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Décisions | Chambre pénale de recours

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P/25726/2023

ACPR/772/2025 du 25.09.2025 sur CTCO/130/2025 ( TCO ) , ADMIS

Descripteurs : ORDONNANCE DE SÉQUESTRE;SÉQUESTRE(MESURE PROVISIONNELLE)
Normes : CPP.263; CP.71

république et

canton de Genève

POUVOIR JUDICIAIRE

P/25726/2023 ACPR/772/2025

COUR DE JUSTICE

Chambre pénale de recours

Arrêt du jeudi 25 septembre 2025

 

Entre

LE MINISTÈRE PUBLIC de la République et canton de Genève, route de Chancy 6B,
1213 Petit-Lancy, case postale 3565, 1211 Genève 3,

recourant,

 

contre la décision de levée partielle de séquestre rendue le 17 juin 2025 par le Tribunal correctionnel,

et

LE TRIBUNAL CORRECTIONNEL, rue des Chaudronniers 9, 1204 Genève, case
postale 3715, 1211 Genève 3,

A______, représenté par Mes B______ et C______, avocats,

D______, représentée par Me Pierluca DEGNI, avocat, DEGNI&VECCHIO AVOCATS, rue du Général-Dufour 12, 1204 Genève,

intimés.

 


EN FAIT :

A. a. Par acte expédié le 24 juin 2025, le Ministère public recourt contre l'ordonnance du 17 juin 2025, notifiée le surlendemain, par laquelle le Tribunal correctionnel a ordonné la levée partielle du séquestre des avoirs de A______ auprès de [la banque] E______.

Le Ministère public conclut à l’annulation de l’ordonnance entreprise et au rejet de la demande de levée de séquestre de D______ du 16 avril 2025 ; à titre préalable, il conclut à l’octroi de l’effet suspensif à son recours.

b. Par ordonnance rendue le 24 juin 2025 (OCPR/30/2025), la Direction de la procédure a accordé l’effet suspensif et maintenu, jusqu’à droit jugé, le séquestre opéré le 17 avril 2024 en mains de E______ sur le compte no 1______ dont A______ est titulaire, à hauteur de CHF 8'864.- et CHF 1'331.-.

B. Les faits pertinents suivants ressortent du dossier :

a. Le 24 avril 2024, le Ministère public a ouvert une instruction contre A______ à raison des faits suivants :

En substance, il lui reprochait d'avoir, par la présentation de faux documents, dont une lettre d’intention de F______, avocat à G______ [Royaume-Uni], construit l'apparence d'une situation personnelle aisée (USD 80 millions, dont USD 30 millions en titres et propriétés), notamment l'existence d'une fortune paternelle dont il aurait hérité en 2010, en réalité inexistante. A______ aurait également été en mesure de valoriser, vraisemblablement par le truchement de ventes privées de complaisance, des titres de diverses sociétés dont il était l'ultime ayant droit économique, lesquels étaient en réalité sans valeur. Il se serait prévalu de ces circonstances fictives de fortune et d'actifs auprès de divers établissements bancaires en Suisse et à l'étranger afin d'obtenir des facilités bancaires sous la forme de crédits hypothécaires et lombards et de garanties bancaires. Nonobstant les mesures de contrôle internes, les établissements bancaires avaient été induits en erreur par le montage sophistiqué mis en place par A______; leur dommage, respectivement l'enrichissement illégitime de l'intéressé, s'élèverait à plusieurs millions de francs suisses.

b. Par ordonnances des 28 mars et 11 avril 2024, le Ministère public a ordonné les séquestres, au sens de l’art. 263 CPP, des avoirs dont A______ est ou a été titulaire, ayant droit ou fondé de procuration auprès de plusieurs établissements bancaires, dont E______.

c. Par acte d’accusation du 13 février 2025, A______ a été renvoyé en jugement devant le Tribunal correctionnel pour escroquerie par métier (art. 146 CP), tentative d'escroquerie par métier (art. 146 CP cum art. 22 CP), faux renseignements sur des entreprises commerciales (art. 152 CP), faux dans les titres (art. 251 CP), obtention frauduleuse d'une constatation fausse (art. 253 CP) et comportement frauduleux à l'égard des autorités au sens de l'art. 118 LEI.

L’acte d’accusation précité retient, s’agissant des faits présumés d’escroquerie par métier, que A______ aurait, par le stratagème décrit ci-dessus sous let. B.a., obtenu de manière indue des gains réguliers et substantiels totalisant à tout le moins CHF 26'633'892.55.

d. Le 16 avril 2025, D______, épouse de A______, a requis la levée partielle – à hauteur de CHF 8'864.- et de CHF 1'331.- – du séquestre frappant le compte ouvert au nom de son mari à E______. Elle a expliqué avoir accouché de sa fille le ______ 2024 à la Clinique de H______, à Genève. Les factures du médecin obstétricien (CHF 8'864.-) et du pédiatre (CHF 1'331.-) avaient été remboursées par l’assurance I______ sur le compte précité, mais les intéressés n’avaient pas été payés compte tenu du séquestre. Elle sollicitait donc l’autorisation du Ministère public pour effectuer les transferts desdites sommes sur les comptes des médecins concernés.

e. Le 6 mai 2025, E______ a – sur interpellation du Tribunal correctionnel – confirmé que cette assurance avait versé les montants de CHF 8'864.- et de CHF 1'331.- sur le compte séquestré.

f. Dans ses observations du 14 mai 2025, le Ministère public s’est opposé à la demande de D______. Cette dernière n’avait aucune qualité pour demander la levée du séquestre portant sur les avoirs d’autrui. Par ailleurs, les remboursements concernés résultaient de l’exécution d’un contrat d’assurance conclu entre A______ et l’assurance I______ ; ils étaient ainsi indépendants des créances des médecins – qui n’étaient pas lésés par les faits de la procédure – à l’encontre de D______. Enfin, les avoirs séquestrés sur le compte de A______ auprès de E______ étaient présumés d’origine criminelle et susceptibles de confiscation.

g. Par courrier du 30 mai 2025, A______ s’est prononcé en faveur de la levée partielle du séquestre demandée par son épouse. Les avoirs avaient une origine licite et n’auraient pas dû être crédités sur un compte à son nom mais remis à D______ pour qu’elle s’acquittât des factures de soins.

C. Dans l’ordonnance querellée, le Tribunal correctionnel retient qu’il était établi que les versements de CHF 8'864.- et de CHF 1'331.- étaient d’origine licite et avaient un motif légitime, de sorte que les conditions d’une confiscation n’étaient pas réalisées.

D. a. À l’appui de son recours, le Ministère public soutient qu’il n’est pas exclu que les valeurs séquestrées doivent être utilisées, en application de l’art. 71 CP, comme créances compensatrices, indépendamment de leur origine licite ou non. À teneur de l’acte d’accusation, l’enrichissement illégitime présumé de A______ s’élevait à CHF 27 millions, au préjudice de nombreuses parties plaignantes. Or, les avoirs séquestrés à hauteur d’environ CHF 3 millions, étaient bien en-deçà du préjudice présumé. Le maintien sous séquestre des montants de CHF 8'864.- et de CHF 1'331.- permettait donc de respecter l’égalité entre créanciers, rien ne justifiant que les médecins étant intervenus lors de l’accouchement de D______ fussent avantagés.

b. Le Tribunal correctionnel ne formule pas d’observations et se réfère à la décision entreprise.

c. D______ conclut au rejet du recours. Elle précise que le Ministère public a accepté que des valeurs patrimoniales lui revenant fussent versées sur le compte séquestré de A______.

d. A______ conclut au rejet du recours.

EN DROIT :

1.             Le recours est recevable pour avoir été déposé selon la forme et dans le délai prescrits (art. 385 al. 1 et 396 al. 1 CPP), concerner une ordonnance sujette à recours auprès de la Chambre de céans (art. 393 al. 1 let. b CPP) et émaner du Ministère public qui, partie à la procédure (art. 104 al. 1 let. c CPP), a qualité pour agir.

2.             Le Ministère public s’oppose à la levée partielle du séquestre, au motif que les avoirs séquestrés ne permettent pas de compenser l’enrichissement illégitime présumé du prévenu et qu’une libération partielle des fonds aurait pour effet d’avantager certains créanciers par rapport à d’autres.

2.1. Le prononcé (art. 263 CPP), puis le maintien (art. 267 al. 1 CPP), d'un séquestre suppose la réalisation des conditions suivantes, notamment :

i. Il est probable que les objets ou valeurs concernés par la saisie seront, au terme de la procédure, confisqués (art. 263 al. 1 let. d CPP) ou utilisés pour couvrir une créance compensatrice (art. 263 al. 1 let. e CPP).

i.a. La finalité des art. 70 (confiscation) et 71 (créance compensatrice) CP est d'ôter à l'auteur ou au tiers bénéficiaire toute rentabilité à l'infraction commise. Il s’agit de supprimer l'avantage financier résultant de l'activité illicite et ce, que ledit auteur/tiers dispose toujours de cet avantage – auquel cas une confiscation est envisageable – ou non (parce qu'il l'a aliéné, etc.) – hypothèse qui justifie alors le prononcé d'une créance compensatrice – (arrêt du Tribunal fédéral 7B_191/2023 du 13 mars 2024 consid. 2.3.3 et 2.3.4; L. MOREILLON/Y. NICOLET, La créance compensatrice, in RPS 135 (2017), p. 417 et p. 419).

Si le montant dudit avantage ne peut être déterminé avec précision, le juge est habilité à procéder à une estimation (art. 70 al. 5 CP).

i.b. Un séquestre est proportionné tant que subsiste la probabilité du prononcé d'une mesure fondée sur les art. 70/71 CP. Aussi longtemps que l'instruction n'est pas achevée et que subsiste une telle probabilité, cette mesure conservatoire doit être maintenue (arrêt du Tribunal fédéral 7B_366/2023 du 14 février 2024 consid. 3.2.1).

Il faut en outre que la quotité de la saisie reste en rapport avec le produit de l'infraction poursuivie (ATF 130 II 329 consid. 6; arrêt du Tribunal fédéral 7B_366/2023 précité, consid. 3.2.2).

i.c. Contrairement au séquestre de l’art. 70 al. 1 CP, qui suppose un lien de causalité entre l’infraction et l’objet saisi en vue de la confiscation (ATF 140 IV 57 consid. 4.1.2), le séquestre visant à garantir une éventuelle créance compensatrice (art. 263 al. 1 let. e CPP) peut porter sur tous les biens, valeurs et/ou revenus de l'intéressé sans qu'un lien de connexité avec l'infraction ne soit exigé. Tant que l'étendue de la mesure ne paraît pas manifestement violer le principe de proportionnalité, notamment sous l'angle du respect des conditions minimales d'existence, le séquestre doit être maintenu.

C'est devant le juge du fond au moment du prononcé de la créance compensatrice que la situation personnelle, notamment financière, du prévenu sera prise en considération. Tel est aussi le cas au moment de l'exécution de celle-ci. En effet, le séquestre conservatoire est maintenu une fois le jugement entré en force jusqu'à son remplacement par une mesure du droit des poursuites. La poursuite de la créance compensatrice, la réalisation des biens séquestrés et la distribution des deniers interviennent donc conformément à la LP et auprès des autorités compétentes en la matière (ATF 141 IV 360 consid. 3.2).

i.d. Le séquestre peut également couvrir les frais de la procédure, respectivement les futures indemnités, peines pécuniaires et/ou amendes à payer (art. 263 al. 1 let. b cum 268 al. 1 CPP).

2.2. En l’espèce, la décision entreprise ne remet pas en question le bienfondé du séquestre en tant que tel, mais la pertinence de garder sous séquestre deux montants crédités sur le compte du prévenu et dont l’origine est considérée comme licite.

Les montants précités résultent de l’exécution d’un contrat d’assurance entre celui-ci et une assurance-maladie visant à couvrir son épouse au titre de ses dépenses de santé. Bien que non contestée, l’origine licite desdits fonds n’est donc pas pertinente pour l’examen des conditions de l’art. 263 al. 1 let. e CPP.

Dans la mesure où le montant du préjudice allégué s’élève à près de CHF 27 millions, il n’est largement pas couvert par les avoirs séquestrés, qui s’élèvent à un montant total d’environ CHF 3 millions, selon l’allégation du Ministère public, non contestée par le prévenu et son épouse. L’étendue du séquestre demeure donc conforme au principe de la proportionnalité. En attente du jugement au fond, les conditions posées par l’art. 263 al. 1 let. e CPP paraissent donc, prima facie, remplies pour le prononcé et le maintien du séquestre en vue d’une créance compensatrice.

Or, dans le cadre d’une éventuelle créance compensatrice, il appartiendra, le cas échéant, aux règles du droit des poursuites de déterminer comment et dans quelle mesure les créances reconnues devront être indemnisées.

Il s’ensuit que, compte tenu du caractère distinct du remboursement de l’assurance par rapport à la dette supposée à l’égard des médecins pour leurs prestations, la levée partielle du séquestre en vue de payer ces derniers consisterait en un avantage accordé à certains créanciers, potentiellement au détriment des autres.

3.             Fondé, le recours doit être admis ; partant, l'ordonnance querellée sera annulée et le séquestre maintenu.

4.             L'admission du recours ne donne pas lieu à la perception de frais (art. 428 al. 1 CPP).

* * * * *


 


PAR CES MOTIFS,
LA COUR :


Admet le recours.

Annule, en conséquence, la décision attaquée.

Laisse les frais de la procédure de recours à la charge de l'État.

Notifie le présent arrêt, en copie, à A______ et à D______, soit pour eux leur conseil respectif, au Tribunal correctionnel et au Ministère public.

Siégeant :

Madame Daniela CHIABUDINI, présidente; Madame Françoise SAILLEN AGAD et Monsieur Vincent DELALOYE, juges; Madame Séverine CONSTANS, greffière.

 

La greffière :

Séverine CONSTANS

 

La présidente :

Daniela CHIABUDINI

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Voie de recours :

 

Le Tribunal fédéral connaît, comme juridiction ordinaire de recours, des recours en matière pénale au sens de l'art. 78 de la loi sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF;
RS 173.110); la qualité et les autres conditions pour interjeter recours sont déterminées par les art. 78 à 81 et 90 ss LTF. Le recours doit être formé dans les trente jours qui suivent la notification de l'expédition complète de l'arrêt attaqué.

 

Le recours doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14. Les mémoires doivent être remis au plus tard le dernier jour du délai, soit au Tribunal fédéral soit, à l'attention de ce dernier, à La Poste Suisse ou à une représentation diplomatique ou consulaire suisse
(art. 48 al. 1 LTF).