Décisions | Chambre des baux et loyers
ACJC/47/2025 du 10.01.2025 ( SBL ) , JUGE
En droit
Par ces motifs
RÉPUBLIQUE ET CANTON DE GENÈVE | ||
POUVOIR JUDICIAIRE C/23/2024 ACJC/47/2025 ARRÊT DE LA COUR DE JUSTICE Chambre des baux et loyers DU VENDREDI 10 JANVIER 2025 |
Entre
FONDATION DE PLACEMENTS IMMOBILIERS A______, sise ______ [ZH], recourante contre une ordonnance rendue par le Tribunal des baux et loyers le 9 août 2024, représentée par Me Jean-Yves SCHMIDHAUSER, avocat, rue Jean-Sénébier 20, 1205 Genève,
et
B______ SA, sise ______ [GE], intimée, représentée par Me François BELLANGER, avocat, rue de Hesse 8, case postale, 1211 Genève 4.
A. Par ordonnance OTBL/136/2024 du 9 août 2024, expédiée pour notification aux parties le même jour, le Tribunal des baux et loyers a suspendu la procédure jusqu'à ce qu'un jugement de première instance ait été rendu dans la cause C/1______/2023.
Il a considéré que cette cause, qui opposait une autre partie demanderesse à la FONDATION DE PLACEMENTS IMMOBILIERS A______, concernait des locaux situés dans le même immeuble et posait la même problématique juridique que celle existant dans la présente procédure, de sorte qu'il se justifiait d'attendre que le Tribunal ait rendu son jugement dans la cause susmentionnée.
B. Par acte du 20 août 2024 à la Cour de justice, la FONDATION DE PLACEMENTS IMMOBILIERS A______ a formé recours contre cette décision. Elle a conclu à l'annulation de celle-ci, sous suite de frais et dépens.
Elle a formé des allégués nouveaux en lien avec la procédure C/1______/2023, rendus nécessaires selon elle par la décision du premier juge, à savoir qu'elle avait remis à bail, depuis mars 2021, d'autres surfaces commerciales (destinées à une "prétendue production de masques sanitaires") du même immeuble que celui visé dans la présente cause, à C______ SA.
B______ SA a conclu au rejet du recours, avec suite de frais et dépens.
Les parties ont répliqué et dupliqué, persistant dans leurs conclusions respectives. La FONDATION DE PLACEMENTS IMMOBILIERS A______ a encore versé à la procédure copie du procès-verbal de la déclaration d'un témoin, recueillie par le Tribunal dans le cadre de la procédure C/1______/2023, et a derechef persisté dans ses conclusions. B______ SA a sur ce également persisté dans ses conclusions.
Par avis du 11 novembre 2024, elles ont été informées de ce que la cause était gardée à juger.
C. Il résulte de la procédure de première instance les faits pertinents suivants:
Le 3 janvier 2024, B______ SA, dont l'administrateur est D______, a saisi le Tribunal d'une action en libération de dette dirigée contre la FONDATION DE PLACEMENTS IMMOBILIERS A______. Elle a conclu à ce qu'il soit constaté qu'elle ne devait pas à celle-ci 553'858 fr. 30 avec intérêts moratoires à 5% l'an dès le 15 mai 2022, faisant l'objet de la mainlevée provisoire de l'opposition prononcée par jugement JTPI/14824/2023 du Tribunal de première instance du 12 décembre 2023 (cause C/2______/2022), sous suite de frais et dépens.
Elle a notamment allégué qu'elle avait conclu avec la FONDATION DE PLACEMENTS IMMOBILIERS A______ un contrat de transfert du bail (détenu auparavant par E______ SA, moyennant un loyer annuel de 1'433'044 fr. HT, puis 1'523'004 fr. payable par mois d'avance), portant sur une surface de 338 m2 en attique, une surface de 556 m2 au sixième étage, une surface de 556 m2 au cinquième étage, une surface de 556 m2 au quatrième étage, une surface de 556 m2 au troisième étage, une surface de 556 m2 au deuxième étage, une surface de 556 m2 au 1er étage, une surface de 433 m2 au rez-de-chaussée et une surface de 257 m2 au premier étage, ainsi que cinq places de parc, et ultérieurement encore trente places de parc supplémentaires, au sous-sol d'un bâtiment commercial sis rue 3______ no. ______ à F______ [GE]. Les surfaces précitées étaient destinées à l'exploitation d'un hôtel. Le contrat était muet au sujet des acomptes de charges. Elle avait connu des difficultés pour s'acquitter des loyers, qu'elle attribuait à la situation due à la pandémie. Le 25 octobre 2022, elle avait formé opposition au commandement de payer, poursuite n° 4______, portant notamment sur 1'841'584 fr. 85 avec intérêts moratoires à 5% l'an dès le 1er mai 2022, laquelle avait conduit au prononcé de mainlevée provisoire selon jugement du Tribunal de première instance du 12 décembre 2023.
La FONDATION DE PLACEMENTS IMMOBILIERS A______ a conclu au déboutement de B______ SA des fins de ses conclusions. Elle a formé une demande reconventionnelle tendant à ce que la société précitée soit condamnée à lui verser 1'773'681 fr. 40 avec intérêts moratoires à 5% l'an dès le 15 septembre 2022 (date moyenne) sur 660'042 fr. et dès le 15 septembre 2023 (date moyenne) sur 794'613 fr. 50, et dès le 1er février 2024 (date moyenne) sur 319'025 fr. 90, à titre de solde de loyers et avances de charges et/ou indemnités illicites jusqu'au 28 février 2024 (conclusion n° 5), à ce que soit prononcée la mainlevée définitive de l'opposition formée au commandement de payer, poursuite n° 4______, à concurrence de 977'887 fr. 10 (conclusion n° 6) ainsi que la mainlevée définitive d'une poursuite supplémentaire qu'elle avait fait notifier, à concurrence de 795'794 fr. avec intérêts à 5% l'an dès le 15 novembre 2023 (date moyenne) sur 476'768 fr. 10 et dès le 1er février 2024 (date moyenne) sur 319'025 fr. 90, sous suite de frais et dépens.
Elle a notamment allégué que le loyer était dû depuis le 15 juillet 2021, qu'il n'avait "pratiquement" pas été payé, de sorte qu'elle avait procédé à des mises en demeure le 5 avril puis le 14 novembre 2022 (pour 1'591'014 fr. 22). Elle avait résilié le bail le 24 février 2023 pour le 31 mars 2023. Des charges, non mentionnées dans le contrat d'origine, avaient été convenues ultérieurement, et non contestées. Compte tenu des paiements intervenus, elle restait créancière de B______ SA.
Cette dernière a, le 26 mars 2024, déposé un acte par lequel elle a d'une part répliqué, d'autre part répondu sur demande reconventionnelle, concluant à ce qu'il soit constaté qu'elle ne devait pas 1'773'681 fr. 40 avec intérêts moratoires à 5% l'an dès le 15 septembre 2022 (date moyenne) sur 660'042 fr. et dès le 15 septembre 2023 (date moyenne) sur 794'613 fr. 50 et dès le 1er février 2024 (date moyenne) sur 319'025 fr. 90, avec suite de frais et dépens.
La FONDATION DE PLACEMENTS IMMOBILIERS A______ a dupliqué.
Par ordonnance du 3 juin 2024, le Tribunal a notamment imparti un délai aux parties pour se déterminer sur la question de la suspension de la procédure jusqu'à droit jugé dans la cause C/1______/2023.
La FONDATION DE PLACEMENTS IMMOBILIERS A______ s'est opposée à la suspension de la procédure. Elle a fait valoir que l'objet de la cause C/1______/2023 était un autre contrat de bail, conclu avec une société tierce, portant sur des locaux différents, dans des circonstances différentes.
B______ SA ne s'y est pas opposée.
Elle a ultérieurement dupliqué. Sur quoi, la FONDATION DE PLACEMENTS IMMOBILIERS A______ s'est encore déterminée.
1. 1.1 Formé dans le délai utile de dix jours et suivant la forme prescrite par la loi, à l'encontre d'une ordonnance de suspension au sens de l'art. 126 al. 1 CPC, laquelle entre dans la catégorie des ordonnances d'instruction (ATF 141 III 270 consid. 3) pouvant, conformément à l'art. 126 al. 2 CPC, faire l'objet du recours de l'art. 319 let. b ch. 1 CPC, le présent recours est recevable (art. 130, 131, 142 et 321 al. 1 et 2 CPC).
1.2 La cognition de la Cour est limitée à la violation du droit et à la constatation manifestement inexacte des faits (art. 320 CPC).
1.3 Les allégués nouveaux formulés par les parties sont irrecevables, conformément à l'art. 326 al. 1 CPC.
2. La recourante fait grief au Tribunal d'avoir rendu une décision dont la motivation reposait sur des éléments extrinsèques à la présente procédure, violant de la sorte la maxime des débats. Elle lui reproche d'avoir considéré que la cause C/1______/2023 concernait la "même problématique juridique", ce qui justifiait une suspension dans l'attente du jugement que le Tribunal rendrait dans la cause susmentionnée.
2.1 Le droit d'être entendu consacré à l'art. 29 al. 2 Cst. implique l'obligation pour le juge de motiver sa décision afin que le justiciable puisse la comprendre, la contester utilement s'il y a lieu et que l'autorité de recours puisse exercer son contrôle. Il suffit que le juge mentionne, au moins brièvement, les motifs qui l'ont guidé et sur lesquels il a fondé sa décision; il n'est pas tenu de discuter tous les arguments soulevés par les parties, mais peut se limiter à ceux qui lui apparaissent pertinents (ATF 141 V 557 consid. 3.2.1; 138 I 232 consid. 5.1). Savoir si la motivation présentée est convaincante est une question distincte de celle du droit à une décision motivée. Dès lors que l'on peut discerner les motifs qui ont guidé la décision du juge, le droit à une décision motivée est respecté même si la motivation présentée est erronée. La motivation peut d'ailleurs être implicite et résulter des différents considérants de la décision (ATF 141 V 557 consid. 3.2).
2.2 Selon l'art. 126 al. 1 CPC, le tribunal peut ordonner la suspension de la procédure si des motifs d'opportunité le commandent; la procédure peut notamment être suspendue lorsque la décision dépend du sort d'un autre procès.
La suspension doit répondre à un besoin réel et être fondée sur des motifs objectifs. Elle ne saurait être ordonnée à la légère, les parties ayant un droit à ce que les causes pendantes soient traitées dans des délais raisonnables. Le juge bénéficie d'un large pouvoir d'appréciation en la matière (arrêt du Tribunal fédéral 4A_683/2014 du 17 février 2015 consid. 2.1).
Au regard du principe de la célérité, la durée du procès et la compatibilité d'une éventuelle suspension doivent être appréciées de cas en cas en tenant compte de l'ensemble des circonstances, en particulier de la nature et de l'ampleur de l'affaire, du comportement des parties et des autorités, et des opérations de procédure spécifiquement nécessaires (ATF 144 II 486 consid. 3.2).
2.3 En l'occurrence, il convient de relever d'emblée qu'aucune des parties n'a conclu à la suspension de la présente procédure devant le Tribunal. Celui-ci a d'office acheminé les parties à se déterminer sur la question de la suspension dans l'attente de "droit jugé" dans la cause C/1______/2023, sans autre explication, et sans se préoccuper de la circonstance que l'intimée n'étant pas partie à cette cause, elle est supposée en ignorer l'existence, et a fortiori le contenu et son état d'avancement.
On peine dès lors à comprendre comment elle aurait pu, ainsi que le lui a demandé le Tribunal dans son ordonnance du 3 juin 2024, se déterminer sur une suspension dans l'attente de ladite procédure.
Elle ne s'y est d'ailleurs pas aventurée, se limitant à exprimer qu'elle n'était pas opposée à une telle suspension.
Comme le relève la recourante, le Tribunal n'a pas exposé en quoi celle-ci se justifierait. La seule circonstance évoquée, outre la situation des locaux dont la pertinence n'est de loin pas manifeste, tiendrait à la "même problématique juridique" dans la présente cause et dans la procédure C/1______/2023, sans que l'on puisse discerner de quoi il s'agirait précisément, ni quels motifs concrets auraient en l'occurrence guidé la décision du premier juge.
Celui-ci n'a de surcroît pas examiné ce qu'il en est de l'exigence de célérité. A cet égard, l'ensemble des circonstances qui permettent d'examiner la compatibilité d'une suspension avec la procédure n'a pas été établi, singulièrement pas les opérations de procédure nécessaires. Il n'a pas plus été indiqué le stade auquel se trouve la cause C/1______/2023, étant en outre observé qu'une décision de première instance, telle que visée au dispositif de l'ordonnance attaquée, si elle n'est pas définitive, ne représente pas une étape particulièrement décisive.
Au vu de ce qui précède, la Cour n'est pas en mesure d'exercer son contrôle.
L'ordonnance attaquée sera ainsi annulée.
3. À teneur de l'art. 22 al. 1 LaCC, il n'est pas prélevé de frais dans les causes soumises à la juridiction des baux et loyers (ATF 139 III 182 consid. 2.6).
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La Chambre des baux et loyers :
A la forme :
Déclare recevable le recours formé 20 août 2024 par FONDATION DE PLACEMENTS IMMOBILIERS A______ contre l'ordonnance rendue le 9 août 2024 par le Tribunal des baux et loyers dans la cause C/23/2024.
Au fond :
Annule cette ordonnance.
Dit que la procédure est gratuite.
Déboute les parties de toutes autres conclusions de recours.
Siégeant :
Madame Nathalie LANDRY-BARTHE, présidente; Madame Sylvie DROIN et Monsieur Laurent RIEBEN, juges; Madame Laurence MIZRAHI et Monsieur
Jean-Philippe FERRERO, juges assesseurs; Madame Victoria PALAZZETTI, greffière.
Indication des voies de recours :
Conformément aux art. 72 ss de la loi fédérale sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF; RS 173.110), le présent arrêt peut être porté dans les trente jours qui suivent sa notification avec expédition complète (art. 100 al. 1 LTF) par-devant le Tribunal fédéral par la voie du recours en matière civile.
Le recours doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14.
Valeur litigieuse des conclusions pécuniaires au sens de la LTF supérieure ou égale à 15'000 fr.