Décisions | Chambre des baux et loyers
ACJC/48/2025 du 10.01.2025 ( SBL ) , JUGE
En droit
Par ces motifs
RÉPUBLIQUE ET CANTON DE GENÈVE | ||
POUVOIR JUDICIAIRE C/25/2024 ACJC/48/2025 ARRÊT DE LA COUR DE JUSTICE Chambre des baux et loyers DU VENDREDI 10 JANVIER 2025 |
Entre
FONDATION DE PLACEMENTS IMMOBILIERS A______, sise ______ [ZH], recourante contre une ordonnance rendue par le Tribunal des baux et loyers le 9 août 2024, représentée par Me Jean-Yves SCHMIDHAUSER, avocat, rue Jean-Sénébier 20, 1205 Genève,
et
B______/C______ SA, sise ______ [GE], intimée, représentée par Me François BELLANGER, avocat, rue de Hesse 8, case postale , 1211 Genève 4.
A. Par ordonnance OTBL/132/2024 du 9 août 2024, expédiée pour notification aux parties le même jour, le Tribunal des baux et loyers a suspendu la procédure jusqu'à ce qu'un jugement de première instance ait été rendu dans la cause C/1______/2023.
Il a considéré que cette cause, qui opposait une autre partie demanderesse à la FONDATION DE PLACEMENTS IMMOBILIERS A______, concernait des locaux situés dans le même immeuble et posait la même problématique juridique que celle existant dans la présente procédure, de sorte qu'il se justifiait d'attendre que le Tribunal ait rendu son jugement dans la cause susmentionnée.
B. Par acte du 20 août 2024 à la Cour de justice, la FONDATION DE PLACEMENTS IMMOBILIERS A______ a formé recours contre cette décision. Elle a conclu à l'annulation de celle-ci, sous suite de frais et dépens.
Elle a formé des allégués nouveaux en lien avec la procédure C/1______/2023, rendus nécessaires selon elle par la décision du premier juge, à savoir qu'elle avait remis à bail, depuis mars 2021, d'autres surfaces commerciales (destinées à une "prétendue production de masques sanitaires") du même immeuble que celui visé dans la présente cause, à C______ SA.
B______/C______ SA a conclu au rejet du recours, avec suite de frais et dépens.
Les parties ont répliqué et dupliqué, persistant dans leurs conclusions respectives. La FONDATION DE PLACEMENTS IMMOBILIERS A______ a encore versé à la procédure copie du procès-verbal de la déclaration d'un témoin, recueillie par le Tribunal dans le cadre de la procédure C/1______/2023, et a derechef persisté dans ses conclusions. B______/C______ SA a sur ce également persisté dans ses conclusions.
Par avis du 11 novembre 2024, elles ont été informées de ce que la cause était gardée à juger.
C. Il résulte de la procédure de première instance les faits pertinents suivants:
Le 3 janvier 2024, B______/C______ SA, dont l'administrateur est D______, a saisi le Tribunal d'une action en libération de dette dirigée contre la FONDATION DE PLACEMENTS IMMOBILIERS A______. Elle a conclu à ce qu'il soit constaté qu'elle ne devait pas à celle-ci 614'974 fr. 70 avec intérêts moratoires à 5% l'an dès le 1er juin 2022, faisant l'objet de la mainlevée provisoire de l'opposition prononcée par jugement JTPI/14853/2023 du Tribunal de première instance du 12 décembre 2023 (cause C/2______/2022), sous suite de frais et dépens.
Elle a notamment allégué qu'elle avait, avec B______/E______ SA, pris à bail une surface de 1'057 m2 (destinée à une académie de cuisine et à des bureaux) au quatrième étage, une surface de 1'057 m2 (destinée à une cuisine de production) au troisième étage, une surface de 1'057 m2 (destinée à une cuisine de production) au deuxième étage, une surface de 288 m2 (destinée à la réception de marchandises) au rez-de-chaussée, un dépôt-stockage de 196 m2 au premier sous-sol, ainsi que cinquante-sept places de parc au sous-sol et au rez-de-chaussée d'un bâtiment commercial sis rue 3______ no. ______ à F______ [GE], propriété de la FONDATION DE PLACEMENTS IMMOBILIERS A______. Le contrat avait été conclu pour une durée de dix ans, soit du 1er mars 2020 au 28 février 2030. Ce contrat stipulait en particulier un loyer mensuel de 106'267 fr. 95 fr. HT, payable par mois d'avance, ainsi qu'un acompte provisionnel pour les charges de chauffage et de frais accessoires de 155'655 fr. par an. Elle avait connu des difficultés pour s'acquitter des loyers, qu'elle attribuait à la situation due à la pandémie. Dès le 1er mars 2021, les parties étaient convenues de retirer du bail la surface du deuxième étage et vingt-et-une places de parc, puis dès le 1er avril 2021 la surface du quatrième étage et dix-neuf places de parc, diminuant de la sorte le loyer et les charges, en définitive à 494'590 fr. HT par an, et 60'525 fr. HT par an. Le 6 avril 2022, elle avait reçu de la bailleresse un courrier de mise en demeure portant sur les loyers et frais accessoires dus du 1er octobre 2021 au 30 avril 2022, soit 88'412 fr. 10, pour la surface de 288 m2 sise au rez-de-chaussée. Le 19 octobre 2022, elle avait résilié le contrat pour le 31 mai 2023 pour justes motifs au sens de l'art. 266g al. 1 CO. Le 25 octobre 2022, elle avait formé opposition au commandement de payer, poursuite n° 3______, portant notamment sur 614'974 fr. 70 avec intérêts moratoires à 5% l'an dès le 1er avril 2022, laquelle avait conduit au prononcé de mainlevée provisoire selon jugement du Tribunal de première instance du 12 décembre 2023.
La FONDATION DE PLACEMENTS IMMOBILIERS A______ a conclu au déboutement de B______/C______ SA des fins de ses conclusions. Elle a formé une demande reconventionnelle tendant à ce que la société précitée soit condamnée à lui verser 908'082 fr. 30 avec intérêts moratoires à 5% l'an dès le 1er mars 2022 (date moyenne) sur 597'858 fr. 60 et dès le 1er février 2023 (date moyenne) sur 310'223 fr. 70 à titre de solde de loyers et avances de charges du 1er janvier 2020 au 30 avril 2023 (conclusion n° 5), à ce que soit prononcée la mainlevée définitive de l'opposition formée au commandement de payer, poursuite n° 3______, ainsi que celle formée à la poursuite n° 4______ (conclusion n° 6), sous suite de frais et dépens.
Elle a notamment allégué qu'elle avait résilié le bail pour défaut de paiement avec effet au 30 avril 2023. Le montant total du loyer et des charges du 1er septembre 2020 au 30 avril 2023 restant dû était de 908'082 fr. 30.
Elle a par ailleurs fait référence à une "procédure parallèle concernant C______ SA", société anonyme ayant pour administrateur D______, dont elle a allégué qu'il s'agissait d'une société du groupe B______ (allégués 3 et 41).
La FONDATION DE PLACEMENTS IMMOBILIERS A______ a produit en lien avec cette référence une copie d'une action en libération de dette dirigée à son encontre par la précitée, désignée en page de garde de son chargé de pièces sous l'intitulé suivant: "action en libération de dette ouverte par C______ SA devant le Tribunal des baux et loyers le 30 novembre 2023 (procédure C/1______/2023)".
Elle en a tiré argument pour soutenir que dans la cause susmentionnée et dans la présente cause, des thèses contradictoires étaient soumises respectivement par C______ SA et par B______/C______ SA au sujet de l'évolution favorable ou défavorable de la pandémie invoquée à l'appui d'une "clausula rebus sic stantibus".
B______/C______ SA a, le 17 avril 2024, déposé un acte par lequel elle a d'une part répliqué, d'autre part répondu sur demande reconventionnelle, concluant à ce qu'il soit constaté qu'elle ne devait pas 908'082 fr. 30 avec intérêts moratoires à 5% l'an dès le 1er mars 2022 (date moyenne) sur 597'858 fr. 60 et dès le 1er février 2023 (date moyenne) sur 310'223 fr. 70, avec suite de frais et dépens.
Elle a notamment fait figurer en regard des allégués 3 et 41 de sa partie adverse "non pertinent soit contesté" et "contesté" (suivi d'un commentaire) respectivement. Elle a en outre contesté la contradiction évoquée par la FONDATION DE PLACEMENTS IMMOBILIERS A______, ajoutant que celle-ci "déform[ait] totalement les propos de C______ SA".
Par ordonnance du 18 avril 2024, le Tribunal a ordonné un second échange d'écritures.
La FONDATION DE PLACEMENTS IMMOBILIERS A______ a dupliqué.
Par ordonnance du 30 mai 2024, le Tribunal a notamment imparti un délai aux parties pour se déterminer sur la question de la suspension de la procédure jusqu'à droit jugé dans la cause C/1______/2023.
La FONDATION DE PLACEMENTS IMMOBILIERS A______ s'est opposée à la suspension de la procédure. Elle a fait valoir que l'objet de la cause C/1______/2023 était un autre contrat de bail, conclu avec une société tierce, portant sur des locaux différents, dans des circonstances différentes.
M3 LA CUISINE CENTRALE SA ne s'y est pas opposée.
1. 1.1 Formé dans le délai utile de dix jours et suivant la forme prescrite par la loi, à l'encontre d'une ordonnance de suspension au sens de l'art. 126 al. 1 CPC, laquelle entre dans la catégorie des ordonnances d'instruction (ATF 141 III 270 consid. 3) pouvant, conformément à l'art. 126 al. 2 CPC, faire l'objet du recours de l'art. 319 let. b ch. 1 CPC, le présent recours est recevable (art. 130, 131, 142 et 321 al. 1 et 2 CPC).
1.2 La cognition de la Cour est limitée à la violation du droit et à la constatation manifestement inexacte des faits (art. 320 CPC).
1.3 Les allégués nouveaux formulés par les parties sont irrecevables, conformément à l'art. 326 al. 1 CPC.
2. La recourante fait grief au Tribunal d'avoir rendu une décision dont la motivation est lacunaire, et partiellement fondée sur des éléments extrinsèques à la présente procédure, violant de la sorte la maxime des débats. Elle lui reproche d'avoir considéré que la cause C/1______/2023 concernait la "même problématique juridique", ce qui justifiait une suspension dans l'attente du jugement que le Tribunal rendrait dans la cause susmentionnée.
2.1 Le droit d'être entendu consacré à l'art. 29 al. 2 Cst. implique l'obligation pour le juge de motiver sa décision afin que le justiciable puisse la comprendre, la contester utilement s'il y a lieu et que l'autorité de recours puisse exercer son contrôle. Il suffit que le juge mentionne, au moins brièvement, les motifs qui l'ont guidé et sur lesquels il a fondé sa décision; il n'est pas tenu de discuter tous les arguments soulevés par les parties, mais peut se limiter à ceux qui lui apparaissent pertinents (ATF 141 V 557 consid. 3.2.1; 138 I 232 consid. 5.1). Savoir si la motivation présentée est convaincante est une question distincte de celle du droit à une décision motivée. Dès lors que l'on peut discerner les motifs qui ont guidé la décision du juge, le droit à une décision motivée est respecté même si la motivation présentée est erronée. La motivation peut d'ailleurs être implicite et résulter des différents considérants de la décision (ATF 141 V 557 consid. 3.2).
2.2 Selon l'art. 126 al. 1 CPC, le tribunal peut ordonner la suspension de la procédure si des motifs d'opportunité le commandent; la procédure peut notamment être suspendue lorsque la décision dépend du sort d'un autre procès.
La suspension doit répondre à un besoin réel et être fondée sur des motifs objectifs. Elle ne saurait être ordonnée à la légère, les parties ayant un droit à ce que les causes pendantes soient traitées dans des délais raisonnables. Le juge bénéficie d'un large pouvoir d'appréciation en la matière (arrêt du Tribunal fédéral 4A_683/2014 du 17 février 2015 consid. 2.1).
Au regard du principe de la célérité, la durée du procès et la compatibilité d'une éventuelle suspension doivent être appréciées de cas en cas en tenant compte de l'ensemble des circonstances, en particulier de la nature et de l'ampleur de l'affaire, du comportement des parties et des autorités, et des opérations de procédure spécifiquement nécessaires (ATF 144 II 486 consid. 3.2).
2.3 En l'occurrence, il convient de relever d'emblée qu'aucune des parties n'a conclu à la suspension de la présente procédure devant le Tribunal. Celui-ci a d'office acheminé les parties à se déterminer sur la question de la suspension dans l'attente de "droit jugé" dans la cause C/1______/2023, sans autre explication, et sans se préoccuper de la circonstance que l'intimée n'étant pas partie à cette cause, elle est supposée en ignorer l'existence, et a fortiori le contenu et son état d'avancement.
Certes, la recourante avait elle-même fait allusion à la procédure C/1______/2023 dans sa réponse et demande reconventionnelle, produisant la demande dirigée contre elle par une société tierce, dont elle a allégué (n. 3 et n. 41) qu'elle appartenait au même groupe de sociétés que l'intimée. Cette dernière a fait figurer les mentions suivantes dans sa réplique en regard desdits allégués: "ad allégué 3 non pertinent soit contesté" et "ad allégué 40 contesté" (ajoutant toutefois un commentaire); elle a de la sorte accrédité la circonstance qu'elle était étrangère à la cause C/1______/2023. On peine dès lors à comprendre comment elle aurait pu, ainsi que le lui a demandé le Tribunal dans son ordonnance du 30 mai 2024, se déterminer sur une suspension dans l'attente de ladite procédure (sans préjudice de ce que, dans sa réponse au recours, elle reconnaît que C______ SA fait partie du groupe de sociétés auquel elle appartient et que le contrat de bail conclu par cette dernière relèverait "d'une seule et même relation d'affaires" qui s'inscrirait "dans un complexe de faits dont il faut admettre que le seul élément qui diffère est l'identité juridique des parties locataires").
Elle ne s'y est d'ailleurs pas aventurée, se limitant à exprimer qu'elle n'était pas opposée à une telle suspension.
Comme le relève la recourante, le Tribunal n'a pas exposé en quoi celle-ci se justifierait. La seule circonstance évoquée, outre la situation des locaux dont la pertinence n'est de loin pas manifeste, tiendrait à la "même problématique juridique" dans la présente cause et dans la procédure C/1______/2023, sans que l'on puisse discerner de quoi il s'agirait précisément, ni quels motifs concrets auraient en l'occurrence guidé la décision du premier juge.
Celui-ci n'a de surcroît pas examiné ce qu'il en est de l'exigence de célérité. A cet égard, l'ensemble des circonstances qui permettent d'examiner la compatibilité d'une suspension avec la procédure n'a pas été établi, singulièrement pas les opérations de procédure nécessaires. Il n'a pas plus été indiqué le stade auquel se trouve la cause C/1______/2023, étant en outre observé qu'une décision de première instance, telle que visée au dispositif de l'ordonnance attaquée, si elle n'est pas définitive, ne représente pas une étape particulièrement décisive.
Au vu de ce qui précède, la Cour n'est pas en mesure d'exercer son contrôle.
L'ordonnance attaquée sera ainsi annulée.
3. À teneur de l'art. 22 al. 1 LaCC, il n'est pas prélevé de frais dans les causes soumises à la juridiction des baux et loyers (ATF 139 III 182 consid. 2.6).
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La Chambre des baux et loyers :
A la forme :
Déclare recevable le recours formé le 20 août 2024 par FONDATION DE PLACEMENTS IMMOBILIERS A______ contre l'ordonnance OTBL/132/2024 rendue le 9 août 2024 par le Tribunal des baux et loyers dans la cause C/25/2024.
Au fond :
Annule cette ordonnance.
Dit que la procédure est gratuite.
Déboute les parties de toutes autres conclusions.
Siégeant :
Madame Nathalie LANDRY-BARTHE, présidente; Madame Sylvie DROIN et Monsieur Laurent RIEBEN, juges; Madame Laurence MIZRAHI et Monsieur
Jean-Philippe FERRERO, juges assesseurs; Madame Victoria PALAZZETTI, greffière.
Indication des voies de recours :
Conformément aux art. 72 ss de la loi fédérale sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF; RS 173.110), le présent arrêt peut être porté dans les trente jours qui suivent sa notification avec expédition complète (art. 100 al. 1 LTF) par-devant le Tribunal fédéral par la voie du recours en matière civile.
Le recours doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14.
Valeur litigieuse des conclusions pécuniaires au sens de la LTF supérieure ou égale à 15'000 fr.