Aller au contenu principal

Décisions | Chambre Constitutionnelle

1 resultats
A/3857/2022

ACST/24/2022 du 20.12.2022 ( ABST ) , REFUSE

RÉPUBLIQUE ET CANTON DE GENÈVE

POUVOIR JUDICIAIRE

A/3857/2022-ABST ACST/24/2022

 

COUR DE JUSTICE

Chambre constitutionnelle

Décision du 20 décembre 2022

sur effet suspensif

dans la cause

 

Monsieur A______
et
Monsieur B______
et
C______
et
D______ SA
représentés par Me Adrien Ramelet, avocat

contre

CONSEIL D’ÉTAT


Attendu, en fait, que :

1) Monsieur A______ exerce la profession de maraîcher à Genève, où il est administrateur de la société D______ SA, ayant son siège à Genève et pour but statutaire l’importation, l’exportation, la production et la commercialisation de produits et matériels agricoles et alimentaires.

Monsieur B______ exerce la profession de viticulteur à Genève et est le président de C______ (ci-après : l’association), une association au sens des art. 60 ss du Code civil suisse du 10 décembre 1907 (CC - RS 210) ayant son siège à Genève, qui a notamment pour but statutaire, en tant qu’association faitière de l’agriculture genevoise, de représenter les intérêts de celle-ci, des agriculteurs et des sociétés agricoles aux niveaux politiques et économiques. Ses membres exploitants sont les personnes physiques et morales qui exploitent une entreprise agricole et qui sont domiciliés à Genève.

2) Lors de la votation populaire du 27 septembre 2020, le corps électoral genevois a accepté, à 58,16 %, l’initiative législative formulée intitulée « 23 frs, c’est un minimum » (ci-après : l’IN 173) prévoyant notamment les modifications suivantes de la loi sur l’inspection et les relations du travail du 12 mars 2004 (LIRT - J 1 05) :

« Art.1, al. 4 (nouveau)

4 Elle institue un salaire minimum afin de combattre la pauvreté, de favoriser l’intégration sociale et de contribuer ainsi au respect de la dignité humaine. Elle définit le rôle de l’office, de l’inspection paritaire et des autres autorités concernées dans la mise en œuvre des dispositions de la présente loi sur le salaire minimum.

 

Chapitre IV B (nouveau) Salaire minimum

Art. 39K (nouveau) Montant du salaire minimum

1 Le salaire minimum est de 23 F par heure.

2 Pour le secteur économique visé par l’article 2, alinéa 1, lettre d, de la Loi fédérale sur le travail dans l’industrie, l’artisanat et le commerce (LTr) du 13 mars 1964, le Conseil d’État peut, sur proposition du Conseil de surveillance du marché de l’emploi, fixer un salaire minimum dérogeant à l’alinéa 1 dans le respect de l’article 1 alinéa 4.

3 Chaque année, le salaire minimum est indexé sur la base de l’indice des prix à la consommation du mois d’août, par rapport à l’indice en vigueur le 1er janvier 2018. Le salaire minimum prévu à l’alinéa 1 n’est indexé qu’en cas d’augmentation de l’indice des prix à la consommation.

4 Par salaire, il faut entendre le salaire déterminant au sens de la législation en matière d’assurance-vieillesse et survivants, à l’exclusion d’éventuelles indemnités payées pour jours de vacances et pour jours fériés.

 

Art. 39L (nouveau) Primauté par rapport aux salaires prévus par les contrats individuels, les conventions collectives et les contrats-type

Si le salaire prévu par un contrat individuel, une convention collective ou un contrat-type est inférieur à celui fixé à l’article 39K, c’est ce dernier qui s’applique. »

3) Par communiqué de presse du 12 octobre 2020, le département de la sécurité, de l’emploi et de la santé, scindé depuis lors pour devenir en partie le département de l’économie et de l’emploi (ci-après : le département), a indiqué que le conseil de surveillance du marché de l’emploi (ci-après : CSME), composé des représentants des partenaires sociaux de l’État, s’était réuni en séance extraordinaire, afin de discuter et de fixer les modalités d’application de la novelle issue de l’IN 173. Dans ce cadre, le CSME avait notamment proposé au Conseil d’État que les salaires minimaux des secteurs de l’agriculture et de la floriculture soient identiques aux salaires inscrits dans les contrats-types de travail actuellement en vigueur dans ces domaines.

4) a. Par arrêté du 28 octobre 2020, publié dans la Feuille d’avis officielle de la République et canton de Genève (ci-après : FAO) du 30 octobre 2020, le Conseil d’État a promulgué la novelle correspondant au texte de l’IN 173, qui est entrée en vigueur le 1er novembre 2020.

b. Saisie de deux recours dirigés contre la novelle issue de l’IN 173, la chambre constitutionnelle de la Cour de justice (ci-après : la chambre constitutionnelle) les a rejetés le 21 avril 2021 (ACST/15/2021 et ACST/16/2021).

Elle a en particulier considéré que l’indexation à l’indice des prix à la consommation (ci-après : IPC) du salaire minimum ne constituait pas une mesure de politique économique, puisque ladite indexation n’entrait pas en tant que telle dans le calcul pour établir ce salaire minimum, lequel demeurait, même indexé, toujours suffisamment proche du revenu minimal d’assistance. L’on ne pouvait ainsi y déceler aucune mesure de politique économique, ce qui n’était du reste pas l’intention poursuivie par les initiants, dont le but était, par l’instauration d’un salaire minimum, de lutter contre la pauvreté à Genève et d’enrayer le phénomène des travailleurs pauvres, en leur permettant de vivre de leur emploi sans devoir recourir à l’aide sociale étatique.

5) a. Le 28 octobre 2020 également, le Conseil d’État a fixé le salaire minimum légal pour 2020 et 2021 de la manière suivante :

« Art. 1 Salaire minimum légal

1 Le salaire minimum brut visé à l’article 39K de la loi sur l’inspection et les relations du travail, du 12 mars 2004, est de 23 francs au 1er novembre 2020 et de 23.14 francs par heure au 1er janvier 2021, sous réserve des alinéas 2 et 3.

2 Dans le secteur de l’agriculture, le salaire minimum brut est de 16.90 francs au 1er novembre 2020 et de 17 francs par heure au 1er janvier 2021.

3 Dans le secteur de la floriculture, le salaire minimum brut est de 15.50 francs au 1er novembre 2020 et de 15.60 francs par heure au 1er janvier 2021.

 

Art. 2 Entrée en vigueur

Le présent arrêté entre en vigueur le 1er novembre 2020. »

b. Par acte du 30 novembre 2020, le Syndicat E______ et le Syndicat F______, ainsi que plusieurs particuliers, notamment des ouvriers agricoles, ont saisi la chambre constitutionnelle d’un recours contre cet arrêté, concluant à son annulation. Dans ce cadre, plusieurs sociétés actives dans les domaines de l’agriculture et la floriculture et divers particuliers actifs dans les mêmes domaines, dont M. B______, ont sollicité leur appel en cause, ce que la chambre constitutionnelle a refusé, notamment parce qu’ils ne disposaient pas d’un intérêt pour défendre des actes qu’ils approuvaient et dont le résultat allait intégralement dans leur sens (ACST/21/2021 et ACST/22/2021 du 27 mai 2021).

c. Par arrêt du 29 juin 2021 (ACST/30/2021), la chambre constitutionnelle a rejeté le recours.

L’art. 1 al. 1 de l’arrêté se limitait à permettre l’indexation du salaire minimum, en précisant l’art. 39K al. 3 LIRT en vue de son application. La méthode utilisée ne prêtait pas non plus le flanc à la critique, étant donné qu’elle reposait sur différents éléments précisés dans le cadre de l’adoption de l’IN 173 et de l’examen de sa validité. Le Conseil d’État n’avait donc pas outrepassé ses compétences en adoptant l’art. 1 al. 1 de l’arrêté, soit une norme secondaire d’exécution de l’art. 39K al. 3 LIRT, et en arrêtant, ce faisant, le salaire horaire minimum, indexé à l’IPC, à CHF 23.14 à compter du 1er janvier 2021, correspondant à un taux de 0,6 %.

Le grief, selon lequel le Conseil d’État n’était pas habilité à prévoir des dérogations en faveur des secteurs de l’agriculture et de la floriculture, était également infondé. L’art. 39K al. 2 LIRT prenait en compte les difficultés rencontrées par ces secteurs dans l’application d’un salaire horaire de CHF 23.-, notamment en raison du nombre plus important d’heures pratiquées et des faibles revenus engrangés de manière générale. Le Conseil d’État pouvait donc adopter un salaire minimum, distinct de celui prévu à l’art. 39K al. 1 LIRT, applicable aux secteurs de l’agriculture et de la floriculture, et disposait pour ce faire d’une marge de manœuvre qu’il devait exercer dans le cadre de l’art. 1 al. 4 LIRT. Si les salaires horaires minimaux dans ces secteurs étaient fixés à un niveau relativement bas, à savoir notamment, dès le 1er janvier 2021, à CHF 17.- de l’heure pour l’agriculture, ce qui correspondait aux salaires minimaux prévus par le contrat-type de travail de l’agriculture du 13 décembre 2011 (CTT-Agri - J 1 50.09) pour le personnel sans qualification, c’était parce que le Conseil d’État, sur la base des propositions du CSME comme le prévoyait l’art. 39K al. 2 LIRT, les avaient adaptés aux besoins spécifiques des secteurs concernés. Le fait qu’ils correspondaient aux salaires prévus par le CTT-Agri n’était pas pertinent, au vu de la connaissance du CSME du marché.

L’arrêté litigieux ne contenait pas d’inégalité de traitement, au regard des spécificités des domaines de l’agriculture et de la floriculture, qui pouvaient faire l’objet d’un traitement différent, notamment du fait de l’emploi, dans lesdits secteurs, de nombreux travailleurs saisonniers et de la possibilité, pour ceux-ci, d’être nourris et logés par leur employeur, ainsi que de l’augmentation annuelle de leur salaire, telle que résultant des contrats-types.

6) À compter du 1er janvier 2021, le CTT-Agri prévoyait un salaire minimum de CHF 3'830.- par mois pour le personnel porteur d’un certificat fédéral de capacité (ci-après : CFC), de CHF 3'500.- par mois pour le personnel au bénéfice d’une attestation fédérale de formation professionnelle (ci-après : AFP) et de CHF 3'315.- pour le personnel sans qualification particulière ; pour le personnel engagé à l’heure, le salaire était de CHF 17.50 de l’heure (art. 8 al. 1 CTT-Agri).

7) En novembre 2021, le Conseil d’État a fixé, à compter du 1er janvier 2022, le montant du salaire minimum genevois à CHF 23.27 de l’heure et à CHF 17.10 de l’heure dans les secteurs de l’agriculture et de la floriculture.

8) Dès le 1er janvier 2022, les salaires minimaux bruts figurant dans la CTT-Agri ont été modifiés et fixés à CHF 19.86 de l’heure pour les porteurs d’un CFC, à CHF 18,15 de l’heure pour les porteurs d’une AFP, à CHF 17.10 de l’heure pour le personnel sans qualification et à CHF 17.69 pour le personnel engagé à l’heure.

9) Le 3 octobre 2022, l’association a écrit au Conseil d’État au sujet de la décision à venir sur les salaires du CTT-Agri pour 2023 et de la mise en œuvre de la dérogation prévue à l’art. 39K LIRT.

Les conséquences d’un accroissement de la masse salariale pour la branche étaient inquiétantes, dans le contexte d’une augmentation massive du prix des intrants et celle à venir du prix du gaz, ainsi que d’une saison 2022 difficile et l’impossibilité de répercuter ces prix sur les produits en raison de la structure du marché dominé par deux grands distributeurs. Actuellement, les conditions de travail des employés de l’agriculture à Genève étaient les meilleures de Suisse, situation générant une concurrence nationale exacerbée pour les productions mises sur le marché national. En cas d’indexation des salaires du CTT-Agri, une catastrophe sans précédent s’annonçait pour l’économie du secteur.

10) Le 19 octobre 2022, le Conseil d’État a adopté l’arrêté relatif au salaire minimum cantonal pour l’année 2023 (ci-après : l’arrêté), publié dans la FAO du 21 octobre 2022, qui a la teneur suivante :

« Art. 1 Salaire minimum cantonal

1 Le salaire minimum brut est de 24.- francs par heure, sous réserve de l’alinéa 2.

2 Il est de 17.64 francs par heure dans le secteur de l’agriculture.

 

Art. 2 Entrée en vigueur

Le présent arrêté entre en vigueur le 1er janvier 2023. »

11) a. Le 17 novembre 2022, la chambre des relations collectives de travail (ci-après : CRCT) a adopté une modification de la CTT-Agri, fixant, à compter du 1er janvier 2023, les salaires minimaux bruts à CHF 20.50 de l’heure pour les porteurs d’un CFC, à CHF 18.73 de l’heure pour les porteurs d’une AFP et à CHF 17.64 de l’heure pour le personnel sans qualification.

b. En préambule à ladite modification était indiqué que le CSME avait donné son accord de principe à ce que la CRCT procède à l’adaptation des salaires minimaux de la CTT-Agri à l’arrêté du Conseil d’État du 19 octobre 2022, lequel les avait indexés conformément à la règle de l’art. 39K al. 3 LIRT et avait fixé à CHF 17.64 de l’heure le salaire minimum pour le secteur de l’agriculture. De pratique constante, les salaires des CTT étaient indexés, car à défaut ils diminueraient, ce qui n’était pas acceptable s’agissant de salaires minimaux. Il était en outre nécessaire d’indexer de manière analogue les salaires supérieurs également. Les représentants de l’association avaient été entendus le 1er novembre 2022 et il était indéniable que le secteur rencontrait des difficultés liées à l’augmentation des coûts de l’énergie, au changement climatique, à la situation sanitaire et au cours défavorable de l’euro. L’importance d’une agriculture locale n’était plus à démontrer et, si l’engagement des autorités cantonales était certain, le poids de deux grands distributeurs demeurait une contrainte majeure pour les agriculteurs genevois. Il était fait droit à la demande de l’association de supprimer la catégorie du « personnel engagé à l’heure », inutilisée et source de confusion.

12) Par acte du 21 novembre 2022, MM. A______ et B______, l’association et la société ont recouru auprès de la chambre constitutionnelle contre l’arrêté du Conseil d’État du 19 octobre 2022, concluant préalablement à l’octroi de l’effet suspensif au recours et principalement à l’annulation de l’art. 1 al. 2 dudit arrêté ainsi qu’à l’octroi d’une indemnité de procédure.

La prochaine entrée en vigueur de l’arrêté contesté aurait pour conséquence une augmentation considérable des coûts de la main-d’œuvre dans le secteur agricole, en raison de l’indexation des salaires prévue, et mettrait ainsi en danger, compte tenu du contexte économique actuel, de nombreuses entreprises. À défaut d’octroi de l’effet suspensif, beaucoup d’employeurs du secteur agricole devraient rémunérer les travailleurs au salaire minimum tel qu’indexé, sans qu’il soit ensuite possible, en cas d’admission du recours, de modifier les contrats de travail déjà conclus ou de rétablir la situation initiale concernant les salaires déjà versés.

L’art. 1 al. 2 de l’arrêté violait le principe de la légalité sous l’angle de la séparation des pouvoirs et du principe d’égalité de traitement. L’augmentation du salaire minimum dans le domaine de l’agriculture, de 3,15 %, correspondait à l’indexation du salaire minimum général, conformément à l’art. 39K al. 3 LIRT, qui ne pouvait toutefois s’appliquer qu’à l’art. 39K al. 1 LIRT, et non pas au salaire minimum dérogatoire, sous peine de ne pas tenir compte des particularités du secteur agricole. Le but du système d’indexation de l’art. 39K al. 1 LIRT était de protéger le pouvoir d’achat, dans l’hypothèse d’un salaire minimum déterminé à l’aide de divers critères liés à l’environnement économique et social genevois, tels que les prestations complémentaires cantonales, le loyer ou l’assurance obligatoire des soins, alors que les employés du secteur agricole étaient essentiellement des travailleurs saisonniers ne résidant pas dans le canton. Si le but du salaire minimum n’était pas d’influer sur la libre concurrence, une augmentation systématique et automatique du salaire minimum dans le secteur agricole aurait un impact majeur sur la libre concurrence entre producteurs agricoles sur le marché suisse, puisque les produits genevois étaient déjà peu concurrentiels au niveau suisse.

La disposition litigieuse violait les principes d’égalité de traitement et de proportionnalité. Le fait d’indexer le salaire minimum dans le secteur agricole au coût de la vie genevois, sur la base de critères économiques et sociaux genevois, s’agissant de travailleurs saisonniers qui ne résidaient pas à Genève, alors que les travailleurs des autres secteurs économiques résidaient à Genève et dans les environs et étaient effectivement soumis à l’augmentation du coût de la vie, constituait une violation du principe de l’égalité de traitement, puisque des situations totalement différentes étaient appréhendées de la même manière. L’indexation litigieuse n’atteignait ainsi pas son but, à savoir faire correspondre l’augmentation des salaires avec l’augmentation du coût de la vie à Genève, s’agissant d’employés qui n’y résidaient pas, et entraînait une augmentation du coût de la main-d’œuvre, se cumulant avec d’autres facteurs d’augmentation desdits coûts. En plus de l’indexation, décidée par le Conseil d’État sur proposition du CSME au sein duquel l’association n’était pas représentée, s’ajoutaient les augmentations décidées par la CRCT dans le cadre de l’adoption du CTT-Agri, qui concernait également les salaires du secteur agricole ainsi que les modalités du contrat de travail.

L’arrêté litigieux emportait, enfin, une violation de la liberté économique, en raison des spécificités applicables au secteur agricole, constituée de main-d’œuvre saisonnière et de travailleurs étrangers ne séjournant en Suisse que quelques semaines ou mois par année, et soumis à une concurrence accrue. Il s’agissait d’une atteinte grave, qui ne reposait pas sur une base légale et n’était pas en mesure d’atteindre son but, consistant à aligner les salaires des travailleurs avec les coûts de la vie à Genève afin de protéger leur pouvoir d’achat au fil du temps.

13) Le 7 décembre 2022, le Conseil d’État a conclu à l’irrecevabilité de la demande d’effet suspensif, subsidiairement à son rejet.

Les recourants n’avaient pas d’intérêt actuel et pratique à la restitution de l’effet suspensif, l’arrêté litigieux, faute d’être entré en vigueur, n’étant pas exécutoire.

Il existait, de toute manière, un intérêt public prépondérant à l’exécution de l’arrêté attaqué, l’institution du salaire minimum dérogatoire de l’agriculture répondant au même but que celui du salaire minimum général, au vu du renvoi de l’art. 39K al. 2 LIRT à l’art. 1 al. 4 LIRT. Le fait de paralyser l’application dudit salaire jusqu’à droit connu dans la présente cause rendrait en partie inopérante la législation relative au salaire minimum et menacerait les intérêts individuels d’un grand nombre de travailleurs, en les privant de la protection adéquate voulue par le législateur. Ce salaire n’était pas seulement un salaire convenable, mais était une limite en dessous de laquelle le travailleur risquait de tomber dans la pauvreté. L’intérêt public à l’exécution immédiate de l’arrêté litigieux primait par conséquent l’intérêt privé des recourants, qui ne critiquaient au demeurant pas le montant de l’indexation, mais son seul principe.

L’entrée en vigueur immédiate de l’arrêté litigieux ne menaçait pas non plus gravement les intérêts des recourants, qui n’invoquaient pas des circonstances propres au secteur de l’agriculture. Ainsi, toutes les entreprises qui pratiquaient des salaires inférieurs au salaire minimum avaient vu leurs coûts de production augmenter dès l’entrée en vigueur de novelle issue de l’IN 173 et lors de chacune des indexations précédentes. Le contexte actuel affectait en outre tous les acteurs de l’économie, et pas seulement les entreprises agricoles.

Les chances de succès du recours n’étaient pas non plus manifestes. Le salaire minimum dans le secteur de l’agriculture ne pouvait ainsi être soustrait aux principes qui gouvernaient le salaire minimum en général, y compris s’agissant de son indexation. Le critère du lieu de résidence des travailleurs n’était pas pertinent, puisque le salaire minimum s’appliquait aux relations de travail des travailleurs accomplissant habituellement leur travail dans le canton, ce qui était le cas même des travailleurs saisonniers. Les particularités du secteur agricole avaient également été prises en compte dès l’entrée en vigueur du salaire minimum, puisque le salaire minimum dans ce secteur restait inférieur de 26,5 % au salaire minimum général.

14) Le 8 décembre 2022, le juge délégué a accordé aux recourants un délai au 14 décembre 2022 pour produire une éventuelle réplique, après quoi la cause serait gardée à juger sur effet suspensif.

15) Le 14 décembre 2022, les recourants ont persisté dans leurs explications, précisant que la demande de « restitution » de l’effet suspensif était recevable, puisque l’acte entrepris entrerait en vigueur à très brève échéance.

Dans la pesée des intérêts à effectuer, il ne fallait pas seulement tenir compte de l’intérêt public à la protection des travailleurs, mais également de celui, privé, des employeurs du secteur agricole, dont la situation économique était particulièrement difficile, ainsi que de celui, public, à la compétitivité du marché agricole genevois, intérêts qui devaient l’emporter. La présente indexation, vu son montant, était sans commune mesure avec la précédente, en raison notamment de l’augmentation des coûts engendrée par la situation géopolitique. L’argument selon lequel le contexte économique affectait tous les secteurs de l’économie était erroné, puisque le secteur agricole ne disposait d’aucune marge de manœuvre pour répercuter les augmentations des coûts de production vis-à-vis des acheteurs en raison de la structure du marché, ce qui avait d’ailleurs conduit à une dérogation au salaire minimum dans cette branche. Enfin, contrairement à ce qu’indiquait le Conseil d’État, le lieu de résidence des travailleurs était pertinent. La situation des travailleurs frontaliers n’était ainsi pas comparable à celle des travailleurs saisonniers, lesquels ne travaillaient pas habituellement, soit l’essentiel de l’année, en Suisse, mais dans d’autres pays, où la situation économique était différente.

16) Sur quoi, la cause a été gardée à juger sur effet suspensif, ce dont les parties ont été informées.

 

Considérant, en droit, que :

1) L’examen de la recevabilité du recours est reporté à l’arrêt au fond, étant précisé qu’il n’apparaît pas prima facie que les conditions y relatives ne seraient pas réalisées et que, même si l’arrêté litigieux n’est, en l’état, pas encore en vigueur, il le sera néanmoins à brève échéance, soit le 1er janvier 2023, ce qui justifie que la chambre de céans statue sur la demande d’effet suspensif en l’état.

2) Les mesures provisionnelles, y compris celles sur effet suspensif, sont prises par le président ou le vice-président ou, en cas d’urgence, par un autre juge de la chambre constitutionnelle (art. 21 al. 2 et 76 de la loi sur la procédure administrative du 12 septembre 1985 - LPA - E 5 10).

3) a. Selon l’art. 66 LPA, en cas de recours contre une loi constitutionnelle, une loi ou un règlement du Conseil d’État, le recours n’a pas d’effet suspensif (al. 2) ; toutefois, lorsqu’aucun intérêt public ou privé prépondérant ne s’y oppose, la juridiction de recours peut, sur la demande de la partie dont les intérêts sont gravement menacés, restituer l’effet suspensif (al. 3). D’après l’exposé des motifs du projet de loi portant sur la mise en œuvre de la chambre constitutionnelle, en matière de recours abstrait, l’absence d’effet suspensif automatique se justifie afin d’éviter que le dépôt d’un recours bloque le processus législatif ou réglementaire, la chambre constitutionnelle conservant toute latitude pour restituer, totalement ou partiellement, l’effet suspensif lorsque les conditions légales de cette restitution sont données (PL 11'311, p. 15).

b. Lorsque l’effet suspensif a été retiré ou n’est pas prévu par la loi, l’autorité de recours doit examiner si les raisons pour exécuter immédiatement la décision entreprise sont plus importantes que celles justifiant le report de son exécution. Elle dispose d’un large pouvoir d’appréciation, qui varie selon la nature de l’affaire. La restitution de l’effet suspensif est subordonnée à l’existence de justes motifs, qui résident dans un intérêt public ou privé prépondérant à l’absence d’exécution immédiate de la décision ou de la norme (arrêt du Tribunal fédéral 2C_246/2020 du 18 mai 2020 consid. 5.1). Pour effectuer la pesée des intérêts en présence (arrêt du Tribunal fédéral 8C_239/2014 du 14 mai 2014 consid. 4.1), l’autorité de recours n’est pas tenue de procéder à des investigations supplémentaires, mais peut statuer sur la base des pièces en sa possession (ATF 145 I 73 consid. 7.2.3.2 ; 117 V 185 consid. 2b).

L’octroi de mesures provisionnelles – au nombre desquelles figure l’effet suspensif (Philippe WEISSENBERGER/Astrid HIRZEL, Der Suspensiveffekt und andere vorsorgliche Massnahmen, in Isabelle HÄNER/Bernhard WALDMANN [éd.], Brennpunkte im Verwaltungsprozess, 2013, 61-85, p. 63) – présuppose l’urgence, à savoir que le refus de les ordonner crée pour l’intéressé la menace d’un dommage difficile à réparer (ATF 130 II 149 consid. 2.2 ; 127 II 132 consid. 3 = RDAF 2002 I 405). Elles ne sauraient, en principe tout au moins, anticiper le jugement définitif, ni équivaloir à une condamnation provisoire sur le fond, pas plus qu’aboutir abusivement à rendre d’emblée illusoire la portée du procès au fond (ATF 119 V 503 consid. 3 ; ACST/20/2022 du 22 novembre 2022 consid. 3b).

En matière de contrôle abstrait des normes, l’octroi de l’effet suspensif suppose en outre généralement que les chances de succès du recours apparaissent manifestes (Stéphane GRODECKI/Romain JORDAN, Code annoté de procédure administrative genevoise, 2017, n. 835 ss ; Claude-Emmanuel DUBEY, La procédure de recours devant le Tribunal fédéral, in François BELLANGER/Thierry TANQUEREL [éd.], Le contentieux administratif, 2013, 137-178, p. 167).

4) En l’espèce, le recours est dirigé contre l’art. 1 al. 2 d’un arrêté du Conseil d’État, à savoir a priori un acte visé à l’art. 57 let. d LPA (ACST/30/2021 précité consid. 1b) et à l’encontre duquel le recours n’a pas d’effet suspensif (art. 66 al. 2 LPA). Il convient donc d’examiner s’il y a lieu de l’octroyer, ce qui, en matière de contrôle abstrait des normes, suppose généralement que les chances de succès du recours soient manifestes.

Tel ne semble à premier vue pas être le cas, ce d’autant moins que les recourants paraissent contester non pas le montant du salaire minimum dérogatoire ni la quotité de son indexation à l’IPC, mais le principe de ladite indexation prévu par l’art. 39K al. 3 LIRT, dont la chambre de céans a admis la constitutionnalité (ACST/16/2021 précité consid. 7).

Sous l’angle du principe de la séparation des pouvoirs, il ne paraît pas évident que l’art. 39K al. 3 LIRT ne permettrait que d’indexer le salaire minimum au sens de l’art. 39K al. 1 LIRT, à l’exclusion du salaire minimum de l’art. 39K al. 2 LIRT du secteur de l’agriculture, régime qui ne constitue pas une exception au salaire minimum mais une dérogation au montant de CHF 23.- de l’heure fixé à l’art. 39K al. 1 LIRT en vue de prendre en considération les spécificités du secteur concerné.
Il ressort en particulier des considérations ayant présidé à l’adoption de la novelle issue de l’IN 173 que l’instauration d’un salaire minimum visait à lutter contre la pauvreté à Genève et enrayer le phénomène des travailleurs pauvres, en leur permettant de vivre de leur emploi sans devoir recourir à l’aide sociale, conformément à l’art. 1 al. 4 LIRT et auquel l’art. 39K al. 2 LIRT.

Le grief en lien avec une violation du principe de l’égalité de traitement ne paraît pas non plus manifestement fondé, étant donné que la situation particulière du domaine agricole a été prise en compte dans la fixation d’un salaire minimum dérogatoire – notamment du fait que les travailleurs concernés sont en grande partie saisonniers –, déjà inférieur à celui de l’art. 39K al. 1 LIRT, l’indexation n’entrant pas, en tant que telle, dans le calcul pour établir ce salaire minimum de départ (ACST/16/2021 précité consid. 7a).

S’agissant, enfin, du grief en lien avec une violation de la liberté économique, il n’apparaît pas non plus à l’évidence qu’il serait fondé, la chambre de céans (ACST/15/2021 et ACST/16/2021 précités), à l’instar du Tribunal fédéral (ATF 143 I 403), ayant déjà jugé que le salaire minimum institué par la novelle résultant de l’IN 173 ne constituait pas une mesure de politique économique et était conforme à la liberté économique, tant dans sa dimension individuelle qu’institutionnelle, tout comme l’indexation du salaire minimum à l’IPC. Tel apparaît d’autant plus le cas du salaire minimum dérogatoire, inférieur au montant de CHF 23.- de l’heure prévu à l’art. 39K al. 1 LIRT.

Par ailleurs, même si l’association ne semble pas représentée au sein du CSME, il n’en demeure pas moins qu’elle a, a priori, pu faire valoir ses arguments au sujet de l’indexation litigieuse devant la CRCT, qui a procédé à la modification de la CTT-Agri et dont le montant du salaire horaire pour le personnel sans qualification est le même que celui résultant de l’arrêté litigieux, la chambre de céans ayant relevé les liens étroits entre ces deux textes (ACST/30/2021 précité consid. 12).

Les recourants n’apparaissent pas non plus, toujours à première vue, subir de dommage irréparable du fait de l’entrée en vigueur de la disposition qu’ils contestent, les effets indésirables de l’indexation des salaires dans leur branche économique semblant être décrits de manière générale. Au contraire, l’intérêt des employés agricoles à vivre de manière à subvenir à leurs besoins, sans devoir recourir à l’aide sociale, semble devoir l’emporter sur celui, économique, des recourants, étant précisé que l’octroi de l’effet suspensif reviendrait à accorder à ces derniers leurs conclusions au fond. Dans ces circonstances, l’on ne saurait a priori considérer que l’urgence commanderait de faire droit à la requête des recourants.

Il ne se justifie dès lors pas de déroger au principe voulu par le législateur d’absence d’effet suspensif dans le cadre d’un contrôle abstrait des normes, ce qui conduit au rejet de la demande d’octroi de l’effet suspensif au recours.

5) Il sera statué sur les frais de la présente décision avec l’arrêt à rendre au fond.


 

 

LA CHAMBRE CONSTITUTIONNELLE

refuse d’octroyer l’effet suspensif au recours ;

réserve le sort des frais de la procédure jusqu’à droit jugé au fond ;

dit que, conformément aux art. 82 ss de la loi fédérale sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF - RS 173.110), la présente décision peut être portée dans les trente jours qui suivent sa notification par-devant le Tribunal fédéral, par la voie du recours en matière de droit public ; le mémoire de recours doit indiquer les conclusions, motifs et moyens de preuve et porter la signature du recourant ou de son mandataire ; il doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14, par voie postale ou par voie électronique aux conditions de l’art. 42 LTF. La présente décision et les pièces en possession du recourant, invoquées comme moyens de preuve, doivent être joints à l’envoi ;

communique la présente décision, en copie, à Adrien Ramelet, avocat des recourants, ainsi qu’au Conseil d’État.


Le président :

 

Jean-Marc Verniory

 

Copie conforme de cette décision a été communiquée aux parties.

 

Genève, le la greffière :