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Décisions | Tribunal administratif de première instance

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A/2027/2024

JTAPI/140/2025 du 06.02.2025 ( AMENAG ) , ADMIS

Descripteurs : CONSTATATION DE LA NATURE FORESTIÈRE;QUALITÉ POUR AGIR ET RECOURIR;INTÉRÊT ACTUEL
Normes : LFo.10.al1
En fait
En droit
Par ces motifs
RÉPUBLIQUE ET CANTON DE GENÈVE

POUVOIR JUDICIAIRE

A/2027/2024 AMENAG

JTAPI/140/2025

 

JUGEMENT

DU TRIBUNAL ADMINISTRATIF

DE PREMIÈRE INSTANCE

du 6 février 2025

 

dans la cause

 

Madame et Monsieur A______ et B______, Madame et Monsieur C______ et D______ représentés par Me Sylvie BUSCAGLIA, avocate, avec élection de domicile

contre

DÉPARTEMENT DU TERRITOIRE-OCAN

 


EN FAIT

1.             Monsieur B______ et Madame A______ sont propriétaires de la parcelle n° 1______ de la commune de E______[GE]. Monsieur D______ et Madame C______ sont propriétaires de la parcelle n° 2______ de la même commune.

2.             Ces quatre personnes (désignées ci-après en temps que les propriétaires) sont parties, avec de nombreuses autres personnes, à une procédure pendante devant le Tribunal administratif de première instance (ci-après : le tribunal), dans laquelle elles recourent contre une autorisation n° DD 3______ délivrée par le département du territoire (ci-après : le département) le ______ 2022 pour un projet de construction d'habitat groupé sur les parcelles n° 5______ et n° 6______ à 7______ de la commune de E______[GE] (ci-après : la commune).

3.             Dans le cadre de cette procédure, les recourants font grief à l'autorisation litigieuse, notamment, de violer les dispositions de légales en matière de protection de la forêt, ainsi que de fonder le calcul des surfaces constructibles du projet en y incluant, à tort, les surfaces non constructibles de la zone forestière.

4.             Cette procédure est toujours pendante devant le tribunal, bien que celui-ci ait rejeté les recours par jugement du 9 avril 2024 (JTAPI/332/2024). En effet, par arrêt du ______2024 (ATA 1______), la chambre administrative de la Cour de justice (ci-après : la chambre administrative) a constaté la nullité de ce jugement. L'une des parties au litige étant décédée le ______ 2024, le tribunal aurait normalement dû suspendre la procédure afin que les parties puissent se prononcer sur les conséquences de ce décès.

5.             Par courrier du 30 avril 2024, sous la plume de leur conseil, les propriétaires se sont adressés à l'inspecteur cantonal des forêts, au sein de l'office cantonal de l'agriculture et de la nature (ci-après : l'OCAN), afin qu'il ouvre une procédure de constatation de la nature forestière s'agissant des parcelles n° 6______, n° 8______, n° 9______ et n° 10_____ incluses à l'intérieur du périmètre de l'autorisation n° DD 3______.

6.             Par décision du ______ 2024, l'OCAN a refusé d'entrer en matière sur cette requête : la parcelle n° 1______ n'était pas voisine de celles visées par la requête et ses propriétaires ne prouvaient aucun intérêt concret à obtenir une constatation de la nature forestière ; la parcelle n° 2______ était certes voisine de la parcelle n° 4______, mais aucun intérêt spécial n'était démontré en vue de l'obtention d'une telle constatation.

7.             Par acte du 17 juin 2024, les propriétaires ont recouru contre cette décision auprès du tribunal en concluant à son annulation et à ce qu'il soit ordonné à l'inspecteur cantonal des forêts d'ouvrir une procédure de constatation de la nature forestière des parcelles n° 6______, n° 8______, n° 9______ et n° 10_____. C'était à tort que l'OCAN avait considéré qu'ils n'avaient pas d'intérêt à pouvoir obtenir une telle constatation. En effet, dans la mesure où, dans le cadre de la procédure en cours contre l'autorisation DD 3______, ils soulevaient contre cette dernière des griefs fondés sur le fait qu'une partie des parcelles concernées étaient occupées par une forêt, ils auraient dû se voir reconnaître un intérêt à l'obtention d'une décision constatant l'existence de cette forêt.

8.             Par écritures du ______ 2024, l'OCAN a conclu au rejet du recours.

9.             Dans son jugement JTAPI/332/2024, le tribunal avait constaté à titre préjudiciel qu'une procédure de constatation de nature forestière aboutirait très probablement à un refus, dès lors que la situation avait radicalement changé suite à un remaniement du boisement dont il s'agissait, qui n'avait laissé subsister que quelques arbres.

10.         En outre, la jurisprudence retenait que les prescriptions cantonales relatives à la distance de constructions par rapport aux forêts n'étaient pas destinées à protéger les propriétaires des immeubles voisins. Ainsi, un voisin s'opposant à un projet de construction n'était pas légitimé à se plaindre de l'application arbitraire des prescriptions relatives aux distances par rapport à la forêt. Le Tribunal fédéral avait également considéré que la nature d'un cordon boisé pouvait rester indécise lorsque les constructions envisagées se situaient au-delà de la limite d'implantation.

11.         Par réplique du 11 septembre 2024, les propriétaires ont en substance maintenu les arguments qu'ils avaient déjà exposés.

12.         Par duplique du 23 octobre 2024, l'OCAN est revenue sur des considérations émises par le tribunal dans le cadre du JTAPI/332/2024, dont il fallait souligner qu'il avait été annulé (sic) pour la seule raison que l'une des parties recourantes était décédée au jour de son prononcé. Même s'il fallait que le tribunal juge à nouveau l'affaire, on ne voyait pas pour quelle raison il modifierait son raisonnement.

13.         Quoi qu'il en soit, en reprenant les plans de l'autorisation n° DD 3______, il était clair que les futurs bâtiments se situeraient au-delà de la limite inconstructible de 20 m prévue par la législation forestière. Dans le cadre de l'instruction de cette demande d'autorisation, l'OCAN s'était rendu sur place et n'avait pas constaté que le cordon boisé litigieux aurait nécessité une constatation de nature forestière, raison pour laquelle il avait rendu un préavis qui n'en faisait pas mention.

14.         Par réplique spontanée du 5 novembre 2024, les propriétaires ont rappelé que le jugement JTAPI/332/2024 n'avait pas été annulé, mais déclaré nulle, ce qui le rendait inapte à toute référence. Par ailleurs, un projet d'adaptation de la frontière franco-suisse était en cours le long de la rivière du F______ et était susceptible d'entraîner des modifications cadastrales des parcelles n° 6______, n° 8______, n° 9______ et n° 10_____. Par conséquent, les distances mesurées par l'OCAN pour tenter de démontrer que l'autorisation n° DD 3______ respectait les prescriptions en matière forestière étaient sans pertinences.

EN DROIT

1.             Le Tribunal administratif de première instance connaît des recours dirigés, comme en l'espèce, contre les décisions prises par le département en application de la LForêts (art. 115 al. 2 et 116 al. 1 de la loi sur l'organisation judiciaire du 26 septembre 2010 - LOJ - E 2 05 ; art. 63 LForêts).

2.             Interjeté en temps utile et dans les formes prescrites devant la juridiction compétente, le recours est recevable au sens des 62 à 65 de la loi sur la procédure administrative du 12 septembre 1985 (LPA - E 5 10).

3.             L'objet du litige concerne la décision rendue par l'autorité intimée le 14 mai 2024, refusant d'entrer en matière sur la requête des recourants tendant à ce que soit constatée la nature forestière des parcelles n° 6______, n° 8______, n° 9______ et n° 10_____.

4.             Dans le cadre de la présente procédure, il s'agit donc uniquement d'examiner le bien-fondé de ce refus d'entrée en matière, qui découle du point de vue selon lequel les recourants n'auraient pas d'intérêt digne de protection à obtenir une constatation de la nature forestière des parcelles susmentionnées.

5.             Quiconque prouve un intérêt digne d’être protégé peut demander au canton de décider si un bien-fonds doit être considéré comme forêt ou non (art. 10 al. 1 de la loi fédérale sur les forêts du 4 octobre 1991 - LFo - RS 921.0)

6.             De jurisprudence constante, il est admis que les voisins de parcelles faisant l'objet d'une décision de constatation de la nature forestière peuvent avoir un intérêt personnel, dépassant celui de l'ensemble des administrés, à ce que cette décision soit annulée ou modifiée, et que la qualité pour recourir contre une telle décision doit leur être reconnue (ATA/28/2006 du 17 janvier 2006; ATA/355/2005 du 24 mai 2005; ATA/327/2005 du 10 mai 2005). Le Tribunal fédéral admet en outre qu'il faut reconnaître un intérêt digne de protection à pouvoir demander une constatation de la nature forestière, au sens de l'art. 10 al. 1 LFo, au propriétaire d'un bien-fonds auquel une telle constatation pourrait permettre de s'opposer à un projet de construction voisin, quand bien même la forêt ne serait elle-même pas située sur la parcelle dudit propriétaire (arrêt du Tribunal fédéral 1A.71/2002 du 26 août 2002 cons. 1.2). L'ancien Tribunal administratif (devenu depuis lors la chambre administrative) a à son tour tenu le même raisonnement dans un arrêt du 29 juillet 2008 (ATA/391/2008 cons. 2), postérieurement à l'ATA/383/2003 du 20 mai 2003 dans lequel cette juridiction avait retenu la solution inverse, et sur lequel se fonde la décision litigieuse dans le cas d'espèce.

7.             En l'occurrence, il résulte de ce qui précède qu'il conviendrait de retenir que les recourants avaient un intérêt digne de protection, au sens de l'art. 10 al. 1 LFo, à pouvoir demander que l'autorité compétente examine si le boisement présent sur les parcelles n° 6______, n° 8______, n° 9______ et n° 10_____ constitue une forêt au sens de cette loi.

8.             L'autorité intimée soutient cependant que les circonstances spécifiques du cas d'espèce s'opposeraient à une telle conclusion.

9.             À cet égard, elle se fonde tout d'abord sur certains considérants du jugement JTAPI/332/2024 rendus par le tribunal le 9 avril 2024. Toutefois, dans la mesure où, par arrêt ATA/986/2024 du 20 août 2024, la chambre administrative a constaté la nullité de ce jugement, celui-ci est réputé n'avoir jamais existé, de sorte qu'il n'est pas possible de s'y référer d'une quelconque manière.

10.         Ensuite, l'autorité intimée se réfère à un arrêt du Tribunal fédéral selon lequel la nature d'un cordon boisé souffrirait de rester indécise, dès lors que les constructions envisagées se situeraient au-delà de la limite inconstructible prévue par la législation forestière (arrêt du Tribunal fédéral 1C_145/2011 du 16 décembre 2011 consid. 3.2). L'autorité intimée ajoute à cet égard que, selon les plans de l'autorisation n° DD 3______, les futures constructions prévues par cette autorisation se situeraient de toute manière au-delà de la limite inconstructible. Le tribunal ne saurait suivre ce raisonnement, qui se fonde en réalité sur une distance qui ne pourrait être déterminée qu'après que les limites de la forêt auraient elles-mêmes été définies. Dans la mesure où, de l'aveu même de l'autorité intimée, l'autorisation n° DD 3______ permettrait d'ériger l'un des futurs immeubles à une distance de 1,78 m au-delà de la limite inconstructible, il apparaît que cette limite ne pourrait être définie de manière véritablement pertinente qu'après l'éventuelle constatation de la nature forestière.

11.         L'autorité intimée se réfère en outre à un arrêt du Tribunal fédéral selon lequel l'opposant à un projet de construction ne serait pas légitime à se prévaloir de prescriptions cantonales relatives à la distance par rapport aux forêts (arrêt 1A.2372006 du 3 novembre 2006 cons. 3.3). Par conséquent, dans le cas d'espèce, les recourants n'auraient pas d'intérêt à obtenir la constatation de la nature forestière, puisqu'ils ne pourraient pas s'en prévaloir dans le cadre du litige relatif à l'autorisation n° DD 3______. Le tribunal observera cependant que l'arrêt sur lequel l'autorité intimée fonde ce raisonnement n'est plus d'actualité, au vu de l'évolution de la jurisprudence relative à la qualité pour recourir contre une autorisation de construire, depuis l'ATF 137 II 30 consid. 2.2.3 (in Droit de l'environnement dans la pratique 2011 p. 1 et Revue de droit administratif et fiscal 2012 I 480), suivi des ATF 139 II 499 consid. 2.2 (in Journal des Tribunaux 2014 I 372, Revue de droit administratif et fiscal 2014 I 413) et 141 II 50 consid. 2.1. Le Tribunal fédéral a encore récemment confirmé cette approche, considérant qu'un voisin est légitimé à se prévaloir du non-respect d'une distance à la limite, car cela pourrait conduire à ce que le projet de construction ne soit pas réalisé ou soit réalisé différemment de ce qui est prévu, tirant ainsi un avantage pratique de l'annulation de la décision attaquée (arrêt du Tribunal fédéral 1C_88/2024 du 29 novembre 2024 cons. 2).

12.         Enfin, l'autorité intimée relève qu'après les remaniements intervenus sur le cordon boisé originel, le périmètre n'est désormais plus constitué que par de jeunes plantations identifiées comme bosquets arbustifs. Dans cette mesure, il ne pourrait de toute façon pas être question de l'existence d'une forêt. Cet argument est cependant exorbitant au présent litige, car il relève de la question de fond qu'il conviendra de résoudre après avoir admis la qualité des recourant pour requérir constatation de la nature forestière.

13.         Au vu de ce qui précède, le recours devra être admis et la décision litigieuse annulée, la cause étant renvoyée à l'autorité intimée afin qu'elle entre en matière sur la demande de constatation de la nature forestière formée par les recourants le 30 avril 2024 et qu'elle statue sur son bien-fondé.

14.         Vu l'issue du litige, il est renoncé à la perception d'un émolument (art. 87 al. 1 LPA et 1 et 2 du règlement sur les frais, émoluments et indemnités en procédure administrative du 30 juillet 1986 - RFPA - E 5 10.03). L'avance des frais du recours, en CHF 1'200.-, sera restituée aux recourants.

15.         Ceux-ci obtenant gain de cause et ayant conclu à l'octroi d'une indemnité de procédure, l'État de Genève, soit pour lui le département du territoire, sera condamne à ce titre à leur verser un montant de CHF 1'000.- (art. 87 al. 2 à 4 LPA et 6 RFPA).


PAR CES MOTIFS

LE TRIBUNAL ADMINISTRATIF

DE PREMIÈRE INSTANCE

1.             déclare recevable le recours interjeté le 17 juin 2024 par Madame et Monsieur A______ et B______ et Madame et Monsieur C______ et D______ contre la décision du département du territoire du ______ 2024 ;

2.             l'admet ;

3.             annule la décision rendue par le département du territoire, soit pour lui l'office cantonal de l'agriculture et de la nature, le 14 mai 2024, et lui renvoie la cause afin qu'il lui donne suite au sens des considérants ;

4.             ordonne la restitution aux recourants de leur avance de frais de CHF 1'200.- ;

5.             condamne l'État de Genève, soit pour lui le département du territoire, à verser aux recourants une indemnité de procédure de CHF 1'000.- ;

6.             dit que, conformément aux art. 132 LOJ, 62 al. 1 let. a et 65 LPA, le présent jugement est susceptible de faire l'objet d'un recours auprès de la chambre administrative de la Cour de justice (10 rue de Saint-Léger, case postale 1956, 1211 Genève 1) dans les 30 jours à compter de sa notification. L'acte de recours doit être dûment motivé et contenir, sous peine d'irrecevabilité, la désignation du jugement attaqué et les conclusions du recourant. Il doit être accompagné du présent jugement et des autres pièces dont dispose le recourant.

Siégeant : Olivier BINDSCHEDLER TORNARE, président, Loïc ANTONIOLI et Diane SCHASCA, juges assesseurs

Au nom du Tribunal :

Le président

Olivier BINDSCHEDLER TORNARE

 

Copie conforme de ce jugement est communiquée aux parties.

Genève, le

 

La greffière