Décisions | Chambre civile
ACJC/1158/2025 du 27.08.2025 sur ORTPI/544/2025 ( OO ) , IRRECEVABLE
En droit
Par ces motifs
RÉPUBLIQUE ET CANTON DE GENÈVE | ||
POUVOIR JUDICIAIRE C/16578/2021 ACJC/1158/2025 ARRÊT DE LA COUR DE JUSTICE Chambre civile DU MERCREDI 27 AOÛT 2025 |
Entre
Monsieur A______ et Madame B______, domiciliés ______ [GE], recourants contre une ordonnance rendue par la 16ème Chambre du Tribunal de première instance de ce canton le 29 avril 2025, représentés tous deux par Me Jean DONNET, avocat, NOMEA Avocats SA, avenue de la Roseraie 76A, case postale, 1211 Genève 12,
et
Madame C______, domiciliée ______, Hongrie, intimée, représentée par
Me Benoît MAURON, avocat, Lalive SA, rue de la Mairie 35, case postale 6569,
1211 Genève 6.
A. a. Par acte du 17 février 2022, C______ a saisi le Tribunal de première instance d'une demande en paiement formé à l'encontre de A______ et de B______ portant sur un montant de 1'439'415'500 roubles russes, correspondant à 17'672'280 fr.
b. Dans leur réponse du 23 février 2023, A______ et B______ ont conclu au déboutement de C______ de toutes ses prétentions.
A titre préalable, ils ont conclu à la limitation de la procédure aux questions de la qualité pour agir et pour défendre, respectivement de la légitimation active et passive des parties, et de la prescription de l'action. Cela fait, ils ont conclu à ce que le Tribunal ordonne une expertise judiciaire de droit russe portant sur ces questions.
c. C______ a répliqué par mémoire du 5 juillet 2023, persistant dans ses conclusions et s'opposant à la limitation de la procédure.
d. A______ et B______ ont dupliqué le 14 décembre 2023, persistant dans leurs conclusions.
e. Par ordonnance OTPI/546/2024 du 29 août 2024, le Tribunal a rejeté la requête de sûretés formée par A______ et B______ à l'encontre de C______, considérant qu'aucun élément du dossier ne permettait de retenir que C______ œuvrerait à cacher son domicile réel.
Cette décision a été confirmée par la Cour de justice par arrêt ACJC/1551/2024 du 3 décembre 2024.
f. Le Tribunal a tenu une audience de débats d'instruction le 16 janvier 2025 lors de laquelle A______ et B______ ont requis des mesures probatoires sur le fond et en lien avec la limitation de la procédure, soit l'audition en qualité de témoin des expertes ayant rendu un rapport d'expertise privée dans le cadre de la procédure, l'établissement d'une expertise rendue par l'Institut suisse de droit comparé ainsi que l'interrogatoire des parties. A l'issue de l'audience, le Tribunal a ouvert les débats principaux.
B. Par ordonnance OTPI/544/2025 du 29 avril 2025, reçue par les parties le 1er mai 2025, le Tribunal a rejeté la requête visant à limiter la procédure à la qualité pour agir et défendre des parties, respectivement à leurs légitimation active et passive et dit qu'il rendrait une ordonnance de preuve.
Le Tribunal a considéré que les deux parties avaient requis des mesures probatoires, lesquelles feraient l'objet d'une ordonnance de preuve rendue ultérieurement. Les mesures d'instruction requises par A______ et B______ sur le fond de la cause étaient similaires à celles sollicitées en vue de trancher les questions de qualité pour agir et défendre, respectivement la légitimation active et passive des parties. Il n'apparaissait ainsi pas que l'économie de procédure découlant de la limitation requise s'avérait suffisamment sensible pour s'écarter du principe selon lequel les questions juridiques soulevées en procédure devaient être tranchées dans une même décision.
C. a. Le 12 mai 2025, A______ et B______ ont formé un recours contre cette ordonnance, concluant à son annulation, sous suite de frais et dépens. Ils concluent principalement à ce que la Cour ordonne la limitation de la procédure aux questions de la qualité pour agir, respectivement la légitimation active de C______, de la qualité pour défendre, respectivement la légitimation passive de B______, et de la prescription de l'action.
b. Dans sa réponse, C______ conclut, principalement, à ce que la Cour déclare le recours irrecevable, subsidiairement le rejette, avec suite de frais judiciaires et dépens.
c. A______ et B______ n'ayant pas fait usage de leur droit de réplique, les parties ont été informées le 7 juillet 2025 de ce que la cause était gardée à juger.
1. 1.1 La décision querellée, qui rejette une demande de limitation de la procédure, constitue une ordonnance d'instruction d'ordre procédural, qui peut faire l'objet d'un recours conformément à l'art. 319 let. b CPC, la voie de l'appel étant exclue (Jeandin, in Commentaire romand, CPC, 2ème éd., 2019, n. 11 ad art. 319 CPC; Freiburghaus/Afheldt, in Kommentar zur Schweizerischen Zivilprozessordnung, 2016, n. 11 ad art 319 CPC).
1.2 Le recours doit être écrit et motivé, et déposé auprès de l'instance de recours dans un délai de dix jours à compter de la notification de la décision (art. 321 al. 1 et 2 CPC).
En l'espèce, le recours a été introduit dans le délai et la forme prescrits par la loi (art. 130, 131, 142 al. 3 et 321 CPC), de sorte qu'il est recevable sous cet angle.
1.3.1 Le recours contre une telle décision n'étant prévu par aucune autre disposition légale spécifique (art. 125 CPC a contrario), les recourants doivent démontrer subir un préjudice difficilement réparable (art. 319 let. b ch. 2 CPC).
La notion de "préjudice difficilement réparable" au sens de l'art. 319 let. b ch. 2 CPC est plus large que celle de "préjudice irréparable" au sens de l'art. 93 al. 1 let. a LTF (ATF 138 III 378 consid. 6.3; 137 III 380 consid. 2; arrêt du Tribunal fédéral 5A_24/2015 du 3 février 2015).
Constitue un "préjudice difficilement réparable" au sens de l'art. 319 let. b ch. 2 CPC toute incidence dommageable, y compris financière ou temporelle, qui ne peut être que difficilement réparée dans le cours ultérieur de la procédure. L'instance supérieure devra se montrer exigeante, voire restrictive, avant d'admettre l'accomplissement de cette dernière condition, sous peine d'ouvrir le recours à toute décision ou ordonnance d'instruction, ce que le législateur a clairement exclu : il s'agit de se prémunir contre le risque d'un prolongement sans fin du procès (parmi d'autres : ACJC/1015/2025 du 22 juillet 2025 consid. 2.1; ACJC/1294/2018 du 25 septembre 2018 consid. 2.2.1; ACJC/1311/2015 du 30 octobre 2015 consid. 1.1; ACJC/351/2014 du 14 mars 2014 consid. 2.3.1).
En résumé, la notion de préjudice difficilement réparable doit être interprétée restrictivement puisque la personne touchée disposera le moment venu de la faculté de remettre en cause la décision ou ordonnance en même temps que la décision au fond : il incombe au recourant d'établir que sa situation procédurale serait rendue notablement plus difficile et péjorée si la décision querellée était mise en œuvre, étant souligné qu'une simple prolongation de la procédure ou un accroissement des frais ne suffisent pas. On retiendra l'existence d'un préjudice difficilement réparable lorsque ledit préjudice ne pourra plus être réparé par un jugement au fond favorable au recourant, ce qui surviendra par exemple lorsque des secrets d'affaires sont révélés ou qu'il y a atteinte à des droits absolus à l'instar de la réputation, de la propriété et du droit à la sphère privée (Jeandin, op. cit., n. 22 et 22a ad art. 319 CPC).
Il appartient au recourant d'alléguer et d'établir la possibilité que la décision attaquée lui cause un préjudice difficilement réparable, à moins que cela ne fasse d'emblée aucun doute (par analogie ATF 134 III 426 consid. 1.2 et 133 III 629 consid. 2.3.1).
Le refus du juge de limiter le procès à une seule question ne constitue pas un dommage difficilement réparable, mais une conséquence inhérente à l'ouverture de toute action judiciaire (Colombini, Condensé de la jurisprudence fédérale et vaudoise relative à l'appel et au recours en matière civile, in JdT 2013 III 131, p. 157; ACJC/122/2015 du 6 février 2015 consid. 5.1). D'ailleurs, même si les parties l'en requièrent et sous réserve d'un abus de son pouvoir d'appréciation, le juge n'a aucunement l'obligation de limiter la procédure (arrêt du Tribunal fédéral 4A_142/2014 du 2 octobre 2014 consid. 2, in SJ 2015 I 68).
1.3.2 En l'espèce, les recourants allèguent que le refus de limiter la procédure aux questions de qualité pour agir et défendre, respectivement de légitimation active et passive, leur cause un préjudice difficilement réparable dans la mesure où cette décision les expose à des frais importants, dont le recouvrement serait compliqué compte tenu du domicile incertain de l'intimée.
Ils perdent cependant de vue que la simple augmentation, au demeurant pas étayée, et encore moins chiffrée, des frais de procédure, ne constitue en soi pas un dommage difficilement réparable. Les difficultés de recouvrement qu'ils allèguent ne sont pas non plus rendues vraisemblables. En effet, les recourants ont déjà requis des sûretés en garantie des dépens qui ont été refusées, au motif que le domicile de l'intimée était connu et qu'aucun élément ne permettait de penser que d'éventuels dépens ne pourraient pas être recouverts à l'issue de la procédure. Les recourants n'ont pas apporté d'éléments supplémentaires permettant de remettre en question les considérants de la Cour et du Tribunal sur cette question, de sorte qu'ils ne rendent pas vraisemblable le risque que les éventuels frais ou dépens qui pourront leur être dus risquent de demeurer impayés.
Les recourants soutiennent en outre que la décision querellée leur cause un préjudice difficilement réparable dans la mesure où elle risque de prolonger la durée de la procédure et donc la durée de l'inscription au registre des poursuites des commandements de payer qui leur ont été notifiés par l'intimée, ce qui les atteint dans leur réputation et leur crédit. Leur situation financière et administrative s'en trouverait impactée, notamment dans les relations avec leurs banques et avec les administrations, en particulier pour le renouvellement des permis de séjour des membres de la famille.
Cette argumentation ne convainc pas. De jurisprudence constante, la seule prolongation de la procédure ne constitue pas un préjudice difficilement réparable au sens de l'art. 319 let. b al. 2 CPC. Il en va de même de l'inscription dans le registre de l'Office des poursuites. Les recourants n'ont pas rendu vraisemblable que leur crédit ou leur réputation serait plus atteinte que celle des autres plaideurs par la mention de poursuites à leur encontre sur l'extrait du registre des poursuites. Ils n'apportent de plus aucun élément concret permettant de retenir que cette situation les entrave effectivement dans leurs activités lucratives ou leurs démarches administratives.
Par ailleurs, les recourants ne démontrent pas qu'ils risquent de subir un préjudice difficilement réparable en lien avec la décision du Tribunal de renvoyer au jugement au fond également la décision sur la prescription. L'on rappellera à cet égard qu'il incombe au juge d'organiser le déroulement de la procédure et que celui-ci n'a aucune obligation d'accepter une limitation de celle-ci à certaines questions.
Contrairement à ce que soutiennent les recourants, le Tribunal s'est prononcé implicitement sur leur requête de limitation de la procédure à la question de la prescription, requête qu'il a refusée. Sa décision de refus de limitation de la procédure est en effet motivée par le fait que la limitation de la procédure – quelle que soit la question sur laquelle elle porte – n'apportera pas une économie en temps suffisamment conséquente pour s'écarter du principe selon lequel, autant que faire se peut, le fond d'un litige devrait faire l'objet d'une seule décision. Les considérants du Tribunal couvrent par conséquent tant les questions de qualité pour agir et pour défendre et de légitimation active et passive, que celle de la prescription. Les mesures probatoires requises par les recourants concernent d'ailleurs l'ensemble de ces problématiques.
Les recourants n'ont par conséquent pas rendu vraisemblable un risque de préjudice difficilement réparable, de sorte que le recours est irrecevable. Point n'est besoin d'entrer en matière sur les autres arguments des recourants, relatifs au fond du litige.
2. Les recourants, qui succombent, seront condamnés, solidairement entre eux, aux frais judiciaires du recours, lesquels sont arrêtés à 1'200 fr. (art. 106 al. 1 CPC et art. 26 et 41 RTFMC) et entièrement compensés avec l'avance de frais de même montant qu'ils ont déjà versée, laquelle reste acquise à l'Etat de Genève (art. 111 al. 1 CPC).
Ils seront, en outre, condamnés, solidairement entre eux, aux dépens de l'intimée, fixés à 2'000 fr., débours compris (art. 84, 85, 87 et 90 RTFMC; art. 25 et 26 LaCC), la TVA étant exclue au regard du domicile à l'étranger de l'intimée.
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La Chambre civile :
Déclare irrecevable le recours interjeté le 12 mai 2025 par A______ et B______ contre l'ordonnance ORTPI/544/2025 rendue le 29 avril 2025 par le Tribunal de première instance dans la cause C/16578/2021.
Arrête les frais judiciaires du recours à 1'200 fr., les met à la charge de A______ et B______, solidairement entre eux, et dit qu'ils sont entièrement compensés avec l'avance opérée par ces derniers, qui reste acquise à l'Etat de Genève.
Condamne A______ et B______, solidairement entre eux, à verser 2'000 fr. à C______ à titre de dépens de recours.
Siégeant :
Monsieur Laurent RIEBEN, président; Madame Fabienne GEISINGER-MARIETHOZ, Madame Nathalie RAPP, juges; Madame Jessica ATHMOUNI, greffière.
Indication des voies de recours :
Conformément aux art. 72 ss de la loi fédérale sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF; RS 173.110), le présent arrêt peut être porté dans les trente jours qui suivent sa notification avec expédition complète (art. 100 al. 1 LTF) par-devant le Tribunal fédéral par la voie du recours en matière civile.
Le recours doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14.
Valeur litigieuse des conclusions pécuniaires au sens de la LTF supérieure ou égale à 30'000 fr.