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Décisions | Chambre administrative de la Cour de justice Cour de droit public

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A/2240/2023

ATA/1154/2023 du 20.10.2023 ( EXPLOI ) , IRRECEVABLE

Recours TF déposé le 31.10.2023, rendu le 21.02.2024, ADMIS, 2C_603/2023
En fait
En droit
RÉPUBLIQUE ET CANTON DE GENÈVE

 

POUVOIR JUDICIAIRE

A/2240/2023-EXPLOI ATA/1154/2023

COUR DE JUSTICE

Chambre administrative

Arrêt du 20 octobre 2023

1ère section

 

dans la cause

 

A______ recourante
représentée par Me Tano BARTH, avocat

contre

OFFICE CANTONAL DE L'EMPLOI intimé



EN FAIT

A. a. A______ (ci-après : la société), inscrite au registre du commerce du canton de Genève le 25 avril 2018, dont le siège est à Avusy, a pour but le commerce et la livraison de tous produits, notamment alimentaires, ainsi que toute activité annexe. B______ en est l’associé gérant avec signature individuelle.

b. Le 10 mars 2023, l’office cantonal de l’emploi (ci-après : OCE) a sollicité de la société un certain nombre de renseignements et de documents. Celle-ci semblait travailler avec l’application C______, ce qui pouvait constituer de la location de services.

c. Dans sa réponse du 12 avril 2023, la société a précisé disposer d’un contrat avec environ 500 restaurants dans le canton de Genève. Elle avait un contrat de licence d’exploitation de la plate-forme C______ et de prestations de services technologiques. La plateforme facilitait non seulement les commandes, mais également la facturation et l’encaissement entre les restaurants et elle-même. Elle avait par ailleurs un contrat avec D______ qui fournissait une licence d’exploitation de l’application.

Elle produisait plusieurs pièces et un argumentaire des motifs pour lesquels elle contestait faire de la location de services.

d. Entre le 28 avril et le 8 mai 2023, l’OCE a procédé à l’audition de cinq employés de la société.

e. Le 9 juin 2023, l’OCE a imparti à la société un délai au 10 juillet 2023 pour déposer son dossier aux fins d’obtenir une autorisation de pratiquer l’activité de location de services.

Au vu notamment de la jurisprudence du Tribunal fédéral concluant à l’existence d’une relation de travail entre E______ et les livreurs utilisant cette application, l’OCE avait procédé à une analyse de l’activité de la société. Après instruction du dossier, notamment l’audition de certains de ses livreurs et la réception des déterminations de l’intéressée, il apparaissait qu’elle louait les services de ses livreurs à E______ et était ainsi entreprise bailleresse de services. Elle devait en conséquence être au bénéfice d’une autorisation de pratiquer l’activité de location de services.

Passé le délai fixé, sans dossier complet, il rendrait une décision qui pourrait être assortie du retrait de l’effet suspensif.

Suivaient la liste de différentes annexes jointes au courrier et des précisions sur la location de services.

B. a. Par acte du 3 juillet 2023, la société a interjeté recours devant la chambre administrative de la Cour de justice (ci-après : la chambre administrative). Elle a conclu à ce que la « décision attaquée » soit annulée et réformée en ce sens qu’il était constaté qu’elle n’était pas assujettie à la Loi fédérale sur le service de l’emploi et la location de services du 6 octobre 1989 (LSE – RS 823.11) dans le cadre de son activité de livraison de repas. Préalablement, les auditions de F______ et B______ étaient sollicitées.

Le courrier du 9 juin 2023, bien qu’il n’indiquât pas être une décision et ne comportât pas d’indication des voies de droit, constatait qu’elle louerait les services de ses livreurs à E______ et serait ainsi une bailleresse de service. Ce faisant, l’OCE avait constaté une situation juridique et l’avait réglée de manière contraignante en lui impartissant un délai pour déposer une demande d’autorisation. Le fait que l’autorité intimée menace d’une décision ultérieure dans un courrier non qualifié de décision, constatant déjà que l’instruction était terminée et que la société pratiquerait de la location de services, ne changeait rien au fait que, matériellement, ce courrier ne pouvait être qualifié que de décision. Les termes « après instruction » confirmaient qu’il s’agissait d’une décision finale, mettant fin à la procédure.

L’autorité n’ayant pas déclaré sa décision exécutoire nonobstant recours, le dépôt de l’acte, le 3 juillet 2023, déployait ex lege effet suspensif. La recourante déplorait l’attitude de l’OCE, laquelle démontrait un grave préjugé et un parti pris : l’office avait répété dans chacun de ses courriers que l’activité de location de services serait soumise à son autorisation ; il avait montré une agressivité dès le début, utilisant le terme « exceptionnellement » à chaque fois qu’il accordait une prolongation de délai ; il avait auditionné les livreurs alors qu’il n’était pas une autorité autorisée à y procéder, de surcroît hors la présence du conseil de la société, sans même l’en informer ; il avait posé des questions orientées auxdits livreurs dans le but d’essayer de démontrer que la société serait soumise à la LSE et avait rendu une décision sans la qualifier comme telle.

La recourante faisait valoir cinq griefs : une violation de son droit d’être entendue, une constatation inexacte des faits pertinents, une violation de la LSE et de la liberté économique, du principe de la bonne foi et de l’autorité de la chose jugée.

b. L’OCE a conclu à l’irrecevabilité du recours, qui était prématuré. Aucune décision d’assujettissement n’avait encore été rendue. Le courrier du 9 juin 2023 constituait un courrier type qu’il adressait aux sociétés exerçant une activité de placement privé et/ou de location de services soumise, selon lui, à autorisation. La chambre de céans s’était déjà prononcée sur une situation similaire par arrêt du 7 juin 2022.

c. Dans sa réplique, la société a relevé que, dans l’arrêt précité, la chambre administrative avait laissé la question indécise de savoir s’il s’agissait d’une décision constatatoire. Par ailleurs, contrairement à sa propre situation, dans le cas précité l’instruction n’était pas terminée. De plus, le courrier du 9 juin 2023 contenait à tout le moins des menaces de sanctions pour le cas où elle ne se plierait pas à la volonté de l’autorité, à savoir une amende de CHF 100'000.- maximum et l’interdiction de pratiquer, ce que l’OCE avait systématiquement rappelé dans chacun de ses courriers. À cela s’ajoutait l’éventuel retrait de l’effet suspensif de la décision, ce qui mettrait en péril l’avenir économique de la société.

d. Sur ce, les parties ont été informées que la cause était gardée à juger.

EN DROIT

1.             Le recours a été interjeté en temps utile devant la juridiction compétente (art. 38 al. 1, al. 2 let. a et al. 3 LSE ; art. 132 de la loi sur l'organisation judiciaire du 26 septembre 2010 - LOJ - E 2 05).

2.             L'autorité intimée conclut à l'irrecevabilité du recours dans la mesure où le « courrier » du 9 juin 2023 ne serait pas une décision attaquable.

2.1 Le recours à la chambre administrative est ouvert contre les décisions des autorités et juridictions administratives au sens des art. 4, 4A, 5, 6 al. 1 let. a et e et 57 de la loi sur la procédure administrative du 12 septembre 1985
(LPA - E 5 10). Sont réservées les exceptions prévues par la loi (art. 132 al. 2 LOJ). La chambre administrative connaît en instance cantonale unique des actions fondées sur le droit public qui ne peuvent pas faire l'objet d'une décision au sens de l'art. 132 al. 2 LOJ et qui découlent d'un contrat de droit public.

2.2 Selon l'art. 4 LPA, sont considérées comme des décisions au sens de l'art. 1 LPA, les mesures individuelles et concrètes prises par l'autorité dans les cas d'espèce fondées sur le droit public fédéral, cantonal, communal et ayant pour objet : de créer, de modifier ou d'annuler des droits ou des obligations (let. a) ; de constater l'existence, l'inexistence ou l'étendue de droits, d'obligations ou de faits (let. b) ; de rejeter ou de déclarer irrecevables des demandes tendant à créer, modifier, annuler ou constater des droits ou obligations (let. c). Les décisions incidentes sont également considérées comme des décisions (art. 4 al. 2 LPA).

Constitue une décision finale, celle qui met un point final à la procédure, qu’il s’agisse d’une décision sur le fond ou d’une décision qui clôt l’affaire en raison d’un motif tiré des règles de la procédure (Pierre MOOR/Étienne POLTIER, Droit administratif, vol. 2, 3ème éd., 2011, p. 256 n. 2.2.4.2 ; ATA/521/2020 du 26 mai 2020 consid. 3b). Est en revanche une décision incidente, celle qui est prise pendant le cours de la procédure et ne représente qu’une étape vers la décision finale (ATA/521/2020 du 26 mai 2020 consid. 3b et les arrêts cités) ; elle peut avoir pour objet une question formelle ou matérielle, jugée préalablement à la décision finale (ATF 139 V 42 consid. 2.3 ; arrêts du Tribunal fédéral 2C_567/2016 et 2C_568/2016 du 10 août 2017 consid. 1.3).

Sont susceptibles de recours (art. 57 LPA), les décisions finales (let. a) et les décisions incidentes si elles peuvent causer un préjudice irréparable ou si l'admission du recours peut conduire immédiatement à une décision finale qui permet d'éviter une procédure probatoire longue et coûteuse (let. c). Selon l’art. 62 al. 1 LPA, le délai de recours est de 30 jours s’il s’agit d’une décision finale ou d’une décision en matière de compétence (let. a) et de dix jours s’il s’agit d’une autre décision (let. b). Enfin, les règles posées par la LPA ne sont pas applicables aux actes de portée purement interne à l’administration (art. 2 let. a LPA).

2.3 Les décisions doivent être désignées comme telles, motivées et signées, et indiquer les voies et délais de recours (art. 46 al. 1 LPA). Une notification irrégulière ne peut entraîner aucun préjudice pour les parties (art. 47 LPA).

Pour qu'un acte administratif puisse être qualifié de décision, il doit revêtir un caractère obligatoire pour les administrés en créant ou constatant un rapport juridique concret de manière contraignante. Ce n'est pas la forme de l'acte qui est déterminante, mais son contenu et ses effets (ATA/775/2021 du 27 juillet 2021 consid. 3a).

De jurisprudence constante, l'absence de mention des voies de droit dans une décision constitue un vice formel qui rend sa notification irrégulière (ATF 125 V 65 consid. 4 ; Thierry TANQUEREL, Manuel de droit administratif, 2011. p. 314 n. 884 ; Pierre MOOR/Étienne POLTIER, Droit administratif, vol. II, 3ème éd., 2011, p. 349 n. 2.2.8.3). Ce vice formel est susceptible d'avoir pour effet non pas que la décision soit invalidée pour ce motif, mais que le délai de recours ne court pas ou doit être restitué (Thierry TANQUEREL, op. cit., p. 531 n. 1576). En effet, la protection des parties est suffisamment garantie lorsque la notification irrégulière atteint son but malgré cette irrégularité (ATF 132 I 249 consid. 6 qui concerne une problématique de notification en matière civile ; 122 I 97 consid. 3a.aa ; 111 V 149 consid. 4c), même si, selon le Tribunal fédéral, le fait de reconnaître un effet guérisseur au succès factuel d'une notification viciée comporte le risque, souligné par une partie de la doctrine, d'avoir pour conséquence que le respect des exigences légales soit peu à peu abandonné, ces dernières étant réduites à de simples règles d'ordre et les justiciables étant déchus du droit d'obtenir des communications transmises par la voie et selon les modalités légales (ATF 132 I 249 consid. 6).

2.4 La LSE vise à régir, notamment, la location de services (let. a) et à protéger les travailleurs qui recourent à la location de services (let. c art. 1 LSE).

Les employeurs (bailleurs de services) qui font commerce de céder à des tiers (entreprises locataires de services) les services de travailleurs doivent avoir obtenu une autorisation de l’office cantonal du travail (art. 12 al. 1 LSE).

L’OCE est compétent pour délivrer l’autorisation (art. 2 de la loi sur le service de l’emploi et la location de services du 18 septembre 1992 [LSELS - J 2 05] et 1 al. 1 de son règlement du 14 décembre 1992 [RSELS - J 2 05.01]).

2.5 En l'espèce, le courrier du 9 juin 2023 ne contient pas les termes de décision ni l'indication d'une voie de recours.

2.5.1 Certes, l'autorité intimée y indique considérer qu’après instruction du dossier, notamment l’audition de certains des livreurs de la recourante et les déterminations de celle-ci, « il appert qu’elle loue les services de ses livreurs à E______ et est ainsi une entreprise bailleresse de services. Par conséquent, [la société] doit être en possession d’une autorisation de pratiquer l’activité de location de service ». Il ressort toutefois également de ce courrier que cette autorité demande à la recourante de lui transmettre nombre de documents, une sûreté dont le montant n’est pas précisé et lui rappelle plusieurs exigences et indications concernant notamment la personne responsable de la société et la nomination d'un organe de révision. Elle indique que les documents exigés doivent être joints à la demande d'autorisation figurant en annexe. L'autorité intimée mentionne également qu'il est préférable de lui soumettre au préalable le but social que la société propose d'inscrire au registre du commerce auprès duquel le nom du responsable devra également être inscrit.

Le document litigieux ne contient aucune sanction pour le cas où la recourante ne se plierait pas aux demandes y formulées, en particulier si elle s'abstenait de déposer la demande d'autorisation requise. Il est uniquement précisé que « passé ce délai, sans dossier complet de votre part, le service précité rendra une décision qui pourrait être assortie du retrait de l’effet suspensif ».

Ainsi, le courrier litigieux ne modifie pas la situation juridique de la recourante.

2.5.2 Dans un précédent arrêt de la chambre de céans (ATA/606/2022 du 7 juin 2022), la question s’était posée de savoir si un courrier, quasiment similaire, constatait l'étendue de faits fondant la demande de dépôt d'une autorisation. La question avait été laissée indécise dès lors que, quand bien même le courrier attaqué laissait entendre que l'OCE pourrait soumettre à autorisation l'activité de la recourante, il avait expressément indiqué avoir pris note des explications et de la position de la recourante et entendre rendre une décision formelle et motivée sujette à recours quant à son assujettissement à la LSE. Par ailleurs et en amont, il apparaissait que l'instruction de la cause devait se faire par l'OCE, y compris et cas échéant en procédant à l'audition de la représentante de la société, sur la base en particulier des contrats dont elle avait l'usage, et non pas d'emblée devant l'instance de recours.

En l’espèce, dans ses écritures responsives, l’OCE a relevé que le courrier querellé constituait un courrier type. Il a confirmé, à l’instar du cas précité, avoir pris bonne note des arguments avancés par la société, du fait qu’elle considérait ne pas exercer d’activité soumise à autorisation et qu’elle n’entendait pas déposer de demande. Si, certes, une instruction a déjà eu lieu, rien n’indique qu’elle est forcément terminée ou que l’autorité ne souhaitera pas procéder à de nouvelles auditions, notamment du responsable de l’entreprise ou de l’autre personne dont l’audition a été demandée devant la chambre de céans, avant de rendre une décision. Il n’est dès lors pas établi que l’instruction soit terminée.

De surcroît, le courrier ne remplit pas les conditions d’une décision constatatoire. Il ne contient ni motivation ni même les faits que l’autorité aurait considérés comme pertinents. En cas de soumission de la société à la LSE, une décision formatrice sera rendue, contre laquelle la société pourra recourir. Elle aura de même l’occasion de développer ses arguments dans le cadre du dépôt de la requête pour préciser les motifs pour lesquels elle estime ne pas remplir les conditions de la location de services.

Dans ces circonstances, faute de décision attaquable au sens de l'art. 4 al. 1 LPA, le recours sera déclaré irrecevable.

3.             Vu l’issue du litige, un émolument de CHF 1’000.- sera mis à la charge de la société (art. 87 a. 1 LPA). Il ne sera pas alloué d’indemnité de procédure (art. 87 al. 2 LPA).

 

* * * * *

PAR CES MOTIFS
LA CHAMBRE ADMINISTRATIVE

déclare irrecevable le recours interjeté le 3 juillet 2023 par A______ contre la décision de l'office cantonal de l'emploi du 9 juin 2023 ;

met un émolument de CHF 1’000.- à la charge de A______ ;

dit qu’il n’est pas alloué d’indemnité de procédure ;

dit que, conformément aux art. 82 ss de la loi fédérale sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF - RS 173.110), le présent arrêt peut être porté dans les trente jours qui suivent sa notification par-devant le Tribunal fédéral, par la voie du recours en matière de droit public ; le mémoire de recours doit indiquer les conclusions, motifs et moyens de preuve et porter la signature du recourant ou de son mandataire ; il doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14, par voie postale ou par voie électronique aux conditions de l’art. 42 LTF. Le présent arrêt et les pièces en possession du recourant, invoquées comme moyens de preuve, doivent être joints à l’envoi ;


 

communique le présent arrêt à Me Tano BARTH, avocat du recourant, ainsi qu'à l'office cantonal de l'emploi.

Siégeant : Francine PAYOT ZEN-RUFFINEN, présidente, Valérie LAUBER, Fabienne MICHON RIEBEN, juges.

Au nom de la chambre administrative :

la greffière :

 

 

P. HUGI

 

 

la présidente siégeant :

 

 

F. PAYOT ZEN-RUFFINEN

 

Copie conforme de cet arrêt a été communiquée aux parties.

 

Genève, le 

 

 

 

 

 

 

la greffière :