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Décisions | Cour d'appel du Pouvoir judiciaire

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CAPJ/2/2023

ACAPJ/5/2023 (1) du 27.09.2023 , Admis

Descripteurs : MESURE DISCIPLINAIRE;DROIT D'ÊTRE ENTENDU;CONSULTATION DU DOSSIER;MOTIVATION DE LA DÉCISION;APPRÉCIATION ANTICIPÉE DES PREUVES;RÉPARATION DU VICE DE PROCÉDURE
Normes : Cst..29.al2
Par ces motifs

 

 

 

republique et canton de geneve

POUVOIR JUDICIAIRE

Cour d’appel du Pouvoir judiciaire

 

 

 

 

 

 

 

 

Arrêt du 27 septembre 2023

 

CAPJ 2_2023 ACAPJ/5/2023

 

 

 

 

Madame A______, recourante

 

contre

 

 

LE CONSEIL SUPERIEUR DE LA MAGISTRATURE, intimé

 

 

 

 

 

EN FAIT :

 

1. A______ (ci-après : la « recourante » ou la « mise en cause »), née le ______ 1964, est entrée dans la magistrature judiciaire le ______ 2010, pour occuper la fonction de substitut du Procureur général, puis de procureure, avant d’être élue juge au Tribunal______, avec effet dès le ______ 2017.

 

2. Par courrier du 21 janvier 2022, la Présidente du Conseil supérieur de la Magistrature (ci-après : le « CSM » ou le « Conseil ») a informé le conseil de A______, Me B______, de l’ouverture d’une procédure à l’encontre de cette dernière et de la désignation d’une sous-commission chargée de l’instruction de la cause.

 

L’ouverture de cette procédure portant le numéro A/__/2022 a été décidée sur la base d’une dénonciation du Secrétaire général du Pouvoir judiciaire (ci-après : le « Secrétaire général ») du 23 décembre 2021, reposant sur un rapport de huit pages du directeur du Tribunal______, C______, du 15 décembre 2021.

 

Selon cette dénonciation et ce rapport, il était reproché à A______, en substance, d’adopter régulièrement des attitudes et un comportement inadéquats, excessivement contrôlants et blessants, constituant des atteintes à la personnalité ou à la santé de plusieurs membres du personnel de la juridiction. Informée des doléances des collaboratrices concernées, A______, soit modifiait son attitude pendant quelque temps, soit prétextait un manque de compétences ou des prestations insuffisantes de la part de ces collaboratrices, qui donnaient par ailleurs pleinement satisfaction à leurs supérieurs. Ainsi, au fil du temps, depuis 2018, les collaboratrices de la juridiction ne souhaitaient plus être attribuées au cabinet de A______, ce qui posait des problèmes organisationnels et affectait le climat de travail et même le recrutement de personnel, dissuadant des candidates à s’engager dans un poste ou à prolonger leur activité au sein du Tribunal______ lorsqu’elles apprenaient qu’elles devaient collaborer avec la magistrate.

 

Il est à noter qu’un rapport de cinq pages, contenant des griefs similaires, avait déjà été établi par C______, alors greffier de juridiction ad intérim, en date du 25 mai 2021, à la demande et à l’attention du CSM, concernant A______, dans le cadre de la procédure A/____/2019 classée par décision DCSM/__/2021 du 11 octobre 2021. Des procès-verbaux d’entretien de C______ avec des collaboratrices ont accompagné ces rapports.

 

3. Par lettre du 21 février 2022, le conseil de A______ a reproché au CSM d’avoir rendu des décisions de classement dans deux procédures (A/____/2018 et A/____/2019), portant sur des faits similaires, la seconde reposant sur le rapport de C______ du 25 mai précité, puis d’avoir, à quelques jours d’intervalle, ouvert une nouvelle procédure, en dépit du principe « ne bis in idem », considérant, en tout état, sur le fond, que les problématiques dénoncées, par ailleurs contestées, relevaient de la gestion des ressources humaines et non pas du droit disciplinaire.

 

Me B______ a ensuite sollicité un tirage complet des procédures classées ainsi que de la nouvelle procédure et a conclu à ce que le CSM écarte du dossier toute pièce émanant du Secrétaire général ou produite par ce dernier.

 

Il n’apparaît pas qu’une suite ait été donnée par le CSM concernant cette requête.

 

4. En date du 24 février 2022, la sous-commission du CSM a procédé à l’audition de A______. La mise en cause s’est expliquée concernant les griefs qui lui étaient adressés par les dénonciateurs, les contestant intégralement, et a mis en doute la fiabilité de C______ en faisant valoir que ce dernier avait, à deux reprises, enregistré les débats du plénum de la juridiction, malgré l’opposition des magistrats composant celle-ci.

 

Aucune question n’a été posée à A______ en relation avec les précédentes procédures dont elle avait fait l’objet.

 

A la fin de cette audition, la suite de la procédure a été réservée.

 

Le 30 mars 2022, la sous-commission a entendu D______, greffière auxiliaire, E______, greffière, et F______, greffière-juriste, en qualité de témoins assermentés, en présence de A______ et de son conseil.

 

A la fin de ces auditions, Me B______ a demandé que C______ soit entendu. Il s’agissait du seul acte d’instruction complémentaire requis.

 

La sous-commission a réservé la suite de la procédure.

 

5. Par décision du 7 novembre 2022 portant le numéro DCSM/__/2022, notifiée par pli recommandé du 3 janvier 2023, le CSM a constaté un manquement disciplinaire de la part de A______ et a prononcé un avertissement à son encontre. Aucun dépens n’a été alloué.

 

Le CSM a retenu que la procédure avait été ouverte pour des faits comportementaux à l’égard de greffiers, décrits par le rapport du directeur de la juridiction du 25 mai 2021, ainsi que de nouveaux faits comportementaux à l’égard de greffiers et de gestion du cabinet relatés par courrier du Secrétaire général du 23 décembre 2021. Il ressortait de l’audition des trois témoins entendus que l’attitude de A______ à l’égard des membres du greffe pouvait s’avérer rude, cassante et excessivement sous le contrôle, engendrant des effets déstabilisants pour les collaboratrices concernées. A______ avait déjà été exhortée, en 2019, à adapter son comportement de manière à ce que les relations humaines entre juges et membres des greffes se déroulent sans anicroche, les faits remontant à une période où la magistrate travaillait au Ministère public. Selon le CSM, A______ entretenait certes de bons rapports avec sa greffière de chambre, selon les dires de celle-ci, mais ne parvenait pas à faire de même, de manière durable, avec les personnes avec lesquelles elle n’entretenait que des relations ponctuelles, enfreignant ainsi l’obligation de dignité et de réserve.

 

Concernant la sanction, le CSM a rappelé que A______ n’avait pas d’antécédent disciplinaire, mais avait été exhortée à l’occasion de la décision de classement du 7 octobre 2019, dans le cadre de la procédure A/3285/2018, exhortation demeurée sans effet.

 

Le CSM n’a pas indiqué pour quels motifs il ne donnait pas suite à la requête d’audition de C______ formée par le conseil de A______ à l’issue de l’audience du 30 mars 2022, ni ne donnait suite à la requête de remise de copies des précédentes procédures, étant rappelé que Me B______ avait aussi demandé que toutes pièces émanant du Secrétaire général ou produites par ce dernier soient écartées du dossier.

 

6. La décision du 7 novembre 2022 comporte notamment les faits suivants, décrits sous lit. B, C et D :

 

« Le 22 décembre 2015, le Président de la Chambre administrative de la Cour de justice a informé le Conseil supérieur de la magistrature (le « Conseil ») que A______ semblait avoir traité de manière problématique, s’agissant notamment du rythme, une procédure pénale (P/1______) au sein de son cabinet.

A la suite de ce signalement, le 15 mars 2016, le Conseil a ouvert une procédure disciplinaire (CSM/__/2015 DISCIP) à l’encontre de A______.

 

Après avoir instruit la cause, le Conseil a informé A______, le 6 juin 2016, qu’il renonçait au prononcé d’une sanction disciplinaire, tout en l’invitant à persévérer dans ses efforts pour l’exercice de sa charge de magistrate. Le Conseil l’informait également qu’il poursuivait l’instruction de la procédure à son encontre, sous l’angle « mesure » au sens de l’art. 21 de la Loi sur l’organisation judiciaire du 26 septembre 2010 (LOJ – E 2 05).

 

Lors de sa séance du 16 janvier 2017, le Conseil a décidé de classer la procédure CSM/__/2015 mesure » (lit. B).

 

« Le 15 octobre 2018, le président du Tribunal______, faisant suite au contrôle semestriel au 30 juin 2018, a informé le Conseil des démarches en cours pour apaiser la situation au sein du cabinet de A______, situation jugée préoccupante lors du contrôle semestriel » (lit. C).

 

« Le 22 mars 2019, le Secrétaire général du Pouvoir judiciaire a adressé au Conseil un courrier faisant état de comportements inadéquats de A______ à l’égard de greffières œuvrant pour son cabinet.

 

Par courrier du 1er avril 2019, le Conseil a informé A______ de l’ouverture d’une nouvelle procédure disciplinaire (A/____/2018) à son encontre.

 

Après instruction, le Conseil a rendu, le 7 octobre 2019, une décision de classement (DCSM/__/2019), dans le cadre de cette procédure A/____/2018, tout en rappelant A______ à son devoir d’entretenir des rapports sereins avec les collaborateurs de la juridiction, d’éventuelles prestations insuffisantes de certains de ceux-ci, devant, cas échéant, faire l’objet de signalements auprès des supérieurs hiérarchiques compétents. » (lit. D).

 

7. Par acte du 6 février 2023 reçu au greffe de la Cour d’appel du Pouvoir judiciaire le 10 février 2023, A______ a recouru contre cette décision, sous la plume de son conseil. Elle requiert, principalement, l’annulation de ladite décision et le classement de la procédure, subsidiairement, le renvoi de la procédure au CSM pour nouvelle décision, avec suite de dépens.

 

A______ a fait valoir, en substance, que le CSM avait violé son droit d’être entendue à plusieurs égards, en ne lui transmettant pas un tirage complet des procédures A/____/2018 et A/____/2019 ainsi que de la procédure ayant mené à la décision entreprise, alors qu’elle l’avait expressément sollicité, en ne procédant pas à l’audition de C______, sans aucune motivation, quand bien même cette audition avait été requise à l’audience d’instruction du 22 mars 2022 et en ne l’informant pas que la cause était gardée à juger, la sous-commission ayant au contraire réservé la suite de la procédure. Sur le fond, A______ a contesté tout manquement disciplinaire.

 

8. La Cour de céans a invité le CSM à produire le dossier de la procédure ayant conduit à la décision entreprise et en a transmis copie à Me B______, à réception.

 

9. A l’audience de comparution personnelle du 27 avril 2023, sur questions de Me B______, le magistrat représentant le CSM a confirmé que l’intégralité de la procédure concernant A______ avait été mise à la disposition de celle-ci, respectivement de son conseil, et a précisé, à plusieurs reprises, que l’intégralité de l’état de fait avait fait partie des délibérations du CSM.

 

Selon ce magistrat, le CSM avait estimé qu’il n’était pas nécessaire, pour apprécier la cause, d’ordonner l’apport formel des deux procédures antérieures concernant A______.

 

Sur question de la Cour de céans, le magistrat précité a indiqué que l’absence d’audition de C______ comme preuve non utile ou par appréciation anticipée des preuves devait être déduite du fait que la décision avait été rendue sans ce témoignage.

 

Le CSM persistait pour le surplus dans sa décision.

 

A______ a déclaré, sur question de la Cour de céans, qu’elle avait reçu les décisions de classement relatives aux procédures A/____/2018 et A/____/2019, mais n’avait jamais reçu, ni d’ailleurs demandé, vu leur issue, copie de ces dossiers.

 

Sur le fond, A______ a contesté tous les faits et griefs portés à son égard. Derrière ces procédures successives, il y avait le Secrétaire général et elle avait l’impression d’être le bouc émissaire de problèmes administratifs et de gestion du personnel dont elle n’était pas responsable. Elle entretenait de bonnes relations avec ses greffières et faisait de son mieux avec les moyens mis à disposition, alors même que la charge de travail de la juridiction avait considérablement augmenté.

 

La recourante a été invitée par la Cour de céans à individualiser les pièces qu’elle estimait ne pas avoir pu trouver dans le dossier et à lui communiquer la liste ainsi établie.

 

Me B______ a ainsi précisé que ses interrogations, aux implications procédurales selon lui évidentes, concernaient les points B et C, page 2 de la décision entreprise, reproduits in extenso sous ch. 6 ci-dessus.

 

A l’issue de l’audience, la Cour de céans a imparti au CSM un délai échéant le 5 mai 2023 pour vérifier si l’intégralité du dossier avait bien été produite et à Me B______ un délai au 12 mai 2023 pour préciser les pièces éventuellement manquantes.

 

10. Par courrier du 27 avril 2023, le CSM a confirmé que son dossier avait été déposé dans son intégralité.

 

Par lettre du 12 mai 2023, Me B______ a fait savoir à la Cour de céans que le courrier du CSM du 27 avril permettait de conclure que la décision entreprise reposait, dans ses lit. B et C, sur des pièces extérieures au dossier, sans autre précision.

 

11. Par acte du 24 mai 2023, la Cour de céans a invité le CSM à produire, dans un délai échéant le 16 juin suivant, le dossier de la procédure CSM/__/2015 contenant notamment la décision du 16 janvier 2017 (référence au point B de la décision entreprise), le document sur lequel avait été consignée l’information figurant au point C de la décision entreprise, à défaut, une explication de comment cette information était parvenue au CSM dans le cas d’espèce, le dossier de la procédure A/3285/2018 contenant notamment la décision du 7 octobre 2019 (référence au point D de la décision entreprise) et le dossier de la procédure A/____/2019 (référence aux points E à G de la décision entreprise).

 

Le 14 juin 2023, le CSM a transmis à la Cour de céans copies des dossiers des procédures A/____/2018 et A/____/2019 dirigées contre A______.

 

Concernant la procédure CSM/__/2015, le CSM a précisé qu’une grande partie du dossier était constitué par la procédure pénale qui restait à disposition de la Cour et de la mise en cause ; copie des documents pertinents était jointe à la lettre du 14 juin 2023, soit la dénonciation du 22 décembre 2015, la lettre adressée par le CSM à A______ le 29 avril 2016, avec copie du dossier, la lettre du CSM du 21 juillet 2016 à l’avocate de l’époque de A______ en vue de la consultation du dossier et la décision de classement du 16 janvier 2017.

 

Concernant l’information relative au point C de la décision entreprise, le CSM a remis à la Cour la page 3 du procès-verbal de la séance plénière du Conseil dédié au contrôle semestriel au 30 juin 2018 et copie de la lettre du Président du Tribunal______ au CSM du 18 octobre 2018 relative à la procédure A/____/2018.

 

Le 29 juin 2023, la Cours de céans a imparti à Me B______ un délai échéant le 17 août 2023 pour se déterminer au sujet des documents transmis par le CSM, dont copie était jointe.

 

Par courrier du 17 août 2023, Me B______ a informé la Cour de céans que les pièces transmises par le CSM, représentant 118 pages, constituaient la preuve que le CSM n’avait pas respecté le droit d’être entendue de A______, qui n’avait pas pu se déterminer à leur sujet. La décision entreprise devait donc être annulée, sans que ces pièces ne doivent être commentées, pour la première fois, devant l’autorité de recours bénéficiant d’un pouvoir de cognition différent de l’autorité de première instance.

 

Le CSM n’a pas souhaité se déterminer plus avant dans le délai qui lui a été imparti au 4 septembre 2023.

 

 

EN DROIT :

 

1. Le recours a été interjeté dans le délai et les formes prescrites par la loi, auprès de la Cour de céans, compétente pour statuer sur les recours dirigés contre les décisions du CSM (art. 62 al. 1 let. a, art. 64 al. 1 et art. 65 al. 1 et 2 de la loi sur la procédure administrative du 12 septembre 1985 (LPA – RS/GE E 5 10) ; art. 138 let. a LOJ).

 

2. La LPA est applicable aux procédures relevant de la compétence de la Cour de céans (art. 139 al. 1 LOJ).

 

3. Le recours devant la Cour de céans peut être formé pour violation du droit y compris l’excès et l’abus du pouvoir d’appréciation (art. 61 al. 1 let. a LPA), ainsi que pour constatation inexacte ou incomplète des faits pertinents (art. 61 al. 1 let. b LPA). Les juridictions administratives n’ont toutefois pas compétence pour apprécier l’opportunité de la décision attaquée, sauf exception prévue par la loi (art. 61 al. 2 LPA).

 

La doctrine traditionnelle distingue deux manières de conférer une marge de manœuvre à l'administration dans l'application du droit : la liberté d'appréciation (Ermessen), résultant d'une volonté expresse du législateur, et la latitude de jugement (Beurteilungsspielraum), découlant le plus souvent de l'emploi, dans le texte légal, d'une notion juridique indéterminée (unbestimmter Rechtsbegriff). L'interprétation d'une notion juridique indéterminée, autrement dit l'interprétation de la loi, est une question de droit (ATAF 2015/9 du 13 mars 2015, consid. 6.1.). Le juge administratif, qui exerce le contrôle de l'application du droit, peut, en conséquence, la revoir entièrement et librement, même s'il s'impose généralement une certaine retenue en rapport avec l'appréciation de l'autorité administrative, notamment lorsque celle-ci est mieux à même d'apprécier la situation en raison de sa proximité de l'affaire, ou s'agissant de domaines dans lesquels celle-ci dispose de connaissances techniques spéciales (cf. ATAF 2014/26 du 8 octobre 2014, consid. 7.8). Ne se pose pas, à cet égard, la question de la limitation du contrôle de l'opportunité. En revanche, la liberté d'appréciation (également parfois désignée sous la terminologie « pouvoir d'appréciation » ou encore « liberté de décision » [Ermessen, parfois Entscheidungsspielraum]) constitue un espace de liberté, conféré par le législateur à l'administration, que le juge doit respecter lorsqu'il n'a pas le pouvoir de contrôler l'opportunité d'une décision (cf. Thierry TANQUEREL, Manuel de droit administratif, 2ème éd. 2018, p. 179 ss ; Thierry TANQUEREL, Le contrôle de l'opportunité, in : Le contentieux administratif, 2013, p. 209 ss ; Pierre MOOR / Alexandre FLÜCKIGER / Vincent MARTENET, Droit administratif, vol. I, 3ème éd. 2012, chap. 4.3.1 p. 735 ss ; Pierre TSCHANNEN / Ulrich ZIMMERLI / Markus MÜLLER, Allgemeines Verwaltungsrecht, 4ème éd. 2014, § 26 n. marg. 3 et 4). Le pouvoir de statuer en opportunité permet à l'autorité administrative de faire des choix dans l'application de la loi (mais pas de l'appliquer ou non) et de se déterminer entre plusieurs solutions prévues par le législateur. Une autorité supérieure possédant le même pouvoir d'appréciation peut considérer qu'un autre choix est meilleur et substituer son appréciation à celle de l'autorité inférieure. Un juge qui n'a pas le pouvoir de statuer en opportunité ne le peut, en revanche, pas. Il ne doit que s'assurer que l'autorité administrative a fait usage de son pouvoir d'appréciation, sans abus ni excès (ATAF 2015/9 du 13 mars 2015, consid. 6.1.).

En définitive, l'opportunité, c'est l'espace de liberté qui reste à l'administration une fois que celle-ci a strictement respecté le cadre légal et qu'elle a dûment tenu compte de tous les principes juridiques qui s'imposent à elle à l'intérieur de ce cadre (Thierry TANQUEREL, Manuel de droit administratif, 2018, n. 519, p. 180 ; ATAF 2015/9 du 13 mars 2015, consid. 6.1).

La distinction entre liberté d'appréciation et latitude de jugement, telles que définies ci-dessus, n'est pas toujours aisée. Selon une théorie aujourd'hui dépassée, il s'agirait de savoir si la norme permet une seule et juste solution. Il serait question d'opportunité lorsqu'un choix est possible entre deux ou plusieurs solutions potentiellement justes. D'autres auteurs voient un critère de distinction dans le fait que les notions juridiques indéterminées concerneraient l'état de fait, alors que le pouvoir de statuer en opportunité, la liberté d'appréciation, aurait trait à la conséquence juridique prévue par la norme. Enfin, une doctrine plus récente met en question la pertinence de la distinction classique entre liberté d'appréciation et latitude de jugement, soulignant que la question déterminante est, en définitive, uniquement de savoir si l'autorité dispose d'un espace de liberté qui lui a été conféré par le législateur et que le juge doit respecter (ATAF 2015/9 du 13 mars 2015, consid. 6.2, avec références jurisprudentielle et doctrinales).

La juridiction administrative chargée de statuer sur un recours est liée par les conclusions des parties, mais pas par les motifs que celles-ci invoquent (art. 69 al. 1 LPA).

 

4. La recourante invoque des griefs de nature formelle et de fond. Il convient, dès lors, d’examiner en premier lieu les griefs de nature formelle.

 

4.1. La recourante reproche ainsi au CSM d’avoir violé son droit d’être entendue à plusieurs égards :

-       elle n’avait pas eu accès au dossier complet. Alors qu’elle avait sollicité un tirage complet des procédures A/____/2018 et A/____/2019, sur lesquelles la décision contestée reposait dans une large mesure – en particulier dans les points B et C de la partie en fait –, et une copie intégrale de la procédure A/__/2022, le CSM n’avait donné aucune suite à ses requêtes, sans motivation ;

-       elle avait formellement requis l’audition de C______ en qualité de témoin, mais le CSM n’avait donné aucune suite à sa requête, sans motivation ;

-       alors que la sous-commission avait réservé la suite de la procédure, le CSM avait rendu sa décision sans information que la cause était gardée à juger, la privant de la possibilité de s’exprimer sur les enquêtes menées ou non.

 

4.2. Le droit d’être entendu est garanti par l’art. 29 al. 2 de la Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avril 1999 (Cst. – RS 101) et rappelé à l’article 41 LPA. Il comprend notamment le droit pour l'intéressé de s'exprimer sur les éléments pertinents avant qu'une décision ne soit prise touchant sa situation juridique, de prendre connaissance du dossier, d’offrir des preuves pertinentes, d'obtenir qu'il soit donné suite à ses offres de preuves pertinentes, de participer à l'administration des preuves essentielles ou à tout le moins de s'exprimer sur son résultat, lorsque cela est de nature à influer sur la décision à rendre (ATF 142 III 48, consid. 4.1.1 ; 140 I 285, consid. 6.3.1 et les arrêts cités).

En tant que droit de participation, le droit d’être entendu englobe donc tous les droits qui doivent être attribués à une partie pour qu’elle puisse faire valoir efficacement son point de vue dans une procédure (ATF 129 II 497, consid. 2.2).

Le droit d'être entendu garantit également au justiciable le droit d'avoir accès au dossier pour connaître préalablement les éléments dont dispose l'autorité et jouir ainsi d'une réelle possibilité de faire valoir ses arguments avant qu'une décision ne soit prise touchant sa situation juridique (ATF 140 I 285, consid. 6.3.1 ; 137 II 266, consid. 3.2 ; 135 II 286, consid. 5.1 et les références). Le droit de consulter le dossier n'est cependant pas absolu et son étendue doit être définie de cas en cas, en tenant compte des intérêts en présence et de toutes les circonstances de l'espèce. Il peut être restreint, voire supprimé, pour la sauvegarde d'un intérêt public prépondérant, dans l'intérêt d'un particulier ou dans l'intérêt du requérant lui-même (ATF 126 I 7, consid. 2b). Selon l'art. 45 al. 3 LPA, une pièce dont la consultation est refusée à une partie ne peut être utilisée à son désavantage que si l'autorité lui en a communiqué par écrit le contenu essentiel se rapportant à l'affaire et lui a donné en outre l'occasion de s'exprimer et de proposer les contre-preuves (arrêt du Tribunal fédéral 1C_277/2016, du 29 novembre 2016, consid. 2.1).

Le droit de faire administrer des preuves n'empêche cependant pas la juridiction saisie de renoncer à l'administration de certaines preuves offertes et de procéder à une appréciation anticipée de ces dernières, si elle acquiert la certitude que celles-ci ne l'amèneront pas à modifier son opinion ou si le fait à établir résulte déjà des constatations ressortant du dossier (ATF 140 I 285, consid. 6.3.1 ; 136 I 229, consid. 5.2).

Selon le Tribunal fédéral, l'on doit déduire du droit d'être entendu le droit d'obtenir une décision motivée. L'autorité n'est toutefois pas tenue de prendre position sur tous les moyens des parties ; elle peut se limiter aux questions décisives, mais doit se prononcer sur celles-ci (ATF 138 I 232 consid. 5.1 ; 137 II 266 consid. 3.2). Ainsi, du point de vue de la motivation de la décision, il suffit que les parties puissent se rendre compte de sa portée à leur égard et, le cas échéant, recourir contre elle en connaissance de cause (ATF 139 V 496, consid. 5.1 ; 136 I 184 consid. 2.2.1).

Commet un déni de justice formel et viole l'art. 29 al. 1 Cst., l'autorité qui ne statue pas ou n'entre pas en matière sur un recours ou un grief qui lui est soumis dans les formes et délai légaux, alors qu'elle était compétente pour le faire (ATF 135 I 6, consid. 2.1 ; 134 I 229, consid. 2.3 et les arrêts cités), si elle omet de se prononcer sur des griefs qui présentent une certaine pertinence ou de prendre en considération des allégués et arguments importants pour la décision à rendre (cf. ATF 133 III 235, consid. 5.2 ; 126 I 97, consid. 2b ; 125 III 440, consid. 2a).

La réparation d'un vice de procédure en instance de recours, et, notamment, du droit d'être entendu, n'est possible que lorsque l'autorité dispose du même pouvoir d'examen que l'autorité inférieure (ATF 137 I 195, consid. 2.3.2 ; 133 I 201, consid 2.2). Une telle réparation dépendra toutefois de la gravité et de l'étendue de l'atteinte portée au droit d'être entendu et doit rester l'exception (ATF 137 I 195, consid. 2.3.2 ; 126 I 68, consid. 2). Par ailleurs, même si la violation du droit d'être entendu est grave, une réparation de ce vice procédural devant l'autorité de recours est également envisageable si le renvoi à l'autorité inférieure constituerait une vaine formalité. L'allongement inutile de la procédure qui en découlerait est, en effet, incompatible avec l'intérêt de la partie concernée à ce que sa cause soit tranchée dans un délai raisonnable (arrêt du Tribunal fédéral 1B_24/2015, du 19 février 2015, consid. 2.2 et les références citées).

4.3.

4.3.1. En l’espèce, l’état de fait de la décision entreprise relate, en lettre B, la procédure disciplinaire CSM/__/2015 classée par une décision CSM/__/2015 MESURE, en lettre C, le fait que la situation du cabinet de A______ était jugée préoccupante lors du contrôle semestriel au 30 juin 2018 et, en lettre D, la procédure disciplinaire classée par décision DCSM/__/2019.

Il ressort également des considérants de la décision entreprise (not. consid. 3.4.2) que ces éléments ont eu un certain poids dans l’appréciation de la gravité du manquement disciplinaire retenu et le choix de la sanction.

Or, les pièces sur lesquelles le CSM s’est fondé pour établir cette partie de l’état de fait ne figuraient pas au dossier de la procédure A/__/2022. En effet, le dossier produit par le CSM devant la Cour de céans et confirmé par son représentant comme étant complet ne comportait pas ces éléments, alors même que le conseil de la recourante en avait requis la production. Que ce conseil se soit déplacé au siège de l’autorité de première instance plutôt que de demander l’envoi d’une copie comme il l’a fait ne lui aurait donc pas davantage permis de trouver ces éléments.

Aucun motif permettant de justifier un accès restreint au dossier n’a été mis en évidence devant la Cour de céans et le CSM a produit, sans réserve, les documents sollicités par la Cour de céans le 24 mai 2023.

Dans ces circonstances, il faut admettre que la recourante n’a pas pu connaître, préalablement au prononcé de la décision entreprise, les éléments dont disposait l'autorité de première instance, ni faire valoir pleinement ses arguments. Le fait que la recourante s’était vu notifier les décisions de classement des précédentes procédures n’a pas pour effet de remédier à ces omissions.

Par ailleurs, il ressort du considérant 3.2 de la décision entreprise que la procédure A/__/2022 a été ouverte « pour des faits comportementaux à l’égard de greffiers (automne 2020) ressortant du rapport du greffier de juridiction du 25 mai 2021, ainsi que pour de nouveaux faits comportementaux à l’égard de greffiers (automne 2021) et de faits relatifs à la gestion du cabinet (questions des prestations personnelles) ressortant du courrier adressé au Conseil par le Secrétaire général le 23 décembre 2021 ».

Or, le courrier du 21 janvier 2022 du CSM annonçant l’ouverture de ladite procédure disciplinaire A/__/2022 transmettait au conseil de A______ uniquement le rapport du 25 mai 2021 du directeur du tribunal______ « initialement contenu dans la procédure A/2452/2019 » et la dénonciation du 23 décembre 2021 du Secrétaire général.

A______ n’a ainsi pas non plus été amenée à se prononcer sur ces « antécédents », ni n’a d’ailleurs été entendue par la sous-commission sur ceux-ci, éléments pourtant pertinents au regard de la décision DCSM/__/2022 du 7 novembre 2022 elle-même.

Par conséquent, une violation du droit d’être entendu sous l’angle du droit à se déterminer sur tous les éléments pertinents et sous l’angle du droit d’accès au dossier doit être admise.

4.3.2. S’agissant de la demande d’audition en qualité de témoin de C______ formée par A______ devant la sous-commission selon le procès-verbal d’audition des témoins du 30 mars 2022, lequel mentionne que « la suite de la procédure est réservée », elle est restée sans suite et la décision entreprise ne mentionne rien à ce sujet.

Dès lors que C______ était l’auteur de deux rapports – l’un du 25 mai 2021 et le second du 15 décembre 2021 – ayant conduit à l’ouverture de la procédure disciplinaire à l’encontre de la recourante, rapports formellement contestés par cette dernière, le CSM ne pouvait pas, sans motivation, écarter ce témoignage.

Compte tenu de ce que la sous-commission avait « réservé la suite de la procédure », la recourante ne pouvait pas non plus s’attendre à ce que la cause soit gardée à juger, sans qu’elle en soit dûment informée, de surcroît, à nouveau sans aucune motivation.

Par conséquent, une violation du droit d’être entendu sous l’angle du droit de faire administrer des preuves doit être admise.

4.3.3. La Cour de céans relève encore que le CSM n’a pas statué au sujet de la requête de la recourante, formulée sous la plume de son conseil selon le courrier du 21 février 2022, en vue de faire écarter de la procédure A/__/2022 les pièces transmises par le Secrétaire général, notamment des comptes rendus d’entretien qui auraient été « établis en violation de toutes les règles applicables ». En effet, le dossier transmis par l’autorité intimée contient notamment deux procès-verbaux de 2018, lesquels mentionnent la présence du Secrétaire général.

La décision entreprise n’explique pas non plus pourquoi ces procès-verbaux étaient conservés au dossier.

Cela étant, la recourante ne semble pas revenir sur ce point devant la Cour de céans. Au vu de l’issue de la procédure de recours, cette question pourra rester ouverte.

4.4. Au vu des violations du droit d’être entendu constatées aux considérants 4.3.1 et 4.3.2. ci-dessus, se pose la question de la possibilité de réparer le vice devant l’instance de recours.

En l’espèce, les violations portent sur des éléments essentiels de la décision entreprise, à savoir le bien-fondé et l’étendue des reproches adressés à la recourante, d’une part, et l’appréciation de la gravité des faits en vue de la sanction éventuellement à prononcer, d’autre part.

Ces questions relevant de l’opportunité, elles échappent au contrôle de la Cour de céans.

5. La décision entreprise doit ainsi être annulée, sans examen des questions de fond, et la procédure renvoyée à l’autorité de première instance, pour complément d’instruction (art. 69 al. 2 LPA).

 

6. Compte tenu de l’issue du litige, aucun émolument ne sera perçu (art. 87 al. 1 LPA) et une indemnité de procédure de 1000 fr. sera allouée à la recourante, qui obtient gain de cause (art. 87 al. 2 LPA).

 

***


 

PAR CES MOTIFS

 

 

LA COUR D’APPEL DU POUVOIR JUDICIAIRE

 

 

-          Déclare recevable le recours déposé le 10 février 2023 par A______ contre la décision du Conseil supérieur de la magistrature du 7 novembre 2022.

 

-          L’admet.

 

-          Annule la décision du Conseil supérieur de la magistrature du 7 novembre 2022.

 

-          Renvoie la cause au Conseil supérieur de la magistrature pour nouvelle décision au sens des considérants.

 

-          Dit qu’il n’est pas perçu d’émolument.

 

-          Alloue une indemnité de 1000 fr. à A______, à charge de l’Etat de Genève.

 

-          Dit que, conformément aux art. 82 et suivants de la loi fédérale sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF – RS 173.110) le présent arrêt peut être porté dans les 30 jours qui suivent sa notification par devant le Tribunal fédéral par la voie du recours en matière de droit public. Le délai est suspendu pendant les périodes prévues à l’art. 46 LTF. Le mémoire de recours doit indiquer les conclusions, motifs et moyens de preuves et porter la signature du recourant ou de son mandataire. Il doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14, par voie postale ou par voie électronique aux conditions de l’article 42 LTF. Le présent arrêt et les pièces en possession du recours invoquées comme moyens de preuves doivent être joints à l’envoi.

 

-          Communique le présent arrêt à Me B______, avocat de la recourante, et au Conseil supérieur de la magistrature.

 

 

 

Siégeant : M. Matteo PEDRAZZINI, Président, Mme Renate PFISTER-LIECHTI, Vice-Présidente, et Mme Marie-Laure PAPAUX-VAN DELDEN, Juge.

 

 

 

AU NOM DE LA COUR D’APPEL DU POUVOIR JUDICIAIRE

 

 

Alessia TAVARES DE Matteo PEDRAZZINI

ALBUQUERQUE-CAMPAGNOLO Président

Greffière-juriste

 

Copie conforme du présent arrêt a été communiquée à Me B______ et au Conseil supérieur de la magistrature, par pli recommandé.