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Décisions | Chambre des prud'hommes

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C/18774/2022

CAPH/6/2024 du 19.01.2024 sur OTPH/1534/2023 ( OO ) , ARRET/CONTRA

En fait
En droit
RÉPUBLIQUE ET CANTON DE GENÈVE

POUVOIR JUDICIAIRE

C/18774/2022 CAPH/6/2024

ARRÊT

DE LA COUR DE JUSTICE

Chambre des prud'hommes

DU VENDREDI 19 JANVIER 2024

 

Entre

Monsieur A______, domicilié ______, recourant contre une ordonnance rendue par le Tribunal des prud'hommes le 19 septembre 2023, représenté par Me Michel BUSSARD, avocat, SIASSI McCUNN BUSSARD, avenue de Champel 29, case postale 344,
1211 Genève 12,

et

B______ SA, sise ______, intimée, représentée par Me Claudio FEDELE, avocat, Saint-Léger Avocats, rue de Saint-Léger 6, case postale 444, 1211 Genève 4.


EN FAIT

A.           Statuant en audience de débats d'instruction le 19 septembre 2023 (procès-verbal d'audience immédiatement remis aux parties), le Tribunal a ordonné la suspension de la procédure jusqu'à droit jugé dans la procédure pénale P/1______/2022.

Il a retenu "l'importance que l'issue de l'instruction de la procédure pénale" précitée aurait sur la cause qui lui était soumise, "et ce notamment à cause du faisceau de faits qui sont en large partie identiques".

B.            Par acte du 27 septembre 2023, A______ a formé recours contre la décision précitée. Il a conclu à l'annulation de celle-ci, sous suite de frais et dépens.

B______ SA a conclu au rejet du recours, avec suite de frais et dépens.

Aux termes de leurs réplique et duplique, les parties ont persisté dans leurs conclusions respectives.

Par avis du 1er décembre 2023, elles ont été informées de ce que la cause était gardée à juger.

C.           Il résulte de la procédure de première instance les faits pertinents suivants:

a.      Le 30 décembre 2022, A______ a adressé au Tribunal des prud'hommes une demande par laquelle il a conclu à ce que B______ SA soit condamnée à lui verser 54'618 fr. 67 (18'333 fr. 35 à titre de salaires du 20 juillet au 31 octobre 2022, 33'000 fr. à titre d'indemnité pour résiliation immédiate injustifiée, 1'527 fr. 87 à titre de part au treizième salaire, et 1'757 fr. 45 à titre de solde de vacances non prises), avec intérêts moratoires à 5% l'an dès le 21 juillet 2022.

Il a notamment allégué qu'il détenait B______ Sàrl jusqu'en 2021, qu'il l'avait cédée à un tiers (lequel l'avait transformée en B______ SA), que dans le cadre de la vente il avait été convenu qu'il serait employé à 50% de l'entité moyennant un salaire mensuel de 5'500 fr. versé treize fois l'an, qu'il lui avait été demandé de conserver un accès à une adresse de courrier électronique de l'entreprise sur laquelle arrivaient des messages entre autres destinés aux dirigeants actuels de la société, qu'il avait ainsi vu passer des courriels comportant des documents comptables, que les administrateurs ayant eu connaissance de ces accès avaient ordonné son licenciement avec effet immédiat.

B______ SA a conclu au déboutement de A______ des fins de ses conclusions. A titre préalable, elle a requis la suspension de la cause dans l'attente de l'issue de la procédure pénale P/1______/2022.

Elle n'a pas développé d'arguments à l'appui de sa requête de suspension.

Elle a notamment allégué que A______ avait demandé de pouvoir conserver une adresse générale de l'entreprise, qu'il s'était par ailleurs connecté à une adresse individuelle et avait ce faisant "espionné un administrateur de la société qui l'employait", qu'il avait ainsi mis fin au rapport de confiance entre les parties, qu'il avait de surcroît atteint à l'honneur des administrateurs en leur reprochant d'avoir cherché à falsifier des comptes et rubriques financières de la société. Elle avait ainsi saisi le Ministère public d'une plainte pénale (enregistrée sous P/1______/2022) dirigée contre A______ des chefs d'accès à un système informatique, d'injure et de diffamation.

A la requête du Tribunal, A______ s'est déterminé sur la question de la suspension de la procédure, concluant en ces termes: "La requête de suspension formulée par B______ SA n'a qu'un but dilatoire et injustifié, et pour ces raisons, Monsieur A______ conclut à la reprise immédiate de la cause et sollicite à cet égard un deuxième échange d'écritures". Il a, entre autres arguments, fait valoir que la procédure pénale en cours était susceptible de durer entre un et deux ans.

Par ordonnance du 24 avril 2023, le Tribunal a ordonné un second échange d'écritures.

A______ a déposé une réplique, persistant dans ses conclusions de fond articulées antérieurement. Il n'est pas revenu sur la question de la suspension de la procédure.

Par duplique, B______ SA a persisté dans ses conclusions en suspension et dans ses conclusions de fond. Elle n'a pas fait valoir d'argument à l'appui de sa requête de suspension. Elle a notamment allégué le contenu de déclarations faites à une audience du Ministère public tenue le 21 juin 2023, dont elle a produit le procès-verbal (procédure P/1______/2022).

A l'audience de débats d'instruction du Tribunal du 19 septembre 2023, B______ SA a exposé qu'une audience était prévue au Ministère public le 2 novembre suivant, laquelle serait la dernière, tandis que A______ a annoncé son intention de faire entendre des témoins, et a rappelé que la procédure se poursuivrait devant les juridictions pénales de fond. Le Tribunal a alors fait figurer une note au procès-verbal d'audience, ainsi rédigée: "Le Tribunal informe les parties de sa volonté de suspendre la procédure". A______ a ensuite relevé que la suspension serait inopportune, le Tribunal ayant déjà "ordonné la continuation de la procédure", et a soutenu que le principe de célérité s'opposait à une suspension, la procédure pénale pouvant encore durer. Sur quoi, l'ordonnance d'instruction querellée a été portée au procès-verbal de l'audience.


 

EN DROIT

1.             La décision ordonnant la suspension de la cause est une mesure d'instruction qui peut, conformément à l'art. 126 al. 2 CPC, faire l'objet du recours de l'art. 319 let. b ch. 1 CPC.

Contrairement à une décision de refus de suspension, son admission peut faire l'objet d'un recours, sans que la condition d'un préjudice difficilement réparable au sens de l'art. 319 let. b ch. 2 CPC n'ait à être réalisée.

Le recours doit être écrit et motivé, et déposé auprès de l'instance de recours dans un délai de dix jours à compter de la notification de la décision, dès lors que le prononcé de la suspension constitue une ordonnance d'instruction (art. 321 al. 1 et 2 CPC).

Formé en temps utile et dans la forme prescrite par la loi, le recours est recevable.

2.             Dans le cadre d'un recours, le pouvoir d'examen de la Cour est limité à la violation du droit et à la constatation manifestement inexacte des faits (art. 320 CPC).

3.             Le recourant reproche au Tribunal d'avoir retenu qu'il était opportun de suspendre la procédure; il fait valoir une violation de l'art. 126 CPC, sans autre développement, et une violation du principe de célérité. Il se prévaut de ce que le caractère pénal des faits reprochés serait loin d'être évident, et que le juge civil n'est en tout état pas lié par ce qui résulte d'une procédure pénale.

3.1 L'art. 126 al. 1 CPC prévoit que le tribunal peut ordonner la suspension de la procédure si des motifs d'opportunité le commandent. La procédure peut notamment être suspendue lorsque la décision dépend du sort d'un autre procès.

Selon la jurisprudence, la suspension de procédure comporte toutefois le risque de retarder inutilement la procédure, de sorte qu'elle n'est admise qu'à titre exceptionnel, eu égard à l'exigence de célérité posée par l'art. 29 al. 1 Cst. (ATF 130 V 90 consid. 5; 119 II 386 consid. 1b et les références). Le juge saisi dispose d'une certaine marge d'appréciation, dont il doit faire usage en procédant à une pesée des intérêts des parties. Il lui appartiendra notamment de mettre en balance, d'une part, la nécessité de statuer dans un délai raisonnable et, d'autre part, le risque de décisions contradictoires (arrêt du Tribunal fédéral 4P.143/2003 du 16 septembre 2003 consid. 2.2, publié in SJ 2004 I 146). Dans les cas limites, l'exigence de célérité l'emporte (ATF 135 III 127 consid. 3.4; 119 II 386 consid. 1b; arrêts du Tribunal fédéral 5A_545/2017 du 13 avril 2018 consid. 5.2; 5A_714/2014 du 2 décembre 2014 consid. 4.2; 5A_218/2013 du 17 avril 2013 consid. 3.1).

3.2 En l'occurrence, la décision attaquée s'est limitée à retenir l'identité pour partie entre les faits visés dans la plainte pénale et les faits relevant de la présente procédure; elle n'a consacré aucun développement à l'exigence de célérité, pourtant expressément plaidée par le recourant, et qui doit être examinée dans la pesée des intérêts requise du juge avant toute décision de suspension.

Le recourant ne remet pas en cause l'unique pan du raisonnement des premiers juges, tout en soulignant à raison l'indépendance des procédures pénale et civile.

Il relève en revanche de façon pertinente que le Tribunal n'a pas examiné la condition du respect du principe de célérité; il soutient à cet égard la longueur potentielle du procès pénal, singulièrement sous l'angle des dispositions visées dans la plainte de l'intimée.

Au demeurant, cette dernière n'a pas, lorsqu'elle a requis la suspension de la procédure au Tribunal, mis en exergue d'éléments concrets que seule une instruction pénale pourrait révéler. Elle n'a en effet développé aucune argumentation à l'appui de sa requête, se limitant à faire état de l'existence de l'instruction pénale en cours, à la suite de la plainte qu'elle a déposée.

Par ailleurs, il est à noter que le Tribunal n'a, ainsi que le souligne le recourant, pas fait droit à cette requête immédiatement après avoir recueilli la détermination du précité, mais a ordonné le second échange d'écritures sollicité. Dans l'ordonnance attaquée, il n'a pas exposé ce qui, dans les réplique et duplique déposées, l'avait conduit nouvellement dans la voie de la suspension de la procédure, étant précisé que l'intimée n'a derechef pas présenté d'arguments à l'appui de sa conclusion; la production du procès-verbal de l'audience du Ministère public tend d'ailleurs à démontrer que l'apport de pièces de la procédure pénale, au fil de celle-ci, est compatible avec l'instruction parallèle de la présente procédure.

En tout état, le risque de décisions contradictoires n'est pas apparent en l'espèce, les justes motifs en matière de licenciement immédiat ne dépendant pas de façon automatique de la réalisation d'une infraction pénale. Aucune mesure d'instruction spécifique que le Tribunal ne serait pas à même de conduire n'est évoquée par l'intimée. Enfin, la procédure pénale est susceptible de durer un temps indéfini à ce stade.

Dès lors, au vu de l'ensemble des circonstances, l'exigence de célérité doit l'emporter dans la pesée des intérêts en présence.

Il s'ensuit que la décision attaquée sera annulée.

4.             L'intimée qui succombe, supportera les frais du recours (art. 106 al. 1 CPC). Ceux-ci seront arrêtés à 300 fr. (41, 71 RTFMC), compensés avec l'avance opérée, acquise à l'Etat de Genève. L'intimée en remboursera le recourant.

Il n'est pas alloué de dépens (art. 22 al. 2 LaCC).

* * * * *


PAR CES MOTIFS,
La Chambre des prud'hommes :


A la forme
:

Déclare recevable le recours formé par A______ contre l'ordonnance de suspension de la procédure rendue par le Tribunal des prud'hommes le 19 septembre 2023.

Au fond :

Annule cette ordonnance.

Déboute les parties de toute autre conclusion de recours.

Sur les frais:

Arrête les frais judiciaires du recours à 300 fr., compensés avec l'avance opérée, acquise à l'Etat de Genève, et les met à la charge de B______ SA.

Condamne B______ SA à verser 300 fr. à A______.

Rappelle qu'il n'est pas alloué de dépens.

Siégeant :

Madame Sylvie DROIN, présidente ; Madame Marie-Noëlle FAVARGER SCHMIDT, Monsieur Roger EMMENEGGER, juges assesseurs; Madame Fabia CURTI, greffière.

 

 

 

 

Indication des voies de recours et valeur litigieuse :

 

Conformément aux art. 72 ss de la loi fédérale sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF; RS 173.110), le présent arrêt peut être porté dans les trente jours qui suivent sa notification avec expédition complète (art. 100 al. 1 LTF) par-devant le Tribunal fédéral par la voie du recours en matière civile.

 

Le recours doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14.

 

Valeur litigieuse des conclusions pécuniaires au sens de la LTF supérieure ou égale à 15'000 fr.