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Décisions | Chambre des prud'hommes

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C/9493/2023

CAPH/71/2024 du 18.09.2024 sur OTPH/755/2024 ( OS ) , REJETE

RÉPUBLIQUE ET CANTON DE GENÈVE

POUVOIR JUDICIAIRE

C/9493/2023 CAPH/71/2024

ARRÊT

DE LA COUR DE JUSTICE

Chambre des prud'hommes

DU MERCREDI 18 SEPTEMBRE 2024

 

Entre

A______ SA, sise ______ [VD], recourante d'une ordonnance rendue par le Tribunal des prud'hommes le 10 mai 2024 (OTPH/755/2024), représentée par
Me Laurent BAERISWYL, avocat, Harari Avocats, rue Ferdinand-Hodler 23, case postale, 1211 Genève 3,

et

Madame B______, domiciliée ______ [GE], intimée, représentée par
Me Valerie DEBERNARDI, avocate, PETER MOREAU SA, rue des Pavillons 17, case postale 90, 1211 Genève 4.


 

 

Vu, EN FAIT, la demande déposée au Tribunal des prud'hommes le 9 mai 2023 par B______ contre A______ SA, en indemnité pour harcèlement sexuel, tort moral et dommages intérêts pour violation de la protection de la personnalité et discrimination (art. 328 CO et 3 LEg);

 

Attendu qu'ont notamment été allégués des actes, qualifiés de harcèlement sexuel, de la part de collègues de B______, du manager de celle-ci;

 

Vu la réponse de A______ SA, qui a conclu au déboutement de B______ de toutes ses conclusions;

 

Attendu que, par ordonnance du 5 février 2024, le Tribunal a notamment ordonné l'audition de parties et de témoins, et a appointé des audiences de débats;

 

Que, par courrier du 22 mars 2024, B______ a annoncé anticiper la venue d'une vingtaine de personnes, en tant que public, aux débats à venir;

 

Que, par lettre du 4 avril 2024, A______ SA a requis l'application de l'art. 54 al. 3 CPC, motifs pris de ce que B______, comme les témoins convoqués, seraient interrogés sur des faits relevant de leur sphère privée voire intime, que certains témoins déposeraient au sujet de propos et d'actes pouvant constituer des infractions pénales, de sorte qu'une audition publique pourrait porter atteinte à leur honneur, que la présence d'une vingtaine de personnes inconnues serait de nature à "mettre la pression" sur elle-même, les témoins et le Tribunal, que les parties se seraient engagées à la conduite d'une "instruction particulièrement respectueuse des parties et des témoins, compte tenu du sujet sensible abordé", que la publicité de l'instruction risquerait d'affecter d'éventuelles procédures pénales à huis-clos;

 

Que B______ s'est déterminée en défaveur de la requête de A______ SA, faisant valoir notamment que la procédure porterait sur une "problématique sociétale d'importance majeure" et contestant toute mise sous pression de quiconque;

 

Attendu que le Tribunal, par décision présidentielle du 10 mai 2024, expédiée pour notification le même jour, a écarté la requête de huis clos formée par A______ SA (ch. 1) et réservé la suite de la procédure (ch. 2);

 

Qu'il a retenu pour l'essentiel que l'existence d'un intérêt public ou privé prépondérant en faveur du huis clos n'était pas démontré par A______ SA;

 

Que, par acte du 23 mai 2024, A______ SA a formé recours contre le chiffre 1 du dispositif de l'ordonnance susmentionnée, concluant à l'annulation de celui-ci, cela fait à ce que soit ordonné le huis-clos, subsidiairement le huis-clos partiel en ce sens que le public soit limité à deux personnes;

 

Qu'à titre préalable, elle a requis l'octroi de l'effet suspensif à son recours, ce qui a été accordé par arrêt du 31 mai 2024;

 

Qu'elle se prévaut de l'exercice de son droit à la preuve et de son honneur si le Tribunal tenait des audiences publiques ainsi que de ce que ces audiences rendraient son recours sans objet;

 

Que B______ a conclu à l'irrecevabilité du recours, subsidiairement au rejet de celui-ci;

 

Que, par avis du 3 juillet 2024, les parties ont été informées de ce que la cause était gardée à juger;

 

Considérant, EN DROIT, que le recours est recevable contre les autres décisions et ordonnances d'instruction de première instance, dans les cas prévus par la loi (art. 319 let. b ch. 1 CPC) ou lorsqu'elles peuvent causer un préjudice difficilement réparable (art. 319 let. b ch. 2 CPC);

 

Que la décision de première instance refusant le huis-clos est une «autre décision» qui peut être attaquée par le biais d’un recours si elle peut causer un préjudice difficilement réparable (art. 319 lit. b ch. 2; contra KomZPO Sutter-Somm et al., Sutter-Somm/Seiler, N 16, selon qui il s’agit d’une ordonnance d’instruction). Le plaideur prudent agira dans les 10 jours tant que la question n’a pas été tranchée par le Tribunal fédéral (Chabloz, Petit commentaire CPC, art. 54 N 10);

 

Que le recours a été interjeté dans le délai de dix jours et suivant la forme prévue par la loi (art. 130, 131 et 321 al. 2 et 3 CPC), de sorte qu'il est recevable à cet égard;

 

Qu'il reste à examiner si la décision querellée peut causer un préjudice difficilement réparable au recourant au sens de l'art. 319 let. b ch. 2 CPC;

 

Que l'art. 319 let. b ch. 2 CPC ne vise pas seulement un inconvénient de nature juridique, mais toute incidence dommageable (y compris financière ou temporelle), pourvu qu'elle soit difficilement réparable. L'instance supérieure devra toutefois se montrer exigeante, voire restrictive, avant d'admettre l'accomplissement de cette dernière condition, sous peine d'ouvrir le recours à toute décision ou ordonnance d'instruction, ce que le législateur a clairement exclu : il s'agit de se prémunir contre le risque d'un prolongement sans fin du procès. En résumé, la notion de préjudice difficilement réparable doit être interprétée restrictivement puisque la personne touchée disposera le moment venu de la faculté de remettre en cause la décision ou ordonnance en même temps que la décision au fond: il incombe au recourant d'établir que sa situation procédurale serait rendue notablement plus difficile et péjorée si la décision querellée était mise en œuvre, étant souligné qu'une simple prolongation de la procédure ou un accroissement des frais ne suffisent pas. On retiendra l'existence d'un préjudice difficilement réparable lorsque ledit préjudice ne pourra plus être réparé par un jugement au fond favorable au recourant, ce qui surviendra par exemple lorsque des secrets d'affaires sont révélés ou qu'il y a atteinte à des droits absolus à l'instar de la réputation, de la propriété et du droit à la sphère privée (Jeandin, Commentaire romand, Code de procédure civile, 2019, ad art. 319 n. 22 et 22a).

Que la notion de "préjudice difficilement réparable" ne saurait se recouper avec celle, plus restrictive, de préjudice irréparable utilisée à l'art. 93 al. 1 let. a LTF, qui exclut la prise en compte d'un préjudice factuel ou économique;

 

Que le Tribunal fédéral a jugé qu'une décision excluant le public de l'audience était susceptible de causer un dommage irréparable, de sorte qu'elle était susceptible d'un recours au sens de l'art. 93 LTF (ATF 102 Ia 211 consid. 2b);

 

Qu'en l'occurrence, il s'agit d'un refus de requête de huis clos, dont on ne discerne pas comment un jugement au fond favorable à la recourante réparerait un éventuel préjudice découlant de la décision;

 

Qu'en conséquence, le recours est recevable;

 

Que l'art. 54 CPC prévoit que les débats sont publics (al. 1) et que le huis clos total ou partiel peut être ordonné lorsque l’intérêt public ou un intérêt digne de protection de l’un des participants à la procédure l’exige (al. 3);

 

Que le huis clos tend à protéger un intérêt digne de protection de l'un ou l'autre participant à la procédure, par quoi il faut entendre notamment sa réputation professionnelle et ses secrets d'affaires (arrêt du Tribunal fédéral 4A_625/2021 du 13 décembre 2022, consid. 2.2);

 

Que, selon la jurisprudence relative à la publicité des audiences judiciaires, la décision de prononcer un huis clos suppose une pesée des intérêts entre, d'une part, les biens de police ou l'intérêt privé menacés et, d'autre part, l'intérêt à ce que l'audience soit publique (ATF 135 I 198 consid. 3.1 à propos de l'art. 59 LTF;
cf. aussi ATF 143 I 194 consid. 3.6.1 à propos de la publicité des débats en matière pénale). La publicité n'existe pas seulement dans l'intérêt des parties, mais présente plus largement un intérêt public (ATF 135 I 198 consid. 3.1). Le principe de publicité permet en effet d'assurer la transparence de la justice, afin de permettre au public de vérifier de quelle manière les procédures sont menées et la jurisprudence est rendue (ATF 146 I 30 consid. 2.2; ATF 143 I 194 consid. 3.1; ATF 139 I 129 consid. 3.3; ATF 119 Ia 99 consid. 4a). Dès lors que le principe de publicité poursuit un intérêt public, les parties n'ont pas un droit à obtenir, sur requête, le huis clos (ATF 135 I 198 consid. 2 s.; ATF 119 Ia 99 consid. 2a);

 

Que, compte tenu de l'importance du principe de la publicité des audiences, le Tribunal fédéral a précisé que la possibilité de prononcer le huis clos doit être appréciée de manière restrictive; le huis clos ne doit être ordonné que si des motifs prépondérants l'imposent clairement (ATF 135 I 198 consid. 3.1; ATF 133 I 106 consid. 8.1; arrêt du Tribunal fédéral 2C_98/2013 du 29 juillet 2013 consid. 1). Le huis clos tend à protéger la sphère privée et la personnalité (cf. ATF 135 I 198 consid. 3.1 et les arrêts cités). Le droit au respect de la sphère privée au sens de l'art. 13 al. 1 Cst., dont le champ d'application matériel concorde largement avec celui de l'art. 8 CEDH, vise en effet l'identité, les relations sociales et les comportements intimes de chaque personne physique, l'honneur et la réputation, ainsi que, notamment, toutes les informations se rapportant à une personne qui ne sont pas accessibles au public, en particulier les informations relatives aux dossiers de procédures civiles, pénales ou administratives, qui porteraient atteinte à sa considération sociale (ATF 146 I 157 consid. 5.2; ATF 140 I 381 consid. 4.1; ATF 137 II 371 consid. 6.1; ATF 135 I 198 consid. 3.1). Ce droit n'est toutefois pas absolu; il peut être limité aux conditions de l'art. 36 Cst. (pour l'art. 13 Cst.) et de l'art. 8 par. 2 CEDH (pour l'art. 8 par. 1 CEDH) (ATF 147 II 476 consid. 3.3);

 

Qu'une société commerciale peut arguer de son droit à conserver une réputation inaltérée dans ses relations avec sa clientèle (arrêt du Tribunal fédéral 4A_625/2021 précité, consid. 4.2);

 

Qu'en l'occurrence, la publicité des débats est la règle;

 

Que la recourante suppute que la présence de public aurait un effet sur les dépositions des témoins dont l'audition a été requise;

 

Qu'elle n'apporte toutefois aucun élément concret pour soutenir cette hypothèse;

 

Qu'il sera rappelé à cet effet qu'un exercice rigoureux et proportionné aux circonstances de la police de l'audience, assurée par le Tribunal, doit garantir que les membres du public (dont le nombre ne saurait excéder les capacités d'accueil de la salle qui peut être mise à disposition au vu des ressources limitées du Pouvoir judiciaire en la matière) ne se manifestent en rien;

 

Que l'art. 163 al. 1 let. a CPC dispose que tout tiers peut refuser de collaborer à l’établissement de faits qui risquerait de l’exposer ou d’exposer un de ses proches au sens de l’art. 165 à une poursuite pénale ou d’engager sa responsabilité civile ou celle de ses proches;

 

Qu'en outre, la disposition de la scène judiciaire permet de soustraire le témoin, durant sa déposition, à toute exposition visuelle autre que celle des juges et du greffier;

 

Que le risque évoqué n'est donc pas actuel ni concret;

 

Que la recourante évoque par ailleurs, sans autre détail, des "propos" qui seraient tenus à l'audience, lesquels risqueraient de porter atteinte à sa sphère privée;

 

Que l'on ne discerne pas de quoi il s'agirait, les débats devant porter sur les faits de la cause, à l'exclusion de tout élément ou discours extérieurs à celle-ci, ce à quoi le Tribunal doit veiller, dans le strict respect du droit d'être entendu des parties;

 

Que, en ce qui concerne les allégués de l'intimée, que celle-ci cherchera à démontrer, la recourante se prévaut de son honneur, sans précisions sur ce point;

 

Qu'il apparaît pourtant que les faits présentés par l'intimée concernent prima facie et au premier chef des collaborateurs et non des organes de la société;

 

Que pour le surplus, l'intimée ne prétend pas que ses relations avec sa clientèle seraient affectées et ne fait pas valoir de secrets de fabrication ou d'affaires;

 

Qu'enfin, dans toute affaire prud'homale dans laquelle l'employé est demandeur, l'employeur se voit reprocher "d'avoir manqué à ses obligations" publiquement, ce en l'absence de tout élément particulier;

 

Que, par conséquent, comme l'a retenu le Tribunal, l'intérêt privé supposément menacé ne l'emporte pas sur l'intérêt à la publicité des audiences;

 

Que, dès lors, le recours, infondé, sera rejeté;

 

Qu'il n'est pas prélevé de frais (art. 114 let. a CPC) ni alloué de dépens (art. 22 al. 2 LaCC).

* * * * *


PAR CES MOTIFS,
La Chambre des prud'hommes :


A la forme
:

Déclare recevable le recours formé le 23 mai 2024 par A______ SA contre l'ordonnance OTPH/755/2024 rendue le 10 mai 2024 par le Tribunal des prud'hommes dans la cause C/9493/2023.

Au fond :

Rejette ce recours.

Déboute les parties de toutes autres conclusions de recours.

Sur les frais:

Dit qu'il n'est pas perçu de frais judiciaires ni alloué de dépens.

Siégeant :

Madame Sylvie DROIN, présidente; Monsieur Roger EMMENEGGER, Madame
Fiona MAC PHAIL, juges assesseurs; Madame Fabia CURTI, greffière.

 

 

 

 

 

 

Indication des voies de recours et valeur litigieuse :

 

Conformément aux art. 72 ss de la loi fédérale sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF; RS 173.110), le présent arrêt peut être porté dans les trente jours qui suivent sa notification avec expédition complète (art. 100 al. 1 LTF) par-devant le Tribunal fédéral par la voie du recours en matière civile.

 

Le recours doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14.

 

Valeur litigieuse des conclusions pécuniaires au sens de la LTF supérieure ou égale à 15'000 fr.