n'est pas constitutive d'un cas individuel d'extrême gravité, soit notamment le fait qu'elle était arrivée en Suisse de manière illégale, que son séjour en Suisse n'était que d'un peu plus de trois ans et qu'elle ne démontrait pas une intégration socioprofessionnelle exceptionnelle, ainsi que les raisons pour lesquelles la situation médicale de la précitée justifiait pas non plus une autorisation de séjour, la décision retient enfin, sous l'angle du respect de la vie privée et familiale, que Mme A______ vit certes actuellement chez sa mère et ses enfants, mais que ceux-ci sont tous au bénéfice d'une autorisation provisoire et que par conséquent, elle ne peut s'opposer à une séparation de sa famille, puisque les membres de cette dernière ne disposent pas d'un droit de présence assuré en Suisse. Par ailleurs, elle n'a pas entretenu des relations étroites, effectives et intactes avec eux, qui séjournent en Suisse depuis 2014, alors qu'elle a elle-même indiqué avoir quitté son pays après 2016 pour se rendre en Grèce et en Italie, où elle a travaillé illégalement avant son arrivée en Suisse fin 2018. Pour finir, la jurisprudence européenne qu'elle cite au sujet de la protection de la vie privée et familiale n'apparaît pas pertinente et ne s'applique donc pas dans le cas d'espèce.

3.             Par acte du 16 août 2022, sous la plume de son mandataire, Mme A______ a recouru contre cette décision auprès du Tribunal administratif de première instance (ci-après : le tribunal) en concluant à son annulation, à ce que lui soit octroyée une autorisation de séjour, subsidiairement une admission provisoire.

Outre les faits mentionnés ci-dessus, elle indique qu'après avoir été renvoyée en Géorgie en 2010 avec ses enfants D______ et E______, elle-même et son mari avaient essayé de se réinstaller avec leurs enfants dans leur région d'origine en Ossétie, mais que celle-ci était secouée par des violences dont ils avaient été eux-mêmes victimes. Après la naissance de leur fils G______, ils avaient dû partir pour F______, la capitale du pays. Leur situation était très précaire, sans logement fixe, sans perspectives professionnelles et sans revenus réguliers et suffisants pour faire face aux besoins quotidiens. En 2014, sa mère avait quitté la Géorgie avec les trois enfants en intégrant clandestinement une troupe de danse voyageant vers la France. Les circonstances n'avaient pas permis aux parents de partir avec eux, mais ils avaient pour objectif de les rejoindre par la suite. Mme C______ [la grand-mère] et les trois enfants avaient déposé une demande d'asile en Suisse en septembre 2014, suite à laquelle ils avaient été mis au bénéfice d'une admission provisoire en février 2016. Elle-même et son mari avaient quitté la Géorgie postérieurement à leurs enfants. Ils s'étaient rendus en Grèce, puis en Italie, où ils s'étaient séparés. Dans ces pays, elle avait travaillé illégalement en exerçant de petits emplois occasionnels. Elle était venue vivre en Suisse en 2018 auprès de ses enfants et de sa mère et avait habité avec eux dans leur appartement de quatre pièces. Elle avait été engagée comme employée domestique dans une famille à Genève, sans s'être annoncée à l'OCPM.

Mme A______ a donné diverses indications au sujet de sa maladie et de son traitement. Enfin, elle a rappelé qu'elle avait adressé à l'OCPM, le 8 avril 2022, une attestation médicale du service de psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG), établie le 30 mars 2022 au sujet du suivi de ses enfants E______ et G______.

Il découle de cette attestation que E______ est suivi auprès de l'unité en question depuis le 11 août 2015. Au début, il présentait de nombreux symptômes invalidants, soit des maux de ventre et des céphalées sans origine somatique, une humeur dépressive, de l'anxiété, des plaintes concernant des traumatismes multiples, des troubles de l'endormissement et des cauchemars, des difficultés de concentration et d'attention, avec un impact certain sur les apprentissages, des altérations dans le fonctionnement social, des difficultés alimentaires, des crises de colère et des comportements agressifs. Quant à G______, il a été suivi pendant une première période de décembre 2015 à octobre 2017, puis depuis novembre 2018 de manière régulière. À ce moment-là, sa symptomatologie se manifestait par de l'agitation, de l'anxiété, une difficulté importante de gestion émotionnelle, une difficulté scolaire et une difficulté de concentration et d'attention. Il est également précisé que tant E______ que G______ présentent des ressources et une évolution positive. Les différents symptômes précités se sont améliorés au gré des séances régulières de psychothérapie, avec toutefois un état psychique, chez l'un comme chez l'autre, qui reste fragile et qui dépend en grande partie des conditions, ainsi que des événements de vie auxquels ils ont été et sont encore aujourd'hui confrontés. En effet, ces deux garçons ont vécu de multiples traumatismes dont de nombreuses séparations brutales. Depuis les retrouvailles de E______ et G______ avec leur maman, celle-ci s'est montrée très investie dans leur suivi psychologique. Elle rencontre régulièrement les thérapeutes afin d'accompagner au mieux ses enfants et leur permettre de retrouver une sécurité et des repères essentiels pour favoriser leur équilibre psychoaffectif et leur bon développement. Le renvoi potentiel de la maman, qui constitue une figure d'attachement essentielle pour E______ et G______, générerait à nouveau un traumatisme immense et serait hautement dommageable pour eux, avec le risque important d'une dégradation de leur état psychique et l'apparition de nouveaux symptômes invalidants. La présence de la maman auprès de ses enfants est, par conséquent, essentielle et primordiale pour leur bon développement psychoaffectif et leur santé mentale.

Sur le plan juridique, Mme A______ a repris la jurisprudence qu'elle avait déjà citée dans sa demande de régularisation au sujet de la protection de la vie familiale qui, selon elle, s'applique également aux personnes ne disposant pas d'un droit de séjour assuré dans leur pays d'accueil. C'était à tort que l'OCPM estimait que cette jurisprudence n'était pas pertinente, sans fournir de justification à cette critique. Il ne faisait pas de doute, contrairement à l'appréciation de l'OCPM, qu'elle entretenait une relation étroite et effective avec ses trois enfants, le plus jeune étant encore mineur. Elle vivait avec eux et avec sa propre mère depuis quatre ans et les soignants et thérapeutes du service de psychiatrie pédiatrique qui les suivaient mettaient en évidence son investissement maternel à leur égard, précisant qu'elle constituait pour eux une figure d'attachement essentielle. Quand au fait que la relation n'était pas demeurée intacte, compte tenu de sa séparation d'avec ses enfants entre 2014 et 2018, il s'agissait de la conséquence de la situation de grande précarité de la famille en Géorgie, qui l'avait poussée, ainsi que son mari, à envoyer leurs enfants en Suisse avec leur grand-mère pour leur offrir une vie moins misérable que celle qu'ils entrevoyaient pour eux dans leur pays. Ils avaient dès le départ l'intention de les y rejoindre, en tout cas en ce qui la concernait elle-même. C'est donc essentiellement en raison des circonstances dramatiques que la continuité de la vie commune n'avait pas pu être maintenue et il n'était pas justifié d'y accorder une importance excessive. Certes, elle avait séjourné et travaillé illégalement en Suisse avant de tomber gravement malade plus de deux ans après son arrivée. Il s'agissait cependant du seul moyen qu'elle avait pour vivre auprès de ses enfants. Elle ne représentait objectivement aucun danger pour la sécurité ou la sûreté publique et son intérêt à pouvoir poursuivre sa vie familiale en Suisse avec ses enfants emportait assurément sur l'intérêt public que constituerait son renvoi Géorgie. Elle avait eu recours à des prestations d'assistance en raison de sa maladie, qui l'avait obligée à renoncer à son travail d'employée domestique à la fin 2020. La solution préconisée par l'OCPM, consistant à exercer son droit de visite depuis la Géorgie, n'était pas réaliste. En admettant qu'elle trouve les moyens pour financer des visites de ce type, ce qui n'était pas acquis, celles-ci ne pourraient avoir lieu qu'occasionnellement et ne pourraient en aucun cas remplacer l'actuelle vie commune qu'elle menait avec ses enfants. Il fallait encore prendre en considération l'intérêt supérieur des enfants au sens prévu par les dispositions conventionnelles applicables. Comme le montrait l'attestation médicale du 30 mars 2002, l'état psychique de E______ et G______ dépendait en grande partie des événements de vie auxquels ils avaient été et seraient encore confrontés et le renvoi potentiel de leur mère générerait à nouveau un traumatisme immense qui leur serait hautement dommageable.

Au terme de son recours, Mme A______ a par ailleurs fait différents développements au sujet de son état de santé, qu'il n'apparaît pas utile de reprendre ici, vu l'issue du litige.

4.             Par écritures du 12 octobre 2022, renvoyant simplement aux motifs de sa décision, l'OCPM a conclu au rejet du recours.

5.             Par réplique du 7 novembre 2002, Mme A______ est pour l'essentiel revenue sur ses précédents arguments.

6.             Par duplique du 13 décembre 2022, l'OCPM a précisé que les enfants de la recourante avaient été confiés à leur grand-mère dès 2014 et que c'était principalement ces circonstances qui avaient amené l'autorité à considérer que la recourante ne pouvait, faute de relation prépondérante avec ses enfants, se prévaloir de manière défendable de son droit au respect de la vie familiale. Ensuite, elle était revenue en Suisse en 2018, de sorte que la durée de son séjour n'apparaissait pas suffisante au regard des dispositions légales et de la jurisprudence relative au cas de rigueur. Elle ne pouvait pas non plus se prévaloir d'une forte intégration. Enfin, les traitements nécessaires au suivi de sa maladie étaient disponibles en Géorgie et étaient au bénéfice d'une prise en charge sociale.

 

EN DROIT

1.             Le Tribunal administratif de première instance connaît des recours dirigés, comme en l’espèce, contre les décisions de l'office cantonal de la population et des migrations relatives au statut d'étrangers dans le canton de Genève (art. 115 al. 1 et 116 al. 1 de la loi sur l’organisation judiciaire du 26 septembre 2010 - LOJ - E 2 05 ; art. 3 al. 1 de la loi d'application de la loi fédérale sur les étrangers du 16 juin 1988 - LaLEtr - F 2 10).

2.             Interjeté en temps utile et dans les formes prescrites devant la juridiction compétente, le recours est recevable au sens des art. 60 et 62 à 65 de la loi sur la procédure administrative du 12 septembre 1985 (LPA - E 5 10).

3.             La décision litigieuse retient que la recourante ne saurait être mise au bénéfice d'une autorisation de séjour pour cas individuel d'extrême gravité, ni au bénéfice d'une admission provisoire, relevant notamment qu'elle ne peut se prévaloir de la protection de la vie familiale conférée par l'art. 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950 (CEDH - RS 0.101).

4.             Le tribunal développera ci-après les raisons pour lesquelles il retiendra que l'autorité intimée a erré sur ce point, mais ne tranchera pas lui-même la question de savoir si la protection dont elle doit effectivement pouvoir bénéficier doit entraîner l'octroi d'une autorisation de séjour pour cas individuel d'extrême gravité ou simplement d'une admission provisoire, étant donné que ses propres enfants ne bénéficient eux-mêmes, pour l'heure, que d'une admission provisoire.

5.             Selon l'art. 8 CEDH, toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance (§ 1). Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui (§ 2).

Cette disposition ne confère en principe pas un droit à séjourner dans un Etat déterminé: la Convention ne garantit en effet pas le droit d'une personne d'entrer ou de résider dans un Etat dont elle n'est pas ressortissante ou de n'en être pas expulsée (cf. ATF 144 I 91 consid. 4.2 et la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme citée; cf. ATF 143 I 21 consid. 5.1). Toutefois, le fait de refuser un droit de séjour à un étranger dont la famille se trouve en Suisse peut entraver sa vie familiale et porter ainsi atteinte au droit au respect de la vie privée et familiale garanti par cette disposition.

6.             La jurisprudence citée par la recourante concerne tout d'abord l'arrêt M.P.E.V contre Suisse rendu par la Cour européenne des droits l'homme (CourEDH) le 8 juillet 2014 (requête n° 3910/13). Sans en faire un principe explicite, cet arrêt constate néanmoins la violation de l'art. 8 § 1 CEDH dans un cas où la personne avec laquelle s'opère le rattachement familial (c'est-à-dire en l'occurrence un enfant mineur) n'était au bénéfice que d'une admission provisoire. Il y a lieu de relever qu'avant que cette affaire ne soit portée devant la CourEDH, le Tribunal administratif fédéral avait rappelé dans son arrêt la jurisprudence selon laquelle, sous l'angle de l'art. 8 CEDH, l'octroi de l'admission provisoire d'un membre de la famille conduisait à l'admission de toute la famille – sous réserve de l'existence d'un lien suffisamment étroit (arrêt E-2062/2012 du 7 septembre 2012 consid. 6).

Cependant, cette question a été spécifiquement tranchée dans un arrêt plus récent du Tribunal administratif fédéral, également cité par la recourante (arrêt E-7092/2017 du 25 janvier 2021 publié in ATAF 2021 VI/1), et sur lequel cette juridiction a d'ailleurs publié un communiqué de presse précisant notamment que cet arrêt de principe découle d'une appréciation juridique qui dépasse le cas d'espèce et s'applique de manière générale à une pluralité d'affaires (https://www.bvger.ch/bvger/fr/home/medias/medienmitteilungen-archiv/ medienmitteilungen-2021/dublin-rechtauffamilienleben.html ; consulté le 16 février 2023). Cette affaire concerne la situation d'une femme dont la requête d'asile était de la compétence d'un autre État Dublin que la Suisse et qui était parvenue à démontrer qu'elle-même et ses deux enfants formaient une famille avec un homme séjournant en Suisse au bénéfice d'une admission provisoire. Le SEM avait soutenu l'argumentation selon laquelle, s'il existait certes une relation familiale effectivement vécue, l'épouse ne pouvait pas se prévaloir de l'art. 8 CEDH, car son mari ne bénéficiait en Suisse que d'une admission provisoire et n'y disposait donc pas d'un droit de séjour assuré. Le Tribunal administratif fédéral, constatant qu'il ne s'était jusqu'alors pas expressément prononcé sur cette question (consid. 13.1), s'est penché sur les arrêts dans lesquels la CourEDH avait déjà constaté la violation par la Suisse de l'art. 8 CEDH dans des situations où les personnes concernées ne disposaient pas d'un droit de séjour assuré (consid. 13.2 et réf. cit), puis a constaté que le Tribunal fédéral, après avoir durant de nombreuses années retenu que l'art. 8 CED ne pouvait être invoqué que par des personnes disposant en Suisse d'un droit de séjour assuré, a cependant, dans des jurisprudences relativement récentes, admis l'application de cette disposition dans des situations ne relevant pas d'un tel droit de séjour assuré (consid. 13.4).

Il convient encore de préciser que dans l'arrêt susmentionné, le Tribunal administratif fédéral rappelle que les autres conditions usuelles développées au sujet de l'art. 8 CEDH demeurent valable, cette disposition ne conférant aucun droit absolu à séjourner en Suisse.

7.             Dans le cas d'espèce, la position défendue par l'autorité intimée, selon laquelle le fait que les enfants de la recourante ne sont au bénéfice que d'une admission provisoire ne permettrait pas à leur mère de se prévaloir de l'art. 8 CEDH, est clairement contraire à la jurisprudence susmentionnée.

8.             À titre subsidiaire, l'autorité intimée soutient également que la recourante et ses enfants n'entretiennent pas un lien suffisamment étroit pour admettre l'application de l'art. 8 CEDH. Cela découlerait du fait que, d'une part, les enfants ont quitté la Géorgie en 2014 sans leurs parents et que leur mère ne les a rejoints en Suisse que dans le courant de l'année 2018 et, d'autre part, qu'ils ne vivent désormais ensemble que depuis quatre ans.

Quant au premier de ces arguments, le tribunal souligne que dans la très grande majorité des cas, des liens extrêmement forts unissent les parents et leurs enfants et que lorsqu'ils doivent se séparer, ce n'est en principe que contraints et forcés, en particulier dans les situations migratoires liées à la pauvreté ou à l'insécurité. Une telle séparation, même de longue durée, n'est toutefois pas à elle seule une circonstance permettant de retenir que les membres de la famille cessent de se sentir unis par des liens très forts, ni que la perspective de pouvoir être à nouveau réunis perdrait rapidement de son importance. Dans le cas d'espèce, dès lors que les deux parents ont une première fois quitté la Géorgie avec leurs enfants en cherchant à trouver refuge en Suisse, le retour des enfants en Suisse en 2014 ne doit être compris que comme une nouvelle tentative de les mettre à l'abri de l'insécurité et de la précarité dans laquelle vivait la famille en Géorgie, et non pas comme une quelconque forme de détachement affectif des parents envers leurs enfants. Quant au fait que la recourante n'a rejoint ces derniers en Suisse que dans le courant de l'année 2018, il convient de rappeler qu'elle faisait l'objet d'une décision d'interdiction d'entrée valable jusqu'au 20 mars 2018. À cet égard, le reproche que l'autorité intimée lui adresse à demi-mot de n'être revenue en Suisse auprès de ses enfants que dans le courant de l'année 2018 est particulièrement malvenu.

Quant au second argument relatif au fait que la recourante et ses enfants ne vivent réunis « que » depuis quatre ans (mais à présent depuis bientôt cinq ans), le tribunal peine à comprendre le point de vue de l'autorité intimée, qui s'écarte de la simple question de savoir si le lien familial existe effectivement et semble considérer, sans que l'on comprenne sur quelles bases, qu'une « vraie famille » ne serait (re-) constituée qu'au bout de plusieurs années. Quoi qu'il en soit, l'attestation établie par les HUG le 30 mars 2022 suffit pour établir à satisfaction de droit, au sujet de la recourante, l'existence d'un lien mère-enfant aussi fort que celui qui unit habituellement ces personnes.

9.             A cet égard, il faut rappeler que de jurisprudence constante (arrêt M.P.E.V CourEDH précité, ch. 52 et 57; ATAF 2021 VI/1 précité, consid. 15.5 et réf. cit), l'art. 8 CEDH s'articule notamment autour de l'intérêt supérieur de l'enfant en tant que considération primordiale devant guider les décisions qui les concernent, conformément à l'art. 3 la Convention relative aux droits de l'enfant, conclue à New York le 20 novembre 1989, approuvée par l'Assemblée fédérale le 13 décembre 1996 - Instrument de ratification déposé par la Suisse le 24 février 1997 (CDE - RS 0.107). Si l'intérêt supérieur de l'enfant, qui s'examine entre autres en fonction de son âge, de la situation dans le pays d'origine et du degré de dépendance à l'égard des parents, ne constitue pas une circonstance l'emportant nécessairement, dans tous les cas, sur les intérêts publics, il s'agit cependant d'un élément dont les autorités et juridictions doivent explicitement tenir compte en motivant cas échéant les raisons pour lesquelles il doit le céder à ces intérêts (ATAF 2021 VI/1 précité, eod. loc.).

10.         En l'occurrence, force est de constater que la décision litigieuse ne fait mention ni dans sa majeure, ni dans sa mineure, de l'art. 3 CDE et n'examine la situation familiale que sous l'angle du lien prétendument insuffisant qui unirait la recourante à ses enfants. C'est dire que l'autorité intimée n'a tout simplement pas tenu compte de l'intérêt supérieur de ces derniers, contrairement à ce que prescrit la jurisprudence. Or, selon les médecins et psychothérapeutes qui suivent les enfants E______ et G______ depuis plusieurs années, les difficultés présentées par ces derniers au début de leur prise en charge se sont sensiblement atténuées au fil du temps, mais les progrès qu'ils ont accomplis demeurent soumis au risque d'une nouvelle péjoration de leur état en fonction des événements futurs. À ce titre, toujours selon leurs médecins et psychothérapeutes, une séparation d'avec leur mère, qui représente pour eux une figure d'attachement essentielle, constituerait un traumatisme immense et serait pour eux hautement dommageable.

Ces éléments soulignent la grande importance qu'il convient d'accorder à l'intérêt des enfants de la recourante à n'être pas séparés de cette dernière. Pour que cet intérêt le cède à l'intérêt public qu'il y aurait à ce que la recourante soit contrainte de quitter la Suisse, il faudrait que le dossier contienne des indications particulièrement défavorables au sujet de la recourante. Or, c'est à nouveau en vain que l'on cherche, aussi bien dans le dossier que dans la décision litigieuse, la mention des intérêts publics qui devraient l'emporter sur celui des enfants, hormis l'intérêt à pouvoir faire respecter la loi vis-à-vis d'une personne qui est entrée illégalement sur le territoire suisse. À l'évidence, eu égard aux précédents jurisprudentiels mentionnés plus haut et dans lesquels la personne susceptible d'être éloignée de Suisse présentait généralement un risque pour l'ordre et la sécurité publique, le seul intérêt public à limiter le nombre des étrangers en Suisse n'est en l'occurrence pas suffisant pour l'emporter sur l'intérêt supérieur des enfants.

11.         Il apparaît ainsi que la décision litigieuse viole l'art. 8 CEDH.

12.         Bien fondé, le recours doit être admis et la décision litigieuse annulée, le dossier étant renvoyé à l'autorité intimée afin qu'elle le préavise favorablement auprès du SEM, soit en vue de la délivrance d'une autorisation de séjour pour cas individuel d'extrême gravité, soit en vue d'une admission provisoire.

13.         Vu l'issue du litige, il ne sera pas perçu d'émolument.

14.         Vu l'issue du litige, une indemnité de procédure de CHF 1'000.-, à la charge de l’État de Genève, soit pour lui l'autorité intimée, sera allouée à la recourante (art. 87 al. 2 à 4 LPA et 6 RFPA).

15.         En vertu des art. 89 al. 2 et 111 al. 2 de la loi sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF - RS 173.110), le présent jugement sera communiqué au secrétariat d'État aux migrations.

 


PAR CES MOTIFS

LE TRIBUNAL ADMINISTRATIF

DE PREMIÈRE INSTANCE

1.             déclare recevable le recours interjeté le 16 août 2022 par Madame A______ contre la décision de l'office cantonal de la population et des migrations du 14 juin 2022 ;

2.             l'admet ;

3.             annule la décision de l'office cantonal de la population et des migrations du 14 juin 2022 ;

4.             renvoie le dossier à l'office cantonal de la population et des migrations pour la suite à y donner au sens des considérants ;

5.             renonce à percevoir un émolument ;

6.             condamne l’État de Genève, soit pour lui l’office cantonal de la population et des migrations, à verser à la recourante une indemnité de procédure de CHF 1'000.- ;

7.             dit que, conformément aux art. 132 LOJ, 62 al. 1 let. a et 65 LPA, le présent jugement est susceptible de faire l'objet d'un recours auprès de la chambre administrative de la Cour de justice (10 rue de Saint-Léger, case postale 1956, 1211 Genève 1) dans les trente jours à compter de sa notification. L'acte de recours doit être dûment motivé et contenir, sous peine d'irrecevabilité, la désignation du jugement attaqué et les conclusions du recourant. Il doit être accompagné du présent jugement et des autres pièces dont dispose le recourant.

Au nom du Tribunal :

Le président

Olivier BINDSCHEDLER TORNARE

 

Copie conforme de ce jugement est communiquée aux parties, ainsi qu’au secrétariat d'État aux migrations.

Genève,

 

La greffière