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Décisions | Chambre administrative de la Cour de justice Cour de droit public

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A/894/2003

ATA/28/2004 du 13.01.2004 ( VG ) , ADMIS

Descripteurs : DOMAINE PUBLIC; USAGE COMMUN ACCRU; AUTORISATION(EN GENERAL); EGALITE DE TRAITEMENT; LIBERTE ECONOMIQUE; VOIE PUBLIQUE; vg
Normes : RTEDP.1; LDP.19; LDP.13; LR.56; CST.27; CST.8
Résumé : La pose de caissettes à journaux sur le trottoirs constitue un usage du domaine public, soumis à autorisation. Les intérêts publics défendus par les autorités communales compétentes en la matière (libre circulation des piétons, aménagement urbain, critères esthétiques...) priment sur des intérêts privés purement économiques et justifient des restrictions admissibles à la liberté économique, pour autant que l'égalité de traitement soit respectée, et notamment l'égalité de traitement entre concurrents directs. En l'espèce, et faute d'une pratique cohérente et constante, le refus d'autorisation opposé par la Ville à un éditeur de journal publicitaire, viole le principe de l'égalité de traitement et la liberté économique (27 CST).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

du 13 janvier 2004

 

 

 

dans la cause

 

 

E. SARL

représentée par Me Jaroslaw Grabowski, avocat

 

 

 

contre

 

 

 

 

VILLE DE GENÈVE

 



EN FAIT

 

 

1. La société E. Sàrl (ci-après : la société) a été constituée en octobre 2002 dans le but de publier et diffuser un journal publicitaire distribué gratuitement au public. Selon un article de la Tribune de Genève du 12 février 2003, il devait être destiné aux particuliers comme aux professionnels, et offrir des prix compétitifs en matière d'annonces. Il devait être financé entièrement par la publicité et ne pas contenir de rédactionnel. A ce jour, la société n'a pas encore commencé son activité.

 

2. Le 9 janvier 2003, la société s'est adressée au service des agents de ville et du domaine public de la Ville de Genève (ci-après : le service) pour demander quelles étaient les modalités à remplir pour pouvoir disposer de caissettes à journaux destinées, en complément à d'autres moyens, à la distribution d'un hebdomadaire d'annonces gratuit, le journal E..

 

3. A la même époque, la société a adressé une demande semblable à diverses communes genevoises. Au cours du printemps 2003, les communes de Bellevue, Confignon, Jussy, Satigny, Bardonnex, Pregny-Chambésy, Mies, Carouge, Vernier, Chêne-Bourg, Versoix, Veyrier, Grand-Saconnex et Thônex ont autorisé la société à disposer de caissettes pour diffuser le journal E..

 

4. Par lettre du 23 janvier 2003, le service a répondu qu'il souhaitait limiter les installations de matériel sur les trottoirs. La croissance pléthorique des caissettes à journaux constituait une entrave à la circulation publique, et les seules caissettes admises sur le domaine public étaient destinées à des quotidiens ou à des hebdomadaires d'information générale. Considérant la demande d'informations de la société comme une demande de permission d'utilisation du domaine public, le service l'a refusée.

 

5. La société s'est ensuite adressée, par lettre le 24 janvier, puis par fax le 2 février 2003, directement au maire de Genève, Monsieur André Hediger. Elle a sollicité une entrevue et demandé que le refus qui lui avait été opposé soit reconsidéré. Ces courriers sont restés sans réponse.

 

6. Le 19 février 2003, le conseil de la société a repris des démarches plus classiques et a présenté une nouvelle demande au service des agents de ville et du domaine public.

 

7. Le 17 avril 2003, le service a rendu une nouvelle décision (notifiée le 23 avril) confirmant son refus d'autoriser la société à installer des caissettes sur les voies publiques de la commune. Le service a indiqué que la libre circulation des piétons sur les trottoirs d'une part, les choix esthétiques en matière de mobilier urbain d'autre part, étaient des intérêts publics qui primaient sur l'intérêt économique privé de la société. Cette décision indiquait les voies et délai de recours.

 

8. Par acte du 23 mai 2003, la société a interjeté recours contre cette décision. Elle a soulevé quatre griefs (précisés encore dans sa réplique du 8 août 2003):

 

- la "violation de la liberté du commerce et de l'industrie (art. 34 Cst.)" (sic);

 

- l'inégalité de traitement entre concurrents, le contenu des journaux dans les caissettes n'ayant aucune influence sur la gêne qu'elles pouvaient occasionner ou sur leur aspect esthétique. De plus, certaines caissettes diffusaient des publications commerciales, comme "Tout l'immobilier" ou "GHI";

 

- le grief d'arbitraire, vu l'absence d'examen concret du dossier et les fins de non recevoir opposées aux différentes demandes d'entretien présentées par la société;

 

- et enfin, le non-respect du principe de proportionnalité, dans la mesure où il aurait été possible d'accorder une autorisation assortie de conditions en lieu et place d'une interdiction.

La société a conclu à l'annulation de la décision attaquée et à l'octroi de l'autorisation sollicitée, subsidiairement au renvoi de la cause au service pour nouvelle décision.

 

9. La Ville de Genève a conclu au rejet du recours, en développant les arguments suivants:

 

Confrontée à une augmentation importante des demandes d'usage accru du domaine public, notamment par la pose de caissettes à journaux sur les trottoirs, la Ville de Genève avait été amenée à déterminer des critères objectifs à l'aune desquels étaient examinées les différentes requêtes qui lui parvenaient, afin de préserver l'intérêt public, soit notamment garantir la libre circulation des piétons sur les trottoirs, ainsi que d'une manière générale l'esthétique des rues.

 

Depuis plusieurs années, seuls étaient acceptés les quotidiens ou hebdomadaires d'information générale de large audience, ce qui avait conduit la Ville de Genève à refuser, outre les caissettes d'E. , une demande présentée en mars 2001 par le magazine L. en provenance de Lyon, et à demander l'enlèvement des caissettes à journaux posées sans autorisation par le mensuel d'annonces I..

 

A propos de la liberté économique (art. 27 de la Constitution fédérale - Cst. féd. - du 18 avril 1999, RS 101), la Ville de Genève s'est appuyée sur la jurisprudence récente pour affirmer que l'atteinte au droit constitutionnel de la société était admissible.

 

Quant aux autres griefs, fondés notamment sur le fait que le service n'avait pas fait un examen concret du dossier, la Ville a relevé que la demande d'autorisation elle-même ne contenait aucun détail concernant le nombre et la localisation des caissettes, et qu'elle avait en conséquence rendu une décision de principe.

 

 

EN DROIT

 

 

1. Interjeté en temps utile devant la juridiction compétente, le recours est recevable (art. 56A de la loi sur l'organisation judiciaire du 22 novembre 1941 - LOJ - E 2 05; art. 63 al. 1 litt. a de la loi sur la procédure administrative du 12 septembre 1985 - LPA - E 5 10).

 

2. Selon l'article 56 de la loi sur les routes du 28 avril 1967 (LRoutes - L 1 10), toute utilisation des voies publiques qui excède l'usage commun doit faire l'objet d'une permission, conformément à la présente loi et aux dispositions de la loi sur le domaine public du 24 juin 1961 (LDP - L 1 05). Est notamment visé tout empiétement, occupation, dépôt sur ou sous la voie publique. L'article 57 LRoutes donne aux autorités communales la compétence d'accorder lesdites permissions s'il s'agit de voies communales. L'alinéa 3 laisse un large pouvoir d'appréciation à l'autorité communale, qui peut assortir de conditions et même refuser les permissions en cas de gêne ou de danger pour la circulation publique (notamment rues étroites) ainsi que pour tout autre motif d'intérêt général ou esthétique.

 

Selon les articles 18 et 19 LDP, les permissions sont accordées à titre précaire, et elles ne sont transmissibles qu'avec le consentement de l'autorité qui les a accordées.

 

3. L'article 1 du règlement concernant l'utilisation du domaine public du 21 décembre 1988 (RDP - L 1 10.12) traite de l'octroi des permissions pour un usage accru du domaine public. A son alinéa 2, il dit que les particuliers disposent d'un droit à l'utilisation du domaine public excédant l'usage commun lorsqu'aucun intérêt prépondérant ne s'y oppose; l'alinéa 3 précise que lors de l'octroi de la permission, l'autorité compétente tient compte des intérêts légitimes du requérant, de ceux des autres usagers du domaine public et des voisins (...) ainsi que du besoin d'animation de la zone concernée.

 

Le RDP a fait l'objet d'une réforme importante en 1999. S'inspirant de la jurisprudence développée par le Tribunal fédéral à propos de l'exercice sur le domaine public des libertés garanties par la Constitution fédérale, ce règlement consacre désormais un droit à l'utilisation du domaine public excédant l'usage commun (art. 1 al. 2 et 3 RPD) et assouplit les modalités d'obtention de la permission prévue par l'article 13 de la LDP (et l'article 56 LRoutes). Ce droit est toutefois conditionnel, conformément à la jurisprudence, en ce sens qu'il n'est reconnu que dans les limites de la loi et moyennant le respect des conditions liées à l'octroi de la permission. Il ne doit en outre aller à l'encontre d'aucun intérêt prépondérant (M. HOTTELIER, La réglementation du domaine public à Genève, La semaine judiciaire 2002/II, pp. 147-148).

 

4. En la présente cause, il n'est pas contesté que la pose de caissettes à journaux sur les trottoirs constitue un usage accru du domaine public, ni qu'il existe un droit, conditionnel, à cet usage accru. Le litige porte sur la reconnaissance d'un intérêt prépondérant qui justifierait un refus d'autorisation, c'est-à-dire une restriction à la liberté économique de la recourante, et sur l'application des principes d'égalité de traitement, d'interdiction de l'arbitraire et de proportionnalité.

 

5. Dans un arrêt rendu en 2000, le Tribunal fédéral a précisé comment effectuer la pesée des intérêts dans les causes liées à l'utilisation accrue du domaine public. Le refus d'autorisation peut être assimilé à une atteinte à la liberté économique et est soumis dès lors à certaines conditions : il doit répondre à un intérêt public - des restrictions fondées sur des motifs de police ne sont pas les seules admissibles -, reposer sur des critères objectifs et respecter le principe de la proportionnalité. Un intérêt public que l'on doit placer au premier plan est la garantie d'un usage commun, pour le public, le moins perturbé possible; parmi les intérêts privés, il faut distinguer entre les intérêts idéaux et les autres, notamment les intérêts commerciaux. On doit davantage s'accommoder d'une entrave à l'usage commun ou à d'autres intérêts publics si elle résulte de l'exercice des libertés idéales plutôt que d'autres activités. Lorsque des motifs qui ne sont pas idéaux fondent la prétention à l'usage du domaine public, l'intérêt public à ce que l'usage commun ne soit pas troublé peut avoir un plus grand poids; cela ne viole aucunement la liberté économique si l'on accorde à de purs intérêts commerciaux une importance moins grande qu'à des intérêts idéaux (ATF 126 I 133, JdT 2001 I p. 787).

 

En l'espèce, la Ville de Genève défend, dans le cadre de sa gestion du domaine public en général, l'intérêt public de la libre circulation des piétons sur les trottoirs, dont c'est la destination première. Elle est dès lors appelée à refuser un grand nombre de demandes d'empiétements de tous ordres.

 

Par ailleurs, la Ville s'efforce de développer une véritable politique d'aménagement urbain et d'améliorer l'esthétique du paysage et du mobilier urbain.

 

Dans le but de mettre en application ces différents intérêts publics, la Ville annonce avoir défini, il y a quelques années, une pratique fondée sur des critères objectifs pour répondre à toutes les demandes de pose de caissettes à journaux: selon celle-ci, seuls sont acceptés les quotidiens (exceptionnellement les hebdomadaires) d'information générale.

 

Ce faisant, la Ville agit dans le cadre des restrictions admissibles, au regard des dispositions légales applicables (art. 57 al. 3 LRoutes et art. 1 RDP notamment) et de la jurisprudence, à la liberté économique de la recourante. L'intérêt privé de celle-ci, purement économique, doit céder le pas devant les intérêts publics défendus par la Ville.

 

6. Le Tribunal fédéral a également rappelé qu'en matière d'usage accru du domaine public, la question de l'égalité de traitement doit être examinée. Il ne faut pas seulement mettre en balance l'intérêt public d'une part et les intérêts privés d'autre part. L'exigence de l'égalité de traitement des concurrents doit également être prise en considération (ATF 108 Ia p. 135, JdT 1984 I p. 2 et ATA J.P.R. du 29 octobre 1996). La pratique des autorités ne saurait avoir pour objectif d'intervenir dans le jeu de la libre concurrence ou d'en atténuer les effets (arrêt de la IIe cour de droit public du Tribunal fédéral du 12 mars 1987, SJ 1987, p. 510).

 

7. Dans la décision litigieuse, l'intimée se réfère à une pratique établie depuis plusieurs années en matière de caissettes à journaux pour justifier son refus d'accorder la permission sollicitée. Elle mentionne également deux autres cas de refus à des journaux publicitaires, qui suffisent, selon elle, à démontrer le respect de l'égalité de traitement.

 

On parle de pratique administrative pour désigner la répétition régulière et constante dans l'application d'une norme par les autorités de première instance (P. MOOR, Droit administratif, vol. I, Berne, 1994, 2e éd., p. 76). La pratique administrative sera, en principe, constante. En effet, il est manifeste qu'une autorité ne peut fonctionner et éviter les inégalités de traitement que par une pratique cohérente et constante. La pratique est la manière dont les règles de droit sont comprises, interprétées et exécutées. Elle est l'accumulation de décisions d'exécution allant toujours dans le même sens (B. KNAPP, Précis de droit administratif, Bâle, 1991, p. 84).

 

La pratique de l'intimée en matière d'autorisations de diffusion de publications par voie de caissettes sur la voie publique est décrite dans un arrêt du tribunal de céans du 13 janvier 2004 en la cause FB Editions Sàrl. Diverses autorisations délivrées vraisemblablement vers la fin des années 70 ou le début des années 80 sont introuvables dans les archives du service compétent. Cela concerne les Nouvelles de Champel, Malagnou, Florissant, Vieille-Ville ainsi que le Journal des habitants du centre et de la Vieille-Ville. Il en va de même pour le bimensuel Le Genevois et pour l'hebdomadaire "GHI".

 

Quant aux hebdomadaires "Tout l'immobilier" et "Tout l'emploi", qui contiennent des annonces en matière de logement et d'emploi, ils ont pris la place du Journal de Genève dont ils étaient originellement un supplément. De la même manière, "Gauche Hebdo", anciennement "VO Réalités", a succédé au quotidien "La Voix ouvrière".

 

8. Ce tour d'horizon permet de constater d'emblée que la pratique de la Ville de Genève n'est ni cohérente, ni constante. D'une part, des journaux émanant d'associations de quartier ou de groupes politiques sont mis sur le même plan que des journaux commerciaux. D'autre part, certaines de ces autorisations, accordées il y a plus de vingt ans, n'ont fait l'objet d'aucun réexamen au moment où la Ville a décidé d'être plus restrictive. Enfin, de nouvelles publications succèdent à celles qui ont bénéficié de l'autorisation à l'origine sans que l'autorité compétente n'intervienne.

 

Il convient de rappeler ici que les permissions d'usage accru du domaine public sont délivrées à titre précaire, et nul ne peut prétendre à leur renouvellement. Elles ne confèrent donc pas de droits acquis à leurs titulaires. Leur transfert éventuel suppose l'accord de l'autorité qui les a accordées et elles peuvent être retirées, sans indemnité, pour de justes motifs, notamment si l'intérêt général l'exige (art. 18 al. 1 et 19 LDP; M. HOTTELIER, op. cit. pp. 147-148).

 

Il faut également constater que les journaux commerciaux et publicitaires ne sont pas tous traités de la même manière. Ainsi, l'hebdomadaire "GHI", à vocation purement commerciale, bénéficie de son ancienneté et peut être diffusé par le biais de caissettes. Les journaux d'annonces "Tout l'immobilier" et "Tout l'emploi" profitent d'avoir été lancés comme suppléments d'un quotidien genevois, tandis qu'une publication comme celle que la recourante veut lancer se voit appliquer très strictement de nouveaux critères.

 

La violation du principe de l'égalité de traitement par l'autorité intimée est manifeste, tant dans son application générale que dans son aspect plus restreint de l'égalité de traitement entre concurrents directs. Faute de respecter ce principe, la décision attaquée constitue une restriction inadmissible de la liberté économique garantie par l'article 27 Cst. féd. Pour ce motif, le recours devra être admis.

 

9. Vu l'issue du litige, il n'est pas nécessaire d'examiner les griefs de violation des principes de proportionnalité et d'interdiction de l'arbitraire. La décision attaquée sera annulée et renvoyée à l'autorité intimée pour nouvelle décision au sens des considérants.

Aucun émolument ne sera mis à la charge de l'intimée. Il ne sera pas alloué d'indemnité à la recourante, faute de demande en ce sens.

 

 

PAR CES MOTIFS

le Tribunal administratif

à la forme :

 

déclare recevable le recours interjeté le 23 mai 2003 par E. SARL contre la décision de la Ville de Genève, service des agents de ville du 17 avril 2003;

 

au fond :

 

l'admet ;

 

renvoie la cause à la Ville de Genève pour nouvelle décision dans le sens des considérants;

 

dit qu'aucun émolument n'est perçu;

communique le présent arrêt à Me Jaroslaw Grabowski, avocat de la recourante, ainsi qu'à la Ville de Genève, service des agents de ville.

 


Siégeants : M. Thélin, président, MM. Paychère, Schucani, Mme Bonnefemme-Hurni, juges, M. Hottelier, juge suppléant.

 

Au nom du Tribunal administratif :

la greffière-juriste : le président :

 

C. Del Gaudio-Siegrist Ph. Thélin

 


Copie conforme de cet arrêt a été communiquée aux parties.

 

Genève, le la greffière :

 

N. Mega