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Décisions | Chambre civile

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C/11321/2020

ACJC/1612/2023 du 05.12.2023 sur JTPI/3957/2023 ( OO ) , CONFIRME

Normes : CO.754
En fait
En droit
Par ces motifs
RÉPUBLIQUE ET CANTON DE GENÈVE

POUVOIR JUDICIAIRE

C/11321/2020 ACJC/1612/2023

ARRÊT

DE LA COUR DE JUSTICE

Chambre civile

DU MARDI 5 DECEMBRE 2023

 

Entre

Madame A______, domiciliée ______, France, appelante d'un jugement rendu par la 5ème Chambre du Tribunal de première instance de ce canton le 28 mars 2023, représentée par Me Gilles ROBERT-NICOUD, avocat, rue du Grand-Chêne 1, case postale 1106, 1001 Lausanne,

et

B______ SA, sise ______ [VD], intimée, représentée par Me Julien LIECHTI, avocat, rue François-Bonivard 10, 1201 Genève.

 


EN FAIT

A. Par jugement JTPI/3957/2023 du 28 mars 2023, reçu par les parties le lendemain, le Tribunal de première instance a condamné A______ à payer à B______ SA la somme de 401'262 fr. 11 avec intérêts à 5% l’an dès le 5 avril 2018 (ch. 1 du dispositif), arrêté les frais judiciaires à 35'510 fr., compensés avec les avances effectuées par les parties et mis à la charge de A______, condamné celle-ci à verser à B______ SA un montant de 35’010 fr. et à C______ un montant de 250 fr., ordonné à l'Etat de Genève, soit pour lui les Services financiers du Pouvoir judiciaire, de restituer à B______ SA un montant de 600 fr. et à A______ un montant de 200 fr. (ch. 2), condamné celle-ci à verser 23’718 fr. à B______ SA à titre de dépens (ch. 3), condamné cette dernière à verser 11’034 fr. HT à C______ à titre de dépens (ch. 4) et débouté les parties de toutes autres conclusions (ch. 5).

B. a. Par acte expédié le 9 mai 2023 à la Cour de justice, A______ a appelé de ce jugement, dont elle a sollicité l'annulation. Sous suite de frais, elle a conclu à ce que la Cour déboute B______ SA de toutes ses conclusions.

b. Le 8 août 2023, B______ SA a conclu à la confirmation du jugement entrepris, sous suite de frais.

c. Par réplique du 7 septembre 2023 et duplique du 9 octobre 2023, les parties ont persisté dans leurs conclusions respectives.

d. Elles ont été informées le 30 octobre 2023 de ce que la cause était gardée à juger.

C. Les faits pertinents suivants ressortent de la procédure :

Les protagonistes

a. B______ SA a pour but social l'exploitation d'établissements sanitaires médicalisés ou sécurisés.

b. D______ SARL, inscrite au registre du commerce en 2007, avait pour but social notamment l’exploitation d'un institut de beauté. Son capital social se montait à 20'000 fr. Elle n'était pas soumise à un contrôle ordinaire et avait renoncé à un contrôle restreint (opting out).

c. A______, dont l'époux à l'époque des faits litigieux était C______, a été associée-gérante de D______ SARL de sa fondation au 20 janvier 2016 pour une part de 16'000 fr.

d. E______, fondateur de la fiduciaire F______ SA, a mis à disposition de D______ SARL sa société G______ SA, laquelle était associée de D______ SARL de sa fondation au 20 janvier 2016 pour une part de 4'000 fr.

e. H______ était responsable de la gestion quotidienne de D______ SARL et de l'ensemble des questions administratives, dont la comptabilité. Entre le 6 septembre 2013 et le 3 décembre 2014, il a été au bénéfice d’un pouvoir de signature individuelle.

f. Le 20 janvier 2016, I______ SA, dont J______ était seul administrateur, a été inscrite comme seule associée de D______ SARL. Le même jour, J______ a été inscrit comme gérant de la société.

Le bail

g. En 2006, B______ SA, en qualité de locataire, a conclu avec K______ SA en qualité de bailleresse, un contrat de bail portant sur un local commercial à Genève (ci-après : le local), moyennant un loyer annuel de 123'600 fr. pour une période courant du 1er février 2006 au 31 janvier 2016.

h. En octobre 2012, B______ SA a souhaité transférer son bail à D______ SARL et lui a remis la possession du local. La seconde a versé 130'000 fr. à la première à titre d’indemnité de cession du fonds de commerce.

En novembre 2012 et janvier 2013, le transfert du bail et la sous-location du local ont été refusés par la bailleresse, qui a cependant indiqué qu’une issue favorable pourrait être trouvée à certaines conditions.

D______ SARL a cessé de payer le loyer en janvier 2013.

i. En juillet 2013, la bailleresse a mis en demeure B______ SA de réintégrer les locaux. Faute pour celle-ci d'y avoir procédé, elle a résilié le bail pour janvier 2014.

j. Fin 2014, D______ SARL a cessé d’occuper le local qu'elle a sous-loué à un tiers, lequel lui payait le loyer, sans qu'elle ne verse rien pour sa part à B______ SA ni au propriétaire.

k. Par jugement du 24 juin 2015, le Tribunal de première instance a condamné B______ SA à évacuer immédiatement de sa personne, de ses biens ainsi que de toute autre personne dont elle était responsable le local.

D______ SARL a refusé de restituer le local qu’elle n'occupait plus.

l. En juillet 2015, la bailleresse a mis en demeure B______ SA de payer 92'512 fr. 95 à titre de loyer pour la période du 1er décembre 2014 au 31 juillet 2015.

m. Par jugement du 13 avril 2016, soit après la faillite de D______ SARL intervenue le 6 avril 2016 (cf. infra), le Tribunal des Baux et loyers a condamné celle-ci à payer à B______ SA 266'111 fr. 15 à titre de loyer pour la période du 1er janvier 2013 au 30 novembre 2014 et de 92'512 fr. 95 à titre de loyer pour la période du 1er décembre 2014 au 31 juillet 2015.

Ce jugement a été communiqué le jour même à B______ SA et D______ SARL, celle-ci étant mentionnée comme étant sise c/o J______. A______ allègue que les organes de la faillie n'ont pas été informés de ce jugement, ce qui est contesté.

La faillite de D______ SARL

n. Sur requête de B______ SA, la faillite sans poursuite préalable de D______ SARL a été prononcée par jugement du Tribunal de première instance du 6 avril 2016. Selon inventaire établi à cette date et contresigné par J______, alors gérant de la société, aucun actif n’a été inventorié.

o. La procédure de faillite a été suspendue faute d'actif par jugement du 21 septembre 2016. Le 14 décembre 2016, la réouverture de la liquidation en la forme sommaire de la faillite a été ordonnée. 

p. L’état de collocation du 4 avril 2017 fait état de créances totalisant 551'410 fr., à l'exclusion de créances postposées et de créances-associés. B______ SA a produit une créance de 401'262 fr. 11, colloquée en 3ème classe, référence étant faite au jugement du Tribunal des Baux et loyers du 13 avril 2016 et au jugement de faillite du 6 avril 2016. K______ SA a produit notamment une créance de 92'560 fr., colloquée en 3ème classe, pour occupation illicite du local du 1er décembre 2014 au 31 juillet 2015.

Par courrier du 6 février 2018, le chargé de faillite a informé A______ qu’à la demande de B______ SA, il avait inventorié contre elle, J______ et tout autre organe "une prétention en paiement de 551'410 fr. correspondant au dommage subi par les créanciers (dommage prévisible) pour sa responsabilité en qualité d’organe de la faillie".

q. La procédure de faillite a été clôturée par jugement du 14 mai 2018.

La cession des droits de la masse en faillite

r. Le 25 avril 2018, la majorité des créanciers de D______ SARL a renoncé à faire valoir les prétentions en responsabilité contre les organes de la faillie, soit contre J______ et A______, et autorisé B______ SA ainsi que K______ SA à poursuivre la réalisation en lieu et place de la masse en faillite, en leur propre nom et à leurs risques et périls.

s. Par courrier du 22 mai 2018, K______ SA a informé l’Office des faillites de ce qu’elle renonçait à toute action en responsabilité à l’encontre des gérants de D______ SARL. De ce fait, la cession des droits de la masse a été révoquée avec effet au 25 mai 2018. B______ SA en a été informée par courrier du 4 juin 2018 du conseil de K______ SA.

t. Le 27 juin 2019, B______ SA a obtenu la prolongation de la cession des droits de la masse en faillite jusqu’au 30 juin 2020.

u. Par courrier du 8 janvier 2020, l’Office des faillites a confirmé à B______ SA que la cession des droits de la masse en faillite concernait tous les organes de fait ou de droit de D______ SARL.

Les documents comptables produits par B______ SA

v. Le 20 janvier 2016, soit le jour où J______ est devenu gérant de D______ SARL, celui-ci s'est vu remettre par F______ SA des "classeurs de D______ SARL", comprenant notamment les "comptes 2012 et 2013", la "comptabilité 2015", les "docs société 2013 à 2015", de la correspondance, des factures clients, etc.

w. Par courriel du 9 août 2018 ayant pour objet "scan des pièces D______ SARL", l’Office des faillites a adressé au conseil de B______ SA et à la demande de celui-ci "deux lots de pièces scannés".

Selon B______ SA, parmi ces pièces figuraient les documents suivants de D______ SARL :

w.a Le bilan et le compte de pertes et profits au 31 décembre 2010; le bilan fait apparaître des actifs de 34'651 fr., des fonds étrangers de 29'487 fr. et une perte de 14'836 fr.

w.b Le bilan et le compte de pertes et profits au 31 décembre 2011; le bilan fait apparaître des actifs de 7’338 fr., des fonds étrangers de 432 fr. et une perte de 13'094 fr.

w.c Le bilan et le compte de pertes et profits au 31 décembre 2012; le bilan fait apparaître des actifs de 295'572 fr. 97, des fonds étrangers de 347'634 fr., dont 275'961 fr. de créances-associés, et une perte de 58'968 fr.

w.d Le bilan et le compte de pertes et profits au 31 décembre 2013; le bilan fait apparaître des actifs de 477'079 fr., des fonds étrangers de 704'475 fr., dont 444'469 fr. de créances-associés, et une perte de 175'334 fr.

w.e Le bilan et le compte de pertes et profits au 31 décembre 2014; le bilan fait apparaître des actifs de 394'962 fr., des fonds étrangers de 947'846 fr., dont 521'333 fr. de créances-associés, et une perte de 325'488 fr. Ces comptes portent un tampon "Projet ".

w.f Le bilan provisoire et le compte de pertes et profits provisoire "sous réserve de pièces manquantes" au 31 décembre 2015; le bilan provisoire fait apparaître des actifs de 383'731 fr., des fonds étrangers de 962'708 fr., dont 528'744 fr. de créances-associés, et une perte de 26'093 fr.

w.g Les comptes ci-dessus (2010 à 2015) n'ont pas été signés et ne comprenaient pas les annexes aux comptes. Ceux de 2012 à 2014 ont été établis par H______. Les personnes concernées par les postes créanciers-associés étaient A______ ou C______.

L'expertise comptable

x. L______, expert fiscal commis par le Tribunal, a rendu son rapport d’expertise comptable le 27 avril 2022 en se basant sur les pièces produites par B______ SA (cf. supra, let. w.a à w.f). Il ressort de ce rapport ce qui suit au sujet de D______ SARL :

x.a Au 31 décembre 2010, les actifs, valeur de continuation, s’élevaient à 34'651 fr. et les fonds étrangers à 29'487 fr. Les gérants devaient convoquer immédiatement une assemblée générale et lui proposer des mesures d’assainissement (art. 725 al. 1 aCO).

x.b Au 31 décembre 2011, les actifs, valeur de continuation, s’élevaient à 7’338 fr. et les fonds étrangers à 432 fr. La même observation a été faite que sous les comptes 2010.

x.c Au 31 décembre 2012, les actifs, valeur de continuation, s’élevaient à 295’573 fr. et les fonds étrangers à 347’635 fr. dont 213'468 fr. et 62'493 euros de créances-associés; le découvert, valeur de continuation, se montait à 52'062 fr. La valeur de liquidation des actifs s’élevait à 51'723 fr. Le découvert, valeur de liquidation, se montait à 295'912 fr. Dans l’hypothèse où les créances-associés avaient été postposées, le découvert pour les autres créanciers, valeur de liquidation, s’élèverait à 19'950 fr. Ce surendettement devait être reconnaissable par les organes.

x.d Au 31 décembre 2013, les actifs, valeur de continuation, s’élevaient à 365’269 fr. et les fonds étrangers à 704’475 fr., dont 381’977 fr. et 62'493 euros de créances-associés; le découvert, valeur de continuation, s’élevait à 339'206 fr. A la valeur de liquidation, la valeur des actifs s’élevant à 31'639 fr., le découvert se montait à 672’836 fr. Dans l’hypothèse où les créances-associés avaient été postposées, le découvert pour les autres créanciers, valeur de liquidation, s’élèverait à 228’366 fr.

x.e Au 31 décembre 2014, les actifs, valeur de continuation, s’élevaient à 250'583 fr. et les fonds étrangers à 947'849 fr., dont 468’840 fr. et 62'493 euros de créances-associés ; le découvert, valeur de continuation, s’élevait à 697’266 fr. A la valeur de liquidation, la valeur des actifs s’élevant à 22’176 fr., le découvert se montait à 925’672 fr. Dans l’hypothèse où les créances-associés avaient été postposées, le découvert pour les autres créanciers, valeur de liquidation, s’élèverait à 394’339 fr.

x.f Au 31 décembre 2015, les actifs, valeur de continuation, s’élevaient à 18’546 fr. et les fonds étrangers à 1'005'668 fr., dont 466’251 fr. et 62'493 euros de créances-associés; le découvert, valeur de continuation, se montait à 987'122 fr. A la valeur de liquidation, la valeur des actifs s’élevant à 13’798 fr., le découvert s’élevait à 991’870 fr. Dans l’hypothèse où les créances-associés avaient été postposées, le découvert pour les autres créanciers, valeur de liquidation, se monterait à 463'125 fr.

x.g Au 6 avril 2016, selon l’inventaire dressé par l’Office des faillites le 15 avril 2016 et l’état de collocation du 4 avril 2017, le découvert s’élevait à 551'410 fr., équivalent aux créances admises à l’état de collocation, les actifs étant inexistants.

L’augmentation du découvert, à la valeur de liquidation et sans tenir compte des créances-associés, entre le 31 décembre 2012 et le 6 avril 2016, s’élevait à 531'460 fr. (551'410 fr. – 19'950 fr.).

x.h Devant le Tribunal, l’expert a confirmé s'être basé sur les pièces transmises par les parties. Selon lui, il s'agissait des comptes de D______ SARL, car ces documents figuraient au dossier et comportaient la mention de cette raison sociale. Il n'avait aucune raison d'en douter. "Si le conseil de l'ancienne gérante de celle-ci [lui] avait transmis les vrais comptes de la société, [il] les aurait pris en considération". Par ailleurs, il a exposé que les règles comptables exigeaient, en cas de postposition d’une créance, que cette information figure soit directement au bilan soit dans l’annexe relative à ce poste. En l’absence de cette information dans les documents examinés, il ne pouvait savoir si les créances-associés avaient ou non été postposées.

La présente procédure

y.a Par requête déposée en conciliation le 17 juin 2020 et introduite le 23 mars 2021, B______ SA a conclu à ce que le Tribunal condamne A______ et C______ à payer, conjointement et solidairement, la somme de 401'262 fr. 11 avec intérêts à 5% l’an dès le 5 avril 2018.

Elle a reproché aux précités, en leur qualité d’organes de D______ SARL, d’avoir violé leur obligation d’aviser le juge du surendettement de la société en 2013 et d’être responsables de l’augmentation dudit surendettement en 2016, créant de ce fait un dommage à la société de plus de 500'000 fr.

y.b Dans leur réponse du 20 août 2021, A______ et C______ ont conclu au déboutement de B______ SA.

Ils ont fait valoir que rien n'attestait du fait que les pièces produites par leur partie adverse et plus tard prises en considération par l'expert soient les comptes de D______ SARL. Ils ont également contesté tout surendettement. Ils ont soutenu, dans la partie "en droit" de leur écriture, sans l'alléguer formellement, ni faire référence à une pièce ou une autre offre de preuve, que si B______ SA avait pris le soin d'examiner les "rapports de révision", elle aurait constaté que les comptes-courants associés avaient fait l’objet de postpositions.

y.c Le Tribunal a tenu des audiences les 22 septembre 2021, 16 mars, 23 mai et 5 octobre 2022 ainsi que le 15 février 2023. Deux témoins ont été entendus, à savoir E______, fondateur de la fiduciaire du même nom, et M______, directeur de celle-ci. La cause a été gardée à juger par le Tribunal à l'issue de l'audience du 15 février 2023.

EN DROIT

1. L'appel est recevable contre les décisions finales de première instance, dans les causes dont la valeur litigieuse, au dernier état des conclusions devant l'autorité inférieure, est supérieure à 10'000 fr. (art. 308 al. 1 let. a et al. 2 CPC).

La valeur litigieuse étant, en l'espèce, supérieure à 10'000 fr., l'appel, motivé et formé par écrit dans un délai de trente jours à compter de la notification de la décision, est recevable (art. 130, 131, 142 al. 1 et 3, 145 al. 1 let. a et 311 al. 1 CPC).

2. L'appelante reproche au Tribunal une constatation inexacte de certains faits. L'état de fait retenu par le premier juge a été modifié dans la mesure utile à la solution du litige pour tenir compte de ses griefs.

3. Le Tribunal a retenu que l'intimée avait obtenu de la masse en faillite de D______ SARL la cession de la prétention en responsabilité contre les gérants de cette dernière, ce jusqu’au 30 juin 2020. Le droit du seul autre créancier qui avait obtenu cette cession avait été révoqué avec effet au 25 mai 2018. Ainsi, l'intimée disposait du droit d’agir seule contre l'appelante.

L'appelante fait valoir un défaut de légitimation active de l'intimée.

Selon elle, en premier lieu, l'intimée n'était pas créancière de D______ SARL. Elle avait produit une créance dans la faillite de cette société en se fondant sur le jugement du Tribunal des Baux et loyers du 13 avril 2016, qui était nul. Postérieur à la faillite, ce jugement n'avait été communiqué ni à l'Office des faillites, ni à D______ SARL. Au surplus, la créance produite par l'intimée dans la faillite était supérieure à celle découlant de ce jugement et incluait, en outre, une indemnité que K______ SA avait également produite dans la faillite. Par ailleurs, l'administration de la faillite n'avait pas été informée du paiement de 130'000 fr. reçu par l'intimée de la faillie. Enfin, il était "hautement probable" que l'état de collocation produit ne soit pas définitif.

En second lieu, l'intimée n'était pas seule cessionnaire des droits de la masse en faillite de D______ SARL. Elle aurait dû agir avec K______ SA en tant que consorts nécessaires, ce qu'elle n'avait pas fait. Elle aurait pu également démontrer que cette société avait renoncé à la cession et que la révocation de la cession du 25 mai 2018 ne la concernait pas, ce qu'elle n'avait pas fait non plus.

3.1.1 En principe, seule est légitimée comme partie au procès celle qui est personnellement titulaire d'un droit ou contre laquelle personnellement ce droit est exercé. La qualité pour agir (légitimation active) et la qualité pour défendre (légitimation passive) relèvent du fondement matériel de l’action (arrêt du Tribunal fédéral 4A_114/2022 du 28 juin 2022 consid. 3.3).

3.1.2 Dans le cadre de la procédure de faillite d'une société, si l'ensemble des créanciers renonce à faire valoir une prétention, chacun d'eux peut en demander la cession à la masse (art. 260 al. 1 LP).

Le créancier qui a obtenu cette cession a la faculté de conduire le procès en lieu et place de la masse, en son propre nom, pour son propre compte et à ses risques et périls. Il s'agit d'un mandat procédural. La prétention litigieuse cédée continue d'appartenir à la masse. Le créancier cessionnaire peut toutefois conclure à la condamnation du défendeur de payer directement en ses mains et peut employer la somme obtenue, après paiement des frais, pour couvrir sa créance, l'excédent éventuel devant être remis à la masse. Lorsque plusieurs créanciers ont obtenu la cession des droits de la masse, chacun d'eux se voit véritablement transférer, à titre individuel, la faculté de conduire le procès à la place de la masse, en son propre nom, pour son propre compte et à ses propres risques. Chaque créancier cessionnaire a la faculté d'agir : il n'est pas obligé d'intenter action, mais s'il n'ouvre pas action dans le délai qui lui a été fixé, l'administration de la masse peut annuler la cession (arrêt du Tribunal fédéral 4A_165/2021 du 18 janvier 2022 consid. 3.1.1).

Lorsque plusieurs créanciers cessionnaires ont obtenu la cession de la même prétention de la masse, ils forment une consorité nécessaire improprement dite dès lors que la prétention - qui demeure celle de la masse - ne peut faire l'objet que d'un seul jugement. Si les créanciers cessionnaires ne doivent pas nécessairement agir ensemble, le tribunal ne peut toutefois se prononcer sur la demande tant qu'il n'est pas établi qu'aucun autre créancier ne peut agir en justice. Le créancier cessionnaire n'est pas obligé d'agir en justice. La cession dont il bénéficie ne devient toutefois caduque que pour autant que l'administration de la faillite la révoque. Il en résulte que le tribunal ne peut statuer sur la demande d'une partie des créanciers cessionnaires que s'il est établi que les autres créanciers cessionnaires ont renoncé à agir (arrêt du Tribunal fédéral 4A_165/2021 du 18 janvier 2022 consid. 3.1.2).

La cession porte sur la créance ou prétention détenue par la masse. Dès lors, le fait que le créancier cessionnaire voie sa créance éteinte au moyen du paiement d'un dividende, par exemple parce qu'il est un créancier privilégié, n'affecte pas son droit procédural de continuer la procédure portant sur la prétention litigieuse (Jeanneret/Carron, CR LP, n. 16 ad art. 260 LP).

Le défendeur peut soulever toutes les exceptions et objections qu'il a contre la masse, respectivement le failli. Par contre, les exceptions personnelles contre le créancier cessionnaire ne peuvent être soulevées. Le défendeur ne peut pas faire valoir que le demandeur serait colloqué à tort dans la faillite. Cela ne l'empêche toutefois pas d'agir parallèlement en élimination de créance dans une action en contestation de l'état de collocation en tant que créancier dans la faillite, s'il a cette qualité (Jeanneret/Carron, CR LP, n. 46 et 47 ad art. 260 LP).

3.2 En l'espèce, les arguments de l'appelante en lien avec la qualité de créancière de l'intimée, à savoir le bien-fondé et le montant de sa créance envers la faillie, sont développés en vain, faute de pertinence. L'intimée s'est vue céder les droits de la masse en sa qualité de créancière de la faillie figurant à l'état de collocation du 4 avril 2017 et l'appelante ne peut pas faire valoir que cette collocation serait intervenue à tort (cf. supra, consid. 3.1.2 dernier §). La prétention que l'intimée fait valoir dans la présente procédure est en effet celle de la masse et non sa propre créance envers la faillie, dont l'existence et le montant n'ont donc pas d'incidence sur la question de sa qualité pour agir.

En tout état de cause, aucun élément du dossier ne permet de retenir que le jugement du Tribunal des baux et loyers du 13 avril 2016 n'aurait pas été notifié aux parties conformément à la loi.

Pour ce qui est du caractère définitif de l'état de collocation du 4 avril 2017, l'appelante ne démontre pas qu'un autre état de collocation a été publié postérieurement à celui produit par l'intimée.

Par ailleurs, l'intimée a démontré que l'autre créancier cessionnaire des droits de la masse, K______ SA, avait renoncé à la cession par courrier du 22 mai 2018. Il ne fait en outre aucun doute que la révocation de la cession du 25 mai 2018, qui a suivi cette renonciation, concernait l'auteur de celle-ci et non également l'intimée. Cette conclusion s'impose même si la décision de révocation ne figure pas au dossier, dans la mesure où l'intimée a été informée le 27 juin 2019 de la prolongation de la cession en sa faveur.

En conclusion, le grief de l'appelante relatif à la légitimation active de l'intimée est infondé.

4. Le Tribunal a retenu que les conditions de la responsabilité de l'appelante au sens de l'art. 754 al. 1 CO étaient réalisées. S'agissant du manquement au devoir d'aviser le juge, les comptes sociaux figurant au dossier, sur lesquels avait porté l'analyse de l'expert, étaient fiables et pertinents pour constater un éventuel surendettement de D______ SARL. Celle-ci les avait produits dans le cadre de sa faillite. L'appelante n’avait pas produit d’autres pièces comptables, qui auraient en tout état dû se trouver en main de l'Office des faillites. Quoi qu'il en soit, il appartenait à l'appelante, en sa qualité de gérante, de veiller à la tenue de la comptabilité. A teneur de ces comptes, la société était surendettée le 31 décembre 2012. Le découvert s’élevait à 52'062 fr., valeur de continuation, et à 295'912 fr. valeur de liquidation ou 19'950 fr. si l’on admettait que les créances-associés avaient été postposées, ce qui n’était pas démontré.

L'appelante reproche au Tribunal de s'être fondé sur les documents produits par l'intimée, qui n'étaient pas les "vrais" comptes sociaux de D______ SARL. L'on ignorait tout de la provenance de ce lot de pièces produites "en vrac" et annotées de façon manuscrite, avec des flèches ou des mentions telles que "vu", "projet", "provisoire, sous réserve de pièces manquantes" ou "demande d'impression de KIT le 21.01.16", ce qui donnait à penser qu'elles avaient été imprimées le même jour, avant la faillite. De plus, leur format ne correspondait pas au format standard de présentation de la société, qui ressortait des documents fournis à une régie en 2012. Enfin, elles ne comprenaient pas l'annexe aux comptes annuels, comme l'exigeait la loi. En considérant qu'il lui appartenait à elle de produire les véritables comptes de la société, le premier juge avait violé l'art. 8 CC.

L'appelante fait par ailleurs grief au Tribunal d'avoir violé les art. 725 al. 2 aCO et 958 al. 2 CO en retenant le défaut de démonstration de la postposition des créances-associés. Une postposition devait être inscrite dans les comptes ou figurer dans l'annexe à ceux-ci. Ainsi, sans disposer de l'annexe, le premier juge ne pouvait pas savoir si des créances avaient été postposées. En outre, il était usuel que durant les premières années d'exploitation d'une entreprise, celle-ci présente un excédent de passif dû aux apports des associés et que ceux-ci postposent leur créance afin de permettre la poursuite de l'exploitation et ne pas perdre leur investissement. In casu, l'essentiel du passif consistait dans sa créance d'associée. L'expérience de la vie permettait donc de penser qu'elle avait postposé celle-ci, cela d'autant plus qu'elle était assistée de professionnels en matière de comptabilité.

4.1.1 A teneur de l'art. 810 al. 2 CO, les gérants d'une SARL ont les compétences intransmissibles et inaliénables notamment de fixer les principes de la comptabilité et du contrôle financier (ch. 3), d’exercer la surveillance sur les personnes chargées de parties de la gestion (ch. 4), d’établir le rapport de gestion (comptes annuels, rapport annuel) (ch. 5) et d'informer le juge en cas de surendettement de la société (ch. 7).

Aux termes de l’art. 754 al. 1 CO, applicable par renvoi de l’art. 827 CO aux SARL, les membres du conseil d’administration et toutes les personnes qui s’occupent de la gestion ou de la liquidation répondent à l’égard de la société, de même qu’envers chaque actionnaire ou créancier social, du dommage qu’ils leur causent en manquant intentionnellement ou par négligence à leurs devoirs.

S'il ressort du dernier bilan annuel que la moitié du capital-actions et des réserves légales n'est plus couverte, le conseil d'administration convoque immédiatement une assemblée générale et lui propose des mesures d'assainissement (art. 725 al. 1 aCO). S'il existe des raisons sérieuses d'admettre que la société est surendettée, un bilan intermédiaire est dressé et soumis à la vérification de l'organe de révision. S'il résulte du bilan intermédiaire, établi à la valeur d'exploitation dans une perspective de poursuite de l'activité de la société, que la société est surendettée, le conseil d'administration doit alors faire dresser un bilan à la valeur de liquidation, celle-ci correspondant à la valeur des biens dans l'hypothèse où la société cesse son activité. S'il résulte également de ce second bilan que la société est surendettée, le conseil d'administration est alors tenu d'en aviser le juge, sauf si la faillite est évitable pour une des différentes raisons envisagées par la loi, notamment une postposition de créances (art. 725 al. 2 aCO; Peter/Cavadini, CR CO II, n. 37, 38 et 50 ad art. 725 aCO).

La postposition est un contrat conclu entre le créancier et la société débitrice par lequel, aussi longtemps que la société est surendettée, le créancier renonce à l’exigibilité de sa créance et accepte de manière irrévocable qu’en cas de faillite de la société débitrice sa créance soit placée à un rang inférieur par rapport à toutes les autres créances. Un tel contrat n’est soumis à aucune forme particulière. Il peut donc être aussi implicite ou résulter d’actes concluants. La forme écrite est toutefois conseillée au regard de l’importance et en particulier de la portée erga omnes de l’acte juridique dont il s’agit (Peter/Cavadini, CR CO II, n. 50 ad art. 725 aCO).

4.1.2 A teneur de l'art. 958 al. 2 CO, les comptes annuels d'une entreprise se composent du bilan, du compte de résultat et de l’annexe.

4.1.3 Aux termes de l'art. 223 al. 2 LP, dans le cadre de la liquidation de la faillite d'une société, l'Office prend sous sa garde les livres de comptabilité et actes de quelque importance. Selon l'art. 15 ch. 2 let. c de l'Ordonnance sur l’administration des offices de faillite (OAOF), les livres de comptabilité et les papiers d’affaires restent déposés à l’Office après la clôture de la faillite, tant que le préposé au registre du commerce compétent n’a pas désigné un autre lieu sûr où ils devront être déposés jusqu’à l’expiration du délai de dix ans.

4.1.4 En l’absence d’une disposition spéciale instituant une présomption, l’art. 8 CC répartit le fardeau de la preuve pour toutes les prétentions fondées sur le droit fédéral et détermine, sur cette base, laquelle des parties doit assumer les conséquences de l’échec de la preuve (ATF 129 III 18 consid. 2.6 p. 24;
127 III 519 consid. 2a). Il en résulte que la partie demanderesse doit prouver les faits qui fondent sa prétention, tandis que sa partie adverse doit prouver les faits qui entraînent l’extinction ou la perte du droit (ATF 130 III 321 consid. 3.1).

L'on peut exiger une contestation qualifiée (motivée) pour les faits qui sont l'objet d'actes ou de perceptions propres à la partie qui conteste. Il faut qu'il existe une disparité d'information entre les parties, en ce sens que la partie à laquelle incombe en soi le fardeau de l'allégation est plus éloignée des faits déterminants que la partie adverse et que l'on peut raisonnablement exiger de cette dernière des informations complémentaires sur le déroulement des événements (arrêt du Tribunal fédéral 4A_36/2021 du 1er novembre 2021 consid. 5.1.3 non publié aux ATF 148 III 11).

La règle de l'art. 8 CC s'applique en principe également lorsque la preuve porte sur des faits négatifs, c'est-à-dire que celui qui les allègue doit les prouver. Cette exigence est toutefois tempérée par les règles de la bonne foi qui obligent le défendeur à coopérer à la procédure probatoire, notamment en offrant la preuve du contraire. L'obligation, faite à la partie adverse, de collaborer à l'administration de la preuve, même si elle découle du principe général de la bonne foi (art. 2 CC), est de nature procédurale et est donc exorbitante de l'art. 8 CC, car elle ne touche pas au fardeau de la preuve et n'implique nullement un renversement de celui-ci. C'est dans le cadre de l'appréciation des preuves que le juge se prononcera sur le résultat de la collaboration de la partie adverse ou qu'il tirera les conséquences d'un refus de collaborer à l'administration de la preuve (ATF 119 II 305 consid. 1.b/aa).

4.2.1 En l'espèce, la provenance des pièces comptables produites par l'intimée ressort du dossier. Elles ont été remises, sous format papier et/ou numérique, par F______ SA à J______ le 20 janvier 2016, lorsque ce dernier est devenu gérant de D______ SARL. Certaines d'entre elles ont dû être imprimées le lendemain par celui-ci, ce qui explique la mention d'une date d'impression le 21 janvier 2016. Dans le cadre de la faillite ultérieure de la société, conformément à la loi, elles ont dû être confiées à l'Office des faillites, lequel les a transmises au conseil de l'intimée le 9 août 2018 à la demande de ce dernier.

Sur la base de ces éléments, fournis par l'intimée conformément au fardeau de la preuve qui lui incombait, le Tribunal, tout comme l'expert, était fondé à considérer les documents en question comme les véritables et seuls comptes de la société.

Il appartenait à l'appelante, qui le contestait, de fournir des indices susceptibles d'ébranler cette conviction, ce qu'elle a échoué à faire. Le fait que ces comptes aient été provisoires, annotés et/ou incomplets, faute d'annexes, ne signifie pas qu'il ne s'agissait pas des seuls comptes établis. Cela révèle uniquement une défaillance dans leur tenue, dont l'appelante était responsable. Le fait qu'ils ne correspondent pas dans leur format à ceux qui auraient été communiqués à une régie en 2012 ne le signifie pas non plus. A cette époque, il s'agissait de présenter la société dans le cadre d'une négociation contractuelle. Enfin, l'appelante n'a pas allégué que d'autres documents comptables existaient ou que les documents fournis par l'intimée étaient des faux au sens pénal.

En conclusion, le grief de l'appelante quant à la véracité des comptes figurant au dossier n'est pas fondé.

4.2.2 Par ailleurs, le Tribunal a retenu avec raison que la postposition des créances-associés n'était pas démontrée. L'existence d'une postposition était un moyen de défense qui devait être allégué et démontré par l'appelante, ce qui n'a pas été le cas. En tout état, même s'il devait être admis qu'il incombait à l'intimée de démontrer le défaut de postposition, à savoir un fait négatif et dont avait la maîtrise l'appelante, celle-ci aurait dû collaborer à la procédure probatoire en offrant la preuve du contraire, ce qu'elle n'a pas fait, l'expérience de la vie dont elle se prévaut n'étant à cet égard pas suffisante.

Quoi qu'il en soit, l'appelante ne critique pas la motivation subsidiaire du premier juge, selon laquelle, même en tenant compte de l'existence d'une postposition, la société était surendettée à hauteur de 19'950 fr. Il ne sera donc pas revenu sur ce point qui suffit à rejeter le grief de l'appelante relatif à la postposition des créances-associés.

4.3 Au vu de ce qui précède et faute de griefs pour le surplus, le chiffre 1 du dispositif du jugement entrepris sera confirmé.

5. Les frais judiciaires de la procédure d'appel, fixés à 18'000 fr. (art. 17 et 35 RTFMC), seront mis à la charge de l'appelante qui succombe (106 al. 1 CPC) et compensés par l'avance de frais de même montant opérée par celle-ci, qui demeure acquise à l'Etat de Genève (art. 111 al. 1 CPC).

L'appelante sera condamnée à verser à sa partie adverse les dépens d'appel, lesquels seront arrêtés à 8'000 fr., débours et TVA compris, ce qui représente 20 heures d'activité au tarif horaire usuel de 400 fr. pour un chef d'étude (art. 95, 104 al. 1, 105 al. 1 et 106 al. 1 CPC; art. 20, 23 al. 1, 25 et 26 al. 1 LaCC; art. 84, 85 al. 1 et 90 RTFMC).

* * * * *


PAR CES MOTIFS,
La Chambre civile :

A la forme :

Déclare recevable l'appel interjeté le 9 mai 2023 par A______ contre le jugement JTPI/3957/2023 rendu le 28 mars 2023 par le Tribunal de première instance dans la cause C/11321/2020.

Au fond :

Confirme le jugement entrepris.

Déboute les parties de toutes autres conclusions.

Sur les frais :

Arrête les frais judiciaires d'appel à 18'000 fr., les met à la charge de A______ et dit qu'ils sont compensés avec l'avance effectuée, laquelle demeure entièrement acquise à l'Etat de Genève.

Condamne A______ à payer 8'000 fr. à B______ SA à titre de dépens d'appel.

Siégeant :

Monsieur Laurent RIEBEN, président; Monsieur Patrick CHENAUX, Madame Fabienne GEISINGER-MARIETHOZ, juges; Madame Sophie MARTINEZ, greffière.

 

 

 

 

 

 

 

Indication des voies de recours :

 

Conformément aux art. 72 ss de la loi fédérale sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF; RS 173.110), le présent arrêt peut être porté dans les trente jours qui suivent sa notification avec expédition complète (art. 100 al. 1 LTF) par-devant le Tribunal fédéral par la voie du recours en matière civile.

 

Le recours doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14.

 

Valeur litigieuse des conclusions pécuniaires au sens de la LTF supérieure ou égale à 30'000 fr.