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Décisions | Chambre pénale de recours

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P/5843/2024

ACPR/98/2025 du 31.01.2025 ( MP ) , ADMIS

Descripteurs : ADMINISTRATION DES PREUVES;AUDITION OU INTERROGATOIRE;TÉMOIN;PROCÉDURE CONTRADICTOIRE;EXCLUSION(EN GENERAL);PREUVE ILLICITE;DESTRUCTION
Normes : CPP.147; CPP.108

république et

canton de Genève

POUVOIR JUDICIAIRE

P/5843/2024 ACPR/98/2025

COUR DE JUSTICE

Chambre pénale de recours

Arrêt du vendredi 31 janvier 2025

 

Entre

A______, actuellement détenu à la prison de B______, représenté par Me C______, avocat,

recourant,

 

contre la décision du Ministère public du 5 décembre 2024,

et

LE MINISTÈRE PUBLIC de la République et canton de Genève, route de Chancy 6B,
1213 Petit-Lancy - case postale 3565, 1211 Genève 3,

intimé.


EN FAIT :

A. a. Par acte expédié le 17 décembre 2024, A______ recourt contre la décision du Ministère public du 5 décembre 2024, reçue selon lui le surlendemain, par laquelle cette autorité a refusé de retirer du dossier le procès-verbal d'audition du témoin D______ à la police ainsi que le rapport de police y relatif.

Le recourant conclut, sous suite de frais et indemnisation de son conseil d'office à la fin de la procédure, à l'annulation de cette décision et au constat de l'inexploitabilité des pièces susvisées; à ce qu'il soit enjoint au Ministère public de les retirer du dossier et de les conserver séparément jusqu'à la fin de la procédure pénale; à ce qu'il soit enjoint au Ministère public de procéder à l'audition du témoin D______ en sa présence et celle de son conseil et faire interdiction à cette autorité d'utiliser le procès-verbal d'audition du témoin à la police et le rapport de police y relatif pour préparer toute nouvelle audition du témoin.

b. Par ordonnance du 19 décembre 2024 (OCPR/67/2024), la direction de la procédure a rejeté la demande de mesure provisionnelle assortissant le recours.

B. Les faits pertinents suivants ressortent du dossier :

a. A______ a été arrêté le 7 août 2024 après avoir été extradé d'Italie.

Il a été entendu le même jour par la police en présence d'un avocat de permanence puis, le lendemain, par le Ministère public, qui l'a prévenu de viol, contrainte sexuelle, mise en danger de la vie d'autrui, lésions corporelles simples et infractions aux art. 90 et 91 al. 2 let. a et b LCR ainsi qu'à l'art. 19a LStup.

Un défenseur d'office en la personne de Me C______ lui a été désigné.

b. Le 9 août 2024, le Tribunal des mesures de contrainte (ci-après : TMC) a ordonné sa mise en détention provisoire.

c. À l'audience du 7 octobre 2024, A______ a fourni au Ministère public les coordonnées téléphoniques de son employeur, D______, afin que celui-ci puisse être entendu au sujet de son emploi du temps après les faits.

d. Par mandat d'actes d'enquête du même jour, le Ministère public a notamment ordonné à la police d'entendre D______ en qualité de témoin, notamment sur les conditions d'engagement du prévenu (salaire, horaires, éventuelles fiches de salaire) ainsi que sur la question de savoir si le prévenu était venu travailler entre le 26 février et le 3 mars 2024.

Le mandat spécifiait que l'audition se ferait en l'absence des autres parties et de leurs conseils (art. 101 et 147 CPP), afin que les déclarations du témoin ne soient pas influencées.

Dit mandat, qui mentionnait la voie de recours auprès de la Chambre de céans, n'a pas été notifié au prévenu.

e. D______ a été entendu par la police comme témoin le 18 novembre 2024, hors la présence du prévenu et de son conseil.

Son audition a été résumée dans un rapport de renseignements de la police du 20 novembre 2024, lequel a été transmis avec le mandat d'actes d'enquête en retour, au Ministère public, qui l'a reçu le 25 novembre 2024.

f. Dans son ordonnance de prolongation de la détention provisoire de A______ du 29 novembre 2024, le TMC mentionne (tout comme la demande de prolongation de la détention provisoire du Ministère public en amont) que le témoin D______ a été entendu par la police le 18 novembre 2024 et que le Ministère public a reçu le rapport de renseignements de police et le procès-verbal d'audition de l'intéressé, le 25 novembre 2024.

g. Par courrier du 4 décembre 2024, le conseil de A______ s'est plaint auprès du Ministère public d'une violation du principe du contradictoire – il avait appris à la lecture de la demande de prolongation de la détention provisoire de son client et de l'ordonnance du TMC du 29 novembre 2024 que le témoin D______ avait été entendu par la police hors sa présence et celle de son conseil – et a sollicité que le procès-verbal d'audition à la police du témoin tout comme le rapport de police y relatif soient immédiatement retirés du dossier. Il a également demandé la répétition de l'audition du témoin à la police en sa présence et celle de son conseil.

C. Dans sa décision querellée, le Ministère public indique ne pas vouloir retirer du dossier le procès-verbal d'audition du témoin à la police ainsi que le rapport de police y relatif. Il avait lieu de préserver la qualité de la première déposition du témoin et d'éviter son altération et tout risque d'influence voire d'intimidation (art. 101, 108 et 147 CPP). En tout état, le CPP prévoyait, pour réparer/sanctionner le vice qui avait éventuellement pu affecter la tenue/les modalités d'une audition, la répétition de celle-ci en contradictoire. L'audition de D______ serait ainsi répétée en présence de toutes les parties et de leurs conseils.

D. a. À l'appui de son recours, A______ invoque une violation du droit de participer à l'administration des preuves garantie par les art. 107 al. 1 let. b et 147 al. 1 CPP, citant à cet égard la jurisprudence topique. Il avait déjà été auditionné sur les faits reprochés qui devaient être évoqués lors de l'audition du témoin, de sorte que le Ministère public n'était pas fondé à invoquer l'art. 101 CPP. Il était erroné de retenir un risque d'influence de sa part et encore moins de son conseil, au sens de l'art. 108 al. 2 CPP. Partant l'autorité ne pouvait restreindre son droit et celui de son conseil de participer à l'audition du témoin à la police.

b. Dans ses observations, le Ministère public conclut au rejet du recours sans autre remarque.

c. A______ n'a pas répliqué.

EN DROIT :

1.             Le recours est recevable pour avoir été déposé selon la forme et dans le délai prescrits (art. 385 al. 1 et 396 al. 1 CPP) – les formalités de notification (art. 85 al. 2 CPP) n'ayant pas été observées –, concerner une décision sujette à recours auprès de la Chambre de céans (art. 393 al. 1 let. a CPP) et émaner du prévenu qui, partie à la procédure (art. 104 al. 1 let. a CPP), a qualité pour agir, ayant un intérêt juridiquement protégé à la modification ou à l'annulation de la décision querellée (art. 382 al. 1 CPP).

2.             Le recourant reproche au Ministère public une violation de son droit de participer à l'administration des preuves.

2.1. Avant l'ouverture d'une instruction, le droit de participer à l'administration des preuves ne s'applique en principe pas (art. 147 al. 1 CPP a contrario).

En revanche, après l’ouverture de celle-ci, lorsque le ministère public charge la police d’investigations complémentaires, notamment d'effectuer des interrogatoires, les participants à la procédure jouissent des droits accordés dans le cadre des auditions effectuées par le ministère public (art. 312 al. 1 et 2 CPP).

Autrement dit, les règles de l'art. 147 al. 1 CPP, qui consacrent le principe de l'administration des preuves en présence des parties durant la procédure d'instruction et les débats, s'appliquent alors (ATF 139 IV 25 consid. 5.4.3 = JdT 2013 IV 226). Il en ressort que les parties ont le droit d'assister à l'administration des preuves par le ministère public et les tribunaux et de poser des questions aux comparants. Ce droit spécifique de participer et de collaborer découle du droit d'être entendu (art. 107 al. 1 let. b CPP). Il ne peut être restreint qu'aux conditions prévues par la loi (cf. art. 108, 146 al. 4 et 149 al. 2 let. b CPP).

2.2. L'art. 108 al. 1 CPP autorise expressément les autorités pénales à restreindre le droit d'une partie à être entendue lorsqu'il y a de bonnes raisons de soupçonner que cette partie abuse de ses droits (let. a) ou lorsque cela est nécessaire pour assurer la sécurité de personnes ou pour protéger des intérêts publics ou privés au maintien du secret (let. b). Tel peut notamment être le cas s'il existe des indices concrets permettant d'affirmer que le prévenu tentera d'influencer le comparant ou d'instrumentaliser des témoins (L. MOREILLON / A. PAREIN-REYMOND, CPP, Code de procédure pénale, Bâle 2016, n. 5 ad art. 108). Les restrictions sont limitées temporairement ou à des actes de procédure déterminés (al. 3), le droit d'être entendu devant être accordé sous une forme adéquate lorsque le motif ayant justifié la restriction disparaît (al. 5).

Le conseil juridique d'une partie ne peut faire l'objet de restrictions que du fait de son comportement (art. 108 al. 2 CPP).

2.3. Les preuves administrées en violation de l'art. 147 al. 1 CPP ne sont pas exploitables à la charge de la partie qui n'était pas présente (art. 147 al. 4 CPP; ATF 143 IV 457 consid. 1.6.1 p. 459; ATF 140 IV 172 consid. 1.2.1 p. 175). Les informations obtenues lors d'auditions non exploitables ne peuvent être utilisées ni pour préparer l'administration renouvelée de preuves ni pour y procéder (ATF
143 IV 457 consid. 1.6; arrêt du Tribunal fédéral 6B_228/2018 du 22 août 2018 consid. 2.1).

Les pièces relatives aux moyens de preuve non exploitables doivent être retirées du dossier pénal, conservées à part jusqu'à la clôture définitive de la procédure, puis détruites (art. 141 al. 5 CPP).

2.4. En l'espèce, au moment de l'audition du témoin litigieuse, le recourant avait déjà été entendu, tant par la police que par le Ministère public, et les charges lui étaient connues. L'art. 101 CPP auquel cette autorité s'est référée dans son mandat d'actes d'enquête ne s'appliquait ainsi pas.

Le Ministère public a justifié l'exclusion du recourant et de son conseil à l'audition du témoin par la police par la nécessité d'éviter tout risque d'influence sur ce dernier.

Or, il n'explique pas – que ce soit dans son mandat d'actes d'enquête (qui n'a pas été notifié au recourant et dont celui-ci n'a eu connaissance que dans le cadre de la demande de prolongation de sa détention provisoire de novembre 2024), dans sa décision querellée ou dans ses observations – en quoi existait un risque concret que le recourant exerce sur témoin une quelconque influence par sa seule présence, étant relevé que le témoin en question devait s'exprimer exclusivement sur son emploi du temps après les faits.

Partant, les conditions d'une restriction au droit d'être entendu du prévenu (art. 108 al. 1 CPP) – qui ne permettaient de toute façon pas d'écarter son avocat de l'administration des preuves – n'étaient pas réalisées.

Il en résulte que la présence du recourant et de son conseil aurait dû être autorisée dans le cadre de l'audition du témoin déléguée à la police.

Que le Ministère public affirme que dite violation serait réparée dans le cadre d'une nouvelle audition contradictoire du témoin n'y change rien.

Dite audition et le rapport de police y relatif sont donc inexploitables et ne pourront par conséquent pas servir à préparer une nouvelle audition du témoin. Ils devront être retirés du dossier et conservés à part jusqu'à la clôture définitive de la procédure, puis détruits.

3. Fondé, le recours sera admis et la décision attaquée, en tant qu'elle refuse de retirer du dossier le procès-verbal d'audition du témoin à la police du 18 novembre 2024 et le rapport de police du 20 novembre 2024, sera annulée.

4. L'admission du recours ne donne pas lieu à la perception de frais (art. 428 al. 1 CPP).

5. Le recourant étant au bénéfice d'une défense d'office, il n'y a pas lieu d'indemniser à ce stade son défenseur d'office (art. 135 al. 2 CPP).

* * * * *

 


 

 

PAR CES MOTIFS,
LA COUR :

 

Admet le recours et annule la décision du Ministère public du 5 décembre 2024.

Constate l'inexploitabilité du procès-verbal d'audition du témoin D______ du 18 novembre 2024 à la police et du rapport de renseignements de police du 20 novembre 2024 y relatif.

Ordonne le retrait de ces pièces du dossier, leur conservation à part jusqu'à la clôture définitive de la procédure, puis leur destruction.

Laisse les frais de la procédure de recours à la charge de l'État.

Notifie le présent arrêt, en copie, au recourant (soit pour lui son conseil) et au Ministère public.

Siégeant :

Monsieur Christian COQUOZ, président; Mesdames Corinne CHAPPUIS BUGNON et Françoise SAILLEN AGAD, juges; Madame Arbenita VESELI, greffière.

 

La greffière :

Arbenita VESELI

 

Le président :

Christian COQUOZ

 

 

 

 

 

 

Voie de recours :

 

Le Tribunal fédéral connaît, comme juridiction ordinaire de recours, des recours en matière pénale au sens de l'art. 78 de la loi sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF;
RS 173.110); la qualité et les autres conditions pour interjeter recours sont déterminées par les art. 78 à 81 et 90 ss LTF. Le recours doit être formé dans les trente jours qui suivent la notification de l'expédition complète de l'arrêt attaqué.

 

Le recours doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14. Les mémoires doivent être remis au plus tard le dernier jour du délai, soit au Tribunal fédéral soit, à l'attention de ce dernier, à La Poste Suisse ou à une représentation diplomatique ou consulaire suisse
(art. 48 al. 1 LTF).