Aller au contenu principal

Décisions | Chambre pénale de recours

1 resultats
P/12324/2005

ACPR/233/2011 (3) du 05.09.2011 ( MP ) , ADMIS

Descripteurs : ; OBJET DU RECOURS ; RESTITUTION ANTICIPÉE ; SÉQUESTRE(MESURE PROVISIONNELLE) ; PROPORTIONNALITÉ
Normes : CP.70; CPP.267; CPP.393
En droit
RÉPUBLIQUE ET CANTON DE GENÈVE

 

POUVOIR JUDICIAIRE

P/12324/2005 ACPR/233/2011

COUR DE JUSTICE

Chambre pénale de recours

Arrêt du 2 septembre 2011

 

Entre,

 

M______, comparant par Me Guillaume MARTIN-CHICO, avocat, rue Albert-Gos 7, 1206 Genève, en l’Étude duquel il fait élection de domicile,


recourant,

contre l’ordonnance de restitution aux lésés rendue le 8 juillet 2011 par le Ministère public

 

Et,

 

S______ B.V., comparant par Me Jean-Charles ROGUET, avocat, faisant élection de domicile en l'étude Pestalozzi, rue du Rhône 65, case postale 3199, 1211 Genève 3,

 

P______ , comparant par Me Daniel TUNIK, avocat, faisant élection de domicile en l'étude Lenz & Staehelin, route de Chêne 30, 1211 Genève 17,

 

LE MINISTèRE PUBLIC de la République et canton de Genève, route de Chancy 6b, 1213 Petit-Lancy - case postale 3565 - 1211 Genève 3.

 

intimés.

 


EN FAIT

A. Par acte daté du 22 juillet 2011, expédié le même jour, M______ recourt contre la décision des 8-11 juillet 2011, notifiée le 12 juillet 2011, par laquelle le Ministère public a ordonné au profit de S______ B.V. et de P______ la restitution de fonds saisis auprès de diverses banques, en Suisse et à l’étranger. Il conclut principalement à l’annulation de cette décision et au renvoi de la cause au Ministère public pour nouvelle décision, subsidiairement au maintien du blocage des fonds.

Il demande l’effet suspensif.

B. La décision du Ministère public intervient dans le contexte suivant :

a) M______, ressortissant hongrois né en 1954, a été arrêté le 24 août 2005 à Genève. Le lendemain, il a été inculpé d'abus de confiance et d'escroquerie au préjudice de P______, constitué partie civile, ainsi que de blanchiment d'argent. Le 7 novembre 2005, il a fait l'objet d'une inculpation complémentaire, pour abus de confiance, escroquerie et faux dans les titres au détriment de la société S______ B.V., également constituée partie civile.

b) En substance, M______ est soupçonné d'avoir, en qualité de représentant de L______ S.A., convaincu P______, d'une part, et la société S______ B.V., d'autre part, de lui remettre, respectivement, 1 million de USD et 1 million d'euros et d'avoir ensuite utilisé cet argent à des fins non prévues par les conventions signées avec ceux-ci. Il aurait en outre fait transférer la somme remise par P______ du compte de L______S.A. auprès de la banque X______ à Genève sur un autre compte de cette société auprès de la banqueY______, à Genève, puis aurait clôturé le premier de ces comptes.

M______ conteste avoir commis les infractions suspectées.

Il a été remis en liberté le 27 avril 2007 sous caution de CHF 250'000.-

c) Dans le cadre de l'enquête, le Juge d'instruction a notamment ordonné la saisie d'avoirs de M______ et/ou de sa société, L______ S.A., auprès d'établissements bancaires en Suisse. Suite à l'examen des pièces remises par ces établissements, qui lui ont permis de retracer différents mouvements à partir de la Suisse en direction de l'Allemagne, des États-Unis, de la France, de la Hongrie et du Luxembourg, il a adressé des commissions rogatoires dans ces pays, aux fins de blocage d'avoirs appartenant à M______ ou à des entités bénéficiaires des fonds en provenance de la Suisse.

d) En 2006 et en 2008, il a refusé deux requêtes de P______ tendant à la restitution anticipée de certains fonds saisis.

e) À l’issue de l’audience du 19 juin 2009, il a imparti aux parties un délai au 31 juillet 2009 pour qu’elles prennent position sur une demande réitérée de restitution de fonds présentée par P______ ; il a invité M______ à produire, notamment, dans le même délai, tout document relatif au portefeuille des sociétés L______ aux États-Unis et à l’exception de compensation qu’il opposait aux parties civiles.

f) Le 17 juillet 2009, S______ B.V. a présenté à son tour une demande de restitution de fonds. Le dossier n’établit pas qu’elle ait été transmise à M______.

g) Le 28 juillet 2009, M______, personnellement, a fourni des explications et des pièces; il s’est formellement opposé à la demande de P______. Il a simultanément requis du Juge d’instruction diverses auditions, ce qu’il a renouvelé le 14 janvier 2010.

h) Le 31 mai 2010, le Juge d’instruction a refusé ces investigations et communiqué la procédure au Procureur général. S’agissant des fonds saisis, il a considéré, comme auparavant, que la décision sur leur restitution appartenait à l’autorité de jugement.

i) Le recours interjeté contre cette ordonnance par M______ a été rejeté le 15 septembre 2010 par la Chambre d’accusation (OCA/228/2010). Le 27 octobre 2010, le Tribunal fédéral a fait de même d’un recours dirigé contre cette décision, dans la mesure où il était recevable (1B_345/2010).

j) Le 24 janvier 2011, S______ B.V. a demandé au Juge d’instruction [recte : au Ministère public] la restitution de l’argent saisi qui provenait « de manière indiscutable » de son patrimoine.

k) Le 8 février 2011, le Ministère public lui a répondu que la question devait être tranchée par l’autorité de jugement.

l) Le 23 juin 2011, P______ a renouvelé sa demande de restitution anticipée des fonds saisis sur le compte de la banqueY______.

m) Dans son ordonnance querellée, le Ministère public expose que le prévenu, prochainement traduit devant le Tribunal correctionnel pour abus de confiance, s’est toujours opposé à toute demande de restitution, mais que la procédure établit de manière claire que le solde des comptes saisis provenait exclusivement de fonds à lui remis par les lésés. Malgré ses promesses, le prévenu n’avait rien restitué aux dates indiquées pour le terme des investissements qu’il alléguait avoir effectués. Sa contestation n’atteignait pas le minimum de fondement qui eût empêché d’appliquer l’art. 267 al. 2 CPP et imposé d’attendre l’issue du procès.

C. a) À l’appui de son recours, M______ se plaint d’une violation de son droit d’être entendu. Il n’avait pas eu connaissance de la requête présentées en 2011 par S______ B.V., à la différence de celle de P______, communiquée par l’avocat de celui-ci. Le Ministère public avait statué sans attendre sa détermination écrite. La position prise par le Ministère public renversait celle maintenue à quatre reprises jusqu’alors par les autorités de poursuite pénale. Il n’y avait aucune preuve d’abus de confiance, et, en affirmant le contraire, le Ministère public s’arrogeait la compétence du juge du fond. Le recourant produit un avis de droit suisse sur les conventions passées avec les parties plaignantes. La situation des fonds saisis n’était cependant pas suffisamment claire pour appliquer les art. 70 CP et 267 al. 2 CPP.

b) Le Ministère public propose de rejeter le recours. La procédure avait été accessible en tout temps au recourant. Celui-ci prétendait bel et bien avoir reçu des fonds pour les investir, comme la Chambre d’accusation l’avait déjà relevé en son temps. Se fût-il agi malgré tout de prêts qu’à leur échéance, en mars 2010, le recourant s’était avéré incapable de les rembourser à temps.

c) P______ et S______ B.V. se rallient à la position du Ministère public et concluent, respectivement, au rejet du recours ou à la confirmation de la décision de celui-ci.

D. L’effet suspensif a été accordé le 25 juillet 2011.

EN DROIT

Selon l’art. 267 al. 2 CPP, s’il est incontesté que des valeurs patrimoniales ont été directement soustraites à une personne déterminée du fait de l’infraction, elles sont restituées à l’ayant droit avant la clôture de la procédure. Le Ministère public, notamment, est compétent pour ce faire et statue alors sous la forme d’une ordonnance motivée (M. NIGGLI / M. HEER / H. WIPRÄCHTIGER, Schweizerische Strafprozessordnung / Schweizerische Jugendstrafprozessordnung, Basler Kommentar StPO/JStPO, Bâle 2010, n. 28 s. ad art. 267 CPP ; A. DONATSCH / T. HANSJAKOB / V. LIEBER [éd.], Kommentar zur Schweizerischen Strafprozessordnung (StPO), Zurich 2010, n. 2 ad art. 267 CPP). Cette ordonnance est sujette à recours au sens des art. 393 ss. CPP (N. SCHMID, Schweizerische Strafprozessordnung : Praxiskommentar, Zurich 2009, n. 3 ad art. 267 CPP ; A. DONATSCH / T. HANSJAKOB / V. LIEBER, op. cit., n. 4 ad art. 267 CPP ; A. KUHN / Y. JEANNERET [éd.], Commentaire romand : Code de procédure pénale suisse, Bâle 2011, n. 4 ad art. 267 CPP, note de bas de page n°15). Émanant, au surplus, d’une partie à la procédure (art. 104 al. 1 let. a CPP) et déposé dans les forme (art. 385 al. 1 CPP) et délai légaux (art. 396 al. 1 CPP), le recours de M______ est par conséquent recevable.

Le recourant fait valoir une violation de son droit d’être entendu et de l’art. 267 al. 2 CPP.

Selon l’art. 267 al. 2 CPP, la restitution anticipée à l’ayant droit de valeurs patrimoniales saisies est possible s’il n’est pas contesté qu’elles proviennent d’une infraction. Ces conditions réunies, le Ministère public peut même statuer d’office (M. NIGGLI / M. HEER / H. WIPRÄCHTIGER, op. cit., n. 29 ad art. 267 CPP ; N. SCHMID, op. cit., n. 1 ad art. 267 CPP). L’art. 267 al. 2 CPP instaure une exception au principe selon lequel le sort des séquestres pénaux se règle avec la décision sur le fond de l’action publique (M. NIGGLI / M. HEER / H. WIPRÄCHTIGER, op. cit., n. 6 ad art. 267 CPP) ; si les droits sur l’objet sont contestés, la procédure des art. 267 al. 3 à 5 CPP s’applique (Message du Conseil fédéral relatif à l’unification du droit de la procédure pénale, FF 2006 1229). Pour pouvoir restituer à l’ayant droit un objet ou des valeurs sujettes à confiscation, il ne doit plus y avoir de doute sur l’existence d’un acte pénalement qualifié (« strafrechtlich relevantes Unrecht »), par exemple parce que l’auteur des faits a avoué (A. DONATSCH / T. HANSJAKOB / V. LIEBER, loc. cit.). Comme l’indiquent à la fois le sens du mot en français et sa version allemande (« unbestritten »), une infraction incontestée n’équivaut pas à une infraction incontestable ; le recourant objecte à juste titre que seul le juge du fond a la compétence de dire si l’infraction est réalisée. Il s’ensuit que des incertitudes sur la réalisation des éléments constitutifs objectifs de l’infraction excluent la restitution anticipée (M. NIGGLI / M. HEER / H. WIPRÄCHTIGER, op. cit., n. 27 ad art. 267 CPP). C’est pourquoi l’accord formel du prévenu a pu être préconisé (cf. A. KUHN / Y. JEANNERET, op. cit., n. 11 ad art. 267 CPP). Sous l’angle de l’art. 267 al. 2 CPP, l’exigence d’une situation claire, telle que posée par la jurisprudence constante (not. ATF 122 IV 365 consid. 2b. = SJ 1997 p. 242 ; ATF 128 I 129 consid. III.2b p. 374), ne peut donc qu’englober aussi le consentement du prévenu. Contrairement à ce que semblent croire les autres parties, il ne s’agit pas pour autant de conférer par là un droit de veto au prévenu – une contestation tenue pour dilatoire par les lésés pourrait être examinée à l’occasion d’un recours de leur part, si le Ministère public s’était refusé à prononcer une restitution anticipée, faute d’accord des parties – , mais bien de réserver cette mesure aux situations dans lesquelles elle est incontestée, dès lors qu’elle est exorbitante du droit commun. À défaut, son prononcé incombe au juge du fond, de la même façon que si les droits des lésés sur les biens concernés étaient disputés par un tiers.

En l’occurrence, il importe peu de savoir si le Ministère public était préalablement tenu de recueillir formellement la position du recourant, i. e. son accord, avant de statuer, même si – à la différence de la demande initiale de P______ – il semble que la demande de S______ B.V. ne lui ait jamais été transmise, voire qu’il n’en ait même jamais eu connaissance avant le prononcé querellé. Certes, sous cet angle, le problème ne se posait pas en terme d’accès au dossier, mais de droit d’être entendu avant qu’une décision défavorable à l’intéressé fût prise. Ce nonobstant, il suffit de constater, en l’espèce, que – d’une part – l’opposition du recourant à une restitution anticipée était connue et exprimée dès avant la fin de l’instruction préparatoire, puisque, le 18 avril 2006 déjà (PP 660'081), il s’était clairement manifesté dans ce sens auprès du Juge d'instruction après la première demande de P______ et que – d’autre part – les parties plaignantes se sont, en réalité, bornées en 2011 à renouveler leurs précédentes demandes, semblablement motivées mais écartées par le Juge d'instruction. Or, il n’est pas litigieux que les fonds saisis avaient été transférés sous la maîtrise du recourant en raison de faits de son chef, et dans lesquels intimés et Ministère public voient la perpétration d’une infraction pénale, dont la Chambre d’accusation a par ailleurs toujours jugé la prévention suffisante ; le recourant nie, en revanche, s’en être rendu coupable. Il s’ensuit que la commission d’une infraction, comme origine des valeurs patrimoniales saisies, n’est pas incontestée. Comme le Ministère public, chargé du dossier après la communication de la procédure, avait dans un premier temps décliné la requête renouvelée le 24 janvier 2011 par S______ B.V., il eût été concevable que d’éventuels éléments nouveaux, postérieurs à ce refus, fussent apparus. À teneur du dossier, il n’y en a toutefois aucun, et notamment pas émanant du recourant. Pour le surplus, on ne saurait tirer argument du fait que celui-ci se prévaut d’un contrat de prêt, désormais échu comme le retient le Ministère public, puisque l’exécution forcée d’une telle créance, détachée de toute infraction dans cette hypothèse, devrait se rechercher par la voie de la poursuite pour dettes, sous peine de favoriser des créanciers dans le cas contraire. Les conditions d’une restitution anticipée ne sont par conséquent pas réunies.

L’écoulement du temps, qui pourrait emporter violation du principe de la proportionnalité sous l’angle la durée prolongée des séquestres en vigueur, n’a pas été invoqué. Quoi qu’il en soit, comme le Ministère public a fait part du prochain renvoi en jugement du recourant, cette durée est encore admissible. Le recourant ne conclut d’ailleurs pas à la levée des séquestres, mais principalement au renvoi de la cause au Ministère public, pour une nouvelle décision dont il n’esquisse pas les contours au-delà de la restauration de son droit d’être entendu.

Le recours doit par conséquent être admis dans sa conclusion subsidiaire, et le sort des valeurs patrimoniales concernées laissé à la décision à venir de l’autorité de jugement.

En tant qu'ils succombent, les intimés P______ et S______ B.V. supporteront les frais envers l'État. Bien qu’il ait gain de cause, au sens de l’art. 428 al. 1 CPP, le recourant n’a pas justifié de ses prétentions en indemnité, au sens de l’art. 433 al. 2 CPP, applicable en instance de recours (art. 436 al. 1 CPP). Aussi la Chambre de céans ne peut-elle entrer en matière sur ce point (cf. art. 433 al. 2, 2e phrase, CPP).

* * * * *


 

PAR CES MOTIFS,
LA COUR :

Déclare recevable le recours interjeté par M______ contre l’ordonnance de restitution aux lésés rendue les 8-11 juillet 2011 par le Ministère public dans la procédure P/12324/2005.

L’admet, annule la décision attaquée et maintient intégralement, jusqu’à droit jugé par l’autorité de jugement, les séquestres pénaux frappant les comptes :

n°______ au nom de L______.,

n° ______ au nom de M______,

n° ______au nom de M______,

n°______ au nom de M______,

n° ______ au nom de L______ S.A.,

n°______ au nom de M______,

tels qu’ordonnés, notamment, les 11 août et 25 octobre 2005 par le Juge d'instruction de Genève.

Condamne P______ et S______ B.V., solidairement, aux frais du recours qui s'élèvent à CHF 3'060.00, y compris un émolument de CHF 3'000.00.

 

Siégeant :

Messieurs Christian COQUOZ, président; Louis PEILA et Christian MURBACH, juges; Eric MALHERBE, greffier.

 

Le Greffier:

Eric MALHERBE

 

Le Président :

Christian COQUOZ

 


 

Indication des voies de recours :

Le Tribunal fédéral connaît, comme juridiction ordinaire de recours, des recours en matière pénale au sens de l'art. 78 de la loi sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF; RS 173.110); la qualité et les autres conditions pour interjeter recours sont déterminées par les art. 78 à 81 et 90 ss LTF. Le recours doit être formé dans les trente jours qui suivent la notification de l'expédition complète de l'arrêt attaqué. Le recours doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14.


 

 

 

ÉTAT DE FRAIS

P/12324/2005

 




COUR DE JUSTICE

 

Selon le règlement du 22 décembre 2010 fixant le tarif des frais et dépens en matière pénale (E.4.10.03).

 

Débours (art. 2)

 

 

- frais postaux

CHF

30.00

Émoluments (art. 4)

 

 

- délivrance de copies (let. a)

CHF

00.00

- état de frais (let. h)

CHF

50.00

Émoluments de la Chambre pénale de recours
(art. 13)

 

 

- émolument

CHF

3'000.00

 

 

 

Total

CHF

3'080.00