Aller au contenu principal

Décisions | Chambre des baux et loyers

1 resultats
C/12334/2021

ACJC/1195/2023 du 18.09.2023 ( SBL ) , MODIFIE

En fait
En droit
Par ces motifs
RÉPUBLIQUE ET CANTON DE GENÈVE

POUVOIR JUDICIAIRE

C/12334/2021 ACJC/1195/2023

ARRÊT

DE LA COUR DE JUSTICE

Chambre des baux et loyers

DU LUNDI 18 SEPTEMBRE 2023

 

Entre

Monsieur A______, domicilié ______, recourant contre une ordonnance rendue par le Tribunal des baux et loyers le 30 août 2022, représenté par l'ASLOCA, rue du Lac 12, case postale 6150, 1211 Genève 6, en les bureaux de laquelle il fait élection de domicile,

 

et

Monsieur B______ et Monsieur C______, p.a. D______, ______, intimés, comparant tous deux par Me Pascal PETROZ, avocat, rue du Mont-Blanc 3, case postale, 1211 Genève 1, en l'Etude duquel ils font élection de domicile.

 

 

 

 


EN FAIT

A. Par ordonnance du 30 août 2022, reçue par les parties le 1er septembre 2022, le Tribunal des baux et loyers (ci-après : le Tribunal) a notamment ordonné l'audition du témoin E______, collaborateur de l'Hospice général, ainsi que l'apport du dossier d'enquête de l'Hospice général concernant A______.

B. a. Par acte expédié le 7 septembre 2022 au greffe de la Cour de justice, A______ (ci-après : le locataire) a formé recours contre cette ordonnance, concluant à son annulation et, cela fait, principalement, au renvoi de la cause au Tribunal pour qu'il statue conformément aux considérants, à la limitation du procès sur la question de savoir s'il avait ou non réintégré son appartement au moment de l'envoi du courrier de mise en demeure des bailleurs, voire avant la résiliation, et à la validité de la mise en demeure, et à ce que le Tribunal s'abstienne d'administrer des preuves non nécessaires et non pertinentes qui constitueraient un traitement illicite des données personnelles du locataire.

b. Préalablement, A______ a requis la suspension du caractère exécutoire de l'ordonnance entreprise, faisant valoir que l'apport du dossier de l'Hospice général lui causerait un dommage irréparable, ce dossier contenant très probablement des données personnelles ne concernant pas la procédure en cours.

Invités à se déterminer, B______ et C______ (ci-après : les bailleurs) ont conclu au rejet de cette requête.

Par arrêt ACJC/1219/2022 du 19 septembre 2022, la Cour de justice a retenu que l'ordonnance querellée était une ordonnance de preuves, sujette à recours. Elle a considéré que l'apport du dossier de l'Hospice général était de nature à provoquer une situation irréversible, de sorte que l'existence d'un préjudice difficilement réparable était, prima facie et sans préjudice de l'examen au fond, réalisée. La Cour a dès lors suspendu l'effet exécutoire attaché à l'ordonnance attaquée en tant qu'elle ordonnait l'apport dudit dossier.

c. Dans leur réponse du 23 septembre 2022, les bailleurs ont conclu au rejet du recours.

d. Par réplique et duplique des 4 et 17 octobre 2022, les parties ont persisté dans leurs conclusions respectives.

e. Les parties ont été avisées le 18 octobre 2022 par le greffe de la Cour de ce que la cause était gardée à juger.

C. Les faits pertinents suivants résultent de la procédure :

a. Le 3 juin 2004, les parties ont conclu un contrat de bail à loyer portant sur la location d'un appartement de deux pièces situé au 3ème étage de l'immeuble sis rue 1______ no. ______ à Genève, destiné à usage d'habitation exclusivement.

Le bail a été conclu pour une durée initiale d'une année, du 1er juillet 2004 au 30 juin 2005, renouvelable ensuite tacitement d'année en année, le préavis de résiliation étant de trois mois.

Le loyer annuel a été initialement fixé à 12'000 fr., soit 1'000 fr. par mois, hors charges fixées annuellement à 840 fr., soit 70 fr. par mois.

b. Par pli du 22 avril 2021, la régie a rappelé au locataire que l'appartement était destiné à l'usage d'habitation exclusivement. L'utilisation de celui-ci à des fins commerciales et/ou lucratives, telles que la prostitution, était strictement interdite et une telle utilisation pourrait entraîner la résiliation du contrat de bail, "conformément à l'art. 271a al. 3e CO". Aucune sous-location ne pouvait avoir lieu sans autorisation préalable des bailleurs.

c. Par courriel du 7 juin 2021, E______, collaborateur de l'Hospice général, a demandé à la régie, pour les besoins d'une enquête portant sur le locataire, si celui-ci avait demandé une autorisation de sous-location pour l'appartement litigieux, si la régie avait connaissance d'éventuels autres locataires, sous-locataires ou cohabitants, si le bail avait été résilié et, le cas échéant, pour quel motif. Il a également sollicité un extrait détaillé des passages du locataire dans l'immeuble depuis le 1er septembre 2019. L'enquête diligentée par ses soins était fondée sur les art. 66a, 146 al. 1, 148a CP, 48, 49, 54 et 55 de la loi sur l'insertion et l'aide sociale individuelle du 22 mars 2007 (LIASI – RSG J 4 04).

d. Par avis officiel du 14 juin 2021, les bailleurs ont résilié le bail pour le 31 juillet 2021 ou toute autre échéance légale.

e. Le 24 juin 2021, le locataire a saisi la Commission de conciliation en matière de baux et loyers d'une requête en contestation du congé.

Vu l'échec de la tentative de conciliation, l'autorisation de procéder a été délivrée au locataire le 1er octobre 2021.

Le 28 octobre 2021, la cause a été introduite au Tribunal des baux et loyers, le locataire concluant au constat de l'inefficacité du congé, subsidiairement à l'annulation du congé, plus subsidiairement à l'octroi d'une prolongation du bail d'une durée de quatre ans.

f. Dans leur réponse du 20 décembre 2021, les bailleurs ont conclu, préalablement, à ce que soit requise la levée du secret de fonction de E______, en charge auprès de l'Hospice général du dossier de A______, selon les informations récoltées, à ce qu'il soit ordonné à l'intéressé de produire ses rapports et tout autre document utile, et à ce que son audition soit ordonnée. Ils ont conclu, principalement, au constat de la validité du congé notifié au locataire, avec effet au 31 juillet 2021, et, sur demande reconventionnelle, au prononcé de son évacuation immédiate.

g. Dans sa réponse sur demande reconventionnelle du 21 mars 2022, le locataire a conclu au déboutement des bailleurs de toutes leurs conclusions.

h. Lors de l'audience de débats d'instruction du 26 août 2022, les parties ont sollicité l'audition de témoins et celle des parties. Les bailleurs ont également requis l'apport du dossier d'enquête de l'Hospice général. Les parties ont ensuite persisté dans leurs conclusions respectives.

i. Sur quoi, le Tribunal a rendu l'ordonnance entreprise.

EN DROIT

1. La Cour examine d'office si les conditions de recevabilité de l'appel ou du recours sont remplies (art. 59 et 60 CPC).

1.1 Le recours est recevable contre les autres décisions et ordonnances d'instruction de première instance, dans les cas prévus par la loi (art. 319 let. b ch. 1 CPC) ou lorsqu'elles peuvent causer un préjudice difficilement réparable (art. 319 let. b ch. 2 CPC).

1.1.1 Les « autres décisions » se rapportent aux décisions dont le prononcé marque définitivement le cours des débats et déploie, dans cette seule mesure, autorité et force de chose jugée. Il s'agit notamment des décisions par lesquelles le juge statue sur l'admission de faits et moyens de preuve nouveaux (art. 229 CPC), une suspension (art. 126 al. 2 CPC), une « simplification du procès », telle que la jonction de causes (art. 125 CPC) ou la fixation et la répartition des frais (art. 110 CPC; Jeandin, Commentaire Romand, Code de procédure civile [CR-CPC], 2e éd., 2019, n. 15 ad art. 319 CPC; Colombini, Code de procédure civile, 2018, § 4.4.18, ad art. 319 CPC, p. 1036).

1.1.2 Une ordonnance de preuves est une ordonnance d'instruction, au sens de l'art. 319 let. b CPC, par laquelle le juge détermine le déroulement formel et l'organisation matérielle de l'instance, en l'occurrence l'opportunité de l'administration de preuves (Jeandin, op. cit., n. 11 et 14 ad art. 319 CPC).

L'art. 154 CPC ne prévoyant pas de recours contre une ordonnance de preuves, de même qu'une décision par laquelle le juge statue sur l'admission de faits et moyens de preuve nouveaux (art. 229 CPC), un tel recours n'est recevable que si la décision peut causer un préjudice difficilement réparable à son auteur (art. 319 let. b ch. 2 CPC).

1.1.3 La notion de « préjudice difficilement réparable » vise les inconvénients de nature juridique, mais aussi toute incidence dommageable, y compris financière ou temporelle, pourvu qu'elle soit difficilement réparable. Cette notion doit être admise de manière restrictive, sous peine d'ouvrir le recours contre toute décision ou ordonnance d'instruction, ce que le législateur a clairement exclu : il s'agit en effet de se prémunir contre le risque d'un prolongement sans fin du procès (Jeandin, op.cit., n. 22 ad art. 319 et les références citées).

Un préjudice difficilement réparable existe notamment quand un désavantage subi par la partie ne peut pas être entièrement réparé par un jugement au fond qui lui serait favorable ou quand sa situation est péjorée de manière significative par la décision litigieuse (Freiburghaus/Afheldt, in ZPO Kommentar, 2ème éd. 2016, n. 14 ad art. 319 CPC; Reich, in Baker&McKenzie, Schweizerische Zivilprozessordnung (ZPO), 2010, n. 8 ad art. 319 CPC; ATF 134 III 188 consid. 2.1 et c. 2.2). La question de savoir s'il existe un préjudice difficilement réparable s'apprécie par rapport aux effets de la décision incidente sur la cause principale, respectivement la procédure principale (ATF 137 III 380 consid. 1.2.2).

1.1.4 L'admissibilité d'un recours contre une ordonnance de preuves doit demeurer exceptionnelle : les ordonnances de preuves et le refus d'ordonner une preuve doivent en règle générale être contestés dans le cadre du recours ou de l'appel contre la décision finale (cf. FF 2006 6841, p. 6984; Reich, op. cit., n. 8 et 10 ad art. 319 CPC; Jeandin, op. cit., n. 22 ad art. 319 CPC; Bastons Bulleti, in Petit commentaire CPC [PC-CPC], 2021, n. 14 ad art. 319 CPC).

Comme exemples de cas, relatifs aux preuves, dans lesquels un préjudice difficilement réparable devrait être admis, la doctrine mentionne celui d'une ordonnance de preuves admettant l'audition de vingt-cinq témoins, dont une dizaine par voie de commission rogatoire dans un pays réputé pour sa lenteur en matière d'entraide et en vue d'instruire sur un fait mineur, celui du refus de mettre en œuvre la force publique pour obliger une partie à produire des pièces essentielles, celui d'une ordonnance admettant une preuve contraire à la loi ou qui viole le droit au refus de collaborer, lorsque des secrets d'affaires sont révélés ou qu'il y a atteinte à des droits absolus à l'instar de la réputation, de la propriété et du droit à la sphère privée, ou encore, lorsqu'une ordonnance de preuve ordonne une expertise ADN présentant un risque pour la santé ce qui a pour corollaire une atteinte à la personnalité au sens de l'art. 28 CC (Jeandin, op. cit., n. 22 et 23 ad art. 319 CPC et les références citées; Bastons Bulleti, ibid.; pour une casuistique : cf. Bohnet, CPC annoté, 2016, n. 8 ad art. 319 CPC et les références citées).

Une simple prolongation de la procédure ou un accroissement des frais de celle-ci ne constitue pas un préjudice difficilement réparable (Spühler, Basler Kommentar, Schweizerische Zivilprozessordnung, 3ème éd. 2017, n. 7 ad art. 319 CPC; Bastons Bulleti, op. cit., n. 12 ad art. 319 CPC et les références citées).

Il appartient au recourant d'alléguer et d'établir la possibilité que la décision lui cause un préjudice difficilement réparable, à moins que cela ne fasse d'emblée aucun doute (par analogie ATF 137 III 324 consid. 1.1; 134 III 426 consid. 1.2 et 133 III 629 consid. 2.3.1).

Lorsque la condition du préjudice difficilement réparable n'est pas remplie, le recours est irrecevable et la décision n'est alors attaquable qu'avec le jugement au fond (Message du Conseil fédéral relatif au CPC, FF 2006 6841, p. 6984; Jeandin, op. cit., n. 24 et ss ad art. 319 CPC; Brunner, Schweizerische Zivilprozessordnung, 2016, n. 13 ad art. 319 CPC).

1.2 En l'espèce, le recourant fait valoir que l'apport de la procédure et l'audition de l'enquêteur de l'Hospice général auraient pour conséquence que seraient dévoilées des données confidentielles le concernant et sans lien avec la procédure. Une fois ces informations révélées, il n'y aurait plus aucun moyen de revenir en arrière, ce qui constituerait un préjudice difficilement réparable.

En l'occurrence, l'instruction menée par le Tribunal doit notamment permettre de déterminer si le locataire, malgré une protestation écrite des bailleurs, a passé outre leur refus en sous-louant son appartement.

Or, l'apport de l'intégralité de l'enquête menée par l'Hospice général comporte effectivement le risque que soient révélés des éléments personnels concernant le locataire et sans lien avec la résiliation du bail, sans qu'il soit possible d'y remédier par la suite.

La condition du préjudice difficilement réparable est ainsi réalisée.

S'agissant toutefois de l'audition de l'enquêteur de l'Hospice général, celle-ci pourra être limitée par le Tribunal à des questions relatives à la présente procédure. Il n'est en effet pas exclu que l'enquêteur soit en mesure d'attester l'existence d'éléments pertinents pour statuer sur la validité de la résiliation extraordinaire du bail.

1.3 En conséquence, l'ordonnance querellée sera annulée en ce qu'elle ordonne l'apport du dossier constitué par l'enquêteur de l'Hospice général, l'audition de ce dernier étant en revanche admise pour autant qu'elle porte sur des éléments pertinents au litige.

1.4 Pour le surplus, il n'y a pas lieu d'ordonner au Tribunal de limiter la procédure au sens de l'art. 125 CPC. Cette conclusion du locataire, formulée pour la première fois devant la Cour, est irrecevable (art. 326 al. 1 CPC), étant par ailleurs relevé qu'il a lui-même sollicité l'audition de témoins et celle des parties sur l'ensemble des allégués.

2. A teneur de l'art. 22 al. 1 LaCC, il n'est pas prélevé de frais dans les causes soumises à la juridiction des baux et loyers (ATF 139 III 182 consid. 2.6).

* * * * *


PAR CES MOTIFS,
La Chambre des baux et loyers :

A la forme :

Déclare recevable le recours interjeté le 7 septembre 2022 par A______ contre l'ordonnance rendue le 30 août 2022 par le Tribunal des baux et loyers dans la cause C/12334/2021 en tant qu'il est dirigé contre l'audition du témoin E______ et contre l'apport du dossier d'enquête diligentée par l'Hospice général le concernant.

Le déclare irrecevable pour le surplus.

Au fond :

Annule l'ordonnance entreprise en ce qu'elle ordonne l'apport de l'enquête diligentée par l'Hospice général concernant A______.

Autorise l'audition du témoin E______ dans le sens des considérants.

Rejette le recours pour le surplus.

Dit que la procédure est gratuite.

Déboute les parties de toutes autres conclusions.

Siégeant :

Madame Nathalie RAPP, présidente; Madame Pauline ERARD et Madame Fabienne GEISINGER-MARIETHOZ, juges; Madame Nevena PULJIC et Monsieur Nicolas DAUDIN, juges assesseurs; Madame Maïté VALENTE, greffière.

 

La présidente :

Nathalie RAPP

 

La greffière :

Maïté VALENTE

 

 

 

 

Indication des voies de recours :

 

Le Tribunal fédéral connaît des recours constitutionnels subsidiaires; la qualité et les autres conditions pour interjeter recours sont déterminées par les art. 113 à 119
et 90 ss LTF. Le recours motivé doit être formé dans les trente jours qui suivent la notification de l'expédition complète de l'arrêt attaqué. L'art. 119 al. 1 LTF prévoit que si une partie forme un recours ordinaire et un recours constitutionnel, elle doit déposer les deux recours dans un seul mémoire.

 

Le recours doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14.