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Décisions | Chambre administrative de la Cour de justice Cour de droit public

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A/179/2021

ATA/437/2021 du 20.04.2021 ( LAVI ) , REJETE

En fait
En droit
RÉPUBLIQUE ET CANTON DE GENÈVE

 

POUVOIR JUDICIAIRE

A/179/2021-LAVI ATA/437/2021

COUR DE JUSTICE

Chambre administrative

Arrêt du 20 avril 2021

2ème section

 

dans la cause

 

M. A______
représenté par Me Clara Schneuwly, avocate

contre

INSTANCE D'INDEMNISATION LAVI



EN FAIT

1) M. A______, né le ______ 1972, est ressortissant B______ et vit en B______. Il est marié et a trois enfants.

2) Au début de l'année 2016, il a répondu à une annonce parue sur le site internet russophone C______, qui indiquait qu'une entreprise était à la recherche d'ouvriers pour venir travailler en Suisse, pour un salaire mensuel de EUR 1'800.- à EUR 2'000.-.

Il est entré en contact par numéro de téléphone Viber avec un dénommé D______, lequel lui a confirmé le salaire offert et a ajouté que le logement et les repas étaient inclus.

M. A______ s'est montré intéressé et il a été convenu qu'il signerait un contrat de travail à son arrivée en Suisse, où il serait accueilli par M. E______, dont il est apparu par la suite qu'il était le frère du dénommé D______.

3) Le 6 avril 2016, M. A______ est arrivé en Suisse et a été accueilli par M. E______, qui l'a conduit jusqu'à une maison de F______, dans laquelle il a vécu tout au long de son séjour en Suisse, avec d'autres ouvriers recrutés comme lui.

Selon les déclarations qu'il a faites à la police le 24 janvier 2019 puis au Ministère public le 25 janvier 2019, les conditions de vie de M. A______ étaient précaires. M. E______ lui avait demandé de travailler sur des chantiers de 08h00 à 18h00 avec une pause de trente minutes, et parfois des dépassements le soir jusqu'à 19h00, tous les jours y compris le samedi et parfois même le dimanche. Il n'était pas pourvu d'équipements de sécurité, ni de vêtements professionnels.

M. A______ a vécu et travaillé un mois et demi en Suisse dans ces conditions, n'ayant pas les moyens de rentrer en B______ et espérant recevoir le salaire qui lui avait été promis. Il était logé correctement, partageait sa chambre avec un autre ouvrier et en assurait lui-même l'entretien. Il était nourri correctement, sauf les deux dernières semaines, où seules des nouilles instantanées étaient disponibles. Il était ainsi arrivé qu'il doive lui-même acheter sa nourriture. Les contremaîtres avaient laissé entendre aux ouvriers qu'il y aurait des conséquences si le travail n'était pas correctement exécuté, M. E______ étant un ancien boxeur. Il n'avait lui-même subi aucune violence ni menace.

Il n'est parvenu à se faire payer que EUR 100.- ou 130.- et CHF 130.-. Il a compris qu'il avait été trompé et est retourné en B______. Depuis l'B______, il a encore accompli quelques tentatives, demeurées infructueuses, pour obtenir le salaire qui lui était dû. Malgré plusieurs demandes, il n'a jamais obtenu de contrat de travail.

4) Par jugement du 9 avril 2020, prononcé dans la procédure P/1______/2017, le Tribunal correctionnel a déclaré M. E______ coupable de traite d'êtres humains qualifiée (art. 182 al. 1 et 2 du Code pénal suisse du 21 décembre 1937 - CP - RS 311.0), d'abus de confiance (art. 138 ch. 1 CP), de gestion fautive
(art. 165 ch. 1 CP), de calomnie (art. 174 ch. 1 CP), de dénonciation calomnieuse (art. 303 ch. 1 CP), d'infractions à la loi fédérale sur les étrangers et l'intégration du 16 décembre 2005 (art. 115 al. 1 let. c, 116 al. 1 let. a, 117 al. 1 et 118
al. 1 LEI - RS 142.20), de tentative d'infractions à la LEI (art. 22 al. 1 et 118
al. 1 LEI), d'infractions à la loi fédérale sur le travail dans l'industrie, l'artisanat et le commerce du 13 mars 1964 (art. 59 al. 1 let. a et b LTr - RS 822.11), d'infractions à la loi fédérale sur l'assurance-vieillesse et survivants du
20 décembre 1946 (art. 87 al. 2 LAVS - RS 831.10) et d'infractions à la loi fédérale sur la prévoyance professionnelle vieillesse, survivants et invalidité du
25 juin 1982 (art. 76 al. 2 LPP - RS 831.40), et l'a condamné à une peine privative de liberté de six ans ainsi qu'à son expulsion de Suisse pour une durée de dix ans.

Dix ouvriers qui s'étaient constitués parties plaignantes dans la procédure pénale ont vu leurs prétentions civiles reconnues en tout ou partie par le Tribunal correctionnel. M. E______ a été condamné à payer à M. A______ CHF 12'734.50 à titre de dommages intérêts, sous déduction de CHF 130.- et EUR 100.- et avec intérêts à 5 % dès le 21 mai 2016, en application de l'art. 41
al. 1 de la loi fédérale du 30 mars 1911, complétant le Code civil suisse (CO, Code des obligations - RS 220), et CHF 5'000.- à titre de tort moral avec intérêts à 5 % dès le 21 mai 2016, en application de l'art. 49 al. 1 CO.

Le Tribunal correctionnel a également prononcé contre M. E______ une créance compensatrice de CHF 12'000.-, et ordonné, en garantie de celle-ci, le maintien du séquestre qui frappait une relation bancaire ouverte à son nom au G______, en application de l'art. 71 al. 1 et 2 CP, et l'a allouée aux dix parties plaignantes, en application de l'art. 73 CP.

Le jugement est entré en force.

5) Le 15 juillet 2020, M. A______ a déposé une requête en indemnisation auprès de l'instance d'indemnisation instituée par la loi fédérale sur l'aide aux victimes d'infractions du 23 mars 2007 (loi sur l'aide aux victimes, LAVI - RS 312.5 ; ci-après : l'instance LAVI),

Il avait subi, du fait des agissements de M. E______, une atteinte illicite à sa personnalité, laquelle présentait une gravité objective certaine et avait été ressentie subjectivement comme une souffrance morale suffisamment forte pour justifier le paiement d'une indemnité pour tort moral de CHF 5'000.-.

6) Par ordonnance du 12 novembre 2020, notifiée le 3 décembre 2020, l'instance LAVI a rejeté la requête.

S'il n'était pas contesté qu'il avait été victime de traite d'êtres humains, le requérant n'avait ni prouvé ni allégué qu'il avait subi des atteintes à son intégrité physique, psychique ou sexuelle. Il avait certainement été déçu et choqué de ne pas recevoir le salaire promis, mais aucune attestation médicale ne venait démontrer qu'il avait souffert durablement sur le plan psychologique. Les conditions dans lesquelles il avait été logé et nourri ne paraissaient pas suffisamment graves pour créer un indice de maltraitance.

7) Le 18 janvier 2021, M. A______ a recouru contre cette ordonnance auprès de la chambre administrative de la Cour de justice (ci-après : la chambre administrative), concluant à sa réformation et à ce que la somme de CHF 5'000.- lui soit octroyée à titre de réparation morale, et à ce qu'une indemnité de procédure de CHF 1'000.- lui soit allouée. Subsidiairement, la cause devait être renvoyée à l'instance LAVI pour complément d'instruction.

Sa qualité de victime n'avait pas été contestée. C'était de manière arbitraire que l'instance LAVI avait retenu qu'il n'avait pas allégué avoir subi d'atteinte à son intégrité psychique, puisqu'il avait précisément plaidé le tort moral devant le juge pénal.

Le Tribunal correctionnel avait alloué une indemnité pour tort moral. Il avait retenu que les plaignants s'étaient retrouvés démunis financièrement au point de devoir quémander au prévenu de toutes petites sommes d'argent, si bien qu'elles dépendaient économiquement de lui au point de ne plus pouvoir quitter la Suisse par leurs propres moyens. Les juges pénaux avaient employé l'expression d'« esclavage moderne » pour qualifier la situation dont il avait avec d'autres été victime.

Dans les circonstances exceptionnelles du cas d'espèce, il était arbitraire de considérer que la gravité de l'infraction n'emportait pas automatiquement la gravité des souffrances de la victime, ou du moins une vraisemblance suffisante ouvrant le droit à une réparation morale.

8) Le 9 février 2021, l'instance LAVI a conclu au rejet du recours.

Le Tribunal correctionnel avait alloué une indemnité pour tort moral en présumant celui-ci compte tenu de la nature du crime, sans qu'il ne soit détaillé ni étayé par le recourant. Celui-ci n'avait ni prouvé ni allégué avoir subi une atteinte psychique ou physique. Il avait décrit des conditions d'hébergement acceptables, et s'il était certes inadmissible que durant sept à dix jours seules des nouilles instantanées étaient à disposition, le recourant avait pu continuer à acheter de la nourriture par ses propres moyens. Il n'avait par ailleurs subi ni menace ni violence physique. Il n'avait pas allégué avoir dû bénéficier d'un quelconque suivi thérapeutique ou s'être trouvé en difficulté pour faire face à ses obligations familiales ou professionnelles. Il n'avait pas établi avoir subi une atteinte significative à son intégrité psychique en ayant été touché durablement par les faits dénoncés. Il ne justifiait pas d'une atteinte comparable à une longue période de souffrance, d'une incapacité de travail découlant des faits, d'une période d'hospitalisation ou d'un préjudice psychique caractérisé par un changement durable de sa personnalité.

9) Le 16 mars 2021, le recourant a répliqué.

Il avait décrit dans sa requête de manière détaillée les conditions extrêmement pénibles dans lesquelles il avait dû travailler lorsqu'il était en Suisse, plus de cinquante heures par semaine, pour une activité difficile, désorganisée, sans qu'aucune mesure de sécurité ne soit respectée. Il avait aussi indiqué qu'il avait été menacé par les acolytes de son employeur. Il avait indiqué qu'en dehors des chantiers ses conditions de vie étaient précaires, qu'il ne disposait d'aucun espace personnel et ne mangeait pas à sa faim, et qu'il n'avait reçu pour les nombreuses heures travaillées que des sommes dérisoires.

Bien qu'il n'eût pas explicitement décrit les conséquences psychiques, il allait de soi que de telles conditions de vie et de travail ne l'avaient pas laissé indemne. Il avait été traité comme une marchandise vivante. Le Tribunal correctionnel avait retenu en ce qui le concernait l'infraction de traite d'être humain, et non pas celle d'usure, car les conditions de travail étaient dures en termes d'horaires et d'heures supplémentaires, l'hébergement spartiate, la nourriture insatisfaisante et la sécurité sur les chantiers à tout le moins obsolète, sans compter qu'il était, sans le savoir, en situation illégale en Suisse, son statut pouvant conduire en tout temps à son interpellation et son éloignement. Il fallait retenir qu'il avait subi des atteintes psychiques importantes qui justifiaient une indemnisation. Une telle indemnisation était d'ailleurs exigée par la convention sur la lutte contre la traite des êtres humains, que la Suisse avait ratifiée.

10) Le 22 mars 2021, les parties ont été informées que la cause était gardée à juger.

EN DROIT

1. Interjeté en temps utile devant la juridiction compétente, le recours est recevable (art. 132 de la loi sur l'organisation judiciaire du 26 septembre 2010 - LOJ - E 2 05 ; art. 62 al. 1 let. a de la loi sur la procédure administrative du 12 septembre 1985 - LPA - E 5 10).

2) Le litige porte sur la conformité au droit de la décision de l'instance LAVI refusant au recourant une indemnité pour tort moral de CHF 5'000.-.

3) Selon l'art. 61 LPA, le recours peut être formé pour violation du droit, y compris l'excès et l'abus du pouvoir d'appréciation (al. 1 let. a) et pour constatation inexacte ou incomplète des faits pertinents (al. 1 let. b) ; les juridictions administratives n'ont pas compétence pour apprécier l'opportunité de la décision attaquée, sauf exception prévue par la loi (al. 2).

4) Le recourant se plaint d'une violation de l'art. 22 LAVI, l'instance LAVI ayant refusé de lui octroyer une indemnité pour tort moral.

5) a. Selon l'art. 22 al. 1 LAVI, la victime et ses proches ont droit à une réparation morale lorsque la gravité de l'atteinte le justifie. Les art. 47 et 49 CO s'appliquent par analogie.

L'ampleur de la réparation dépend avant tout de la gravité de l'atteinte - ou plus exactement de la gravité de la souffrance ayant résulté de cette atteinte, car celle-ci, quoique grave, peut n'avoir que des répercussions psychiques modestes, suivant les circonstances - et de la possibilité d'adoucir la douleur morale de manière sensible, par le versement d'une somme d'argent (ATF 137 III 303 consid. 2.2.2 ; 129 IV 22 consid. 7.2).

Le système d'indemnisation du tort moral prévu par la LAVI - ainsi que par ailleurs pour celui du dommage - financé par la collectivité publique, n'en demeure pas moins subsidiaire par rapport aux autres possibilités d'obtenir réparation dont la victime dispose déjà (art. 4 LAVI ; ATF 131 II 121 consid. 2 ; FF 2005 6683 p. 6724)

b. L'instance LAVI est en principe liée par les faits établis au pénal, mais non par les considérations de droit ayant conduit au prononcé civil. Elle peut donc, en se fondant sur l'état de fait arrêté au pénal, déterminer le montant de l'indemnité allouée à la victime sur la base de considérations juridiques propres. Elle peut, au besoin, s'écarter du prononcé civil s'il apparaît que celui-ci repose sur une application erronée du droit. L'autorité LAVI doit se livrer à un examen autonome de la cause (ATF 129 II 312 consid. 2.8 ; arrêts du Tribunal fédéral 1C_34/2014 du 16 mai 2014 consid. 2.3 ; 1C_182/2007 du 28 novembre 2007 consid. 6).

De nombreuses autorités LAVI prennent en compte les deux tiers du montant moyen de la réparation allouée par les autorités de droit civil comme base de calcul ou comme référence pour fixer la réparation morale à titre d'aide aux victimes (règle dite des « deux tiers » ; Meret BAUMANN/Blanca ANABITARTE/Sandra MÜLLER GMÜNDER, La pratique en matière de réparation morale à titre d'aide aux victimes - Fixation des montants de la réparation morale selon la LAVI révisée, in Jusletter 8 juin 2015, p. 3 s. ; ATA/212/2018 du 6 mars 2018 consid. 3a).

c. Le fait que la victime ne se soit pas soumise à un traitement médical ne veut pas dire que l'agression n'a pas eu de conséquences importantes pour elle (ATA/212/2018 précité consid. 3b ; ATA/71/2013 du 6 février 2013 consid. 10a ; ATA M. du 30 mai 1995, cité in Valérie MONTANI/Olivier BINDSCHEDLER, la jurisprudence rendue en 1995 par le Tribunal administratif et le Conseil d'État genevois, SJ 1997 17-45, p. 22 s. n. 23).

Dans un précédent concernant une femme roumaine souffrant de troubles psychiques, contrainte à pratiquer la mendicité à Genève trois mois durant, menacée, battue et étranglée (atteintes documentées par un certificat médical), et vivant depuis lors dans la peur, l'auteur avait été condamné à une peine privative de liberté de vingt mois pour traite d'êtres humains et à verser à sa victime une somme de CHF 5'000.- à titre de tort moral. L'instance LAVI avait rejeté la requête d'indemnisation (pour un montant identique) au motif que la condition de la gravité de l'atteinte subie n'était pas réalisée, les atteintes physiques constatées par certificat n'ayant pas entraîné de séquelles durables, notamment sous l'angle psychique. S'estimant liée par les faits constatés par le juge pénal, la chambre de céans a considéré que la gravité des souffrances endurées et l'existence d'éventuelles séquelles psychiques durables ne pouvaient être écartées du seul fait de l'absence de rapports médicaux les établissant. Elle a estimé que le fait que la recourante avait été entravée dans sa liberté par des actes réguliers de violences physiques et psychiques, frappée à de multiples reprises, y compris avec des objets, et que son handicap mental avait été exploité à des fins de mendicité, était susceptible, selon le cours ordinaire des choses et l'expérience générale de la vie, d'entraîner une souffrance morale considérable dont les effets perduraient au-delà de leur commission, d'autant que la recourante vivait encore dans la peur, et a renvoyé la cause à l'instance LAVI pour fixation de l'indemnité (ATA/212/2018 précité consid. 4).

6) En l'espèce, le Ministère public a reproché à M. E______ d'avoir, entre autres, fait travailler ses ouvriers durant des horaires excessifs, sans leur fournir de vêtements ni de dispositifs de protection, en les logeant dans des conditions précaires et en leur laissant de la nourriture en quantité et qualité insuffisantes, en usant de menaces voire de violence physique à l'encontre de l'un ou l'autre d'entre eux, en particulier à l'encontre de ceux qui réclamaient le paiement du salaire promis, de sorte qu'il était craint.

Le Tribunal correctionnel a retenu que M. E______ visait des travailleurs précaires et leur faisait miroiter de bonnes conditions de travail, avec un salaire attractif. Il n'a pas retenu qu'il usait de menaces ou de violences physiques à l'égard des plaignants, même si des bruits couraient à ce sujet, ni qu'il avait proféré des menaces à l'étranger après la fin des rapports de travail. Il avait cela dit trompé et abusé la vulnérabilité des plaignants pour pouvoir jouir d'une main-d'oeuvre servile, lucrative et à moindre coût. Les plaignants étaient consentants, mais cela n'empêchait pas qu'il s'était agi de travail forcé. Les conditions de travail étaient dures en termes d'horaires et d'heures supplémentaires, l'hébergement spartiate, la nourriture insatisfaisante et la sécurité sur les chantiers à tout le moins obsolète. Une indemnité pour tort moral était octroyée aux victimes qui y avaient conclu. Bien que non étayé par pièces, celui-ci était présumé compte tenu de la nature du crime. Le droit supérieur commandait d'ailleurs une telle indemnisation.

Le recourant ne s'est toutefois plaint ni à la police ni au Ministère public d'atteintes à ou de séquelles pour son intégrité physique ou psychique. Il a indiqué que la pause de midi lui suffisait et qu'il n'était pas fatigué. Sa chambre était propre car il la nettoyait. La maison était équipée d'une cave garnie de nombreux produits alimentaires et il avait toujours mangé à sa faim, mais les provisions s'étaient réduites à des pâtes les sept à dix derniers jours. Il avait été pressé par un patron constamment mécontent et finalement découragé. Il n'avait pas reçu de menaces directement mais on lui avait fait comprendre de bien écouter les consignes. Il avait appris que d'autres ouvriers avaient été menacés, et un ouvrier battu, mais pas lui. Il n'avait pas peur pour sa sécurité.

À la différence du précédent susévoqué (ATA/212/2018), non seulement aucun rapport médical mais encore aucune plainte ni même aucune déclaration du recourant ni aucun constat opéré durant l'instruction de la procédure pénale ne permettent d'envisager que celui-ci aurait subi dans son intégrité physique ou psychique une atteinte, même de gravité moyenne, qui aurait produit des séquelles. Le recourant n'a pas plus décrit d'atteinte ou de séquelles dans sa requête en indemnisation. Il a au contraire affirmé dans ses premières déclarations qu'il était correctement logé et nourri, que le travail ne le fatiguait pas et qu'il n'avait pas peur.

Certes, dans ses dernières écritures devant la chambre de céans, il évoque des « atteintes psychiques importantes », mais c'est pour les inférer de la « nature du crime », soit la traite d'êtres humains. Le recourant ne saurait être suivi. La LAVI règle l'indemnisation d'atteintes réelles et non pas supposées ou inférées, qu'il appartient au requérant de rendre à tout le moins vraisemblables. Ainsi dans le précédent susévoqué (ATA/212/2018), la requérante avait pu s'appuyer sur des constats d'atteintes à l'intégrité physique et d'états de peur pour établir l'atteinte psychique durable, et non pas uniquement sur la qualification pénale des agissements. Certes, le Tribunal correctionnel a lui-même « présumé » le tort moral « compte tenu de la nature du crime ». Ses considérations juridiques ne lient toutefois ni l'instance LAVI ni la chambre de céans.

Il sera encore observé que le recourant, qui s'est vu allouer, en partie, par le Tribunal correctionnel, une créance compensatrice garantie par des avoirs séquestrés, n'établit pas que la condition de subsidiarité prévue à l'art. 4 LAVI serait réalisée en l'espèce.

Le grief sera écarté.

7) Le recourant soutient que sa prétention en indemnisation se fonde directement sur la Convention du Conseil de l'Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains du 16 mai 2005, entrée en vigueur pour la Suisse le 1er avril 2013 (convention STCE n° 197 - RS 0.311.543 ; ci-après : la convention).

8) a. La convention dispose à son art. 15 que chaque partie prévoit, dans son droit interne, le droit pour les victimes à être indemnisées par les auteurs d'infractions (al. 3) et qu'elle adopte les mesures législatives ou autres nécessaires pour faire en sorte que l'indemnisation des victimes soit garantie, dans les conditions prévues dans son droit interne, par exemple par l'établissement d'un fonds pour l'indemnisation des victimes ou d'autres mesures ou programmes destinés à l'assistance et l'intégration sociales des victimes qui pourraient être financés par les avoirs provenant de l'application des mesures prévues à l'art. 23 (al. 2).

b. Selon le message du Conseil fédéral concernant l'approbation et la mise en oeuvre de la convention STCE n° 197 et la loi sur la protection
extra-procédurale des témoins du 17 novembre 2010, l'art. 15 prévoit au § 3 le droit des victimes à être indemnisées. Exception faite des règles générales de droit civil relatives à la procédure pénale, cette disposition est déjà réalisée en Suisse dans la mesure où, conformément à l'art. 38 aLAVI, disposition aujourd'hui intégrée au code de procédure pénale suisse du 5 octobre 2007 (CPP - RS 312.0), la victime de la traite des êtres humains peut intervenir dans la procédure pénale en faisant valoir ses prétentions civiles, devenant ainsi partie plaignante. Dans l'hypothèse d'un jugement, le Tribunal pénal doit aussi se prononcer sur les prétentions civiles. Dans le cas où le jugement complet des prétentions civiles exigerait un travail disproportionné, le Tribunal pénal peut se limiter à adjuger l'action civile dans son principe et renvoyer la victime devant les tribunaux civils pour le reste. Dans la pratique, un dédommagement intégral de la victime de la traite des êtres humains par l'auteur de l'infraction a rarement lieu. Le § 4 prévoit de ce fait que les parties adoptent les mesures législatives ou autres nécessaires pour faire en sorte que l'indemnisation des victimes par l'État soit garantie, dans les conditions prévues dans leur droit interne. La Suisse satisfait donc aussi sur ce point aux exigences de la Convention grâce à la réglementation applicable aux personnes ayant droit à une indemnisation et au rattachement d'ordre géographique prévu à l'art. 3 LAVI (FF 2011 1, p. 29).

c. Les dispositions du droit international ne peuvent être invoquées dans des litiges concrets que si elles confèrent des droits individuels (ou sont
« self-executing »). Cela suppose que le contenu de la norme invoquée soit suffisamment précis et clair pour pouvoir servir de base à une décision dans un cas particulier. En ce qui concerne la justiciabilité, la condition supplémentaire est que les droits et obligations des justiciables soient définis et que la norme s'adresse aux autorités appliquant le droit (ATF 145 I 308 consid. 3.4.1).

La chambre administrative a jugé que le refus d'octroyer à la victime de traite d'êtres humains, dans un cas d'esclavage domestique, l'aide financière prévue par la loi sur l'insertion et l'aide sociale individuelle du
22 mars 2007 (LIASI - J 4 04) en raison de la possession d'un bien immobilier en Inde n'était pas conforme au seuil, suffisamment précis en l'espèce, de la convention, qui excluait tout remboursement de l'aide à son art. 12 (ATA/256/2020 du 3 mars 2020 consid. 5c).

9) En l'espèce, les prescriptions de l'art. 15 de la convention sont traduites en droit suisse par les dispositifs prévus en faveur des victimes dans le CPP et la LAVI. Il a été rappelé plus haut que la LAVI ne prévoit une indemnité pour tort moral que lorsque la gravité de l'atteinte le justifie.

Le recourant n'établit pas que la convention réserverait aux victimes de la traite d'êtres humains un traitement privilégié par rapport aux victimes d'autres infractions, en ce sens que l'art. 15 établirait un seuil d'indemnisation selon lequel le droit au tort moral naîtrait du seul fait d'avoir été victime de la traite. De fait, les exigences posées par la LAVI en termes d'intensité de la souffrance ne paraissent pas contraires à la convention.

Le fait que le Tribunal correctionnel a considéré, assez laconiquement d'ailleurs, que le droit supérieur commandait l'indemnisation ne lie pas l'instance LAVI ni la chambre de céans.

Le grief sera écarté.

10) Le recourant se plaint enfin de l'établissement ou de l'appréciation arbitraire des faits, l'instance LAVI ayant retenu à tort qu'il n'avait pas allégué avoir subi d'atteinte à son intégrité physique ou psychique.

11) S'agissant de l'appréciation des preuves et des constatations de fait, il y a arbitraire lorsque l'autorité ne prend pas en compte, sans raison sérieuse, un élément de preuve propre à modifier la décision, lorsqu'elle se trompe manifestement sur son sens et sa portée, ou encore lorsque, en se fondant sur les éléments recueillis, elle en tire des constatations insoutenables (ATF 140 III 264 consid. 2.3).

12) En l'espèce, quand bien même l'instance LAVI n'aurait pas explicitement relevé que le recourant avait allégué avoir subi une atteinte, il a été établi que celui-ci n'avait pas même rendu vraisemblable qu'il a avait subi l'atteinte évoquée à l'art. 22 LAVI.

Le grief sera écarté.

Entièrement mal fondé, le recours sera rejeté.

13) La procédure étant gratuite, aucun émolument ne sera prélevé (art. 30 al. 1 LAVI et 87 al. 1 LPA). Aucune indemnité de procédure ne sera allouée aux recourants vu le rejet de leur recours (art. 87 al. 2 LPA).

 

* * * * *

 

PAR CES MOTIFS
LA CHAMBRE ADMINISTRATIVE

à la forme :

déclare recevable le recours interjeté le 18 janvier 2021 par M. A______ contre l'ordonnance de l'instance d'indemnisation LAVI du 12 novembre 2020 ;

au fond :

le rejette ;

dit qu'il n'est pas perçu d'émolument, ni alloué d'indemnité de procédure ;

dit que conformément aux art. 82 ss de la loi fédérale sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF - RS 173.110), le présent arrêt peut être porté dans les trente jours qui suivent sa notification par-devant le Tribunal fédéral, par la voie du recours en matière de droit public ; le mémoire de recours doit indiquer les conclusions, motifs et moyens de preuve et porter la signature du recourant ou de son mandataire ; il doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14, par voie postale ou par voie électronique aux conditions de l'art. 42 LTF. Le présent arrêt et les pièces en possession du recourant, invoquées comme moyens de preuve, doivent être joints à l'envoi ;

communique le présent arrêt à Me Clara Schneuwly, avocate du recourant, à l'instance d'indemnisation LAVI ainsi qu'à l'Office fédéral de la justice.

Siégeant : M. Mascotto, président, Mme Krauskopf, M. Verniory, juges.

 

 

Au nom de la chambre administrative :

le greffier-juriste :

 

 

F. Scheffre

 

 

le président siégeant :

 

 

C. Mascotto

 

 

 

Copie conforme de cet arrêt a été communiquée aux parties.

 

Genève, le 

 

 

 

 

 

 

la greffière :