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Décisions | Chambre pénale de recours

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P/11141/2024

ACPR/642/2024 du 29.08.2024 sur OMP/13345/2024 ( MP ) , ADMIS

Descripteurs : PROPORTIONNALITÉ;RISQUE DE RÉCIDIVE;PESÉE DES INTÉRÊTS
Normes : CPP.197; CPP.255; CPP.255bis

république et

canton de Genève

POUVOIR JUDICIAIRE

P/11141/2024 ACPR/642/2024

COUR DE JUSTICE

Chambre pénale de recours

Arrêt du jeudi 29 août 2024

 

Entre

A______, représenté par Me B______, avocate,

recourant,

 

contre l'ordonnance d'établissement d'un profil ADN rendue le 24 juin 2024 par le Ministère public

 

et

LE MINISTÈRE PUBLIC de la République et canton de Genève, route de Chancy 6B, 1213 Petit-Lancy, case postale 3565, 1211 Genève 3,

intimé.


EN FAIT :

A.           Par acte déposé le 5 juillet 2024, A______ recourt contre l'ordonnance du 24 juin 2024, communiquée sous pli simple, par laquelle le Ministère public a ordonné que soit établi son profil ADN.

Le recourant conclut, sous suite de frais et dépens, à l'annulation de l'ordonnance querellée.

B. Les faits pertinents suivants ressortent du dossier :

a. À teneur de l'extrait de son casier judiciaire suisse (état au 7 mai 2024), A______, ressortissant sénégalais né le ______ 1974, a fait l'objet de cinq condamnations pénales :

·      le 19 mars 2015, par le Ministère public, à une peine pécuniaire avec sursis, ainsi qu'à une amende, pour infraction à l'art. 115 al. 1 let a et let. b LÉtr (auj. LÉI), exercice illicite de la prostitution (art. 199 CP), délit et contravention à la LStup ;

·      le 20 janvier 2017, par le Ministère public, à une peine pécuniaire et à une amende, pour infraction à l'art. 115 al. 1 let. b LÉtr, exercice illicite de la prostitution (art. 199 CP), délit et contravention à la LStup ;

·      le 13 février 2018, par le Ministère public, à une peine pécuniaire, pour infraction à l'art. 115 al. 1 let. a LÉtr;

·      le 12 décembre 2019, par le Ministère public, à une peine pécuniaire, pour infraction à l'art. 115 al. 1 let. a LÉI;

·      le 16 février 2023, par le Tribunal de police, à une peine pécuniaire avec sursis pour conduite d'un véhicule automobile en incapacité de conduire (art. 91 al. 1 let. b LCR).

Toujours selon cet extrait, le prénommé fait l'objet de deux autres procédures en cours (P/1______/2023 et P/2______/2024), la première pour recel (art. 160 CP) et la seconde pour infractions à l'art. 115 LÉI et à l'art. 19 LStup.

b. Selon l'extrait de son casier judiciaire espagnol (état au 12 juin 2024), A______ a été condamné à deux reprises :

·      le 18 septembre 2007, par le Tribunal pénal n°4 de C______, à une peine privative de liberté avec sursis, pour délit « contre la propriété intellectuelle (tous les cas) (270-271 CP) » ;

·      le 9 mai 2017, par le Tribunal d'instruction n°3 de D______, à une peine privative de liberté avec sursis et une amende, pour « trafic de drogue causant de graves dommages à la santé – type de base (368 CP) ».

c. A______ a été interpellé le 6 mai 2024 alors qu'il cheminait à la rue 3______, à Genève.

Selon le rapport d'arrestation, l'intéressé se savait faire l'objet d'une interdiction de pénétrer dans le canton de Genève. Lors de sa fouille corporelle, il avait en outre avalé un parachute de cocaïne. Reconnaissant les faits, il avait demandé l'intervention d'un médecin par peur de mourir. Il était en possession de CHF 288.60 et de deux téléphones portables.

d. Lors de son audition par la police, le jour-même, A______ a contesté les faits reprochés.

Vivant en France, il était venu ce jour-là dans le quartier E______ [GE] pour fumer une chicha. Il était au courant de la mesure d'interdiction de pénétrer dans le canton de Genève, prise le 10 octobre 2023 pour une durée d'une année, mais pensait que celle-ci n'était pas « valable ». Il n'était pas au courant de la mesure de renvoi délivrée par le SEM le 10 octobre 2023. Il contestait avoir avalé la « boulette de cocaïne », affirmant que c'était un chewing-gum. Il ne s'adonnait pas au trafic de stupéfiants, mais consommait de la marijuana et de la cocaïne, le week-end. Sa dernière consommation remontait à trois semaines auparavant, en France. L'argent retrouvé sur lui provenait de son activité de mécanicien.

e.a. Selon le formulaire « ordre de saisie des données signalétiques (art. 260 CPP) et ordre de prélèvement d'un échantillon d'ADN (art. 255 ss CPP) », daté du 6 mai 2024, la police n'a pas ordonné le prélèvement d'un échantillon ADN (pièce
PP Y-25).

e.b. Ledit formulaire a été modifié (par des surcharges manuscrites en rouge et le timbre humide de l’autorité), le 7 mai 2024, par le Ministère public, qui a, au contraire, ordonné ledit prélèvement sur la base de l'art. 255 al. 1bis CPP, au motif que « le prévenu a déjà été soupçonné par la police d'avoir commis une infraction susceptible d'être élucidée au moyen de l'ADN (cf. liste des infractions mentionnées dans la directive D.4, art. 46.3) ».

f. Par ordonnance pénale du 7 mai 2024, A______ a été déclaré coupable d'infraction à l'art. 119 al. 1 LÉI et condamné à une peine privative de liberté.

g. Par pli du 14 mai 2024, sous la plume de son conseil, A______ a formé opposition.

h. Lors de l'audience du 18 juin 2024, il a expliqué contester la quotité de la peine. Il avait recouru contre la décision d'interdiction d'entrée, ce qui signifiait, selon lui, qu'il pouvait se rendre à Genève. Il n’avait pas avalé de la cocaïne, le jour de son arrestation.

C. Dans la décision déférée, le Procureur considère justifié d'établir le profil ADN de A______, afin de déterminer si celui-ci avait pu commettre d'autres infractions par le passé, non élucidées à ce jour, « le prévenu étant défavorablement connu des services de police et justice, pour des infractions contre la Loi fédérale sur les stupéfiants ».

D. a. À l'appui de son recours, A______ expose que, lors de l'audience du 18 juin 2024, le Procureur l’avait informé qu'un acte d'accusation serait dressé contre lui et qu'il solliciterait une peine privative de liberté de huit mois avec expulsion.

Par ordonnance du 24 juin 2024, le Procureur avait ordonné l'établissement d'un profil d'ADN. Or, depuis 2015, les autorités pénales avaient prélevé environ cinq fois son ADN, les dernières fois les 9 octobre 2023 et 24 janvier 2024 ; son numéro PCN était le 4______, de sorte que la décision du Ministère public était arbitraire. Dans la mesure où l'ADN n'était sujet à aucune modification, l'ordonnance querellée emportait un acte inutile et coûteux. Le procédé dont avait usé le Ministère public était constitutif d'abus de droit et contrevenait à l'art. 3 CPP.

Il produit deux documents, soit la dernière page d'un rapport de police établi à une date indéterminée, qui mentionne pour annexe un mandat de saisie des données signalétiques et de prélèvement ADN. Le second document est la copie d'un mandat pour la saisie de données signalétiques et prélèvement du 4 septembre 2016.

b. Le Ministère public conclut au rejet du recours, sous suite de frais.

L'ordonnance querellée était la confirmation des modifications qu’il avait apportées sur le document initial de la police, établi lors de l'arrestation du recourant le 6 mai 2024. Le prélèvement avait été réalisé dans le respect de l'art. 255 al. 1bis CPP et de la directive A5 du Procureur général (art. 4), étant rappelé que le recourant était défavorablement connu des services de police et justice pour des infractions à la LStup. Aux antécédents du recourant en Suisse s'ajoutaient des antécédents en matière de stupéfiants en Espagne, qu'il n'avait pas contestés et qui auraient aussi pu conduire la direction de la procédure à ordonner le prélèvement de son ADN. Au vu de la situation, toute nouvelle arrestation du recourant en Suisse devait conduire les autorités à prélever son ADN.

Enfin, renvoyer A______ en jugement, après que ce dernier eut formé opposition à l'ordonnance pénale, n'était pas constitutif d'un abus de droit, ce d'autant que la direction de la procédure avait poursuivi ses investigations et qu'une ordonnance pénale ne pouvait pas être assortie d'une expulsion judiciaire.

c. A______ réplique que les nouvelles dispositions du CPP n'impliquaient pas que le Ministère public puisse ordonner des prélèvements ADN « sans aucun motif », ce d'autant que son profil ADN avait été établi très récemment. Le Ministère public ne motivait pas la nécessité de cet « énième » prélèvement, au vu du long délai de conservation prévu par la loi. Le prélèvement en question, inutile et disproportionné, portait atteinte à sa liberté personnelle.

EN DROIT :

1.             1.1. Le recours est recevable pour avoir été déposé selon la forme et dans le délai prescrits (art. 385 al. 1 et 396 al. 1 CPP), concerner une ordonnance sujette à contestation auprès de la Chambre de céans (art. 393 al. 1 let. a CPP) et émaner du prévenu qui, partie à la procédure (art. 104 al. 1 let. a CPP), a qualité pour agir, ayant un intérêt juridiquement protégé à la modification ou à l'annulation de cette décision (art. 382 al. 1 CPP).

1.2. Les pièces nouvelles produites en instance de recours sont recevables (arrêt du Tribunal fédéral 1B_550/2022 du 17 novembre 2022 consid. 2.2).

2.             Le prévenu conteste que son profil ADN doive être établi.

2.1.       L'établissement d'un profil ADN est de nature à porter atteinte au droit à la liberté personnelle (art. 10 al. 2 Cst. féd.) et à la protection contre l'emploi abusif de données privées (art. 13 al. 2 Cst. féd. et 8 CEDH).

Cette mesure doit, en conséquence, se fonder sur une base légale, être justifiée par un intérêt public et être proportionnée au but visé (ATF 147 I 372 consid. 2.3.3).

2.2.       Selon l'art. 255 CPP, l’établissement d’un tel profil peut être ordonné sur le prévenu pour élucider un crime ou un délit, qu'il s'agisse de celui pour lequel l'instruction est en cours (al. 1) ou d'autres infractions (al. 1bis), passées ou futures, qui sont encore inconnues des autorités (ATF 147 I 372 précité consid. 2.1). Une telle mesure peut être ordonnée par le ministère public durant l’instruction
(ATF 141 IV 87 consid. 1.3.2).

L'établissement d'un profil d'ADN, lorsqu'il ne sert pas à élucider une infraction pour laquelle une instruction pénale est en cours, est conforme au principe de la proportionnalité uniquement s'il existe des indices sérieux et concrets que le prévenu pourrait être impliqué dans d'autres infractions, mêmes futures. Il doit toutefois s'agir d'infractions d'une certaine gravité (cf. ATF 147 I 372 consid. 4.2). Il convient à cet égard également de prendre en considération les éventuels antécédents du prévenu ; l'absence d'antécédents n'empêche pas encore de prélever un échantillon et d'établir le profil d'ADN de celui-ci, mais il faudra tenir compte de cet élément dans la pesée d'intérêts à réaliser (ATF 145 IV 263 consid. 3.4).

Lorsque la mesure vise à élucider des infractions passées ou futures, elle n'est pas soumise à la condition de l'existence de soupçons suffisants laissant présumer une infraction au sens de l'art. 197 al. 1 CPP : des indices au sens susmentionné suffisent. Des soupçons suffisants doivent cependant exister en ce qui concerne l'acte qui a fondé le prélèvement ou l'établissement du profil d'ADN (cf. ATF 145 IV 263 consid. 3.4).

Lors de l'évaluation de la gravité de l'infraction, il convient de ne pas se fonder uniquement sur la poursuite sur plainte ou d'office de l'infraction, ni sur la peine menace abstraite. Il faut bien plutôt prendre en compte la nature du bien juridique concerné et le contexte en cause. L'établissement préventif d'un profil d'ADN s'avère notamment proportionné lorsque des intérêts particulièrement dignes de protection sont menacés, tels que l'intégrité physique ou sexuelle ou, dans certaines circonstances, le patrimoine (brigandage, vol avec effraction). Il doit s'agir de risques sérieux concernant des biens juridiques essentiels (ATF 147 I 372 consid. 4.3.1). Ne revêt pas la condition d’une certaine gravité une infraction de vol par métier et en bande portant sur une valeur d'un peu plus de CHF 2'000.- (arrêt du Tribunal fédéral 1B_217/2022 du 15 mai 2023 consid. 3.3 et 3.4).

2.3.       En l'espèce, rien au dossier ne permet de considérer qu’un ou des profil(s) ADN du recourant aurai(en)t été établi(s) antérieurement. Du reste, le recourant se borne à affirmer que son ADN aurait déjà été prélevé à cinq reprises, ce qui est différent.

La pièce sur laquelle il s’appuye, produite avec son recours, est un ordre donné par la police, en 2016, de prélever un échantillon de son ADN, mais rien n’indique que cette décision aurait été suivie, ultérieurement, d’un ordre d’établir son profil ADN.

Peu importe, aussi, qu’un rapport de police – rédigé à une date indéterminée et dont le recourant ne produit que la dernière page avec son recours – énumère des pièces annexes, dont « un mandat pour la saisie des données signalétiques et le prélèvement ADN ». En effet, une désignation rigoureusement identique est utilisée dans le rapport d’arrestation du 6 mai 2024 (pièce PP B-4), alors que la police s’est limitée à ordonner la saisie des données signalétiques du recourant, seules.

Cela étant, il est constant – ne serait-ce qu’en raison de sa date, postérieure au prononcé de l’ordonnance pénale – que la décision dont est recours a été ordonnée pour élucider, non pas les infractions poursuivies, mais d'autres actes répréhensibles que le recourant aurait pu perpétrer par le passé, encore inconnus des autorités, ou qu’il serait susceptible de perpétrer à l’avenir.

Il sied donc de déterminer si, en modifiant a posteriori la formule établie par la police, qui se limitait à ordonner la saisie des données signalétiques du recourant, puis en rendant la décision attaquée, le Ministère public disposait d’indices sérieux et concrets que le recourant pourrait être impliqué dans d’autres infractions, même futures, d’une certaine gravité et touchant des biens juridiques essentiels.

Le recourant a été condamné à trois reprises depuis 2015, en Suisse et à l'étranger, pour des faits en lien avec des stupéfiants. Toutes ces sanctions furent des peines pécuniaires, le cas échéant cumulées avec une amende ; deux d’entre elles portaient également sur l’exercice illicite de la prostitution. La procédure actuellement en cours est circonscrite à la LÉI – l’absorption d’un parachute de stupéfiants n’ayant pas été retenue –, et une peine ferme, certes frappée d’opposition, a été prononcée.

Au terme d’une pesée d’intérêts, aucun de ces éléments n’apparaît de nature à valider la décision du Ministère public.

Si la LStup protège la santé publique – bien juridique que l’on doit qualifier d’essentiel –, il n’en reste pas moins que les sanctions prononcées de ce chef contre le recourant ne leur confèrent pas de gravité particulière. Le séjour illégal en Suisse, non plus, même répété. Enfin, l’on ne discerne pas quelle récidive concrète, ou quelle commission passée, d’exercice illicite de la prostitution ou de conduite en état d’incapacité serait mieux résolue par le profil ADN à établir (les deux condamnations du premier chef remontant à huit ans au moins). Du reste, le Ministère public ne s’en explique pas, et l’on ne découvre pas au dossier d’éléments qui eussent pu le conduire à la décision attaquée entre celle-ci et le prononcé de l’ordonnance pénale.

Compte tenu des circonstances qui précèdent, les réquisits pour le prononcé de la mesure querellée ne sont pas réunis.

3.             Injustifiée, l'ordonnance querellée sera annulée.

4.             Le recourant, qui a gain de cause, ne supportera pas de frais (art. 428 al. 1 CPP et 13 al. 1 du Règlement fixant le tarif des frais en matière pénale, RTFMP ; E 4 10.03).

5.             L’indemnité de son défenseur d’office sera fixée à la fin de la procédure (art. 135 al. 2, 1ère phrase, CPP).

* * * * *

 

PAR CES MOTIFS,
LA COUR :


Admet le recours et annule la décision attaquée.

Laisse les frais de la procédure à la charge de l’État.

Notifie le présent arrêt, en copie, au recourant (soit, pour lui, son défenseur) et au Ministère public.

Siégeant :

Monsieur Christian COQUOZ, président ; Mesdames Corinne CHAPPUIS BUGNON et Valérie LAUBER, juges; Monsieur Julien CASEYS, greffier.

 

Le greffier :

Julien CASEYS

 

Le président :

Christian COQUOZ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Voie de recours :

 

Le Tribunal fédéral connaît, comme juridiction ordinaire de recours, des recours en matière pénale au sens de l'art. 78 de la loi sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF; RS 173.110); la qualité et les autres conditions pour interjeter recours sont déterminées par les art. 78 à 81 et 90 ss LTF. Le recours doit être formé dans les trente jours qui suivent la notification de l'expédition complète de l'arrêt attaqué.

 

Le recours doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14. Les mémoires doivent être remis au plus tard le dernier jour du délai, soit au Tribunal fédéral soit, à l'attention de ce dernier, à La Poste Suisse ou à une représentation diplomatique ou consulaire suisse (art. 48 al. 1 LTF).