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Décisions | Chambre administrative de la Cour de justice Cour de droit public

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A/404/2003

ATA/358/2004 du 04.05.2004 ( TPE ) , ADMIS

Descripteurs : TPE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

du 4 mai 2004

 

 

 

dans la cause

 

 

Messieurs J, B et J-F D

représentés par Me Dominique Burger, avocate

 

 

contre

 

 

 

 

DÉPARTEMENT DE L'AMÉNAGEMENT, DE L'ÉQUIPEMENT ET DU LOGEMENT

 

 

 

 

 

 

 

 



EN FAIT

 

 

1. Messieurs J. D., B. D. et J.-F. D. (ci-après : "les consorts D.") sont les propriétaires de l'immeuble situé à Genève. Ce bâtiment a appartenu à leur famille depuis de nombreuses années.

 

2. L'immeuble comporte trois arcades au rez-de-chaussée et cinq étages comprenant des appartements et des bureaux.

ff

3. Au mois de juillet 2002, le département de l'aménagement, de l'équipement et du logement (ci-après : le DAEL ou le département) a été interpellé au sujet de l'utilisation de locaux à des fins commerciales dans cet immeuble. Le département a effectué des recherches dans ses archives et a retrouvé des autorisations de construire portant soit sur des travaux, soit sur des changements d'affectation qui avaient été délivrées au cours des trente dernières années. Pour compléter son dossier, le département a requis le 11 octobre 2002 de la régie D. & Cie S.A. un état locatif de l'immeuble mentionnant l'affectation des locaux à ce jour.

 

4. Le 4 octobre 2002, le DAEL constata que tout l'immeuble, hormis l'étage des combles aménagé en logement, selon l'autorisation de construire DD 52738 délivrée le 22 septembre 1967, était loué à des fins commerciales. Le DAEL admettait avoir retrouvé dans ses archives une autorisation portant sur le changement d'affectation d'un appartement de 4 pièces au 4ème étage. Cette autorisation avait été délivrée dans la procédure APL 338.

 

5. Un état locatif, daté du 1er juin 1975 et figurant dans le dossier de l'APL 338 mettait en évidence l'affectation commerciale d'une partie des locaux compris dans l'immeuble. Il mentionnait les affectations suivantes : au rez de chaussée, trois arcades commerciales; au 1er étage, un appartement de 5 pièces loué à Monsieur R. G., avec la mention "architecte"; au 2ème étage, un appartement de 7 pièces loué à Monsieur J. G., avec la mention "pension" et un appartement de 5 pièces loué à Monsieur G. G., avec la précision "médecin"; au 3ème étage, un appartement de 7 pièces loué à la société financière A. S.A. et un appartement de 5 pièces loué à Monsieur R. Z., avec la mention "import export"; au 4ème étage, un appartement de 4 pièces était loué à Monsieur P. C. et Monsieur V. C., désignés comme "architectes", un appartement de 4 pièces à Madame M. M., mentionnée comme "expert comptable" et un appartement de 4 pièces indiqué comme vacant; au 5ème étage, un appartement de 2 pièces, un appartement de 3 pièces et 6 studios avaient été loués.

 

6. Au vu de cette situation, le DAEL invita la régie D. & Cie à lui adresser une copie des états locatifs les plus anciens possible en mentionnant l'affectation des différents locaux.

 

7. Le 15 octobre 2002, la régie D. & Cie communiqua au département un état locatif de l'immeuble mentionnant l'affectation des locaux à ce jour en rappelant qu'elle l'avait déjà fait le 26 août 2002. Le 22 novembre 2002, la régie D. & Cie communiqua au département la copie des plus anciens états locatifs qu'elle avait pu retrouver, soit ceux datant de 1967 et de 1969.

 

8. L'état locatif du 9 mars 1967 ne mentionnait pas le type d'activité exercé au sein des appartements. Une comparaison avec l'état locatif de 1975 mettait en évidence les éléments suivants : le locataire du 1er étage était le même qu'en 1975; il en allait de même du locataire du 5 pièces au 2ème étage. En revanche, le locataire du 7 pièces au 2ème étage, un certain Monsieur A., et les locataires du 3ème étage étaient différents. Au 5ème étage, un appartement de 4 pièces était vacant, un autre était loué par Mme M. et le troisième était loué par Monsieur C. B.. L'état locatif du 9 avril 1969 décrivait une répartition similaire des locaux.

 

9. Le 10 décembre 2002, le DAEL informa la régie D. & Cie qu'au vu de l'état locatif de 1967, l'immeuble comportait à cette époque du 2ème au 4ème étage 6 logements totalisant 31 pièces. L'APL 338 du 13 juin 1975 avait autorisé le changement d'affectation d'un appartement de 4 pièces au 4ème étage. Les cinq autres logements avaient en revanche subi un changement d'affectation sans autorisation. Le département se devait de rétablir une situation conforme au droit et invitait les propriétaires à faire part de leurs observations dans un délai de 15 jours.

 

10. Le 24 décembre 2002, les consorts D. ont contesté l'analyse effectuée par le département. Ils indiquaient que Monsieur J. D., qui a travaillé deux ans en 1960 et 1962 à la régie D. & Cie, se souvenait du fait que l'immeuble était affecté par d'importantes nuisances de bruit et de pollution dues à sa situation et a été progressivement affecté à des activités. Ces changements étaient intervenus conformément à la loi et avaient fait en 1962 l'objet de demandes d'autorisation. Les consorts D. n'avaient toutefois pu retrouver que l'APL 338. Ils indiquaient également que le dossier relatif à l'APL 338 contenait l'état locatif au 1er juin 1975 et qu'il appartenait à l'époque au département de réagir, ce qu'il n'avait pas fait. Ils soulignaient qu'en 1967, comme en 1969, l'appartement du premier étage était occupé par l'architecte G., l'appartement du 2ème étage par le cabinet médical du Dr G. et que l'expert-comptable M. se trouvait déjà en 1967 au 4ème étage. Il en découlait que les changements intervenus entre 1967 et 1975 ne portaient que sur l'un des appartements du 2ème étage, les deux appartements du 3ème étage, les deux appartements du 4ème étage, dont celui qui avait fait l'objet de l'APL 338, l'octroi de cette dernière autorisation validant l'ensemble des changements intervenus auparavant.

 

11. Le 10 février 2003, le DAEL a notifié aux consorts D. la décision faisant l'objet de la procédure de recours. Elle reconnaît une affectation commerciale légitime pour l'ensemble de la surface du 1er étage dans la mesure où l'appartement de 5 pièces avait été utilisé comme bureau depuis le début des années 1960 par M. G., architecte, et que l'appartement de 7 pièces avait été transformé sur la base d'une autorisation N° DD 84121 délivrée le 18 juillet 1986 en surface commerciale pour permettre l'extension du restaurant se trouvant au rez de chaussée. Le DAEL admettait également l'affectation commerciale de l'appartement de 5 pièces situé au 2ème étage et utilisé comme cabinet médical par le Dr G. depuis 1957. Enfin, le département estimait également légitime l'affectation commerciale de l'appartement de 4 pièces dont le changement d'affectation fut autorisé par l'APL 338 du 13 juin 1975. En revanche, les autres logements litigieux, soit l'appartement de 7 pièces au 2ème étage, les deux appartements de 5 et 7 pièces au 3ème étage et deux des trois appartements de 4 pièces au 4ème étage n'avaient fait, selon le département, l'objet d'aucune autorisation de changement d'affectation. Partant, leur affectation commerciale était illégitime et le département avait ordonné la remise en location en tant que logement des cinq appartements concernés dans un délai de 90 jours dès la notification de la décision.

 

12. Le 13 mars 2003, les consorts D. ont recouru contre la décision du 10 février 2003. Ils contestaient avoir procédé à des changements d'affectation illicites, déclarant avoir toujours agi en conformité avec la loi. Ils affirmaient que le fait qu'ils aient demandé une autorisation de changements d'affectation en 1975 démontrait qu'ils avaient dû se conformer à la loi pour les précédents changements d'affectation. De plus, les premières autorisations de changements d'affectation délivrées après l'entrée en vigueur de la première version de la LDTR en 1962 n'avaient pas un caractère très formel. En outre, lors de la création de nouveaux logements dans les combles en 1975, le département était parfaitement au courant de l'affectation commerciale du bâtiment et l'avait acceptée. Le département ne pouvait donc pas, 27 ans plus tard, ordonner la remise en l'état des logements sans violer le principe de la bonne foi. L'ensemble des changements d'affectation étant intervenus avant 1975, il s'était probablement écoulé plus de 30 ans entre ces derniers et le prononcé de la décision. Enfin, l'intérêt privé des propriétaires l'emportait sur l'intérêt public à remettre les marchés sur le logement; la décision serait disproportionnée.

 

13. Le 15 avril 2003, le département a répondu au recours. L'immeuble sis au .. était un immeuble d'habitation constitué à l'origine de huit appartements dans les étages, puis, dès 1967, de huit appartements supplémentaires dans les combles. Seuls deux appartements, soit l'appartement de 7 pièces au rez de chaussée et un appartement de 4 pièces au 4ème étage, avaient fait l'objet d'un changement d'affectation en bonne et due forme respectivement par les autorisations DD 84121 et APL 338. Les consorts D. n'avaient pas été en mesure de prouver que l'immeuble avait fait l'objet de changements d'affectation autorisés par le département conformément à ce que prévoyait la loi sur les démolitions dans son ancienne et sa nouvelle teneur. Pour ce motif, l'affectation des cinq appartements litigieux était contraire à la loi. L'état locatif du 1er juin 1975 annexé à l'APL 338 ne saurait constituer un changement d'affectation se substituant à une autorisation de construire. Les consorts D. n'auraient pas un intérêt privé prépondérant par rapport à l'intérêt public. L'absence de réaction du département, après avoir pris connaissance de l'autorisation de l'état locatif du 1er juin 1975, ne constituait pas une assurance autorisant les consorts D. à se prévaloir de la bonne foi et imposant au département de renoncer au rétablissement d'une situation conforme au droit. Enfin, la prescription acquisitive ne saurait être invoquée, le caractère d'habitation d'un bâtiment ne pouvant être perdu par l'écoulement du temps et le propriétaire ne pouvant tirer un droit acquis d'un usage ancien. Même si une telle prescription était envisageable, les consorts D. ne pourraient l'invoquer, car les changements d'affectation seraient intervenus depuis moins de 30 ans.

 

14. Le 9 mai 2003, les consorts D. ont répliqué. Les autorisations de changements d'affectation antérieures à 1975 avaient probablement été délivrées par lettre. Selon eux, la présentation de l'état locatif du 1er juin 1975 constituait un indice selon lequel la situation exposée par les propriétaires de l'époque était conforme à la loi et le département connaissait cette situation puis l'avait tolérée pendant 27 ans. Les changements d'affectation seraient intervenus entre 1969 et 1975 et vraisemblablement avant 1972, soit plus de 30 ans auparavant. Ils avaient un intérêt privé important en raison des dommages qu'ils subiraient du fait du coût des travaux nécessaires pour transformer les locaux commerciaux en logements. Enfin, l'intérêt privé des locataires commerciaux qui devraient trouver de nouveaux bureaux.

 

15. Le DAEL a dupliqué le 20 juin 2003. La preuve du changement d'affectation incombait aux consorts D.. C'était à eux de démontrer que les changements d'affectation seraient intervenus soit par le biais de la délivrance d'une autorisation en bonne et due forme, soit avant l'entrée en vigueur de l'ancienne loi sur les démolitions, transformations et rénovations de maisons d'habitation du 17 octobre 1962, ce qu'ils n'avaient pas fait. Le département rappelait, s'agissant de la prescription acquisitive, un arrêt du Tribunal administratif (ATA T. du 15 avril 2003), reprenant la jurisprudence du Tribunal fédéral, qui avait admis un délai de 30 ans à l'échéance duquel un ordre de remise en état ne pouvait plus être ordonné. Il a souligné que cette jurisprudence ne valait que dans le cas d'un changement d'affectation autorisé à titre précaire. Le Tribunal administratif a précisé que la possibilité d'exiger la mise en conformité d'une situation conforme au droit n'était valable qu'en l'absence de la tolérance de la part de l'autorité, cette dernière n'étant retenue que dans des circonstances exceptionnelles. Le département a contesté avoir toléré le changement d'affectation au seul motif qu'il aurait eu connaissance de l'état locatif en vigueur en 1975. Selon le département, les consorts D. ne pouvaient donc pas se prévaloir de la prescription trentenaire. Il a contesté également l'intérêt privé des recourants.

 

16. Le 18 novembre 2003, le Tribunal administratif a requis du conseil des consorts D. la communication des informations suivantes :

 

Date d'entrée de Monsieur J. A. M. comme locataire de l'appartement de 4 pièces sis au 4ème étage;

 

Nombre de pièces utilisées par Mme M. pour son activité professionnelle dans l'appartement de 4 pièces sis au 4ème étage.

 

17. Le 25 novembre 2003, les consorts D. ont communiqué au Tribunal administratif une copie du bail à loyer conclu entre la SI Immobilière, M. M., comptable, et Mme M. le 17 octobre 1968. Ce bail mentionne que les locaux étaient destinés à l'usage de bureaux et à une habitation familiale. Ce bail annulait et remplaçait l'ancien bail daté du 23 août 1951 entre la Société immobilière et Mme M.. Les consorts D. ne pouvaient en revanche pas indiquer la répartition entre les locaux utilisés à des fins d'habitation et à des fins professionnelles.

 

18. Le 18 novembre 2003, le Tribunal administratif a requis de la direction cantonale de la mensuration la date à laquelle son service avait établi et/ou contrôlé la destination du bâtiment sis sur la parcelle n° 4770, feuille 33, section Genève cité, ainsi que le motif de la désignation de la destination des locaux comme "Hab.-activité".

 

19. Le 28 novembre 2003, la direction cantonale de la mensuration officielle a indiqué que dans le cadre d'un projet "nomenclature des bâtiments" initié le 7 septembre 1999, le renouvellement des désignations des bâtiments cadastraux a été effectué en substituant les anciennes destinations par les nouvelles, obtenues lors d'une enquête systématique réalisée sur le terrain. Cette substitution a eu lieu le 20 juillet 2000. A cette date, le bâtiment appartenant aux recourants a vu sa destination "magasins, logements" être substituée par la destination "Hab. activité". Selon la direction cantonale des mensurations, cette nouvelle destination vise un bâtiment mixte de catégorie 2 utilisé à la fois pour l'habitation et pour des activités économiques ou administratives, éducatives, associatives, etc.

 

20. Le 18 novembre 2003, le Tribunal administratif a requis du département la production complète des dossiers d'autorisation de transformation des combles du 22 septembre 1967 (DD 52738), d'autorisation de changement d'affectation du 13 juin 1975 (APL 338) et d'autorisation de changement d'affectation du 18 juillet 1986 (DD 84121).

 

21. La demande du 22 septembre 1967 faisant l'objet de la procédure DD 52738 avait pour objet l'utilisation des combles en appartements (la transformation en six studios, un appartement de 2 pièces et un appartement de 3 pièces). Elle portait également sur la transformation de l'ascenseur. Ce dossier d'autorisation ne contient aucun élément pertinent relatif à l'affectation de l'immeuble.

 

22. Le dossier de l'APL 338 contient une lettre du 6 juin 1975 de la régie D. & Cie à la police des constructions exprimant le souhait de la SI Immobilière de louer commercialement un appartement de 4 pièces au 4ème étage, loué précédemment par M. et Mme B.. La requête mentionnait les tentatives infructueuses de relocation de l'appartement en raison du caractère trop bruyant du lieu. Un état locatif était joint à la requête et précisait : "comme vous pouvez le constater, cet immeuble est presque déjà loué entièrement commercialement, à l'exception du 5ème étage où nous avons créé il y a quelques années des studios dans les combles".

 

23. Le 11 juin 1975, la délégation du logement a donné un préavis favorable au changement d'affectation au motif que l'immeuble en cause est "déjà fortement à usage commercial et peu apte à du logement (très bruyant)". Sur cette base, le 13 juin 1975, le DAEL a autorisé la régie D. & Cie à procéder au changement d'affectation d'un appartement de 4 pièces au 4ème étage de logement en bureau.

 

24. La demande DD 84121 portait sur la transformation de l'appartement de 7 pièces du 1er étage en locaux complémentaires au restaurant exploité au rez de chaussée de l'immeuble. Les pièces jointes à la requête mettaient en évidence que les locaux composant l'appartement de 7 pièces avaient été loués à titre commercial pendant plusieurs années avant le dépôt de la demande de changement d'affectation. La fiche état de l'immeuble figurant dans le dossier sous la rubrique "Genre de bâtiment" mentionnait qu'il s'agissait d'un bâtiment "commercial". En outre, il ressort des pièces qu'une délégation de la Commission des monuments, de la nature et des sites avait procédé à une inspection des lieux.

 

EN DROIT

 

 

1. Le présent recours a été interjeté en temps utile devant la juridiction compétente (art. 56A de la loi sur l'organisation judiciaire du 22 novembre 1941 (LOJ - E 2 05); art. 63, alinéa 1, lettre a de la loi sur la procédure administrative du 12 septembre 1985 (LPA - E 5 10).

 

2. La procédure en cause se réfère à des faits qui se sont déroulés sur une longue période de 1951 à 2003. Le 17 octobre 1962 a été adoptée la loi sur les démolitions et transformation d'habitation (LD), soit la première loi restreignant les démolitions et transformations de maisons d'habitation en raison de la pénurie de logements. Cette loi établissait le principe selon lequel, sauf dérogation, nul ne peut faire modifier sensiblement la destination d'une maison d'habitation occupée ou inoccupée. C'est cette loi qui était en vigueur au moment de l'octroi de l'autorisation d'aménager les combles en 1967.

 

3. La législation a été modifiée et complétée à plusieurs reprises. Elle a toutefois maintenu le principe de l'interdiction du changement d'affectation des bâtiments d'habitation, sauf dérogation du DAEL. Dans sa teneur actuelle, la loi sur les démolitions, transformations et rénovations de maisons d'habitation du 25 janvier 1996 (LDTR - L 5 20) est une loi qui a été adoptée le 25 janvier 1996.

 

4. La LD de 1962 ne comporte aucune définition de la notion de changement d'affectation. Elle parle d'ailleurs de modification de "destination". En revanche, cette notion a été précisée lors des changements législatifs subséquents et le Tribunal administratif a développé une jurisprudence constante sur cette question. Le but de la législation et son esprit étant restés identiques, il convient de s'y référer.

 

5. L'article 3, alinéa 3 LDTR prévoit que, par changement d'affectation, on entend toute modification, même en l'absence de travaux, qui a pour effet de remplacer des locaux à destination de logements par des locaux à usage commercial, administratif, artisanal ou industriel.

 

6. Selon la jurisprudence constante du Tribunal administratif, la constatation d'un changement d'affectation ne saurait dépendre du genre d'activité considérée, mais uniquement des conséquences de cette activité, à savoir si elle est de nature à soustraire du marché du logement un appartement affecté jusqu'alors à l'habitation (ATA C. du 23 septembre 1987 et G. du 24 janvier 1990). La jurisprudence a confirmé le refus d'autoriser la transformation d'appartements, même partielle, en locaux à usage professionnel, que ce soit un cabinet médical, une étude d'avocat, un laboratoire ou un jardin d'enfants (ATA M. du 30 octobre 1984; P. du 30 mars 1985; F. du 8 juin 1986 et C. du 23 septembre 1987) car un tel changement d'affectation aurait pour effet de soustraire du marché du logement un appartement affecté jusqu'alors à l'habitation, ce en violation de l'article 5 LDTR.

 

7. En l'espèce, l'immeuble a certes été conçu à l'origine comme un immeuble destiné au logement, sous réserve des arcades au rez de chaussée. Toutefois, à partir des années soixante, il a été affecté au moins en partie à des activités commerciales et a donc été soustrait au marché du logement. Le litige porte sur la question de savoir si l'affectation commerciale des appartements visés par la décision du DAEL a été autorisée ou si elle peut être admise pour un autre motif.

 

8. Le dossier de l'autorisation DD 52738 requise le 22 septembre 1967 ne contient aucun élément pertinent relatif à l'affectation de l'immeuble. Il faut néanmoins mettre en relation cette procédure d'autorisation avec l'état locatif du 9 mars 1967 produit par les recourants. Ce document mentionne le futur état locatif des combles transformés ainsi que l'évolution de l'état locatif des appartements existants dès le 1er avril 1969, soit après les travaux de transformation. Il s'agit probablement de l'état locatif qui a dû être communiqué au DAEL dans le cadre de la demande d'autorisation DD 52738.

 

9. Les appartements faisant l'objet de la décision du DAEL sont l'appartement de 7 pièces au 2ème étage, les deux appartements de 5 et 7 pièces au 3ème étage et deux des trois appartements de 4 pièces au 4ème étage. Selon l'état locatif du 9 mars 1967, ils étaient loués respectivement à M. A., M. D., M. L. W. et Mme M.. Le dernier appartement du 4ème était vacant. Au surplus, ce document ne donne pas de précisions. L'état locatif du 9 avril 1969 n'est pas plus précis.

 

10. Une comparaison entre ces deux états locatifs et celui du 1er juin 1975 permet de constater plusieurs changements. L'appartement de 7 pièces au 2ème étage est loué à un certain J. G.. La seule mention relative à l'affectation de l'appartement est le terme "pension", qui correspond à un usage d'habitation. Pour les deux appartements du 3ème étage, l'affectation est devenue clairement commerciale puisque les locataires étaient une société financière, A. S.A., et un certain R. Z. avec une activité d'import export. L'appartement de 4 pièces au 4ème anciennement loué à M. L. W. est désormais occupé par deux architectes, M. C. et M. C.. Le deuxième appartement de 4 pièces au 4ème est toujours loué par Mme M. avec son affectation mixte. Enfin, le troisième appartement de 4 pièces est encore vacant. C'est celui qui fera l'objet de l'APL 338.

 

11. Le dossier de l'APL 338 contient une requête de changement d'affectation fondée sur les tentatives infructueuses de relocation de l'appartement en raison du caractère trop bruyant du lieu. De plus, cette requête met en évidence l'affectation commerciale de la plupart des appartements, ce qui ressort de l'état locatif du 1er juin 1975 qui était annexé à celle ci. Le département était conscient de cette situation dès lors que le préavis favorable du 11 juin 1975 de la délégation du logement admet que l'immeuble "déjà fortement à usage commercial et peu apte à du logement (très bruyant)".

 

12. En conséquence, les changements d'affectation des appartements du 3ème étage et de l'un des appartements de 4 pièces au 4ème étaient intervenus entre 1969 et 1975 et étaient connus du département. Le deuxième appartement de 4 pièces au 4ème, loué à Mme M. avait une affectation mixte vraisemblablement depuis 1951 et en tout cas depuis le 17 octobre 1968. Le seul appartement qui devait avoir encore une affectation d'habitation est l'appartement de 7 pièces au 2ème étage.

 

13. En 1986, lors de l'examen de la demande de changement d'affectation de l'appartement de 7 pièces au 1er étage, l'affectation commerciale du bâtiment a été déclarée au département. Le formulaire statistique déposé avec la demande d'autorisation de construire mentionne qu'il s'agit d'un "bâtiment commercial". Une délégation de la commission des monuments, de la nature et des sites a inspecté les lieux et n'a émis aucune observation relative à l'affectation commerciale d'une large partie du bâtiment.

 

14. L'attitude de l'autorité lors des changements d'affectation autorisés en 1975 et en 1986 démontre que pour le DAEL l'affectation de l'immeuble était essentiellement commerciale.

 

15. Le Tribunal administratif a admis que le délai de trente ans à partir duquel les autorités ne peuvent plus ordonner le rétablissement d'une situation conforme au droit s'applique également à un cas de changement d'affectation. En effet, la sécurité du droit doit être garantie également en matière de changements d'affectation (ATA T. du 15 avril 2003). In casu, le DAEL s'est préoccupé de la question du changement d'affectation des appartements en juillet 2002. Le délai de trente ans ne pourrait s'appliquer qu'aux changements d'affectation intervenus avant le mois de juillet 1972. Toutefois, le Tribunal de céans est dans l'impossibilité de déterminer la date exacte des changements d'affectation. Ils étaient intervenus entre le 9 avril 1969 et le 1er avril 1975 pour tous les appartements litigieux, à l'exception de l'appartement de 7 pièces au 2ème étage. L'affectation de ce dernier a dû être modifiée entre 1975 et 1986 dès lors que la demande d'autorisation déposée en 1986 décrit l'immeuble comme un bâtiment commercial. Il n'est donc pas possible d'appliquer en l'espèce la règle de la prescription.

 

16. Le Tribunal de céans a jugé qu'un ordre de démolition, respectivement d'évacuation, n'est de façon générale valable qu'en l'absence de tolérance de la part de l'autorité. La tolérance ne sera toutefois retenue que dans des circonstances exceptionnelles. Ainsi, la passivité de l'autorité qui n'intervient pas immédiatement à l'encontre d'une construction non autorisée n'est en règle générale pas constitutive d'une autorisation tacite ou d'une renonciation à faire respecter les dispositions transgressées. Seul le fait que l'autorité aurait sciemment laissé le propriétaire construire de bonne foi l'ouvrage non réglementaire, ou qu'elle aurait incité le constructeur à édifier un bâtiment, pourrait obliger cette autorité à tolérer ensuite l'ouvrage en question (ATA L. du 23 février 1993; RDAF 1982, p.448). Ce principe trouve application ici mutatis mutandis.

 

17. De 1969 à juillet 2002, ni le DTP puis le DAEL, ni la Ville ne sont intervenus pour exiger que les appartements litigieux soient à nouveau affectés à l'habitation. Le Tribunal constate que même lors du changement d'affectation opéré en 1975, l'affectation commerciale de l'immeuble n'a pas été remise en cause par les autorités. Bien au contraire, la délégation du logement a expressément écrit dans son préavis favorable au changement d'affectation d'un appartement que l'immeuble "déjà fortement à usage commercial et peu apte à du logement (très bruyant)". Cette déclaration de l'autorité démontre qu'elle connaissait l'affectation locative du bâtiment et n'entendait pas la remettre en cause. Lors du changement d'affectation de l'appartement situé au 1er étage en 1986, l'autorité n'a pas plus réagi à la description de l'immeuble comme un bâtiment commercial. Un examen des lieux par une délégation de la commission des monuments de la nature et des sites n'a pas plus suscité de réaction.

 

18. Au vu de ce qui précède, les circonstances du cas d'espèce sont bien exceptionnelles. L'autorité a toléré le changement d'affectation de l'immeuble de telle manière que celui ci est devenu définitif et qu'il serait choquant qu'il puisse être remis en cause. Une indemnité en CHF 2'500.- sera allouée aux recourants à charge du département (art. 87 LPA).

 

 

PAR CES MOTIFS

le Tribunal administratif

à la forme :

 

déclare recevable le recours formé le 13 mars 2003 par Monsieur J. D., Monsieur B. D. et Monsieur J. F. D. contre la décision du 10 février 2003 du département de l'aménagement, de l'équipement et du logement;

 

au fond :

 

l'admet;

 

annule la décision du 10 février 2003 du département de l'aménagement, de l'équipement et du logement;

 

dit qu'aucun émolument n'est perçu;

 

alloue à Monsieur J. D., Monsieur B. D. et Monsieur J. F. D., conjointement et solidairement, une indemnité de CHF 2'500.-, à charge du département de l'aménagement, de l'équipement et du logement;

 

communique le présent arrêt à Me Dominique Burger, avocate des recourants, ainsi qu'au département de l'aménagement, de l'équipement et du logement.



Siégeants : M. Paychère, président, M. Schucani, Mmes Hurni et Bovy, juges et M. Bellanger, juge suppléant.

 

 

Au nom du Tribunal administratif :

la greffière-juriste : le vice-président :

 

 

C. Del Gaudio-Siegrist F. Paychère

 


Copie conforme de cet arrêt a été communiquée aux parties.

 

Genève, le la greffière :

 

Mme M. Oranci