Décisions | Chambre administrative de la Cour de justice Cour de droit public
ATA/174/2004 du 02.03.2004 ( TPE ) , ADMIS
En droit
Par ces motifs
du 2 mars 2004
dans la cause
SOCIÉTÉ SUISSE D'ASSURANCES GÉNÉRALES SUR LA VIE HUMAINE
représentée par Me Christian Buonomo, avocat
contre
COMMISSION CANTONALE DE RECOURS EN MATIÈRE DE CONSTRUCTIONS
et
DÉPARTEMENT DE L'AMÉNAGEMENT, DE L'ÉQUIPEMENT ET DU LOGEMENT
et
Monsieur Pierre STAUDENMANN
représenté par l'Asloca-Voltaire
1. La Société suisse d'assurances générales sur la vie humaine dont le siège est à Zurich (ci-après : la société), est propriétaire des immeubles d'habitations, sis sur la parcelle 1301, feuille 12 de la commune du Grand-Saconnex à l'adresse n° 1, 3, 5, 7 et 9, chemin Auguste-Vilbert. Cette parcelle est située en zone 4B.
2. Le 10 janvier 2002, la société a déposé une demande d'autorisation en procédure accélérée portant notamment sur la modernisation de 59 cuisines, salles de bains et wc séparés dans les immeubles susmentionnés.
3. Une séance d'information destinée aux locataires s'est tenue le 6 février 2002, lors de laquelle, l'architecte responsable des travaux a expliqué que les nouveaux aménagements dans les cuisines et les salles de bains étaient la conséquence logique des travaux d'assainissement.
Deux autres plis d'information avaient également été adressés aux locataires les 5 décembre 2001 et 17 janvier 2002.
4. Par décision du 8 mars 2002, publiée dans la Feuille d'avis officielle (FAO) du 13 mars 2002, le département de l'aménagement, de l'équipement et du logement (ci-après : DAEL ou département) a délivré à la société l'autorisation de construire (APA 19'561-6) sollicitée.
Les travaux autorisés concernaient la rénovation complète des locaux sanitaires avec la pose de nouveaux appareils sanitaires et accessoires, la modernisation et l'agencement des cuisines avec équipements électroménagers, la mise en conformité des réseaux électriques, le remplacement des conduites d'alimentation d'eau chaude et froide et des colonnes d'écoulement, la mise sous sécurité des immeubles par la pose d'interphones et tous les travaux en rapport.
À teneur de la condition n° 5 de cette autorisation, les loyers des logements (59 appartements = 218 pièces) ne devaient pas excéder, après travaux, CHF 642'192.- l'an, soit CHF 2'946.- la pièce l'an, en moyenne.
Lors de l'instruction de la requête, tous les préavis recueillis étaient favorables, soit sans observation.
Enfin, selon une note technique du service juridique du DAEL, le coût total des travaux s'élevait à CHF 2'737'500.-.
5. Le 8 mars 2002, le département a avisé les locataires des immeubles en cause qu'il avait autorisé des travaux de transformation à leur endroit.
6. Par acte du 26 mars 2002, adressé au département et transmis par celui-ci - pour raison de compétence - à la commission de recours en matière de constructions (ci-après : commission) Monsieur Pierre Staudenmann, locataire d'un appartement au n° 1, chemin Auguste-Vilbert, a interjeté recours à l'encontre de l'autorisation de construire précitée.
M. Staudenmann s'opposait à la rénovation des cuisines, salles de bain et WC dans la mesure où il avait lui-même effectué de tels travaux, lesquels avaient été acceptés, selon courrier du 26 septembre 1991, par la société propriétaire.
7. Le 28 juin 2002, une audience de comparution personnelle des parties s'est tenue devant la commission. À cette occasion, cette dernière a ordonné une instruction écrite.
a. M. Staudenmann a fait part de ses observations les 20 et 27 août 2002. Il exposait que de nombreux locataires étaient d'avis que les travaux envisagés étaient inutiles et déraisonnables et certains avaient même saisi le Tribunal des Baux et Loyers.
b. La société a pour sa part déposé des conclusions motivées le 17 octobre 2002. Les travaux envisagés étaient nécessaires pour des raisons techniques dès lors que les travaux d'assainissement supposaient une intervention dans les pièces visées et le démontage de leurs agencements. Ces derniers, en raison de leur vétusté, auraient de toute façon supposé une intervention à court terme.
Diverses pièces, dont deux rapports techniques rédigés par le bureau d'architectes en charge des travaux étaient versées à la procédure.
8. La commission a procédé à un transport sur place le 24 janvier 2003 lors duquel elle a constaté le parfait état et le bon entretien des cuisines ainsi que des sanitaires dans les six appartements visités.
9. Par décision du 28 mars 2003, la commission a annulé l'autorisation de construire (APA 19'561-6), en raison uniquement du projet d'aménagement des cuisines.
Elle a considéré que les travaux de modernisation des cuisines ne respectaient pas la typologie des habitations. Le caractère raisonnable desdits travaux ne pouvait dès lors être admis.
10. Par acte daté du 15 mai 2003, la société a recouru auprès du Tribunal administratif contre cette décision. Elle conclut à son annulation ainsi qu'au versement d'une équitable indemnité de procédure.
La commission avait à tort considéré que les travaux de modernisation des cuisines ne respectaient pas la typologie des logements.
11. Le DAEL s'est déterminé sur le recours de la société le 25 juin 2003. Il conclut à l'annulation de la décision de la commission du 28 mars 2003, s'en rapportant à justice s'agissant de la recevabilité dudit recours.
Les travaux de modernisation des cuisines s'avéraient indispensables, eu égard à la vétusté de la grande majorité d'entre elles. L'aménagement prévu des cuisines ne contrevenaient pas aux besoins prépondérants de la population. A tout le moins, la typologie des logements n'était pas modifiée et la qualité des logements existants ne justifiait pas qu'ils ne subissent aucune intervention.
12. M. Staudenmann a fait parvenir son mémoire-réponse au greffe du Tribunal administratif le 15 août 2003 dans lequel il conclut au rejet du recours ainsi qu'au versement d'une équitable indemnité de procédure.
Les travaux envisagés ne sauraient être considérés comme des travaux de rénovation mais bien plutôt comme des travaux destinés à appliquer de manière indiscriminée le confort actuel à des immeubles de 1955, pourtant en parfait état s'agissant des installations visées par le projet de rénovation. Ce type de travaux était contraire au but de la loi sur les démolitions, transformations et rénovations de maisons d'habitation (mesures de soutien en faveur des locataires et de l'emploi) du 25 janvier 1996 (LDTR - L 5 20) qui visait uniquement à favoriser des travaux utiles, raisonnables et proportionnés.
Quatre pièces nouvelles, dont un rapport d'"expertise d'un ensemble de cinq bâtiments d'habitation, chemin Auguste-Vilbert 1-3-5-7 et 9" établie par l'Atelier d'expertise du bâtiment le 12 mars 2003, étaient par ailleurs annexées à ses écritures. A teneur de ce dernier document, le projet présenté à l'autorisation de construire ne permettait pas une utilisation correcte de la cuisine qui devenait trop petite par rapport aux standards actuels. De plus, le projet de réfection des cuisines était trop radical et s'appliquait sans discernement de ce qui pouvait être récupérable et de ce que certains locataires avaient déjà mis en place. Un projet alternatif, plus modeste, était présenté.
13. Le 1er septembre 2003, la société a adressé un courrier au Tribunal administratif dans lequel elle contestait la teneur de l'expertise susmentionné (pièce n° 24). Aucune instruction contradictoire n'ayant eu lieu sur cette pièce, elle devait être écartée de la procédure, soit assimilée à des allégués de la partie intimée. Il en était de même pour les trois autres pièces versées à la procédure par M. Staudenmann, le 15 août 2003.
14. Le 5 septembre 2003, le tribunal de céans a accordé un délai au DAEL ainsi qu'à la société afin qu'ils se déterminent sur ces quatre pièces nouvelles.
a. Par courrier du 1er octobre 2003, le DAEL a indiqué que ces pièces n'étaient pas de nature à modifier sa détermination du 25 juin 2003.
b. La société a relevé pour sa part, le 7 novembre 2003, que la pièce n° 24 contenait des éléments factuels erronés et sans pertinence aucune. Ainsi notamment, seul 7 et non pas 28 locataires, comme indiqué par l'expert, avaient contesté l'autorisation litigieuse. De même, il était erroné d'affirmer que les locataires qui avaient pris l'initiative de rénover leurs agencements de cuisine et installations sanitaires l'avaient fait avec l'autorisation de la société propriétaire. Enfin, le projet alternatif suggéré par l'expert revenait à modifier la typologie des locaux, serait vraisemblablement plus coûteux et non conforme à la LDTR.
15. M. Staudenmann a encore dupliqué le 15 décembre 2003, sur quoi la cause a été gardée à juger.
1. a. Interjeté en temps utile devant la juridiction compétente, le recours est recevable (art. 56A de la loi sur l'organisation judiciaire du 22 novembre 1941 - LOJ - E 2 05; art. 63 al. 1 litt. a de la loi sur la procédure administrative du 12 septembre 1985 - LPA - E 5 10).
b. En application de l'article 61 alinéa 2 LPA, les juridictions administratives n'ont pas compétence pour apprécier l'opportunité de la décision attaquée, sauf exception prévue par la loi, non remplie dans la présente espèce.
2. Les travaux faisant l'objet de l'autorisation de construire (APA 19'561-6) sont des travaux de transformation au sens de l'article 3 alinéa 1 et 9 LDTR, ce qu'aucune des parties ne conteste.
3. a. À teneur de l'article 9 alinéa 1 LDTR, une autorisation est nécessaire pour toute transformation ou rénovation au sens de l'article 3 alinéa 1.
b. L'autorisation est notamment accordée lorsque les travaux répondent à une nécessité (...) (lettre d) ou, lorsque l'on est en présence de travaux de rénovation, soit de remise en état, même partielle, de tout ou partie d'une maison d'habitation, en améliorant le confort existant sans modifier la distribution des logements (art. 3 al. 1 lettre d et 9 al. 1 lettre e LDTR).
c. Selon la jurisprudence, la notion de rénovation couvre tous les travaux d'entretien, de réparation et de modernisation qui laissent intact le volume, l'aspect extérieur et la destination de l'immeuble; ces travaux constituent une transformation s'ils provoquent des modifications allant au delà de ce qui est usuel, comme par exemple un important accroissement du confort (ATF du 9 février 1993 en la cause L. confirmant l'ATA du 24 juin 1992 publié in SJ 1994 p. 531; RDAF 1988 p. 383).
En l'espèce, il ressort des rapports techniques du Groupe H des 31 août et 14 octobre 2002, que des travaux d'assainissement sont indispensables dans les immeubles, construits dans les années 50, en vue du remplacement des conduites d'alimentation d'eaux chaude et froide et des colonnes d'écoulement, de la mise sous sécurité des immeubles et de la mise en conformité des réseaux électriques. Les travaux de rénovation et modernisation des cuisines et salles de bains envisagés sont étroitement liés à cet assainissement et, compte tenu de la durée de vie des installations concernées, pour la plupart d'origine, ils apparaissent raisonnables et proportionnés. Le tribunal de céans relève enfin qu'il est parfaitement rationnel de profiter du chantier consécutif aux travaux d'assainissement pour remplacer les installations en place, ces dernières devant de toute façon être démontées dans le cadre desdits travaux (voir ég. à ce sujet ATA B. du 5 août 1999). Il ressort en effet des pièces versées à la procédure que l'exécution des travaux d'assainissement nécessite, pour des raisons techniques, la dépose des appareils existants dans les salles de bains et cuisines. Partant, compte tenu de la nature des travaux, de leur ampleur et de la vétusté des agencements existants il apparaît plus coûteux de les réinstaller, sachant qu'à court terme, ils devront de toute façon être changés (D. LACHAT, "Le bail à loyer", 1997, p. 567).
4. a. Cela étant, l'article 9 alinéa 2 LDTR précise encore que le département accorde l'autorisation si les logements transformés répondent, quant à leur genre, leur loyer ou leur prix, aux besoins prépondérants de la population. Il tient compte, dans son appréciation du genre, de la typologie et de la qualité des logements existants (lettre a).
b. Par besoins prépondérants de la population, il faut entendre les loyers accessibles à la majorité de la population. Au 1er janvier 1999, les loyers correspondant aux besoins prépondérants de la population sont compris entre CHF 2'400.- et CHF 3'225.- la pièce par année (art. 9 al. 3 LDTR). Le département fixe le montant maximum des loyers après travaux (art. 11 et ss LDTR).
En l'espèce, le coût des travaux tels qu'arrêtés par le DAEL à CHF 2'737'500.- ainsi que son incidence sur les loyers faisant passer l'état locatif actuel de CHF 527'004.- à CHF 642'192.-, soit de CHF 2'417.- à CHF 2'946.- la pièce par année est conforme aux pièces produites et n'est pas critiquable au regard de l'article 11 LDTR. En particulier, ces travaux n'ont pas pour conséquence une hausse de loyer soustrayant les logements concernés aux besoins prépondérants de la population.
5. Reste encore à examiner si, comme le soutiennent les intimés, le projet d'aménagement des cuisines modifie la typologie des habitations, ce en violation de l'article 9 alinéa 2 lettre a LDTR.
Dans le cadre de l'application de l'article 9 alinéa 2 LDTR, le tribunal de céans a déjà eu l'occasion de relever qu'il fallait tenir compte de l'ensemble des éléments de pondération que représentent les critères prévus aux lettres a) à e) (ATA G.-I. du 9 février 1999). Il appartient en effet au département d'effectuer une appréciation globale, sous peine de tomber dans un schématisme que le législateur a expressément voulu éviter. A l'époque de la révision de la LDTR, le Conseil d'Etat avait également insisté sur l'absolue nécessité d'une application raisonnable de cette loi, sous peine de voir de nombreux projets ne jamais être réalisés et se poursuivre le phénomène de vieillissement et de détérioration du parc locatif genevois (Mémorial des séances du Grand Conseil, 1995 V, pp. 4565-4566).
Or, en l'espèce, le résultat de cette appréciation globale plaide en faveur de la délivrance de l'autorisation requise. En effet, après travaux, les logements considérés continueront à correspondre non seulement par leur loyer mais également par leur genre, aux besoins prépondérants de la population, sans parler de leur qualité qui s'en trouvera nettement améliorée. Partant, quand bien même la typologie des logements serait modifiée, question qui sera laissée ouverte dans la présente espèce, ce seul critère ne permettait pas d'annuler en bloc, comme l'a fait la commission, l'autorisation litigieuse.
En décidant de faire prévaloir l'encouragement aux travaux de rénovation et transformation et, à terme, la mise sur le marché d'appartements globalement mieux adaptés aux besoins prépondérants de la population, sur l'intérêt à la préservation de l'habitat et des conditions de vie existants, le département n'a en effet pas violé les buts fixés par la LDTR (art. 1 al. 1 et 2 LDTR; Mémorial 1996, pp. 60 et 69).
6. Le recours sera dès lors admis et la décision attaquée annulée.
Au vu de ce qui précède, un émolument de CHF 1'000.- sera mis à la charge de l'intimé qui succombe. Une indemnité de procédure, en CHF 1'000.- sera allouée à la recourante, à la charge de M. Staudenmann.
le Tribunal administratif
à la forme :
déclare recevable le recours interjeté le 15 mai 2003 par la Société suisse d'assurances générales sur la vie humaine contre la décision de la commission cantonale de recours en matière de constructions du 28 mars 2003;
au fond :
l'admet;
annule la décision de la commission cantonale de recours en matière de constructions du 28 mars 2003;
rétablit l'autorisation de construire APA 19'561-6 du 8 mars 2002;
met à la charge de l'intimé un émolument de CHF 1'000.-;
alloue une indemnité de CHF 1'000.- à la recourante, à la charge de Monsieur Staudenmann;
communique le présent arrêt à Me Christian Buonomo, avocat de la recourante, ainsi qu'à l'Asloca-Voltaire, mandataire de Monsieur Staudenmann, au département de l'aménagement, de l'équipement et du logement et à la commission cantonale de recours en matière de constructions.
Siégeants : M. Paychère, président, M. Thélin, Mmes Hurni et Bovy, juges, M. Bonard, juge suppléant.
Au nom du Tribunal administratif :
la greffière-juriste adj.: le vice-président :
M. Tonossi F. Paychère
Copie conforme de cet arrêt a été communiquée aux parties.
Genève, le la greffière :
Mme N. Mega