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Décisions | Chambre administrative de la Cour de justice Cour de droit public

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A/653/2002

ATA/603/2005 du 16.08.2005 ( IEA ) , REJETE

Recours TF déposé le 14.10.2005, rendu le 25.09.2006, ADMIS, 1A.273/05, 1P.669/05
Recours TF déposé le 14.10.2005, rendu le 25.09.2006, ADMIS, 1A.273/05, 1P.669/05
Parties : ABBE-DECARROUX Jean, ABBE-DECARROUX Janine, ABBE-DECARROUX Marie-Claude, CONSORTS ABBE-DECARROUX, DESHUSSES ABBE-DECARROUX Françoise, MONNEY ABBE-DECARROUX Monique / SERVICE CANTONAL DE GEOLOGIE, VILLE DE CAROUGE, ABBE SA
En fait
En droit
Par ces motifs
RÉPUBLIQUE ET CANTON DE GENÈVE

POUVOIR JUDICIAIRE

A/653/2002-IEA ATA/603/2005

ARRÊT

DU TRIBUNAL ADMINISTRATIF

du 16 août 2005

dans la cause

CONSORTS ABBÉ-DECARROUX

soit Mesdames Janine ABBÉ-DECARROUX, Marie-Claude ABBÉ-DECARROUX,
Françoise DESHUSSES ABBÉ-DECARROUX et Monique MONNEY ABBÉ-DECARROUX

représentés par Me Daniel Peregrina, avocat

 

et

ABBÉ S.A.
représentée par Me Jean-Daniel Théraulaz, avocat


contre


DÉPARTEMENT DE L’INTÉRIEUR, DE L’AGRICULTURE ET DE L’ENVIRONNEMENT

et

VILLE DE CAROUGE
représentée par Me Jean-Marc Siegrist, avocat


 


1. L'entreprise Joseph Abbé, Jos. Abbé Succ. (ci-après : l'entreprise ou la raison individuelle) exploitait une entreprise de récupération et de démolition à la rue de la Filature à Carouge jusqu’à la fin des années 1950.

2. La S.I. Val d'Arve (ci-après : la S.I.) a été constituée par acte notarié le 26 novembre 1958. Mme Joséphine Abbé-Decarroux, MM. Jean et Pierre Abbé-Decarroux en étaient les fondateurs. La S.I. a été créée en vue d'acheter la parcelle portant actuellement le n° 2382, feuille 30 (ci-après : la parcelle ou le site), au 92, route du Val d'Arve, à Carouge.

Joseph Abbé, Jos. Abbé Succ. s'est établi sur la parcelle au début des années soixante.

3. La société Joseph Abbé S.A., devenue par la suite Abbé S.A. (ci-après : Abbé S.A.), a été fondée par acte notarié le 31 mai 1966 par MM. Jean et Pierre Abbé-Decarroux, Mmes Joséphine-Jeanne Abbé-Decarroux, Anne-Marie Laplace Abbé-Decarroux, Monique Monney Abbé-Decarroux, Françoise Deshusses Abbé-Decarroux et Marie-Claude Abbé-Decarroux.

M. Jean Abbé-Decarroux était le président du conseil d'administration et le directeur; Mme Joséphine Abbé-Decarroux exerçait la vice-présidence; MM. Pierre Abbé-Decarroux, Gabriel Laplace et Augustin Deshusses étaient les autres membres du conseil d'administration.

4. Le 4 novembre 1969, la S.I. a cédé à l'Etat de Genève une portion de la parcelle, d'une surface de 124 m2 contre une parcelle de même étendue à Carouge.

5. Par convention de vente du 30 juin 1986, MM. Jean et Pierre Abbé-Decarroux, Mmes Françoise Deshusses Abbé-Decarroux, Marie-Claude Abbé-Decarroux, Anne-Marie Laplace Abbé-Decarroux et Monique Abbé-Decarroux ont cédé la totalité de leurs actions de Abbé S.A. à la société Sirec S.A. pour le prix de base de CHF 800'000.-. Les vendeurs ont attesté notamment n'être sous le coup d'aucune contravention, avoir respecté toutes les dispositions légales en vigueur et n'avoir contracté aucun engagement hors bilan. Il était prévu que toutes les autres dettes éventuelles seraient payées solidairement par les vendeurs, à la décharge de Abbé S.A., donc de Sirec S.A.

6. Par convention du 4 juin 1987, M. Jean Abbé-Decarroux, Mmes Janine Abbé-Decarroux, Françoise Abbé-Decarroux, Marie-Claude Abbé-Decarroux, Anne-Marie Laplace Abbé-Decarroux et Monique Abbé-Decarroux ont cédé l'intégralité du capital-actions de la S.I. à la Ville de Carouge pour un montant de CHF 5'100'000.- ainsi qu'une créance chirographaire s'élevant à CHF 234'380.55.

7. Le 31 mars 1991, Abbé S.A. a quitté la parcelle.

8. Les 4 novembre 1997, 18 février et 27 mai 1998, la société CSD Ingénieurs Conseils S.A. (ci-après : CSD) - qui avait reçu un mandat de la Ville de Carouge - a rendu des études-diagnostics, concernant le site.

CSD s'était renseignée auprès de M. Delacrétaz, ancien administrateur de Abbé S.A., pour déterminer de quelle manière le site avait été exploité. Sous la surface correspondant à l'emprise du pont roulant extérieur, CSD avait trouvé notamment une forte concentration en métaux lourds, dépassent d'un facteur 3 à 20 le taux admis par l'ordonnance sur le traitement des déchets du 10 décembre 1990 (OTD - RS 814.600) pour le stockage en décharge des matériaux inertes; une forte teneur en PCB, une teneur importante en hydrocarbures totaux, liées à la présence de composés solides ou très visqueux. En revanche, aucune concentration significative d'essence ou de fuel n'avait été détectée dans l'échantillon représentatif. Dans des fosses en béton remplies de matériaux pollués avaient également été retrouvée une forte concentration de métaux lourds, de PCB et d'hydrocarbures. Le sol de la halle, non revêtu, présentait également des concentrations totales en polluants excédant les valeurs limites pour matériaux inertes. Dans le secteur où se trouvaient les citernes, la présence d'hydrocarbures avait également été relevée. Des concentrations de plomb, de métaux lourds, de mercure et d'hydrocarbure avaient été relevées dans la zone où étaient stockés les câbles et qui avait vraisemblablement abrité une citerne. L'eau analysée ne présentait pas de teneur significative en polluants et respectait les critères de qualité fixés pour l'eau potable dans le manuel suisse des denrées alimentaires. Aucune pollution de la nappe phréatique pouvant être mise en relation avec la présence du site n'avait été décelée. Le volume des terres polluées était estimé à un total compris entre 3'800 et 4'400 m3.

Le site devait être assaini, car des polluants se trouvaient présents au-dessus de l'aquifère, sans barrière de protection naturelle. Selon les dispositions de l'OTD, il convenait d'excaver et de trier les matériaux présents sur le site. La Ville de Carouge, en tant que détenteur de la parcelle, devait prendre en charge une partie des frais de décontamination.

Selon CSD, trois variantes se trouvaient a priori envisageables, s'agissant d'assainir le site : la première consistait à traiter et à décontaminer la totalité des terres polluées; la deuxième combinait le traitement et la mise en décharge selon les dispositions de l'OTD; la troisième revenait à associer traitement et confinement sur le site. CSD a préconisé la deuxième variante, qui entraînerait des coûts d'assainissement s'élevant à un montant compris entre CHF 2'000'000.- et CHF 3'100'000.-.

9. Le 6 mars 1998, une "séance de dépollution" s'est tenue en présence de représentants de la Ville de Carouge, du cabinet d'architectes C. Steffen - G. Berlie & R. Brodbeck - J. Roulet, ainsi que du département de l’intérieur, de l’agriculture et de l’environnement (ci-après : le département ou le DIAE) et de CSD, le service d'écotoxicologie (ci-après : ECOTOX), le service cantonal de géologie et le service du contrôle de l'assainissement.

ECOTOX a souligné la qualité du rapport de CSD. Les conclusions du rapport au niveau du diagnostic s'étaient révélées correctes; le département les acceptait. La variante d'assainissement n° 2 était retenue. ECOTOX octroierait un préavis favorable pour la construction du centre de voirie.

10. Par plis des 18 juin et 26 octobre 1998, la Ville de Carouge a sollicité d'Abbé S.A. qu'elle se détermine quant aux suites qu'il convenait de donner aux rapports de CSD.

11. Dans sa réponse du 10 novembre 1998, Abbé S.A. a précisé qu'elle n'était pas concernée par les périodes antérieures à 1966 et postérieures à 1991. S'agissant de la période intermédiaire, la Ville de Carouge avait acquis la propriété de la parcelle en connaissant les activités qui s'y déroulaient. Abbé S.A. ne pouvait en outre pas être recherchée pour des faits s'étant déroulés avant l'entrée en vigueur de la loi fédérale sur la protection de l'environnement du 7 octobre 1983 (LPE - RS 814.01). Un assainissement n'était pas nécessaire. De toute manière, un confinement aurait été préférable. CSD était juge et partie, car ce bureau avait exécuté tant l'expertise ayant conclu à la nécessité de l'assainissement, que les travaux d'assainissement eux-mêmes.

12. Par contrat du 18 mars 1999, la Ville de Carouge a repris l'entier du patrimoine de la S.I., qui a été dissoute sans liquidation.

13. Le 28 janvier 2000, la Ville de Carouge a sollicité du DIAE une décision sur la répartition des coûts de l'assainissement de la parcelle.

La Ville de Carouge avait acquis la S.I. aux fins de créer sur la parcelle un centre de travaux-voirie. L'autorisation de construire octroyée par le département de l'aménagement, de l'équipement et du logement (ci-après : le DAEL) nécessitait d'effectuer l'assainissement du site. Le coût des travaux de décontamination se montait à CHF 2'634'072.80 intérêts compris.

Des déchets avaient été traités dans les années quarante et Abbé S.A. n'avait certes été créée qu'en 1966, mais elle avait repris les actifs et passifs des précédents exploitants; en outre, la pollution la plus forte était survenue lorsque Abbé S.A. exploitait le site.

Il était exact que la Ville de Carouge connaissait l'existence de la pollution au moment où elle s'était portée acquéreur de la parcelle, qu'elle devrait assainir celle-ci à ses frais et qu'elle avait tiré un bénéfice de la pollution, ayant perçu un loyer de Abbé S.A.. Toutefois, il s'agissait de permettre à Abbé S.A. la poursuite de ses activités. La société devait prendre à sa charge au moins les quatre cinquièmes des coûts d'assainissement, soit CHF 2'107'258.20. Une expertise portant sur le caractère nécessaire et le rapport des prestations qualité-prix de CSD devait être réservée.

14. Dans sa réponse du 10 avril 2000, Abbé S.A. a conclu principalement à l'incompétence du département, subsidiairement au rejet de la requête de la Ville de Carouge. Elle a sollicité la tenue d'une expertise et a requis l'appel en cause des consorts ainsi que l'octroi de dépens.

Le droit d'être entendu d'Abbé S.A. avait été violé; une décision avant assainissement aurait dû être rendue. La compétence pour trancher la question de la répartition des coûts ressortissait au juge civil, non aux autorités administratives; le département était incompétent.

La parcelle ne constituait pas un site pollué ; il n'en résultait donc pour Abbé S.A. nulle obligation de l'assainir. La Ville de Carouge était en revanche tenue, en raison de son projet de construction de procéder au tri des déchets en tant que détentrice de ceux-ci. La S.I. devait également être condamnée au paiement des frais d'assainissement, ayant loué pendant quatre décennies une exploitation polluante.

Les nouveaux propriétaires d'Abbé S.A. n'avaient fait qu'organiser le départ de la société du site et ne s'étaient pas occupés de son exploitation.

Les consorts devaient être recherchés, car ils s'étaient engagés à relever les nouveaux actionnaires d'Abbé S.A. de leur responsabilité, pour leurs activités antérieures à 1987.

Abbé S.A. devait être tenue à l'écart de la procédure. La mise à sa charge des frais d'assainissement constituerait une violation du principe de la non-rétroactivité de la loi.

15. Par lettre du 25 mai 2000, la Ville de Carouge a présenté ses observations au sujet de la réponse d'Abbé S.A. Elle a persisté dans les conclusions de sa demande du 28 janvier 2000.

Les mesures d'assainissement, ordonnées par CSD, s'étaient révélées adéquates. Contrairement à ce que soutenait Abbé S.A., celle-ci avait été amenée à se prononcer avant que l'assainissement ne débute.

Le droit à un procès équitable était garanti, dès lors que le recours au Tribunal administratif était ouvert. Le site nécessitait un assainissement et la Ville de Carouge était tenue de prendre à sa charge une partie des frais y relatifs. Abbé S.A. avait joué le rôle d'un perturbateur par comportement, ayant repris les droits et obligations des consorts; elle devait donc payer une part des frais de décontamination. La législation sur la protection de l'environnement s'appliquait à toutes les procédures pendantes lors de son entrée en vigueur; le problème de la rétroactivité des lois ne se posait donc pas. La Ville de Carouge a souhaité "qu'une expertise des prestations commises par CSD soit effectuée", avec, si nécessaire, l'audition de témoins. Elle s'est remise à l'appréciation du département, s'agissant de l'appel en cause des consorts.

16. Le 31 juillet 2000, Abbé S.A. a expliqué au département qu'elle aurait dû avoir la possibilité de faire des offres à des tiers. Elle s'est offusquée de ne pas avoir été associée à la procédure préalable à l'assainissement. Aucun assainissement, en relation avec la pollution du sol, n'était requis, car il n'existait aucune exploitation horticole, agricole ou sylvicole dans le secteur. La nappe phréatique n'était pas polluée et ne nécessitait donc aucun assainissement.

17. Par pli du 4 octobre 2000, le département a informé les consorts de la requête de la Ville de Carouge ainsi que de la demande d'appel en cause. Il leur a imparti un délai pour se prononcer à ce sujet.

18. Dans leurs écritures du 19 janvier 2001, les consorts s'en sont remis à l'appréciation du département, s'agissant de la question de sa compétence; sur le fond, ils ont conclu au rejet de la demande d'appel en cause. Ils requièrent que la Ville de Carouge, respectivement Abbé S.A. soit condamnée aux dépens.

Selon le rapport établi par CSD, les matériaux polluants découverts sur le site ne présentaient aucun danger pour les eaux souterraines. Le site ne nécessitait pas d'assainissement au sens de l'article 2 alinéa 3 de l'Ordonnance sur l'assainissement des sites pollués du 26 août 1998 (OSites - RS 814.680). Les eaux de surfaces n'étaient pas non plus polluées.

La Ville de Carouge, propriétaire de la parcelle, ne devait pas faire supporter à des tiers les frais d'évacuation des terres excavées. Ces matériaux, selon la jurisprudence, ne relevaient pas des normes sur les sites contaminés mais de celles ayant rapport au traitement des déchets, dont le propriétaire devait assurer l'élimination.

Les consorts n'avaient jamais pollué le site. Le seul exploitant pouvant être recherché était Abbé S.A. et non ses actionnaires, la responsabilité de ceux-ci se bornant à libérer le capital. Les consorts ne détenaient plus d'actions de la société depuis 1986 et ignoraient tout des conditions dans lesquelles la société avait exploité la parcelle. La Ville de Carouge avait utilisé celle-ci comme décharge, activité hautement dangereuse pour l'environnement.

La Ville de Carouge avait acquis la parcelle "en l'état", il lui appartenait d'assumer les risques environnementaux. En tentant de faire partager les coûts de décontamination à des tiers, la Ville de Carouge tentait de s'enrichir, car, suite à l'enlèvement des terres polluées, la valeur du terrain s'était appréciée.

La Ville de Carouge avait entrepris les travaux de décontamination en l'absence de toute décision du département ou du DAEL et sans qu'Abbé S.A. ou les consorts n'aient été invités à participer à la procédure. Celle-ci n'ayant pas correctement été suivie, les consorts ne sauraient être recherchés par la Ville de Carouge.

En acceptant la parcelle en l'état, la Ville de Carouge avait renoncé à imposer une quelconque garantie sur les consorts. Les acheteurs d'Abbé S.A. avaient également abandonné toute garantie relative à la protection de l'environnement; ils ne disposaient d'aucune action de droit privé à l'encontre des consorts.

19. Par pli du 15 octobre 2001, la Ville de Carouge s'est prononcée sur la pertinence de l’appel en cause des consorts. Elle a conclu à ce qu'Abbé S.A. soit tenue de participer à hauteur de 80% au moins des frais d'assainissement du site et au paiement des dépens. La requête d'appel en cause devait être déclarée irrecevable, subsidiairement, infondée. M. Jean Abbé n'avait été propriétaire de la parcelle que durant deux mois. Il n'était pas prouvé que le terrain apporté lors de la constitution de la S.I. avait été utilisé à des activités de récupération polluantes, l'exploitation industrielle n'ayant commencé, selon les consorts, qu'en 1963. L'obligation d'assainir le site ressortait du rapport CSD; elle existait indépendamment de tout projet de construction.

Des travaux de terrassement auraient dû de toute manière être entrepris, même en l'absence de contamination, en sorte que le coût total devait être ramené de CHF 2'634'072.80 à CHF 2'418'220.85, ce qui rabaissait la quote-part d'Abbé S.A. à CHF 1'934'576.70 au minimum. Ces charges, concernant le lavage, le transport et le stockage des terres polluées ne relevaient pas du traitement des déchets.

20. Le 11 juin 2002, le département, soit pour lui le service cantonal de géologie, a rendu une décision suite à la requête de la Ville de Carouge.

Sur le plan formel, le département s'est déclaré compétent pour connaître de la demande de la Ville de Carouge. L'article 32d LPE et l'article 4 de la loi d'application de la loi fédérale sur la protection de l'environnement du 2 octobre 1997 (LaLPE - K 1 70) fondaient la compétence des autorités administratives, à l'exclusion de celles des juridictions civiles. Le Conseil d'Etat était incompétent, car l'article 16 LaLPE, invoqué par les consorts, ne visait pas le cas des décisions. Abbé S.A. ne pouvait invoquer l'article 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950 (CEDH - RS 0.101) car la présente espèce, ne concernait pas un litige civil; de plus, il existait une voie de recours au Tribunal administratif.

L'appel en cause des consorts devait être admis, dans la mesure où ceux-ci avaient exploité le site en leur nom de 1961 à 1966. Antérieurement à 1961, aucune activité industrielle n'avaient été exercée sur la parcelle. Postérieurement à 1966, la parcelle avait été exploitée par Abbé S.A., une personne morale ayant une volonté propre et qui répondait elle-même de ses dettes.

Le droit d'exiger une décision sur la répartition des frais était imprescriptible.

Le droit d'être entendu d'Abbé S.A. n'avait pas été violé. En février 1997, M. Delacrétaz avait été interrogé par CSD, en vue de participer à l'élaboration du projet.

Le site était effectivement contaminé. Selon CSD, même si aucune atteinte à la nappe avait été observée, des matériaux excessivement pollués se trouvaient présents au-dessus de l'aquifère sans aucune barrière de protection naturelle.

S'agissant des coûts de décontamination, la solution la moins coûteuse avait été retenue. Il aurait été loisible pour Abbé S.A. de participer à la procédure. Aucun élément ne permettait de remettre en cause la qualité de l'expertise effectuée par CSD.

La répartition des coûts devait se faire sur la base de l'article 32d LPE. La responsabilité de la Ville de Carouge n'était engagée qu'en sa qualité de détentrice du site; celle-ci ne pouvait ignorer le type d'activité exercée sur la parcelle, au moment de son acquisition. La responsabilité d’Abbé S.A. devait être retenue, car la société avait exploité une activité de récupération de 1966 à 1991. Les consorts devaient également participer aux frais, dans une moindre mesure, n'ayant exploité la démolition que durant cinq ans.

La clé de répartition des frais d'assainissement, se montant à CHF 2'418'220.25, devait s'effectuer à raison de 20% pour la Ville de Carouge; 16% pour les consorts; 64% pour Abbé S.A. Le département ne pouvait prononcer une condamnation au paiement d'une somme d'argent, tout au plus pouvait-il se borner à fixer la clé de répartition. Il n'est pas entré en matière sur la clause exonératoire de responsabilité prévue dans la convention de vente des actions de Abbé S.A. à Sirec S.A. et n'a pas octroyé de dépens.

21. Par acte du 15 juillet 2002, Abbé S.A. a interjeté recours devant le Tribunal administratif contre la décision du département du 11 juin 2002. Préalablement, Abbé S.A. excipe de l'incompétence du Tribunal administratif pour connaître de la cause. A titre principal, elle conclut à ce qu'il soit constaté qu'aucun assainissement ne soit nécessaire, subsidiairement, à ce que la Ville de Carouge soit tenue de payer l'intégralité des frais d'assainissement. La société a sollicité la production de l'intégralité des archives de la Ville de Carouge, l'audition de témoins, ainsi que la tenue d'une expertise.

La Ville de Carouge devait être renvoyée devant le juge civil, car la LPE ne conférait pas aux autorités administratives la compétence pour trancher des litiges de nature pécuniaire. L'article 6 CEDH avait été violé. L'Etat de Genève ayant été propriétaire de la parcelle pendant de longues années, il ne pouvait se saisir du dossier. Si la décision devait avoir une portée définitive, elle devait être prise par le Conseil d'Etat.

Une pollution des eaux de surface ou une pollution atmosphérique - selon le rapport de CSD - n'existait pas en l'espèce. Il n'existait pas non plus de danger pour les eaux souterraines. Le site ne présentait pas de contamination; aucun assainissement, ni une décision de répartition des coûts ne se révélait nécessaire.

La procédure prévue par l'OSites, préalable à l'assainissement d'un site, n'avait pas été respectée. Abbé S.A. aurait dû être entendue avant qu'une décision ne soit rendue sur les frais d'assainissement. L'interpellation informelle par CSD ou la Ville de Carouge ne saurait réparer l'informalité.

L'élimination des terres polluées relevait de l'élimination de déchets au sens de l'article 31c alinéa 1 LPE et non de l'assainissement. Il appartenait au détenteur du site, soit la Ville de Carouge de les évacuer.

22. Par acte du 12 juillet 2002, les consorts ont déféré la décision du département du 11 juin 2002 au Tribunal administratif. Ils concluent à l'annulation de cette décision en tant qu'elle les condamne à prendre en charge les frais d'assainissement à hauteur de 16%; ils requièrent qu'il soit constaté qu'ils n'ont pas à participer aux frais d'assainissement du site. Ils sollicitent l'octroi de dépens.

Le département avait enfreint leur droit d'être entendus. Ils n'avaient pas eu l'occasion de répliquer. L'instruction n'avait pas été contradictoire. La décision reposait sur une expertise privée, requise par une des parties à la procédure. Le dossier devait être retourné au département pour que l'instruction s'effectue en conformité des règles légales.

Il n'existait aucune preuve que les consorts aient été la cause de la pollution; en tant qu'actionnaires de la S.I. ou de Abbé S.A., ils ne sauraient répondre des dettes de la société. Si l'exploitant devait être recherché, Abbé S.A. devait payer les frais d'assainissement, non les actionnaires. Contrairement à ce que soutenait le département, aucun des consorts n'avait jamais été propriétaire de la parcelle à titre individuel; aucune activité industrielle n'avait été exercée sur la parcelle avant 1963. Dès 1958, la propriété de la parcelle avait été transférée à la S.I.. Aucun des consorts n'avait jamais été propriétaire de la raison individuelle. Les consorts devaient être écartés de la procédure.

Selon le rapport établi par CSD, les teneurs en polluants se situaient entre 5 et 10 fois inférieures aux limites d'intervention prévues par l'annexe 1 OSites. L'eau de la nappe phréatique respectait les critères de qualité requis pour l'eau potable. Le rapport CSD ne faisait pas état d'une pollution atmosphérique. Le site n'était donc pas contaminé, aucun assainissement n'était nécessaire.

L'évacuation des terres polluées relevait de la problématique du traitement des déchets et non de celle de la décontamination d'un site. En l'espèce, il incombait à la Ville de Carouge de prendre en charge les frais d'évacuation, en tant qu'elle était la détentrice des déchets.

La Ville de Carouge n'avait pas respecté la procédure : elle n'avait pas invité le DAEL ni Abbé S.A. ni les consorts à participer au processus de décision. Ces derniers ne sauraient être tenus de participer aux coûts.

S'agissant de déterminer le bien-fondé des mesures d'assainissement, il convenait de renvoyer la cause au département, afin que l'instruction soit terminée, en particulier, les consorts n'avaient pas eu l'opportunité d'interroger CSD.

La décision du département était contradictoire : celui-ci avait admis que les consorts n'engageaient pas leur responsabilité en tant qu'actionnaires de la S.I. ou de Abbé S.A., mais il avait néanmoins décidé qu'ils devaient participer aux frais d'assainissement. Il était choquant de contraindre les consorts à payer une somme de CHF 380'000.- à la Ville de Carouge, car celle-ci avait acquis la parcelle en renonçant à toute garantie. Les consorts ne disposaient pas de moyens financiers importants.

La procédure devant le département, bien que non judiciaire, n'était pas une procédure non contentieuse proprement dite. L'octroi de dépens se justifiait.

23. Dans sa réponse du 16 août 2002, la Ville de Carouge s'en rapporte à justice sur la recevabilité des recours d'Abbé S.A. et des consorts. Elle demande au préalable que le département produise tout document permettant de déterminer si Abbé S.A. avait toujours exercé son activité sur la parcelle litigieuse. Sur le fond, la Ville de Carouge conclut à la confirmation de la décision et, subsidiairement, au droit à dupliquer et à répondre à toute écriture du département. Elle sollicite l'octroi de dépens.

La LPE ne visait pas le cas des garants des pollueurs ou des détenteurs - telles les assurances - ou encore leurs actionnaires. La LPE créait une responsabilité administrative : celui qui avait contaminé un site par son activité devait l'assainir, même s'il avait toujours respecté la législation. Il pouvait se retourner contre ses garants. Il s'agissait alors d'un contentieux de droit privé.

Il était inexact de prétendre que l'Etat de Genève avait été propriétaire de la parcelle. Un échange de terrain "mètre pour mètre", portant sur 1% de la surface de la parcelle avait eu lieu en 1969. Comme la part transmise par l'Etat de Genève n'était pas polluée au préalable, celui-ci ne saurait contribuer aux frais d'assainissement.

Le fait que l'Etat puisse allouer une subvention - ce qui n'était pas le cas - ne signifiait pas que le département ne pouvait statuer en toute objectivité. De surcroît, le recours au Tribunal administratif était ouvert. Le droit à un procès équitable était garanti.

L'article 4 alinéa 2 LaLPE fondait la compétence du département.

S'agissant de la violation de leur droit d'être entendus, les consorts n'expliquaient pas quels éléments ils auraient pu apporter à la procédure. L'instruction avait été correctement effectuée.

La responsabilité des consorts était engagée, car ils n'étaient pas créanciers de Joseph Abbé, Jos. Abbé Succ., mais membres d'une société simple (tacite) qu'ils avaient formée avec Mme Joséphine Abbé-Decarroux, pour exploiter une démolition dès 1961. Dès cette date, les consorts avaient réalisé les aménagements permettant l'exploitation de la démolition et fait construire l'installation ayant engendré la pollution. Abbé S.A. a repris dès 1966 l'intégralité des droits et obligations des consorts, mais auparavant, leur responsabilité demeurait engagée.

Contrairement à ce que soutenaient les consorts et Abbé S.A., le site était contaminé et requérait un assainissement. Cela ressortait du rapport de CSD. Les interventions sur le site ne relevaient donc pas de la gestion des déchets.

Celui qui avait assaini un site pouvait en tout temps solliciter de l'autorité une prise de décision sur la répartition des frais. Abbé S.A. avait été invitée à se prononcer sur les travaux, mais n'avait donné aucune suite à la demande de la Ville de Carouge.

La Ville de Carouge a acquiescé à la clé de répartition arrêtée par le département.

24. Dans ses observations du 26 septembre 2002 concernant le recours de Abbé S.A., le département, soit pour lui le service cantonal de géologie, s'en rapporte à justice, pour ce qui est de la recevabilité. Sur le fond, il conclut à la confirmation de la décision entreprise.

S'agissant des questions du droit à un tribunal indépendant et impartial, de la compétence du département et de la faculté de se prononcer sur des droits de nature pécuniaire, le département s'est référé à la décision du 11 juin 2002. L'article 16 LaLPE n'était pas susceptible de fonder une compétence du Conseil d'Etat en l'espèce. Nier la compétence du département et du Tribunal administratif reviendrait à violer l'article 32d LPE.

CSD était une des entreprises les plus performantes existant dans le domaine des sites contaminés. Selon le rapport, un assainissement était requis, dans la mesure où même si aucune atteinte de la nappe n'avait été observée, des matériaux excessivement pollués étaient présents au-dessus de l'aquifère sans aucune barrière de protection naturelle.

On pouvait inférer de l'article 17 lettre d OSites que la demande de répartition des frais ait lieu avant l'élaboration du projet d'assainissement, afin que celui-ci puisse déterminer les parts de responsabilité; toutefois, le droit pouvait se faire valoir en tout temps.

Le droit d'être entendu d'Abbé S.A. avait été respecté, car M. Delacrétaz, ancien administrateur d'Abbé S.A., avait été interrogé par CSD en 1997. La société avait eu l'opportunité d'émettre des suggestions à l'attention d'ECOTOX et donc de participer à la procédure avant que le département ne rende une décision sur la répartition des coûts. Abbé S.A. avait également été interpellée par la Ville de Carouge avant que les travaux d'assainissement ne débutent. La société pouvait de surcroît faire valoir ses moyens devant le Tribunal administratif, qui statuait avec un plein pouvoir d'examen.

S'agissant de fixer la clé de répartition des coûts, le département a retenu que la Ville de Carouge était un perturbateur par situation. La quote-part des consorts et d'Abbé S.A. a été fixée au prorata de leur période d'exploitation du site, soit six et vingt-quatre ans respectivement. La Ville de Carouge était ainsi tenue de prendre en charge 20% des frais, les consorts 16% et Abbé S.A. 64%.

25. Dans ses observations du 27 septembre 2002 sur le recours des consorts, le département, soit pour lui le service cantonal de géologie, s'en rapporte à justice, s'agissant de sa recevabilité; sur le fond, il conclut à la confirmation de sa décision du 11 juin 2002.

Les consorts avaient eu la possibilité de se prononcer sur leur appel en cause; pour le surplus, le département ne s'opposait pas à ce qu'il leur soit donné l'occasion de répliquer devant le tribunal de céans.

Les frais d'assainissement devaient être imputés à ceux ayant exploité l'entreprise qui avait provoqué la pollution. Les pièces du dossier contredisaient l'assertion des consorts selon laquelle les installations nécessaires à l'exploitation avaient été terminées en 1963. Un bâtiment existait en 1961; en 1962 et 1963, le site avait reçu des voitures.

Le département a rappelé ses arguments développés dans ses écritures du 26 septembre 2002, soit la nécessité d'assainir le site. Il a également repris son argumentation développée dans ses mêmes écritures au sujet de la clé de répartition des frais.

26. Le 27 septembre 2002, les consorts ont déposé des observations sur le recours de Abbé S.A. Ils ont fait leurs les arguments de la société concernant l'absence de nécessité d'assainir le site, le non-respect de la procédure prévue par l'OSites, ainsi que la question de la prise en charge des déchets par la Ville de Carouge.

27. Dans ses observations du 27 septembre 2002 concernant le recours des consorts, Abbé S.A. a persisté dans ses conclusions du 12 juillet 2002.

Il était inexact que les consorts n'avaient jamais été propriétaires d'Abbé S.A.. Ils étaient intervenus lors de la constitution de la S.I., apparaissaient, lors de la création d'Abbé S.A., au passif de la raison individuelle et étaient donc les propriétaires économiques d'Abbé S.A..

La S.I. avait eu une activité industrielle et s'était trouvée en relation avec les exploitants, tout d'abord en nom propre, puis sous la forme d'une société anonyme.

La parcelle ne souffrait d'aucune contamination; l'évacuation des terres relevait de la gestion des déchets. Abbé S.A. n'avait pas été en mesure de participer à la procédure. Aucun assainissement ne se révélait nécessaire.

28. Le 27 septembre 2002, la Ville de Carouge a informé le tribunal de céans qu'elle persistait dans ses écritures du 16 août 2002.

29. Par pli du 4 octobre 2002, les consorts ont sollicité du Tribunal administratif le droit de répliquer.

30. Par décision du 10 octobre 2002, le Tribunal administratif a prononcé la jonction des causes A/653/2002-IEA et A/655/2002-IEA sous le numéro A/653/2002-IEA et a imparti aux consorts un délai au 29 novembre 2002 pour répliquer.

31. Par mémoire réplique du 29 novembre 2002, les consorts concluent à l'annulation de la décision du 11 juin 2002; ils sollicitent l'octroi de dépens y compris pour la procédure par-devant le département.

Mme Joséphine Abbé-Decarroux était la seule propriétaire de Joseph Abbé, Jos. Abbé succ., qu'elle avait apportée lors de la constitution d'Abbé S.A. Les consorts n'étaient que des créanciers ; ils avaient été des employés de l'entreprise, mais non ses propriétaires. Ils n'avaient donc pas engagé leur responsabilité.

L'exploitation industrielle de la parcelle a débuté en 1963 et non en 1961. Le permis d'occuper les bâtiments construits sur le site avait été délivré en juillet 1963. Les autorisations d'exploitation du site n'avaient été octroyées qu'en été 1963.

S'agissant de la qualification de site contaminé, les consorts s'en sont pour l'essentiel référés à leur recours du 12 juillet 2002 en le développant. Il n'appartenait pas à CSD de déterminer si le site était contaminé, au sens juridique du terme. Le département avait à tort qualifié le site de contaminé.

La Ville de Carouge devait prendre à son compte l'intégralité des frais, en tant que détentrice des déchets. Les consorts n'avaient été que des employés et, ultérieurement, des actionnaires de l'exploitant. Si un autre responsable que la Ville de Carouge devait participer aux frais, c'était Abbé S.A., en qualité d'exploitant, qui avait repris les droits et obligations de la raison individuelle.

32. Par duplique du 10 janvier 2003, le département conclut à la confirmation de sa décision du 11 juin 2002.

Le perturbateur devait assumer en premier lieu les frais; dans une entreprise en raison individuelle, il s'agissait de l'exploitant direct, qui ne correspondait pas nécessairement avec le propriétaire. M. Jean Abbé avait été le directeur de Joseph Abbé, Jos. Abbé succ.; Mme Joséphine-Jeanne Abbé-Decarroux n'en était pas l'exploitante. Rien ne prouvait que les consorts aient été salariés de l'entreprise, ils figuraient au passif du bilan l'entreprise.

L'activité industrielle avait commencé en 1961. L'annuaire genevois de 1961 indiquait que Joseph Abbé, Jos. Abbé succ. s'occupait de démolition sur le site. Le permis d'occuper avait été octroyé le 8 octobre 1962 et concernait un bâtiment construit sans autorisation.

Il existait un danger concret de pollution pour les eaux souterraines.

S'agissant de la clé de répartition, le département s'est référé à sa décision.

33. Dans sa duplique du 10 janvier 2003, la Ville de Carouge conclut à la confirmation de la décision du 11 juin 2002.

Joseph Abbé, Jos. Abbé Succ. n'avait pas été une entreprise en raison individuelle, mais une société simple tacite, dans laquelle chacun des consorts aurait disposé d'un apport correspondant à sa créance. Ce qui expliquerait pourquoi ils s'étaient retrouvés actionnaires de la S.I. et de Abbé S.A..

S'agissant du caractère contaminé du site, la Ville de Carouge s'est référée à ses observations.

34. Dans son mémoire duplique du 31 janvier 2003, Abbé S.A. conclut à ce qu'elle ne doive pas participer aux frais d'assainissement. Elle sollicite du département la production du dossier d'assainissement de la société Jaeger et Bosshard S.A.. Abbé S.A. demande la tenue d'une expertise.

La parcelle ne constituait pas un site contaminé. L'expertise de CSD était critiquable. En particulier, l'expertise avait été ordonnée par le pollueur et CSD était intéressée commercialement aux mesures ordonnées. Abbé S.A. n'avait pas pu participer à la procédure. Des mesures d'assainissement moins dispendieuses auraient été envisageables.

35. Par pli du 18 février 2003, le département, soit pour lui le service cantonal de géologie, s'est prononcé sur l'opportunité d'une nouvelle expertise.

CSD était l'une des entreprises les plus expérimentées en matière d'assainissement des sites.

La solution était celle d'ECOTOX, non celle de CSD. La plus risquée des trois variantes avait été écartée et la moins coûteuse des deux restantes avait été choisie.

Etant donné que le site avait déjà été assaini, une expertise visant à déterminer si le site était contaminé ou non se révélerait superflue.

36. Par pli du 4 février 2003, le tribunal de céans a interpellé Abbé S.A. pour connaître les motifs l'ayant poussée à solliciter la production du dossier Jaeger et Bosshard S.A..

Dans sa réponse du 21 février 2003, Abbé S.A. a fait valoir que, selon ses propres informations, un accord était intervenu entre les parties au sujet des travaux. Le dossier était susceptible d'apporter des informations utiles à l'espèce.

37. Par courrier du 25 février 2003, le département s'est opposé à la production de la procédure Jaeger et Bosshard S.A en raison des divergences présentées par les causes. Dans l'affaire Jaeger et Bosshard S.A., le site nécessitait une surveillance et non un assainissement. Le site avait néanmoins été assaini, car Jaeger et Bosshard S.A. devait mettre ses installations en conformité pour poursuivre l'exploitation du traitement de déchets. La clé de répartition avait été acceptée par les parties avant la mise en oeuvre des travaux.

38. Par pli du 26 février 2003, les consorts se sont opposés à la tenue d'une expertise. La qualité scientifique de l'expertise de CSD n'était pas en cause. Étaient en revanche contestées les conclusions juridiques, qui de toute manière devaient être tirées par le Tribunal administratif. Si une expertise devait être néanmoins ordonnée, les consorts sollicitaient l'audition de M. Jean-Jacques Mégevand, architecte ayant réalisé les bâtiments d'Abbé S.A.. Les consorts ont appuyé les conclusions d'Abbé S.A. concernant la production de la procédure Jaeger et Bosshard S.A..

39. Le 28 février 2003, la Ville de Carouge s'est prononcée sur la pertinence d'une nouvelle expertise ainsi que sur l'apport du dossier Jaeger et Bosshard S.A.

Les capacités de CSD étaient incontestables; en la mandatant, la Ville de Carouge ignorait que le site devrait être assaini, elle n'avait pas influencé cette société. De son côté, CSD ne pouvait pas savoir qu'elle serait choisie par la Ville de Carouge pour procéder à l'assainissement. La Ville de Carouge a repris à son compte les motifs du département relatifs à l’absence de pertinence d'une expertise. L'apport du dossier Jaeger et Bosshard S.A. n'apporterait rien, car chaque cas présentait des circonstances qui lui étaient propres.

40. Le 9 janvier 2004 s'est tenue une audience de comparution personnelle par-devant le Tribunal administratif, en présence des consorts, du département et de la Ville de Carouge.

Mme Françoise Deshusses Abbé-Decarroux avait travaillé dans l'entreprise jusqu'au début de 1959; Mmes Monique Monney Abbé-Decarroux et Marie-Claude Abbé-Decarroux n'y avaient jamais exercé d'activité. La créance de CHF 21'000.- que chacun des héritiers détenait contre la raison individuelle avait une nature successorale; il s'agissait de conserver le droit dans la succession de M. Joseph Abbé, décédé en 1957. MM. Gabriel Laplace et Augustin Deshusses - époux respectifs de Mmes Anne-Marie Abbé-Decarroux et de Françoise Deshusses Abbé-Decarroux - ainsi que MM. Jean et Pierre Abbé étaient salariés de l'entreprise. Le début de l'activité avait eu lieu en 1963.

Selon le département, en novembre 1961, l'entrepôt et le pont roulant étaient déjà présents sur le site.

Les parties présentes se sont opposées à la demande d'expertise.

41. Le 27 février 2004, s'est tenue une seconde audience de comparution personnelle par-devant le Tribunal administratif, en présence des consorts, du département, de la Ville de Carouge et de Abbé S.A..

Les consorts n'ont pas contesté que des travaux aient commencé dès 1958. Toutefois, l'exploitation n'avait débuté qu'en 1963.

Sirec S.A. avait repris les actions d'Abbé S.A., sans être devenue propriétaire de la parcelle; le but était d'acquérir la clientèle d’Abbé S.A.. Le 31 mars 1991, toute exploitation sur la parcelle avait cessé.

Le Tribunal administratif a également entendu M. Delacrétaz comme témoin. Celui-ci avait été associé aux pourparlers visant à la reprise d'Abbé S.A. et à la poursuite de l'exploitation du site en collaboration avec les anciens propriétaires. L'exploitation avait cessé à la fin de l'année 1990 afin de préparer la remise en état de la parcelle. M. Delacrétaz était demeuré administrateur d'Abbé jusqu'en 1999 et n'avait pas été consulté avant les travaux d'assainissement. En revanche, il avait été contacté par CSD, afin de savoir si Abbé S.A. avait déversé des "produits spéciaux" dans la terre.

Abbé S.A. a persisté dans sa requête en expertise et a sollicité l'audition de M. Jacques Chanel. La Ville de Carouge a sollicité l'octroi d'un délai pour se déterminer sur la question des enquêtes.

42. Par pli du 26 mars 2004, Abbé S.A. a informé le Tribunal administratif qu'elle souhaitait maintenir l'audition de M. Chanel. Elle désirait auditionner M. Romain Felber, qui s'était rendu sur le site et M. Eric Säuberli, qui avait signé le rapport CSD. Abbé S.A. a persisté dans sa requête en expertise, afin que soit respecté le droit d'être entendu, afin de répondre à des questions à caractère technique et de déterminer les origines de la pollution. Il y avait également lieu d'ordonner la production du dossier Jaeger et Bosshard S.A., qui permettrait de déterminer si les cas de pollution avaient été traités de manière cohérente.

Il était vraisemblable que l'une des sources de pollution ait été l'incinération au grand air de câbles électriques, jusqu'en 1971, date d'installation du four à incinérer.

43. Le 5 juillet 2004, le tribunal a procédé à de nouvelles enquêtes :

a. Il a entendu M. Eric Säuberli, membre de la direction de CSD, qui avait établi trois rapports, l’un au mois de novembre 1997, et deux autres respectivement en février et en mai 1998.

La pollution du site était liée à l’activité passée de la « société Abbé », dont le témoin ne détaillait pas les formes juridiques. Le sol avait été pollué par les activités de concassage et de cisaillement de carcasses métalliques et de réservoirs contenant encore des fluides. Le travail de CSD ne permettait pas d’établir une chronologie des pollutions et un tel but n’avait pas été fixé à cette société ; une telle analyse aurait toutefois été vraisemblablement impossible, du fait du mélange des pollutions. Pour un composé, tel le PCB, il était possible de dater la pollution de la fin des années 60 et jusqu’à la date de l’interdiction de ce produit dans les années 80.

La mission de la société avait consisté tant à proposer des solutions qu’à contrôler l’exécution des travaux. La méthode suivie pour la décontamination était celle décrite dans le rapport de mai 1998. Des gisements avaient été définis et il avait été décidé à chaque fois du type de traitement selon les exigences légales et en retenant le prix le meilleur marché. Les travaux avaient été attribués par le biais d’appels d’offres, ce qui avait permis de choisir les entreprises les moins chères. Enfin, les travaux de terrassement avaient été réalisés de manière fine pour minimiser les volumes à traiter. Le rapport de contrôle de mars 1999 démontrait que le niveau de pollution des terres qui n’avaient pas été déplacées était celui admissible pour le dépôt dans une décharge recueillant des matériaux inertes.

Sur question du conseil d’Abbé S.A., le témoin a confirmé qu’il n’avait pas eu de contacts avec des représentants de cette société entre le mois d’août 1997 et celui de mai 1999, s’agissant de la prise en charge des terres polluées. Un seul contact avait été établi avec M. Delacrétaz.

Sur question du département, M. Säuberli a précisé qu’il avait connu d’autres situations de sites à décontaminer sans qu’il y ait eu pour autant une atteinte directe aux biens à protéger.

Sur question des consorts, M. Säuberli a indiqué que CSD était intervenu non seulement dans l’optique d’une construction ultérieure, mais également dans celle de la décontamination de l’ensemble du site.

Lors des séances des 12 novembre 1997 et 6 mars 1998, avec les services cantonaux concernés, la qualification de site à décontaminer avait été retenue.

b. M. Daniel Mouchet a également été entendu comme témoin assermenté. Il était devenu administrateur de la S.I. lors de son élection au conseil administratif de la Ville de Carouge. La parcelle était une acquisition ancienne et il ne se souvenait pas de la date de la prise de décision d’y transférer un dépôt-voirie. C’est lors de l’étude de la requête en autorisation de construire ledit dépôt que le témoin avait appris que le site était pollué.

Sur question du conseil des consorts, le témoin a indiqué qu’il n’était pas en mesure d’expliquer pourquoi la Ville de Carouge avait repris la S.I. Val d’Arve.

Sur question du conseil d’Abbé S.A., le témoin a indiqué qu’il savait que la société s’occupait de démolition de voitures et de récupération de métaux. En 1997, le conseil administratif croyait savoir que le service d’écotoxicologie avait procédé à une analyse du site. M. Mouchet a encore déclaré qu’il était incapable de se souvenir pourquoi la S.I. avait intégré dans ses comptes, au titre des dettes, un montant de CHF 1'699'725,70 pour les frais de dépollution. Il admettait toutefois que la société paraissait alors en faillite.

Sur question du conseil de la Ville de Carouge, M. Mouchet a indiqué qu’il était à l’époque impossible d’obtenir une autorisation de construire, sans dépolluer le terrain concerné, même si la législation pertinente commençait seulement à se mettre en place.

c. M. Chanel a encore été entendu par le tribunal ; il était entré au service de l’entreprise Abbé en 1954, alors qu’elle était encore exploitée sous la forme d’une raison individuelle. Après avoir effectué son service national jusqu’en 1956, il avait été repris au sein de la même maison. Le témoin n’était pas en mesure de dater exactement le transfert de l’entreprise au Val d’Arve, mais il devait s’agir des années 60, selon son souvenir. L’entreprise s’était toujours occupée de récupération de ferrailles. Il n’y avait pas eu de développement particulier dans le domaine des voitures ; les combustibles liquides récupérés permettaient de brûler les carcasses. Dans les années 60 et 70, l’entreprise avait dû acheter une installation «Rotax », pour rebrûler les fumées que dégageaient les fours dans lesquels on incinérait les câbles électriques. Durant les années 70 et 80, l’entreprise avait compté jusqu’à soixante collaborateurs, puis lors du déménagement de celle-ci à Satigny, il y en avait encore une vingtaine.

Sur question du conseil d’Abbé S.A., le témoin a répondu que l’exploitation avait commencé au Val d’Arve en 1960 environ. En 1985, il n’était déjà plus possible d’y brûler des voitures.

Sur question du conseil des consorts Abbé, le témoin a expliqué que le déménagement au Val d’Arve avait été assez rapide, le terrain n’ayant pas servi longtemps de dépôt. Lors des débuts de l’intéressé dans l’entreprise, celle-ci comportait une vingtaine de personnes et ses activités s’étaient surtout développées dans les années 80.

44. Le 9 juillet 2004, le CSD a fait suite aux réquisitions du tribunal et a déposé différentes pièces, soit :

- les procès-verbaux de deux séances des 12 novembre 1997 et 6 mars 1998, auxquelles avaient participé notamment des représentants du service d’écotoxicologie, qui relève du DIAE, ainsi que, s’agissant de la seconde, du maire d’alors de la Ville de Carouge, M. Mouchet ;

- la liste des entreprises admises à soumissionner et des correspondances relatives à ces soumissions ;

- le rapport de contrôle établi en mars 1999, à la suite de l’assainissement du site ;

- les correspondances des 13 et 15 avril 1999, relatives à cet assainissement.

a. Selon le premier procès-verbal, le site était déjà connu des services du DIAE et devait être assaini selon les critères fixés par la LPE, soit par les propriétaires actuels ou par les responsables de la pollution. Il ressort encore de ce procès-verbal qu’aucune pollution de la nappe phréatique, n’avait été constatée par les Services industriels de Genève dans un puits situé à l’aval de la zone, à une distance de 1,2 kilomètres environ. A teneur du second procès-verbal, la nappe phréatique, située à 12 mètres de profondeur sous le site, n’avait pas été atteinte par la pollution.

b. Le 30 juillet 1998, CSD s’est adressée à la Ville de Carouge pour analyser les offres intégralement remplies par quatre des sociétés qui avaient été appelées à soumissionner. Sur l’ensemble de celles-ci, soit huit entreprises, quatre autres avaient remis des offres incomplètes ou n’avaient pas répondu. CSD a recommandé à la Ville de Carouge de choisir la moins disante de celles qui avaient soumissionné de manière complète. L’adjudication, pour un montant total de CHF 1'244'451.- était légèrement inférieure à celui budgeté, soit CHF 1'290'000.-. Selon les objectifs d’assainissement, tels qu’ils étaient décrits dans le rapport de contrôle du mois de mars 1999, établi par la CSD, le but était que la parcelle ne soit plus considérée comme un site contaminé à assainir, au sens de l’OSites, entrée en vigueur le 1er octobre 1998. Les travaux d’assainissement avaient duré du 24 août au 18 décembre 1998. Tous les gisements de surface et une partie des gisements profonds accessibles, avaient été terrassés et évacués, puis les travaux de démolition proprement dite s’étaient déroulés avant la reprise de l’assainissement du site avec l’excavation des gisements pollués situés sous l’emprise des bâtiments. En conclusion, la parcelle pouvait être considérée comme assainie au sens de l’article 16 OSites, même si des matériaux présentant une faible pollution résiduelle subsistaient dans le terrain en place, ce qui impliquait que le site soit mentionné « pour mémoire » dans le futur cadastre des sites pollués du canton de Genève. Une surveillance de la nappe de l’Arve était recommandée à l’aval des gisements assainis les plus pollués.

c. Le 13 avril 1999, le service cantonal d’écotoxicologie a informé CSD que le rapport déposé était conforme à l’article 19 OSites et que le site pouvait être considéré comme décontaminé. Toutefois, il était destiné à figurer « pour mémoire » dans le cadastre de ceux pollués, avec un suivi annuel pendant trois ans.

45. Le 13 août 2004, le tribunal a informé les parties que CSD avait déposé les pièces demandées au témoin Säuberli et qu’elles étaient à disposition pour consultation. Le juge délégué statuerait ultérieurement sur les demandes d’audition de témoins qui étaient encore pendantes.

46. En l’absence de nouvelles requêtes des parties, le tribunal les a informées le 15 avril 2005 qu’il gardait l’affaire à juger.

Le 29 avril 2005, Abbé S.A. a réagi à l’avis du tribunal. La société a exposé qu’elle considérait le dossier comme complet et n’avait pas de nouvelles réquisitions à formuler. En revanche, elle maintenait ses conclusions préjudicielles tendant à ce que le tribunal se déclare incompétent. A défaut, à teneur de sa duplique du 31 janvier 2003, il devait ordonner une expertise. Enfin, il y avait lieu d’apporter au dossier de la cause celui concernant un autre cas d’assainissement.

 

EN DROIT

1. a. Abbé S.A. excipe de l'incompétence du département et du Tribunal administratif. Elle fait valoir que seules les juridictions civiles peuvent connaître d'une décision de répartition des coûts.

L'article 32d alinéa 3 LPE confère à "l"autorité" le pouvoir de prendre une décision sur la répartition des coûts d'assainissement d'un site. Selon la doctrine, l'interprétation de cette norme - conformément aux différentes théories applicables en la matière - amène à la conclusion que la décision de répartition des coûts, en première instance, relève des autorités administratives (M. M. CUMMINS, Kostenverteilung bei Altlastensanierungen, Thèse, Zurich, 2000, p. 257 et les références citées). Le tribunal de céans se rallie à cette opinion. En effet, si le législateur avait entendu, dans une norme de droit administratif, conférer au juge civil une compétence pour prendre une décision - acte typique du droit administratif, il ne se serait pas contenté de désigner le juge civil par une formulation aussi vague que "l'autorité". Si l'autorité visée par l'article 32d alinéa 3 LPE était le juge civil, le législateur l'aurait mentionné expressément. Ainsi, l'autorité visée dans cette norme est bien une autorité administrative.

Selon l'article 4 alinéa 2 LaLPE, le département chargé de l'environnement constitue l'autorité d'application de la LPE et de ses ordonnances d'application. Il ressort des travaux préparatoires de la LaLPE que le législateur n'a entendu conférer des compétences au Conseil d'Etat, dans le cadre de l'article 16 LPE, que pour édicter des règlements et non pour rendre des décisions, dans les domaines traités par les ordonnances fédérales (Mémorial du Grand Conseil 1996 VI 5559).

Le département était compétent pour rendre la décision de répartition des coûts du 11 juin 2002. Le Tribunal administratif, en tant qu'autorité supérieure ordinaire de recours en matière administrative est lui aussi compétent pour connaître des recours interjetés à l'encontre de cette décision (art. 56A de la loi sur l'organisation judiciaire du 22 novembre 1941 - LOJ - E 2 05).

b. Interjetés en temps utile, les recours d'Abbé S.A. et des consorts sont recevables (art. 63 al. 1 let. a de la loi sur la procédure administrative du 12 septembre 1985 - LPA - E 5 10).

2. Abbé S.A. fait valoir que le département a appliqué la LPE de manière rétroactive. Cette loi n'était entrée en vigueur que le 1er janvier 1985, mais le département avait retenu des infractions à la LPE commises par Abbé S.A. remontant à 1961. Selon la jurisprudence, la LPE, en raison des intérêts publics qu'elle tend à sauvegarder, s'applique directement à toutes les procédures non encore terminées au moment de son entrée en vigueur (ATF 114 Ib 214 consid. 4a p. 220 = JdT 1990 I 496 ; ATF 113 Ib 60 consid. 3a p. 62 = JdT 1989 I 476 ; ATF 113 Ib 376 = JdT 1989 I 480 ; s'agissant en particulier de l'obligation de contrôler un site contaminé, Arrêt du Tribunal fédéral 1A.67/1997 du 26 février 1998 in DEP 1998 52).

Le droit applicable au présent litige est, comme on l’a vu, la LPE, qui est entrée en vigueur le 1er janvier 1985. Elle a été toutefois modifiée ultérieurement, s’agissant notamment de l’article 32d LPE qui règle la question de la prise en charge des frais d’assainissement. Selon la doctrine (I. ROMY, Sites contaminés : les points essentiels pour les propriétaires et exploitants, in M. HOTTELIER et B. FOËX (éds), Protection de l’environnement et immobilier, Genève 2005, p. 50). Certes, selon une jurisprudence du département des travaux publics du canton de Zurich (DEP 2002 p. 87), les frais d’investigation et d’assainissement d’un site contaminé ne peuvent être mis à la charge des différents perturbateurs que s’ils ont été encourus après l’entrée en force de la révision de la LPE, soit après le 1er juillet 1997. Cette restriction n’est d’aucun secours aux recourants, la Ville de Carouge ayant interpellé Abbé S.A. le 18 juin 1998 et les travaux ayant commencé au mois de septembre de la même année, soit après la date-charnière du 1er juillet 1997.

3. Abbé S.A. et les consorts se plaignent tous deux de violations de leurs droits procéduraux. La Ville de Carouge avait entrepris les travaux d'assainissement sans les associer à la procédure et sans qu'une décision sur la nécessité d'assainir le site n'ait été rendue, en violation de l'OSites. Les consorts n'avaient pas eu l'occasion de répliquer par-devant le département. Les consorts ont en outre critiqué le fait que le département se soit fondé sur une expertise ordonnée par l'une des parties à la procédure.

a. Selon la doctrine - qui se réfère par analogie à la doctrine allemande - celui qui a procédé volontairement à l'assainissement d'un site, c'est-à-dire sans que l'autorité ne se soit prononcée à ce sujet au préalable, dispose néanmoins d'un droit à ce qu'une décision sur la répartition des coûts soit rendue (M. CUMMINS, op. cit., p. 73). Il ressort de cette opinion doctrinale - à laquelle le tribunal de céans se rallie - que la Ville de Carouge, qui a procédé de son propre chef à l'assainissement du site, était fondée à requérir du département qu’il prenne une décision sur la répartition des coûts et que, contrairement à ce que soutiennent Abbé S.A. et les consorts, il n'était pas nécessaire qu'une décision avant assainissement ne fût rendue à l'issue d'une procédure à laquelle ceux-ci auraient été associés.

b. Cela étant, il convient d'examiner si les droits des parties ont été respectés dans la procédure subséquente.

Tel qu'il est garanti par l'article 29 alinéa 2 de la Constitution fédérale du 18 avril 1999 (Cst. féd. - RS 101), le droit d'être entendu comprend en particulier le droit pour l'intéressé d'offrir des preuves pertinentes, de prendre connaissance du dossier, d'obtenir qu'il soit donné suite à ses offres de preuves pertinentes, de participer à l'administration des preuves essentielles ou à tout le moins de s'exprimer sur son résultat, lorsque cela est de nature à influer sur la décision à rendre (ATF 122 I 53 consid. 4a p. 55 ; ATF 119 Ia 136 consid. 2d p. 139 ; ATF 118 Ia 17 consid. 1c p. 19). Le droit de faire administrer des preuves n'empêche pas cependant le juge de procéder à une appréciation anticipée des preuves qui lui sont offertes, s'il a la certitude qu'elles ne pourraient l'amener à modifier son opinion (ATF 120 Ib 224 consid. 2b p. 229 et les arrêts cités). Le droit d'être entendu ne contient pas non plus d'obligation de discuter tous les griefs et moyens de preuve du recourant ; il suffit que le juge discute ceux qui lui paraissent pertinents (ATF 121 I 54 consid. 2c p. 57 ; Arrêt du Tribunal fédéral C. du 19 juin 1997). S'agissant d'une décision de répartition des coûts au sens de l'article 32d alinéa 3 LPE, chacune des parties en cause doit avoir la possibilité de s'exprimer sur les prétentions des autres concernant les frais. (M. CUMMINS, op. cit. p. 274).

Le droit d'être entendu est une garantie constitutionnelle de caractère formel (ATF 120 Ib 379 consid. 3b p. 383 ; ATF 119 Ia 136 consid. 2b p. 138 et les arrêts cités). La décision entreprise pour violation de ce droit n'est toutefois pas nulle, mais annulable (ATF 122 II 154 consid. 2d p. 158) si l'autorité de recours jouit du même pouvoir d'examen des questions litigieuses que celle intimée et si l'examen de ces questions ne relève pas de l'opportunité, car l'autorité de recours ne peut alors substituer son pouvoir d'examen à celui de l'autorité de première instance (ATF 120 V 357 consid. 2b p. 363 ; 118 Ib 269 consid. 3a p. 275-276 ; ATF 117 Ib 64 consid. 4 p. 87 ; 116 Ia 94 consid. 2 p. 96 ; ATF 114 Ia 307 consid. 4a p. 314 ; en droit genevois : cf. art. 61 al. 2 LPA ; P. MOOR, Droit administratif : les actes administratifs et leur contrôle, vol. II, 2ème édition Berne, 2002, ch. 2.2.7.4. p. 282).

Il est reproché à la Ville de Carouge d'avoir violé le droit d'être entendu des consorts et d'Abbé S.A. en ne les ayant pas consultés, préalablement à l'assainissement de la parcelle. Comme exposé précédemment, la Ville de Carouge était fondée à procéder à l'assainissement du site de son propre chef. Ainsi qu'il sera démontré ci-après, elle n'avait pas à établir de projet d'assainissement, au sens de l'article 17 OSites. Or, en procédant à l'assainissement de son propre site, la Ville de Carouge ne se trouvait pas dans une position semblable à celle d'une autorité amenée à prendre une décision. En d'autres termes, elle n'avait pas à respecter le droit d'être entendus d'Abbé S.A. et des consorts. Quoi qu'il en soit, ceux-ci n'ont pas subi de dommages procéduraux, compte tenu de l'existence d'une procédure postérieure, au cours de laquelle les questions de la nécessité d'assainir le site ainsi que celle du partage des coûts sont débattues et durant laquelle les garanties procédurales -notamment le droit d'être entendu - doivent être respectées.

Suite à la demande de répartition des coûts déposée par la Ville de Carouge, deux échanges d'écritures entre celle-ci et Abbé S.A. ont eu lieu par-devant le département. Il suit de là que le droit d'être entendu de la société a été respecté devant cette autorité, ce qu’au demeurant Abbé S.A. ne conteste pas. S'agissant des consorts, le Tribunal administratif constate que le département ne leur a pas laissé l'opportunité de répliquer aux observations de la Ville de Carouge du 15 octobre 2001. La question de savoir si le droit d'être entendu des consorts a été enfreint en l'espèce peut toutefois demeurer ouverte. Comme le Tribunal administratif - devant lequel ceux- ci ont interjeté recours contre la décision du département du 11 juin 2002 - statue avec un plein pouvoir de cognition, tant en fait qu'en droit, une éventuelle violation du droit d’être entendu doit être considérée comme réparée.

Les consorts font grief au département d'avoir fondé sa décision sur le vu de l'expertise réalisée par CSD, ordonnée par la Ville de Carouge, partie à la procédure. Ayant acquis la parcelle, la Ville de Carouge entendait y construire un centre de travaux-voirie. Au préalable, afin de déterminer l'existence d'une pollution éventuelle, elle a mandaté CSD pour qu'elle procède à une étude à ce sujet. Suite à la production des études, la Ville de Carouge a donné l'occasion à Abbé S.A. de se prononcer sur celles-ci. Or, la société a refusé de participer aux coûts des travaux.

Il n'y a pas matière à critiquer le fait que le département s'est fondé sur le résultat des analyses géologiques et hydrologiques de CSD. En particulier, les conclusions contenues dans le rapport de contrôle du mois de mars 1999 ont été admises par le service compétent en date du 13 avril 1999. Aucune des parties au présent litige ne remet en cause la validité scientifique des conclusions ainsi adoptées, même si l’expertise a été ordonnée par l’une des parties, ce qui rend sans objet les conclusions visant à ce que le tribunal ordonne de lui-même une nouvelle expertise.

c. Enfin, l’apport d’un autre dossier serait inutile pour juger de la présente cause ; la recourante ne soutient au demeurant pas que les deux situations seraient si semblables qu’elles appelleraient le même traitement.

Pour le surplus, l'on ne saurait remettre en cause l’impartialité du département au motif que l'Etat de Genève a été propriétaire de la parcelle. En effet, tout au plus l'Etat a-t-il été le propriétaire d'une portion d'immeuble de 124 m2 ayant fait l'objet de l'échange de parcelle en 1969. Or, la parcelle cédée par l'Etat de Genève et celle reçue par celui-ci n'ont pas fait l'objet d'un assainissement. Cet état de fait n'exerce donc aucune incidence sur la présente espèce.

Abbé S.A. et les consorts se plaignent de ce que la Ville de Carouge a fait procéder à l'assainissement sans avoir respecté la procédure prévue par l'OSites. Selon l'article 17 OSites, l'autorité exige qu'un projet d'assainissement soit élaboré pour les sites contaminés en fonction de l'urgence de l'assainissement [...]. En l'espèce, CSD a rendue sa dernière étude le 27 mai 1998; par la suite, Abbé S.A. et la Ville de Carouge ont échangé des courriers au sujet de la prise en charge des coûts de décontamination. Il ressort des pièces du dossier que les travaux d'assainissement ont débuté vers la mi-septembre 1998. Or, l'OSites n'est entrée en vigueur que le 1er octobre 1998. Il ne saurait donc être fait grief à la Ville de Carouge d'avoir fait assainir la parcelle sans tenir compte des exigences de l'OSites.

4. a. La Ville de Carouge a procédé à l'assainissement de la parcelle en l'absence d'une décision du département. Pour ce faire, elle s'est fondée sur les conclusions de l'expertise de CSD. Il y a lieu de se pencher sur la question de savoir si le site était contaminé, en d'autres termes, s'il nécessitait un assainissement. Tant les consorts qu'Abbé S.A. le contestent, en raison de l'absence, selon eux, d'exploitation horticole, sylvicole ou agricole dans le secteur et au motif que les produits polluants découverts sur la parcelle ne représentaient aucun danger pour les eaux souterraines et de surface, ou encore pour l'atmosphère.

Selon l'article 32c alinéa 1er, 1ère phrase LPE, les cantons veillent à ce que soient assainis les décharges contrôlées et les autres sites pollués par des déchets, lorsqu'ils sont à l'origine d'atteintes nuisibles ou incommodantes ou qu'ils risquent de l'être un jour.

En résumé, CSD a retenu que le volume des terres polluées se montait à un total compris entre 3'800 et 4'400 m3. Les échantillons présentaient systématiquement une contamination au plomb, accompagnée suivant les cas d'une pollution par d'autres métaux lourds, par des PCB et par une teneur en hydrocarbures totaux trop élevée. En outre, les concentrations totales en polluants, principalement en métaux lourds et dans certains cas en PCB étaient généralement très élevées. Selon les conclusions de CSD, le site devait être assaini, quand bien même aucune atteinte à la nappe phréatique n'avait été observée, car des matériaux excessivement pollués se trouvaient présents au-dessus de l'aquifère sans aucune barrière de protection naturelle. Le site requérait un assainissement à moyen terme, indépendamment de tout projet de construction sur la parcelle.

b. L'autorité administre librement les preuves des faits pertinents. Ces derniers sont déterminés par l'interprétation du droit applicable et c'est en fonction d'eux qu'elle va décider des preuves nécessaires (P. MOOR, op. cit., p. 261, n° 2264). En vertu du principe de la libre appréciation des preuves, le juge n'est pas lié par les conclusions d'un rapport d'expertise. La libre appréciation des preuves s'oppose à l'obligation de respecter un certain nombre de règles contraignantes dans le choix des moyens de preuve et la détermination de leur importance respective ; ce principe ne doit pas être confondu avec le pouvoir d'appréciation, en ce qu'il n'offre aucune possibilité de choix entre deux solutions également justes. L'instance de jugement doit soigneusement fonder son opinion sur la base des divers moyens de preuves dont elle dispose pour asseoir sa conviction, qui ne doit pas forcément découler d'une certitude absolue (F. GYGI : Bundesverwaltungsrechtspflege, Berne 1979, pp. 203-205 ; A. KOLZ, Kommentar zum Verwaltungsrechtspflegegesetz des Kantons Zürich, Zurich 1978, pp. 78, 130-131). Toutefois, lorsque les expertises portent sur des domaines de nature technique, l'autorité a tendance à les suivre. Elle doit tout de même vérifier que l'expertise a été menée de manière objective, en se maintenant dans le cadre technique que la loi lui assigne, sans cacher les éléments d'incertitude qui peuvent subsister. En d'autres termes, l'autorité doit s'imposer une certaine retenue, sans que son pouvoir d'examen soit restreint à l'arbitraire (P. MOOR, op. cit., p. 247., n. 2.2.5.4.).

L'expertise réalisée par CSD concerne pour partie l'analyse géologique et hydrologique des sols, soit des questions à caractère technique, de sorte que le Tribunal administratif s'impose nécessairement une certaine retenue, s'agissant d'en apprécier le contenu. En l'espèce, le tribunal de céans ne discerne aucun motif qui puisse justifier de s'écarter des conclusions claires de l'expert, dont la compétence n’a au demeurant été contestée par aucune des parties. Pour le surplus, il sied de préciser qu'un assainissement n'est pas requis dans le seul cas où des déchets causent des atteintes à l'environnement ; des atteintes potentielles suffisent (art. 32c al. 1er 1ère phr. LPE).

En conclusion, le site était contaminé et requérait un assainissement.

5. a. L'article 32d alinéa 1 LPE dispose que celui qui est à l'origine de l'assainissement en assume les frais. Cette disposition concrétise le principe de la causalité - ancré à l'article 2 LPE (P. TSCHANNEN, in : Kommentar zum Umweltschutzgesetz, Zurich, 2000, n° 8 ad. art. 32d LPE). Selon ce principe - appelé également principe du pollueur payeur - la personne qui est à l'origine d'une mesure légale de protection de l'environnement doit en supporter les frais et être, de cette façon, incitée à tenir compte de toutes les conséquences écologiques de l’activité qu’elle déploie (ATF 122 II 26 consid. 4b p. 31). Pour des raisons économiques et écologiques, les coûts ne doivent pas être pris en charge par ceux qui sont atteints par la pollution, ni par la collectivité, mais par la personne ayant entraîné le préjudice de la manière la plus immédiate (M. CUMMINS, op. cit., p. 112).

La jurisprudence a défini le perturbateur comme étant celui qui est à l'origine d'une mise en danger ou d'un acte illicite, de par son fait personnel ou au travers du comportement d'un tiers sous sa responsabilité (perturbateur par comportement). Est également un perturbateur celui qui a le pouvoir de disposition juridique ou factuel sur la chose à l'origine de la situation illicite - perturbateur par situation - (ATF 122 II 65 consid. 6a p. 70 = JdT 1997 I 495). Il s'agit avant tout du propriétaire, mais il peut s'agir aussi du locataire, du fermier, de l'administrateur ou du mandataire. Le critère déterminant est ainsi le pouvoir de disposition qui permet à celui qui le détient de maintenir la chose dans un état conforme à la réglementation en vigueur ou d'éliminer la source du danger (ATF 114 Ib 44 consid. 2c/aa p. 50 = JdT 1990 I 482). Est un perturbateur par comportement celui qui, par son comportement ou par celui de tiers sous sa responsabilité, cause directement un danger ou une situation contraire à la réglementation de police. Le comportement peut consister en une action ou une omission, mais une omission ne peut entraîner une responsabilité que s'il existe une obligation juridique spéciale d'agir pour sauvegarder la sécurité et l'ordre (ATF 114 Ib 44 consid. 2c/bb p. 51 = JdT 1990 I 482).

La qualité de perturbateur par situation se transmet par succession à titre particulier ou à titre universel et le nouveau propriétaire ou détenteur devient le nouveau perturbateur par situation. L'obligation de prendre en charge les coûts est liée à l'immeuble et a un caractère "quasi réel" (M. CUMMINS, op. cit., pp. 118-119 ; cf. également ATF 107 Ia 19 consid. 2a p. 23 = JdT 1983 I 29). Pour limiter le cercle des personnes devant supporter les frais, la jurisprudence exige que la pollution soit causée directement par la personne retenue comme perturbatrice. Ne peuvent entrer en considération comme causes déterminantes sous l'angle du droit de police que les actes qui, en soi, ont déjà dépassé la limite du danger ; des causes plus lointaines et seulement indirectes n'entrent pas en ligne de compte. De même, dans le cas du perturbateur par situation, il faut que la chose ait été directement la source du danger (ATF 114 Ib 44 consid. 2a p. 47 = JdT 1990 I 482).

b. L'article 32d alinéa 2 LPE dispose que si plusieurs personnes sont impliquées, elles assument les frais de l'assainissement proportionnellement à leur part de responsabilité. Assume en premier lieu les frais celle qui a rendu nécessaire l'assainissement par son comportement. L'autorité administrative applique le droit d'office. Dans la procédure de répartition des coûts, cela signifie qu'elle est liée par les règles applicables, lorsque la demande émane d'un pollueur (M. CUMMINS, op. cit. p. 271). Selon la jurisprudence du Tribunal fédéral, la répartition des coûts doit se faire en application des principes généraux du droit de la responsabilité civile. Le comportement de l'intéressé n'est ainsi pas uniquement examiné d'un point de vue objectif, mais également dans sa composante subjective (M. CUMMINS, op. cit. p. 139). L'autorité doit mettre à la charge du perturbateur concerné l'entier des frais, les règles sur la solidarité ne s'appliquant pas (Arrêt du Tribunal fédéral du 12 octobre 1990 in ZBl. 1976 405; ATF 102 Ib 203). Doit assumer en premier lieu la prise en charge des coûts le fautif et, en dernière ligne, celui qui n'a commis aucune faute. Le dommage doit, par conséquent être pris en charge de prime abord par celui qui a exercé une activité illicite (Arrêt du Tribunal fédéral n.p. du 17 septembre 1987, M A.G. contre Bau- und Landwirtschaftsdirektion du canton de Bâle Campagne et Conseil d'Etat du Canton de Bâle Campagne; Arrêt du Tribunal fédéral du 12 février 1986 in ZBl. 1987 305). Si quelqu'un est à la fois perturbateur par comportement et par situation (double perturbateur), cela ne signifie pas qu'il doive prendre en charge tous les coûts, s'il y a encore d'autres perturbateurs (Arrêt du Tribunal fédéral du 12 octobre 1990 in ZBl. 92 216; Arrêt du Tribunal fédéral du 17 décembre 1980 in ZBl. 1981 372). Lors de la répartition des coûts, l'autorité doit avoir à l'esprit le critère dit de la "wirtschaftliche Tragbarkeit", i.e., la prise en charge des coûts doit être supportable économiquement parlant pour l'intéressé (Arrêt du Tribunal fédéral du 12 février 1986 in ZBl. 1987 305 ; Arrêt du Tribunal fédéral du 7 octobre 1981 in ZBl. 1982 546). Le fait de prendre en charge les coûts doit être raisonnable pour l'individu et adapté à sa capacité économique. Un pollueur peut être libéré de son obligation de prendre en charge les frais, s'il a personnellement subi un dommage important qui l'a déjà amené "au bord du gouffre" (Arrêt du Tribunal fédéral du 12 février 1986 in ZBl. 1987 305). Au sens du principe de la proportionnalité, les pollueurs ne doivent prendre en charge que les frais nécessaires (ATF 122 II 26 consid. 4c p. 31). Lorsque plusieurs personnes sont impliquées, l'autorité compétente dispose d'un certain pouvoir d'appréciation pour désigner les personnes tenues à réparation (Arrêt du Tribunal fédéral 1A.67/1997 du 26 février 1998 = DEP 1998 152 = RDAF 1999 I 615).

Le perturbateur par situation ne doit en principe pas être recherché, lorsqu'il existe un perturbateur par comportement. En d'autres termes, l'autorité doit imputer les frais prioritairement à celui qui, par son comportement, a créé une cause immédiate du dommage. Le perturbateur par situation peut néanmoins se voir imputer une partie de la responsabilité - donc des frais. Il faut pour cela que la chose sur laquelle il détient un pouvoir de disposition ait franchi les limites du danger. La façon dont la situation contraire au droit a été créée ne présente pas d'importance. Est déterminant le fait objectif que la perturbation existe et que la chose constitue elle-même directement la source du danger (E. BÉTRIX, Les coûts d'interventions, difficulté de mise en oeuvre, in DEP 1995 370).

6. a. S'agissant de procéder à la répartition des coûts, il y a lieu de déterminer les différents perturbateurs. A titre préliminaire, il y a lieu de rappeler que la pollution constatée par l'expertise dirigée par CSD est liée indiscutablement à l'activité industrielle déployée sur le site durant trente ans. Avant d'être exploitée industriellement, soit au début des années soixante, la parcelle servait de pâture. Le site étant considéré comme contaminé au sens de l’OSites et les travaux d’excavation ayant été exécutés dans le cadre du projet d’assainissement, les frais d’élimination de la terre excavée et polluée font partie des frais d’assainissement qui peuvent être répartis entre les divers perturbateurs selon l’article 32 d LPE. Il n’y a donc pas lieu de considérer que la terre excavée constitue des déchets de chantier dont l’élimination profiterait à la Ville de Carouge (I. ROMY, op. cit., p. 74).

Préalablement à la fondation d'Abbé S.A., la démolition était exploitée par l'entreprise Joseph Abbé Jos. Abbé succ, qui avait pour directeur M. Jean Abbé, décédé en 1990.

L'année où l'exploitation industrielle a débuté est contestée. Les consorts soutiennent qu'il s'agit de 1963, tandis que le département - qui se fonde notamment sur l'annuaire genevois de 1961 - a retenu qu'elle avait commencé en 1961 déjà.

Il est certain que Joseph Abbé, Joseph Abbé Succ., exerçait des activités génératrices de pollutions, telle la compression et le cisaillement de carcasses métalliques à ciel ouvert, l'incinération de carrosseries d'automobiles. Elle a causé des atteintes à l'environnement de manière directe. Elle répond donc à la définition de perturbateur par comportement et est donc tenue de contribuer aux coûts d'assainissement du site. Les consorts répondent en tant que successeurs en droit des exploitants de l'entreprise (art. 560 al. 2 du Code civil suisse du 10 décembre 1907 - CC - RS 210).

b. La constitution d'Abbé S.A. a été publiée dans la F.O.S.C., le 10 juin 1966. Elle a repris les activités de l'entreprise en raison individuelle et a notamment exercé les activités suivantes sur le site :

compression et cisaillement de carcasses métalliques à ciel ouvert, parmi lesquelles se trouvaient des fûts et des réservoirs de véhicules non entièrement vidangés, dont le contenu s'est répandu dans le sol ;

transvasement et stockage d'huiles usagées ainsi que d'autres liquides incinérables qui étaient récupérés en grande quantité sur le site pour servir de carburant aux citernes ;

exploitation de deux fours d'incinération destinés à récupérer par fusion des métaux, tels l'étain, le cuivre ou le plomb ;

activités de stockages et manipulations à ciel ouvert de produits ou déchets divers.

Selon CSD, de telles activités sont particulièrement susceptibles d'être à l'origine de pollutions.

A l'instar de l'entreprise, Abbé S.A. a causé, par son activité industrielle, des dégâts directs à l'environnement. CSD a démontré de manière irréfutable l'existence de pollutions sur le site. Or, Abbé S.A., de 1966 à 1991 - date de son départ - y a exercé une activité de démolition de manière industrielle. Elle répond donc indubitablement à la définition de perturbateur par comportement et devra donc prendre à sa charge une part des frais d'assainissement.

Abbé S.A. se prévaut de l'article 5 de la Convention de vente du 30 juin 1986, selon lequel les dettes ne figurant ni dans les livres comptables d'Abbé S.A. ni au bilan sont à la charge des consorts. L'interprétation de la Convention relève du droit civil. Toutefois, le Tribunal administratif peut se prononcer à titre préjudiciel sur des questions de droit privé (art. 14 al. 1 LPA ; M. CUMMINS, op. cit. p. 313). En l'espèce, Abbé S.A. semble soutenir que les consorts sont débiteurs de l'obligation de prendre en charge les coûts d'assainissement du site, car la dette ne figurait ni au bilan ni dans les livres comptables au moment de la conclusion de la Convention de vente, soit le 30 juin 1986. Or, quand bien même la LPE s'applique rétroactivement, la dette constituée par l'obligation financière de participer aux frais d'assainissement n'a pu naître qu'après que le département eut rendu la décision de répartition, soit après le 11 juin 2002. Etant donné que lors de la conclusion de la Convention de vente, la dette n'était pas encore née, Abbé S.A. ne peut se prévaloir de la clause de l'article 5.

c. Au moment de la demande de répartition des coûts déposée par la Ville de Carouge, le 28 janvier 2000, celle-ci était propriétaire de la parcelle litigieuse, soit le perturbateur par situation.

7. Selon les pièces versées à la procédure, le coût total de l'assainissement du site se monte à CHF 2'418'220,25. Le département a réparti les frais à raison de 20% pour la Ville de Carouge, 64% pour Abbé S.A. et 16% pour les consorts, les charges entre ces derniers étant ventilées au prorata de leur période d'exploitation du site (six ans pour les consorts et vingt-quatre ans pour Abbé S.A.). Les parties n’ont pas sérieusement tenté de remettre en cause le coût des travaux tel qu’il a été établi par le département intimé dans sa décision du 11 juin 2002. Certes, Abbé S.A. a soutenu que les terres contaminées auraient pu être prises en charge à un coût moindre que celui retenu par le maître d’œuvre. Cet allégué, même s’il est fondé sur une pièce d’une société de ramassage des déchets spéciaux, est trop général pour être retenu. Il ne fait nullement référence aux spécificités de l’espèce alors même que le maître d’œuvre avait établi un cahier des charges précis pour appeler des entreprises à soumissionner. Les montants arrêtés par ce dernier et retenus par l’autorité intimée peuvent donc être considérés comme exacts.

Les perturbateurs par comportement, à savoir les consorts et Abbé S.A., devront répondre prioritairement des frais d'assainissement de la parcelle. Le tribunal de céans estime que la Ville de Carouge, en sa qualité de perturbateur par situation, devra également prendre en charge une partie des coûts. La commune s’est vu attribuer, par la décision litigieuse du 11 juin 2002, une part au coût total des frais d’assainissement s’élevant à 20 %. En cours de procédure par-devant le tribunal de céans, elle a admis devoir participer aux coûts de l’assainissement à raison d’un cinquième des frais engagés, proportion que le tribunal considère comme correcte. Ce point n’est dès lors plus litigieux.

S’agissant de procéder à la répartition du reliquat entre les perturbateurs par comportement , il convient de tenir compte tout d’abord de la durée pendant laquelle ils ont exercé leur activité polluante.

Le Tribunal administratif a ordonné à cet égard diverses mesures d’instruction. Lors de l’audience de comparution personnelle des parties du 9 janvier 2004, les représentants du service cantonal de géologie ont déposé notamment des extraits du plan d’ensemble du canton de Genève, mis à jour au mois de novembre 1961, montrant déjà un dépôt ainsi qu’un pont roulant, construits sur la surface de la parcelle litigieuse. Lors de l’audience du 24 février 2004, les deux consorts présents ont admis avoir effectué des dépôts sur cette parcelle en 1961 et 1962 déjà alors qu’une construction était en cours. Les dépôts effectués comprenaient notamment des contenants comme des citernes mises au rebut ou des appareils. Ces objets étaient déposés sur le sol naturel. Entendu le 5 juillet 2004, le témoin Chanel a expliqué être entré au service de l’entreprise en 1954 alors qu’elle était encore en raison individuelle. Français, il avait effectué son service national de 1955 à 1956, puis avait été repris au sein de la même maison. S’il n’était pas en mesure de dater exactement le transfert au Val d’Arve, il considérait néanmoins qu’il s’agissait des années 60. Questionné sur ce point, le témoin a précisé que l’exploitation avait commencé au Val d’Arve « en 1960 environ ».

Fort de ces éléments démonstratifs, le tribunal de céans considère qu’il y a lieu de faire remonter le commencement de l’exploitation de la parcelle litigieuse en 1961 déjà et qu’elle durait depuis six ans environ avant que ses activités soient reprises par Abbé S.A.. De surcroît, les activités polluantes étaient déjà assez intenses, l’un des témoins ayant exposé que trente à quarante voitures pouvaient être brûlées à la fois. Une répartition linéaire des frais d’assainissement, basée sur la durée de l’exploitation tant par la raison individuelle que par Abbé S.A. ne procède dès lors pas d’un excès de la liberté d’appréciation que le tribunal de céans reconnaît à l’autorité intimée. En arrêtant à respectivement 16 % du total de l’assainissement, les frais à la charge des consorts et à 64 % du coût total de l’assainissement, les frais à la charge d’Abbé S.A., l’autorité intimée n’a donc pas mésusé de son pouvoir d’appréciation. Il n’y a dès lors pas lieu de censurer la décision entreprise sur ce point également.

8. La décision sur la répartition des coûts ne produit pas seulement des effets constatatoires, mais également des effets formateurs ; par la promulgation d'une décision, l'autorité fixe des droits et obligations pour les privés, en fondant des prétentions pour ceux qui sont tenus d'assainir le site, tout comme pour l'Etat, et également l'obligation de prendre en charge les coûts des pollueurs restants (M. CUMMINS, op. cit., p. 282-3 et les références citées).

9. La Ville de Carouge, Abbé S.A. et les consorts ont conclu à l'octroi de dépens, y compris pour la procédure de première instance.

L'article 87 LPA dispose que la juridiction administrative qui rend une décision statue sur les frais de procédure et émoluments (al. 1) ; elle peut, sur requête, allouer à la partie ayant entièrement ou partiellement gain de cause, une indemnité pour les frais indispensables causés par le recours (al. 2). En matière de dépens, le tribunal de céans dispose d'un large pouvoir d'appréciation, non seulement quant au principe de l'octroi d'une indemnité, mais aussi quant à sa quotité (ATA/579/2003 du 23 juillet 2003). L'octroi de dépens peut être refusé aux collectivités publiques qui sont en mesure de procéder sans le concours d'un avocat ; cela exclut les petites communes qui ne disposent pas d'un service juridique et qui sont dans l'obligation de se faire représenter dans les causes relativement complexes (ibid.). Selon la jurisprudence, il n'est pas nécessaire de motiver la condamnation aux frais, si ceux-ci sont mis à la charge du recourant, en cas du rejet du recours. Même si la partie gagnante, s'est vu refuser, sans indication de motifs, l'indemnité à laquelle elle prétendait, la décision n'est pas pour autant présumée mal fondée. Si le rejet apparaît conforme aux dispositions légales applicables ou que des circonstances connues de l'intéressé le justifient sans autres explications, on doit en déduire que le tribunal s'est valablement prononcé sur la demande (ATF 114 Ia 332 consid. 2b p. 334 = JdT 1990 IV 25).

10. Succombant, tant les consorts Abbé-Decarroux que la société Abbé S.A. doivent être condamnés, conjointement et solidairement, au paiement d’un émolument de CHF 3'000.-.

Les frais de la procédure - soit l’audition de témoins – pour un montant de CHF 360.-, seront également mis à la charge des consorts Abbé-Decarroux et de Abbé S.A., pris conjointement et solidairement.

Quant à la Ville de Carouge, vu sa taille, elle n’a pas droit à une indemnité de procédure.

à la forme :

déclare recevable les recours interjetés le 12 juillet 2002 par les consorts Abbé-Decarroux soit Mesdames Janine Abbé-Decarroux, Marie-Claude Abbé-Decarroux, Françoise Deshusses Abbé-Decarroux et Monique Abbé-Decarroux et par Abbé S.A. contre la décision du département de l’intérieur, de l’agriculture et de l’environnement du 11 juin 2002 ;

au fond :

les rejette ;

met à la charge des consorts Abbé-Decarroux et d’Abbé S.A., pris conjointement et solidairement, un émolument de CHF 3'000.- ;

dit que les frais de la procédure d’un montant de CHF 360.- sont mis conjointement et solidairement à la charge des consorts Abbé-Decarroux et d’Abbé S.A. ;

dit qu’il n’est pas alloué d’indemnité à la Ville de Carouge ;

dit que, conformément aux articles 97 et suivants de la loi fédérale d'organisation judiciaire, le présent arrêt peut être porté, par voie de recours de droit administratif, dans les trente jours dès sa notification, par devant le Tribunal fédéral; le mémoire de recours doit indiquer les conclusions, motifs et moyens de preuve et porter la signature du recourant ou de son mandataire; il doit être adressé en trois exemplaires au moins au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14; le présent arrêt et les pièces en possession du recourant, invoquées comme moyen de preuve, doivent être joints à l'envoi;

communique le présent arrêt à Me Daniel Peregrina, avocat des consorts Abbé-Decarroux, soit Mesdames Janine Abbé-Decarroux, Marie-Claude Abbé-Decarroux, Françoise Deshusses Abbé-Decarroux et Monique Abbé-Decarroux, à Me Jean-Daniel Théraulaz, avocat d’Abbé S.A., ainsi qu’à Me Jean-Marc Siegrist, avocat de la Ville de Carouge et au département de l’intérieur, de l’agriculture et de l’environnement et à l’office fédéral de l’environnement, des forêts et du paysage.

 

Siégeants : M. Paychère, président, M. Thélin, Mme Junod, juges, MM. Torello et Bellanger, juges suppléants.

Au nom du Tribunal Administratif :

la greffière-juriste :

 

 

C. Del Gaudio-Siegrist

 

le président :

 

 

F. Paychère

 

Copie conforme de cet arrêt a été communiquée aux parties.

 

Genève, le 

 

 

 

 

 

 

la greffière :