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Décisions | Chambre administrative de la Cour de justice Cour de droit public

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A/350/2024

ATA/106/2025 du 28.01.2025 ( AMENAG ) , ADMIS

En fait
En droit
RÉPUBLIQUE ET CANTON DE GENÈVE

 

POUVOIR JUDICIAIRE

A/350/2024-AMENAG ATA/106/2025

COUR DE JUSTICE

Chambre administrative

Arrêt du 28 janvier 2025

 

dans la cause

 

OFFICE CANTONAL DE L'AGRICULTURE ET DE LA NATURE recourant

contre

A______
B______
C______
représentées par Me Vincent LATAPIE, avocat
et
D______ SA
et
COMMISSION FONCIÈRE AGRICOLE intimées

 



EN FAIT

A. a. A______, B______ et C______ sont copropriétaires des parcelles nos 286 de 1'587 m2, 2'393 de 5'554 m2, 2'395 de 5'620 m2 et 2'520 de 2'393 m2 de la commune de E______, sises en zone agricole et comprises dans le plan directeur des gravières depuis 1999.

Ces parcelles sont affermées à F______.

b. D______ SA (ci-après : D______), inscrite depuis le 28 mars 2023 au registre du commerce de Genève (ci-après : RC), a son siège à Bernex et a pour but, notamment, l’achat, la vente, la mise en valeur et l’exploitation de tout domaine et entreprises agricoles, horticoles ou viticoles, et toutes les activités se rapportant à ce but. La société peut acquérir des immeubles, ou prendre de participations dans des sociétés détenant des immeubles, si ceux-ci ont une affectation exclusivement commerciale ; elle peut également, dans le respect de la loi fédérale sur le droit foncier rural du 4 octobre 1991 (LDFR - RS 211.412.11), effectuer toutes opérations financières, commerciales, mobilières ou immobilières en Suisse, se rattachant directement au but principal, participer à toutes entreprises ayant un rapport direct avec le but, accorder des prêts ou des garanties à des filiales, à des actionnaires ou à des tiers ; elle peut prendre et gérer des participations dans tout autre entreprise. G______, agriculteur à Bernex, et H______ sont administrateurs avec signature collective à deux et détiennent respectivement 60% et 40% des parts de la société.

c. I______ SA (ci-après : I______), dont le siège est à Assens (VD), est inscrite au RC du canton de Vaud depuis le 18 avril 1997. La société a pour but l’achat, la vente et la gestion de participations en Suisse et à l’étranger. H______ en est l’administrateur avec signature individuelle.

B. a. Le 25 octobre 2023, les coproprétaires ont requis l’autorisation d’aliéner leurs parcelles à D______ auprès de la commission foncière agricole (ci-après : CFA).

b. Le 5 décembre 2023, la CFA, par décision no 1______, a autorisé D______ à acquérir les parcelles de E______ pour le prix de CHF 163'024.-, soit CHF 8.- le m2.

Les copropriétaires vendaient l’ensemble des parcelles agricoles leur appartenant et celles-ci ne constituaient pas une entreprise agricole au sens de l’art. 7 LDFR. Elles étaient comprises dans le plan directeur des gravières. Les statuts d’D______ respectaient en tous points les recommandations éditées par la CFA en février 2022 (directives CFA 2022). G______, exploitant à titre personnel au sens de l’art. 9 LDFR, était l’actionnaire majoritaire d’D______. De ce fait, le titre d’exploitante à titre personnel pouvait être reconnu à D______. Les parcelles étant affermées, la décision serait notifiée à F______.

La décision a été notifiée le 20 décembre 2023 aux parties.

C. a. Par acte envoyé le 31 janvier 2024, l’office cantonal de l’agriculture et de la nature (ci-après : OCAN) a interjeté recours auprès de la chambre administrative de la Cour de justice (ci-après : la chambre administrative) contre la décision no 1______ de la CFA, concluant à son annulation.

Seule la perspective de leur exploitation en gravière pouvait expliquer l’actionnariat liant un agriculteur au propriétaire d’un groupe de l’importance économique d’I______, employant plus de 900 personnes notamment actif dans le domaine des gravières. Aucun projet agricole n’était allégué.

Bien que l’actionnaire majoritaire soit exploitant agricole, D______ ne l’était pas au sens de l’art. 9 LDFR. Aucune des exceptions au principe de l’exploitation à titre personnel n’était remplie. Notamment, c’était l’exploitation en gravières d’une parcelle qui entraînait la fin de son assujettissement à la LDFR.

En outre, le prix était surfait en raison de la présence de gravier. La CFA aurait dû instruire : en général, un accord permettant de rémunérer davantage les propriétaires était conclu dans ces situations. Celui-ci était nul car il cherchait à éluder les dispositions en matière d’acquisition des immeubles agricoles.

b. Les requérantes ont déposé des observations le 20 mars 2024, concluant au rejet du recours.

Elles sollicitaient préalablement la jonction de la cause avec la procédure A/739/2024 concernant une décision de la CFA no 2______ contre laquelle l’OCAN avait déposé un recours le 1er mars 2024 dans lequel il demandait également cette jonction.

D______ avait un but principal agricole et les trois buts accessoires ne dénatureraient pas celui-ci en le transformant en un but purement immobilier.

La directive CFA 2022 était respectée et le 6 décembre 2022, la CFA avait constaté par décision dans le cadre de la procédure no 3______, la validité des statuts d’D______ et lui avait reconnu le titre d’exploitant personnel. Cette décision n’avait pas été contestée par l’OCAN. C’était sur cette base qu’D______ avait été inscrite au RC le 28 mars 2023. Elle poursuivait bien un but agricole, à l’exclusion de tout but immobilier.

Exiger d’une personne morale nouvellement constituée qu’elle soit déjà propriétaire d’un bien agricole pour obtenir la qualité d’exploitante à titre personnel comme le sous-entendait l’OCAN revenait à faire preuve de formalisme excessif.

Il résultait de la comparution de G______ et H______ devant la CFA le 14 novembre 2023, dans le cadre de la cause A/739/2024, que leur association avait pour motif que G______ devait développer son entreprise pour la transmettre à ses fils et devait acquérir de nouveaux terrains. Aucun établissement bancaire n’ayant accepté de lui prêter les fonds nécessaires, il s’était tourné vers H______ qui était prêt à investir dans ses projets de développement. La société permettait à G______, même si les terres ainsi acquises devaient changer d’affectation, d’en garder toujours une maîtrise pour le futur lorsqu’elles reviendraient à l’agriculture.

Aucun plan d’extraction de gravier n’était en force pour ces parcelles ; aucun élément concret ne permettait de laisser supposer une exploitation dans les quinze prochaines années. H______ n’avait donc que des expectatives ce qui ne préjugeait en rien une intention de vouloir éluder la LDFR.

L’autorisation était donc justifiée et les intentions qui leur étaient prêtées ainsi qu’à D______ résultaient d’une mauvaise interprétation des faits. Le prix n’était pas surfait.

c. Le 22 avril 2024, la CFA a conclu au rejet du recours.

La décision CFA no 3______ du 6 décembre 2022 n’ayant pas été contestée par l’OCAN, son grief lié au statut d’exploitant à titre personnel était irrecevable.

La détention majoritaire des actions de la société était pérenne, contrairement à l’état de fait d’une cause jugée le 14 février 2023 par la chambre administrative qui fondait l’argumentation de l’OCAN. De plus, le but statutaire d’D______ était purement agricole. Il ne ressortait pas des pièces qu’D______ était active dans la production de gravier. Il ne s’agissait que de conjectures. L’obtention de paiements directs n’était pas une condition pour que le projet soit considéré comme agricole. Un exploitant pouvait renoncer à l’octroi des paiements directs ou ne pas les percevoir s’il avait atteint l’âge de la retraite.

Faute pour l’OCAN de pouvoir démontrer que le prix de vente a été modifié par d’autres accords, son grief devait être rejeté.

d. Le 29 juillet 2024, l’OCAN a répliqué, persistant dans ses conclusions.

Elle sollicitait également la jonction des causes.

La lecture des statuts d’D______ montrait que la formule minimale considérée par la CFA comme essentielle pour qu’une société puisse se voir reconnaître la qualité d’exploitant à titre personnel : « la société a pour but l’exploitation de tous domaines agricoles […] et toutes les activités se rapportant à ce but en conformité avec la LDFR » était noyée dans une formulation plus vaste, le but consistant en : « l’achat, la vente, la mise en valeur et l’exploitation […] ». Cette phrase était immédiatement suivie par la précision : « En Suisse, la société pouvait également acquérir des immeubles, directement ou indirectement, si ceux-ci avaient une affectation exclusivement commerciale ». Finalement, la société avait pour but statutaire de : « prendre et gérer des participations dans toute autre entreprise ». Ce but vaste et peu précis n’était pas orienté vers l’exploitation agricole mais bien davantage vers celle d’une société immobilière achetant et faisant fructifier des immeubles dans le domaine agricole. Aucune indication n’avait été donnée au sujet des activités d’D______ et la CFA ne pouvait en aucun cas délivrer une autorisation d’acquérir sans s’assurer, au préalable, du type d’activité effectivement exercée par la société.

La décision du 6 décembre 2022 n’avait pas la portée que lui prêtaient les intimées. Il s’agissait d’une démarche préalable avant l’inscription au RC de la société. Dans le cas d’espèce, les éléments spécifiques tels que l’inclusion des biens-fonds convoités dans le plan directeur des gravières ou les objectifs avoués par les actionnaires n’avaient pas été portés à la connaissance de la CFA. La qualification d’exploitant à titre personnel devait faire l’objet d’une analyse complète à l’occasion de chaque demande d’autorisation d’acquérir un bien-fonds ou une entreprise agricole.

D______ n’avait pas fait la démonstration à la CFA que l’exploitation agricole des biens-fonds qu’elle entendait acquérir était économiquement rentable. Sous cet angle‑là, l’obtention de paiements directs était un élément important. De même, le prix d’acquisition des terrains était important. Un business plan aurait permis à la CFA de faire une appréciation précise de la situation, ce qui n’était pas le cas. Aucun élément supplémentaire n’était fourni dans les écritures des intimées. Cette absence de données financières plaidait en faveur du refus de la délivrance de l’autorisation d’aliéner sollicitée.

Les intentions des actionnaires étaient une donnée essentielle pour statuer sur le bien-fondé de la requête. Celles de G______, exprimées lors de son audition par la CFA, démontraient que si le but paraissait conforme à celui de la loi, le moyen pour y parvenir n’était pas admissible. Il n’était pas admissible que le financement s’accompagne de la garantie de pouvoir exploiter les terrains en gravière, soit de manière non agricole. C’était uniquement pour obtenir cette garantie que la société avait été constituée. L’opération litigieuse était conçue pour suppléer à l’impossibilité dans laquelle se trouvait I______ et/ou H______ d’acquérir des parcelles agricoles.

Il produisait un avis de droit, déjà remis à la chambre administrative dans une autre cause, dont elle avait approuvé le raisonnement dans l’arrêt du 14 février 2023 déjà mentionné. La seule distinction entre les causes ne permettait pas d’aboutir à une autre conclusion.

e. Le 27 décembre 2024, D______ s’est rallié pleinement aux déterminations de la CFA et des requérantes, notamment quant aux observations faites au sujet de la société et de son but agricole.

f. Sur quoi, la cause a été gardée à juger.

EN DROIT

1.             Interjeté en temps utile devant la juridiction compétente, le recours est recevable (art. 132 de la loi sur l'organisation judiciaire du 26 septembre 2010 - LOJ ‑ E 2 05 ; art. 62 al. 1 let. a et 63 al. 1 let. c de la loi sur la procédure administrative du 12 septembre 1985 ‑ LPA ‑ E 5 10 ; art. 88 LDFR ; art. 13 loi d'application de la loi fédérale sur le droit foncier rural du 16 décembre 1993 ; LaLDFR - M 1 10).

2.             Les parties requièrent la jonction de la procédure avec la procédure A/739/2024 qui concerne une autre autorisation d’acquérir délivrée à D______ par la CFA.

2.1 Conformément à l'art. 70 al. 1 LPA, l'autorité peut, d'office ou sur requête, joindre en une même procédure des affaires qui se rapportent à une situation identique ou à une cause juridique commune.

2.2 Selon la jurisprudence de la chambre de céans, il n’y a pas lieu de procéder à une jonction des causes lorsque des procédures portent sur des décisions rendues par la même autorité et prises en vertu des dispositions de la même loi visent un complexe de faits différent ou ne concernent pas les mêmes parties (ATA/1113/2024 du 24 septembre 2024 consid. 3.2. ; ATA/557/2021 du 25 mai 2021 consid. 3a).

2.3 En l’espèce, la chambre administrative relève que les causes dont la jonction est demandée portent sur deux autorisations distinctes, des parcelles différentes, lesquelles ne sont en outre pas comprises dans le plan directeur des gravières et appartiennent à des propriétaires différents.

Par conséquent, bien que les situations présentent des similitudes, les procédures ne se rapportent pas à une situation identique et ne concernent pas les mêmes parties. Il ne se justifie donc pas de les joindre.

3.             Le litige porte sur l’autorisation d’acquérir des parcelles soumises à la LDFR par une personne morale.

3.1 La LDFR s’applique aux immeubles agricoles isolés qui sont situés en dehors d’une zone à bâtir et dont l’utilisation agricole est licite (art. 2 al. 1 LDFR) mais elle ne s’applique pas aux immeubles de moins de quinze ares pour les vignes, ou de moins de 25 ares pour les autres terrains (art. 2 al. 3 LDFR).

En l’espèce, deux des cinq parcelles concernées par l’autorisation d’acquérir ne sont donc pas soumises à la LDFR, soit les parcelles nos 286 et 2'520.

3.2 La LDFR a notamment pour but d'encourager la propriété foncière rurale et en particulier de maintenir des entreprises familiales comme fondement d'une population paysanne forte et d'une agriculture productive, orientée vers une exploitation durable du sol ainsi que d'améliorer les structures (art. 1 al. 1 let. a LDFR). La LDFR veut ensuite renforcer la position de l'exploitant à titre personnel, y compris celle du fermier, en cas d'acquisition d'entreprises et d'immeubles agricoles (art. 1 al. 1 let. b LDFR). Le régime d’autorisation des art. 61 ss LDFR s’inscrit dans cette finalité en favorisant les acquéreurs qui ont la qualité d’exploitant à titre personnel et en luttant contre les prix surfaits par l’introduction d’un contrôle des prix (art. 63 al. 1 let. b LDFR).

Elle cherche, dans cette mesure, à exclure du marché foncier tous ceux qui cherchent à acquérir les entreprises et les immeubles agricoles principalement à titre de placement de capitaux ou dans un but de spéculation (Message du Conseil fédéral à l'appui de la LDFR, FF 1988 III p. 906 ; arrêt du Tribunal fédéral 5A.20/2003 du 2 novembre 2004 consid. 3.1).

3.3 Celui qui entend acquérir un immeuble agricole doit obtenir une autorisation, qui lui est accordée lorsqu’il n’existe aucun motif de refus (art. 61 LDFR). Le législateur a voulu, en réglant de manière détaillée les cas et les motifs d’octroi d’une autorisation, garantir le respect du système mis en place et des buts de la loi, en particulier le maintien de petites exploitations agricoles familiales, défini comme un intérêt public important. L’instauration d’un contrôle a priori des acquisitions foncières rurales a notamment pour but de vérifier que les transferts de propriété soient conformes aux objectifs de la LDFR (Thierry LARGEY, L’acquisition d’immeubles agricoles par des non-exploitants à titre personnel, in CDA 3/2022 p. 213).

4.             Constitue un motif de refus le fait que l’acquéreur ne soit pas exploitant à titre personnel (art. 63 al. 1 let. a LDFR) ou que le prix convenu soit surfait (art. 63 al. 1 let. b LDFR).

4.1 Selon l’art. 64 al. 1 let. c LDFR, l’acquisition peut être autorisée en cas de juste motif, soit si elle a lieu en vue d’une exploitation des ressources du sol permise par le droit de l’aménagement du territoire et que la surface ne contient pas une réserve de matières premières supérieure aux besoins que l’on peut raisonnablement reconnaître à l’entreprise ou n’est pas supérieure à celle dont l’entreprise a besoin comme terrain utilisé en remploi pour une surface située sur le territoire d’exploitation, et ce pour quinze années au plus. Le terrain qui n’est pas utilisé de l’une ou l’autre façon dans les quinze ans à compter de son acquisition doit être aliéné conformément aux dispositions de la présente loi. Il en va de même pour le terrain qui a été remis en culture.

4.2 Est exploitant à tire personnel quiconque cultive lui-même les terres agricoles et, s’il s’agit d’une entreprise agricole, dirige personnellement celle-ci (art. 9 al. 1 LDFR). Est capable d’exploiter à titre personnel quiconque a les aptitudes usuellement requises dans l’agriculture de notre pays pour cultiver lui-même les terres agricoles te diriger personnellement une entreprise agricole (art. 9 al. 2 LDFR). L’exploitant à titre personnel est une notion juridique propre à la LDFR et le motif de refus d’autorisation qui lui est lié a pour but de favoriser l’exploitation du sol par des personnes directement et personnellement impliquées dans l’agriculture, en évitant l’accaparement des terres par des agriculteurs de loisirs ou des investisseurs qui ne vivraient pas du travail de la terre. La LDFR cherche à exclure du marché foncier tous ceux qui cherchent à acquérir les entreprises et les immeubles agricoles principalement à titre de placement de capitaux ou dans un but de spéculation (Thierry LARGEY in Procédures administrative, territoire, patrimoine et autres horizons : mélanges en l’honneur du Professeur Benoît BOVAY, 2024, p. 285).

Les personnes morales remplissent l’exigence de l’exploitation à titre personnel lorsque leurs membres ou associés disposant d’une participation majoritaire remplissent les conditions posées pour être reconnus comme exploitants à titre personnel ou qu’au moins la majorité de ces personnes travaillent dans l’exploitation. En outre, le détenteur de la participation majoritaire doit pouvoir disposer de l’entreprise, constituant l’actif principal de la personne morale, de manière à pouvoir l’utiliser comme instrument de travail, comme s’il en était directement propriétaire. L’absence de finalité agricole dans les statuts de la société suffit, de manière rédhibitoire, à refuser l’autorisation. La qualité d’exploitant à titre personnel des personnes morales ne peut ainsi être reconnue qu’avec retenue (ATF 122 III 287 ; 115 II 181 ; arrêts du Tribunal fédéral 5A.20/2004 du 2 novembre 2004 et 5A.22/2002 du 7 février 2003 ; Yves DONZALLAZ, Traité de droit agraire suisse : droit public et droit privé, 2006, tome II, n. 3323, 3326, 3328 et 3329). Ces principes, développés au sujet de l’exploitation d’une entreprise individuelle sous la forme d’une personne morale, s’appliquent, mutatis mutandis, aux immeubles agricoles (ATF 150 II 168 consid. 4.1.2).

4.2.1 Dans son arrêt de principe ATF 115 II 181, le Tribunal fédéral a refusé à une fondation l’autorisation d’acquérir une parcelle agricole, alors qu’elle entendait maintenir une utilisation agricole durable en faisant exploiter la parcelle par un agriculteur salarié.

Dans un arrêt ATF 140 II 233, le Tribunal fédéral est revenu sur le refus d’octroyer l’autorisation d’acquérir à une société anonyme dont les actifs ne se composaient pas principalement d’une entreprise agricole, au motif que la simple possibilité théorique d’un éventuel contournement futur de la loi, tant que l’actionnaire majoritaire était encore exploitant à titre personnel, ne suffisait pas. Pour limiter le risque, il fallait que le capital de la société anonyme (ci-après : SA) soit composé exclusivement d’actions nominatives, détenues par des personnes physiques et toute modification- de la composition du capital devait être soumis à autorisation.

La chambre de céans a souligné que même si le but statutaire de la société prévoyait que l’actionnaire majoritaire exploite personnellement la parcelle et respecterait ainsi de prime abord la condition de l’art. 9 LDFR, il ne fallait pas perdre de vue l’esprit de la loi. S’il y avait anticipation d’une activité commerciale d’une certaine ampleur par la société en question, incompatible avec une activité agricole, l’opération de participation de l’actionnaire minoritaire visait à obtenir un contrôle sur la parcelle, même limité dans le temps, ce qui contrevenait au but de la loi (ATA/146/2023 du 14 février 2023 consid. 4.2).

4.2.2 S’agissant plus précisément de gravières, le Tribunal fédéral a considéré que constituait un juste motif selon l’art. 64 al. 1 let. c LDFR permettant une acquisition par une société commerciale d’un terrain agricole, si les besoins de l’entreprise intéressée étaient déterminés sur un horizon de quinze ans au maximum. L’acquisition était refusée pour une parcelle dont l’exploitation était prévue en 2054. Ce n’était pas le plan d’extraction qui entraînait la fin de l’assujettissement en raison de la sortie du champ d’application matériel de la loi mais l’autorisation d’exploiter la parcelle en gravière. Ceci permettait d’éviter l’acquisition du bien‑fonds à des fins spéculatives (arrêt du Tribunal fédéral 2C_255/2022 du 7 février 2023 consid. 7 confirmant l’ATA/181/2022 du 22 février 2022).

Dans l’ATA/181/2022, la chambre de céans s’est fondée sur un avis de droit produit par l’OCAN, lequel retenait que l’opération envisagée, soit le fait que, comme en l’espèce, l’exploitation agricole par un exploitant personnel avant et après l’exploitation en gravière par un autre actionnaire de la SA, ne contribuait notamment à aucune amélioration de la situation actuelle sous l’angle de la LDFR et que la volonté de la SA anticipait l’exploitation non agricole de la parcelle. Il semblait compromis de considérer qu’une entité puisse par le truchement d’une SA obtenir plus de droits qu’elle ne le pourrait s’il s’agissait d’acquérir la parcelle en direct (consid. 4.2). Il faut relever qu’à la différence de la SA concernée en l’espèce, celle-là prévoyait une inversion du rapport de majorité pour permettre à l’actionnaire minoritaire de détenir le contrôle au moment de l’exploitation commerciale.

Le Tribunal fédéral a retenu qu’une autorisation d’acquérir pouvait être révoquée lorsque l’acquéreur l’avait obtenue en fournissant de fausses informations. Cette condition était réalisée si, au moment de l’octroi de l’autorisation, l’acheteur savait déjà qu’il n’exploiterait pas lui-même l’entreprise ou les immeubles concernés, ou qu’il ne les exploiterait que pendant une courte période, et qu’il dissimule ce fait au cours de la procédure d’autorisation induisant en erreur l’autorité chargée de délivrer l’autorisation (arrêt du Tribunal fédéral 2C_317/2023 du 1er mars 2024 consid. 4.5).

4.3 En l’espèce, la CFA a rendu une décision le 6 décembre 2022 validant les statuts d’D______, reconnaissant à celle-ci le statut d’exploitante à titre personnel au sens de l’art. 9 LDFR.

Les parties divergent quant à la portée de cette décision.

Comme vu ci-dessus, il découle de la jurisprudence que la notion d’exploitant à titre personnel pour une personne morale doit être examinée en lien avec l’autorisation d’acquisition d’une entreprise ou d’un immeuble agricole, notamment en lien avec les buts de la personne morale, s’agissant d’un motif de refus de ladite autorisation (art. 63 al. 1 let. a LDFR).

La décision en constatation rendue avant la demande d’acquisition ne permet pas de renoncer à l’examen des conditions prévue par les art. 61 ss LDFR s’agissant de l’acquisition d’immeubles agricoles. En outre, la décision querellée ne mentionne pas la décision de constatation.

Il s’avère qu’en l’espèce, il existe une volonté ab initio de la société d’exploiter les parcelles de façon non agricole. En effet, comme l’admettent les intimées, lorsque la société pourra bénéficier d’une autorisation, les parcelles seront exploitées en gravière alors qu’elles ne sont pas au bénéfice d’une telle autorisation et qu’il n’existe pas non plus de plan d’extraction en force.

Ainsi, bien que la majorité des actions de la société soit détenue par un exploitant agricole, il est acquis que la société ne pourra pas bénéficier des paiements directs versés aux agriculteurs. Cette renonciation par l’actionnaire principal ne peut s’expliquer que si le but de la création de la société et de l’acquisition des parcelles est autre que l’exploitation agricole et bien celui de garantir la maîtrise des terrains le jour où l’exploitation d’une gravière sera autorisée, comme cela a été confirmé par les actionnaires de la société entendus par la CFA et comme le confirme la formulation vaste et peu précise des buts statutaires incluant notamment l’acquisition directe ou indirecte d’immeubles ayant une affectation exclusivement commerciale ou de prendre ou de gérer des participations dans toute autre entreprise.

Finalement, il faut retenir également qu’au vu des pièces figurant au dossier, aucune indication n’est donnée quant aux activités d’D______, ce qui renforce encore l’absence de l’intention d’une exploitation agricole durable des parcelles.

En conséquence, il n’est pas possible de retenir que la société répond à la qualification d’exploitante personnelle au sens de l’art. 9 LDFR dans le cadre de l’acquisition sollicitée et l’autorisation d’acquérir aurait dû lui être refusée. Le recours de l’OCAN doit ainsi être admis, la décision querellée annulée et la requête des intimées du 25 octobre 2023 rejetée.

5.             Vu l’issue du litige, un émolument de CHF 1'000.- sera mis à la charge conjointe des intimées qui succombent (art. 87 al. 1 LPA) et il ne sera pas alloué d’indemnité de procédure (art. 87 al. 2 LPA).

 

* * * * *

PAR CES MOTIFS
LA CHAMBRE ADMINISTRATIVE

à la forme :

déclare recevable le recours interjeté le 31 janvier 2024 par l’office cantonal de l’agriculture et de la nature contre la décision no 1______ de la commission foncière agricole du 5 décembre 2023 ;

au fond :

l’admet ;

annule la décision de la commission foncière agricole no 1______ du 5 décembre 2023;

met un émolument de CHF 1'000.- à la charge conjointe de A______, B______, C______ et D______ SA ;

dit qu’il n’est pas alloué d’indemnité de procédure ;

dit que, conformément aux art. 82 ss de la loi fédérale sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF - RS 173.110), le présent arrêt peut être porté dans les trente jours qui suivent sa notification par-devant le Tribunal fédéral, par la voie du recours en matière de droit public ; le mémoire de recours doit indiquer les conclusions, motifs et moyens de preuve et porter la signature du recourant ou de son mandataire ; il doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14, par voie postale ou par voie électronique aux conditions de l'art. 42 LTF. Le présent arrêt et les pièces en possession du recourant, invoquées comme moyens de preuve, doivent être joints à l'envoi ;

communique le présent arrêt à l’office cantonal de l'agriculture et de la nature, à la commission foncière agricole, à Me Vincent LATAPIE, avocat de A______, B______et C______, à D______ SA, à l'office fédéral de la justice, à l’office fédéral de l’agriculture (OFAG) ainsi qu’à l’office fédéral du développement territorial (ARE).

Siégeant : Claudio MASCOTTO, président, Florence KRAUSKOPF, Francine PAYOT ZEN-RUFFINEN, Patrick CHENAUX, Michèle PERNET, juges.

Au nom de la chambre administrative :

le greffier-juriste :

 

 

M. MAZZA

 

 

le président siégeant :

 

 

C. MASCOTTO

 

Copie conforme de cet arrêt a été communiquée aux parties.

 

Genève, le 

 

 

 

 

 

 

la greffière :