Décisions | Tribunal administratif de première instance
JTAPI/1278/2021 du 16.12.2021 ( LCI ) , ADMIS PARTIELLEMENT
ADMIS par ATA/522/2022
En droit
Par ces motifs
RÉPUBLIQUE ET CANTON DE GENÈVE | ||||
POUVOIR JUDICIAIRE
JUGEMENT DU TRIBUNAL ADMINISTRATIF DE PREMIÈRE INSTANCE du 16 décembre 2021 |
dans la cause
Hoirie de feue Madame A______, soit Madame B______, Monsieur C______, Monsieur D______ et Monsieur E______, représentés par Me François BELLANGER, avocat, avec élection de domicile
contre
DÉPARTEMENT DU TERRITOIRE-OAC
1. La parcelle n° 1______ de la Commune E______ (ci-après : la commune), qui comprend un immeuble d’habitation de plusieurs logements (n° 2______) situé rue G______ 3______, appartient, à teneur du registre foncier, à Madame B______ et à Messieurs C______, D______ et E______.
2. Par plis des 18 et 25 mai 2020 se référant à la procédure I-4______, l’office des autorisations de construire du département du territoire (ci-après : DT ou le département) a informé les quatre personnes précitées qu’un collaborateur de l’office du patrimoine et des sites (ci-après : OPS) avait constaté, lors d’un contrôle effectué sur la parcelle n° 1______, que la quasi-totalité des fenêtres des deux façades de l’immeuble avaient été remplacées par des « fenêtres en bois-métal noir », sans aucune autorisation de construire et un délai de dix jours leur était imparti pour formuler d’éventuelles observations à propos de cette situation.
3. Par courrier du 5 juin 2020, M. D______ - indiquant représenter l’hoirie de feue Madame A______, laquelle était composée de Mme B______, de MM. C______ et E______ et de lui-même - a informé le DT que le remplacement des fenêtres constaté par l’OPS consistait en des travaux d’entretien réalisés entre 1996 et 2003, en même temps que les travaux d’entretien des deux façades et de la toiture. Ces travaux, qui avaient été exécutés en plusieurs étapes et durant plusieurs années, avaient été annoncés en son temps par une lettre d’avis de travaux d’entretien. Plusieurs séances s’étaient tenues sur place avec des responsables du service des monuments et des sites (ci-après : SMS), s’agissant du choix des teintes et des matériaux, en présence de feue Mme A______, qui était propriétaire de ce bien immobilier jusqu’à son décès en 2012. Les premières fenêtres avaient été changées dès 1996, car celles existantes étaient en trop mauvais état pour être rénovées, afin d’améliorer l’isolation thermique et acoustique avec un abaissement phonique de 36 dB, optimal pour l’époque, au vu du bruit routier environnant.
4. Par décision du 15 janvier 2021 se référant à la procédure I-4______, le DT a ordonné à l’hoirie de Mme A______ de rétablir une situation conforme au droit d’ici au 31 juillet 2021 en procédant : « au remplacement des fenêtres existantes par des menuiseries en chêne sur le modèle de celles d’origine, comportant les partitions des fenêtres d’origine et dont les règles se basent sur le principe FEN.b (https://www.ge.ch/document/guide-bonnes-pratiques-assainissement-fenetres-batiments-proteges/telecharger) ».
Les détails d’exécution devraient être soumis à l’OPS pour approbation avant commande des travaux. Enfin, la sanction administrative portant sur la réalisation des travaux sans droit ferait l’objet d’une décision séparée à l’issue du traitement du dossier I-4______ et restait par conséquent réservée.
5. Par acte du 15 février 2021, l’hoirie de Mme A______, soit Mme B______ et MM. C______, D______ et E______, ont interjeté recours, sous la plume de leur conseil, devant le Tribunal administratif de première instance (ci-après : le tribunal) à l’encontre de la décision prise par le DT le 15 janvier 2021, concluant à son annulation, sous suite de frais et dépens.
Dans le cadre des travaux d’entretien de leur immeuble intervenus entre 1996 et 2003, les anciennes fenêtres, en très mauvais état, avaient été peu à peu remplacées par des fenêtres en bois-métal, comme l’attestaient les factures jointes. Feue Mme A______ avait informé le DT, par courrier du 16 avril 2002, que les travaux allaient débuter dans le courant du mois de mai 2003. Elle avait également informé le SMS, par pli du 9 septembre 2003, que la teinte retenue pour la façade de l’immeuble donnant sur la rue H______ était conforme à ce qui avait été convenu lors d’un rendez-vous qui s’était tenu le 17 juillet 2003. Elle avait également informé le DT qu’elle souhaitait effectuer les mêmes travaux, avec la même teinte, sur la façade donnant sur la rue G______. Ce courrier étant resté sans réponse, feue Mme A______ avait relancé le DT, par courrier du 27 novembre 2003, en se référant à un appel téléphonique de début novembre lors duquel Monsieur I______ du DT aurait dit à l’un de ses fils qu’il se prononcerait défavorablement quant à sa requête. Sans nouvelles du SMS, feue Mme A______ avait indiqué au DT, par courrier du 16 décembre 2003, que les travaux, qui débuteraient début 2004, seraient exécutés en teinte gris-clair. Par correspondance du 22 décembre 2003, le SMS avait invité Mme A______ à conserver côté rue une teinte proche de celle d’origine, compte tenu du fait que la différence de traitement entre les façades était typique de l’architecture d’îlot du XXème siècle, tout en lui suggérant de réaliser différents échantillons pour le choix de la couleur et en s’en remettant à l’avis des experts de la commission des monuments, de la nature et des sites (ci-après : CMNS).
Le remplacement des fenêtres constituait des travaux d’entretien et non de transformation, de sorte qu’ils n’étaient pas soumis à autorisation et ne pouvaient donc être qualifiés de constructions illicites. Ces travaux, réalisés par rotation durant six ans, n’avaient pas été différés et n’avaient entraîné aucune modification du standing de l’immeuble ni augmentation des loyers. Ces travaux d’entretien avaient été annoncés au DT et ce dernier, tout comme le SMS, n’avait nullement mentionné la nécessité de les soumettre à autorisation.
Les conditions de l’ordre de remise en état n’étaient pas remplies. Lors de leur réalisation, les travaux de remplacement des fenêtres n’étaient pas soumis à autorisation. Alors que le maintien ou la suppression de l’installation illégale s’appréciait au regard du droit en vigueur au moment de sa construction, le DT avait ordonné la remise en état des fenêtres sur la base de la nouvelle directive d’application de l’art. 56A du règlement d’application de la loi sur les constructions et les installations diverses du 27 février 1978 (RCI – L 5 05.01), entrée en vigueur en 2015, soit postérieurement à la réalisation des travaux litigieux. Par conséquent, le rétablissement de l’état antérieur aux travaux d’entretien ne pouvait pas s’apprécier au regard de cette directive et le DT ne pouvait exiger une telle remise en état. De plus, dix-huit ans, respectivement vingt-cinq ans, s’étaient écoulés depuis l’exécution des travaux litigieux et depuis que le DT avait été informé de leur réalisation. Le comportement de ce dernier, resté passif alors qu’il en avait connaissance, ou aurait pu en avoir connaissance s’il avait agi avec diligence au vu des échanges intervenus en 2002 et 2003, pouvait être qualifié de « tolérance active ». Ainsi, le comportement de ce département, qui estimait désormais que ces travaux étaient soumis à autorisation, était contraire au principe de la bonne foi et contradictoire. De plus, cette autorité n’avait pas été placée devant le fait accompli mais avait au contraire été informée de l'existence de ces travaux avant même leur réalisation. Le bâtiment concerné avait été intégré au plan de site adopté en 2016, soit plus de dix ans après le remplacement des fenêtres, étant précisé que ce remplacement n’avait pas empêché de reconnaître l’intérêt patrimonial dudit bâtiment et son intégration dans le périmètre du plan du site n° 5______ « rue H______/quartier J______ ».
Pour le surplus, l’ordre de remise en état violait le principe de proportionnalité. Aucune autorisation n’était nécessaire pour réaliser les travaux d’entretien contestés, étant précisé que si une requête en autorisation de construire avait été déposée entre 1996 et 2003, ces éléments auraient vraisemblablement été autorisés. En tout état, le DT aurait dû renoncer à une telle remise en état. Même si les travaux devaient être requalifiés en travaux de transformation soumis à autorisation, les dérogations reprochées étaient mineures, à la lumière d’une nouvelle pratique adoptée en 2015 seulement. Enfin, l’ordre de remise en état ne constituait pas une mesure adéquate et apte à atteindre le but visé. Celui-ci portant une atteinte importante à leur propriété, le but d’intérêt public n’apparaissait pas comme prépondérant.
Plusieurs pièces ont été jointes à ce recours, dont le contenu sera repris dans la partie « En droit » ci-après, en tant que de besoin, notamment :
- des factures établies à l’attention de feue Mme A______ entre avril 1996 et décembre 2004, portant notamment sur la fourniture, la fabrication et la pose de fenêtres dans l’immeuble sis rue G______ 3______ ;
- des courriers adressés par feue Mme A______ au DT les 9 avril 2002 et 16 avril 2003, par le biais desquels elle faisait état de « travaux de réfection de la façade de [s]on immeuble qui consist[ai]ent au nettoyage de la pierre de taille et peinture de la façade, ainsi que la réfection des volets » ;
- les correspondances de feue Mme A______ au SMS des 9 septembre, 27 novembre et 16 décembre 2003 ainsi que le courrier de ce service à la précitée du 22 décembre 2003, ce dernier mentionnant que l'immeuble en cause appartenait à un ensemble du début du XXème siècle.
6. Dans ses observations du 26 avril 2021 accompagnées du dossier I-4______, le DT a conclu au rejet du recours et à la confirmation de la décision attaquée, sous suite de frais.
L’immeuble n° 2______, construit en 1912 par l’architecte Monsieur K______ et contigu à d’autres bâtiments proposant une unité architecturale, appartenait à un ensemble au sens de l’art. 89 de la loi sur les constructions et les installations diverses du 14 avril 1988 (LCI - L 5 05). Selon la fiche de recensement architectural en projet relatif à l’immeuble sis rue G______ 6______ (RAIM-VdG-0118), cet immeuble - ainsi que ceux qui lui étaient contigus – s’inscrivait dans l’ensemble n° MS-e 106, qui comprenait également les immeubles sis rue G______ 7______, 8______, 9______, 10______, 11______ et 6______. Au vu de la valeur patrimoniale des ensembles d’immeubles et des squares situés entre les rues L______, G______, M______ et N______, O______ avait initié un projet de plan de site, dont l’enquête avait eu lieu du 19 octobre au 18 novembre 2012 et qui avait été adopté par arrêté du Conseil d’État du 1er juin 2016 (plan de site n° 5______). Dans le cadre de l’adoption et de la mise en œuvre de ce plan de site, un constat effectué par l’OPS avait permis de relever que la quasi-totalité des fenêtres d’origine (en chêne) avaient été remplacées par des fenêtres en bois-métal noir, sans partitions et avec un intercalaire en alu brillant, sans que cet office n’ait été consulté. De plus, le DT n’avait reçu aucune annonce d’ouverture de chantier pour ces travaux.
Les travaux précités modifiaient l’apparence extérieure du bâtiment, de sorte qu’ils entraient dans le champ d’application de l’art. 1 al. 1 let. b LCI, disposition pertinente avant l’entrée en vigueur de l’art. 56A du règlement d’application de la loi sur les constructions et les installations diverses du 27 février 1978 (RCI – L 5 05.01) dans sa teneur actuelle. Pour le surplus, la décision attaquée ne reprochait pas aux recourants de ne pas avoir déposé de demande d’autorisation de construire avant d’entreprendre les travaux contestés. Par conséquent, cet élément ainsi que le développement des recourants relatif au travaux d’entretien au sens de la loi sur les démolitions, transformations et rénovations de maisons d'habitation (mesures de soutien en faveur des locataires et de l'emploi) du 25 janvier 1996 (LDTR - L 5 20) n’était pas pertinent. En effet, seul le fait d’avoir porté atteinte à l’unité architecturale et urbanistique de l’ensemble précité était en cause. En l’occurrence, il ne faisait aucun doute que l’immeuble concerné, qui s’inscrivait dans l’ensemble n° MS-e 106, bénéficiait de la protection des art. 89 ss LCI. Par ailleurs, les structures porteuses et les autres éléments particulièrement dignes de protection – dont faisaient partie les fenêtres, dont le changement pouvait, en fonction de sa réalisation, porter une atteinte irrémédiable au caractère architectural et urbanistique - devaient, en règle générale, être sauvegardés. Or, les travaux de changement des fenêtres avaient été effectués sans respecter les matériaux et la composition d’origine, en violation des art.89 et 90 LCI, et sans avoir consulté préalablement l’OPS, ce qui constituait une infraction. Dans le même sens, l’art. 56A al. 4 RCI - qui constituait un cas particulier de l’art. 90 al. 1 LCI en reprenant les éléments de protection patrimoniale et en les concrétisant dans le cadre des travaux de mise aux normes énergétiques qu’il visait principalement – exigeait que les interventions soient réalisées dans les matériaux d’origine et le respect de l’architecture de l’immeuble. Il ne pouvait être retenu que le changement des fenêtres avait été annoncé au DT par feue Mme A______, le courrier de la précitée du 9 avril 2002, postérieurement aux premiers changements de fenêtres intervenus en 1996, se contentant d’annoncer des travaux de nettoyage de la pierre de taille, de peinture de la façade et de réfection des volets. En outre, le SMS avait clairement indiqué à Mme A______, dans son pli du 22 décembre 2003, que son immeuble faisait partie d’un ensemble protégé du début du XXème siècle.
L’ordre de remise en état était conforme au droit. S’agissant de la bonne foi de l’administration, il ne pouvait être retenu de la part de l’OAC ou de l’OPS une quelconque connaissance, et donc tolérance, des travaux de modification des fenêtres, dans la mesure où ces travaux ne ressortaient pas des courriers adressés par feue Mme A______ à ces instances et qu’il n’avait pas été prouvé que ces travaux auraient été admis. Enfin, cet ordre de remise en état respectait le principe de proportionnalité, puisqu’il constituait le seul moyen de respecter la protection patrimoniale du bâtiment litigieux, du moment que les fenêtres d’origine avaient été délibérément éliminées. Par conséquent, l’intérêt public à la protection du patrimoine l’emportait sur l’intérêt privé, notamment financier, des recourants.
7. Par réplique du 20 mai 2021, les recourants ont persisté dans leurs arguments et conclusions.
Contrairement aux allégations du DT, la question de savoir si les travaux concernés consistaient en des travaux d’entretien ou non était pertinente. En effet, par le biais des art. 89 ss LCI, le législateur avait avant tout voulu préserver le caractère architectural et urbanistique des ensembles du XIXème et du début du XXème siècle et éviter des rénovations ou des transformations abusives, mais non figer l’aspect des bâtiments dans le temps. Ainsi, les travaux d’entretien, tels que le changement des fenêtres litigieux, ne pouvaient être considérés comme des rénovations ou des transformations prohibées par les art. 89 et 90 LCI. Il n’était pas contesté que leur immeuble s’inscrivait dans l’ensemble n° MS-e 106 et bénéficiait ainsi de la protection offerte par les art. 89 ss LCI. Toutefois, le courrier adressé à feue Mme A______ par le SMS en décembre 2003, selon lequel il était indiqué que cet immeuble faisait partie d’un ensemble protégé du XXème siècle, était postérieur à la majorité des travaux litigieux, de sorte que cette correspondance ne pouvait appuyer la thèse selon laquelle les travaux avaient été réalisés en violation des art. 89 ss LCI, comme le DT le prétendait.
Même à retenir que les travaux litigieux n’étaient pas de simples travaux d’entretien, aucune violation des art. 89 et 90 LCI n’était démontrée. En effet, l’autorité intimée invoquait plusieurs bases légales et principes relatifs à la protection du patrimoine, en particulier l’unité architecturale et urbanistique de certains ensembles d’immeubles, sans tenter de démontrer que les fenêtres actuelles violeraient une telle unité. Le fait d’affirmer que les matériaux et la composition d’origine n’auraient pas été respectés ou que l’unité architecturale et urbanistique de l’ensemble dont faisait partie l’immeuble aurait subi une atteinte, sans pour autant expliquer en quoi consisterait cette atteinte, n’était pas suffisant.
S’agissant d’une prétendue violation des art. 56 et 56A RCI, les prescriptions d’une directive entrée en vigueur en 2015 ne pouvaient fonder le rétablissement de l’état antérieur aux travaux d’entretien intervenus entre 1996 et 2003.
Il était erroné de déclarer que l’autorité intimée n’avait pas été consultée et qu’elle aurait respecté le principe de la bonne foi. Conformément aux pièces produites, feue Mme A______ avait indiqué à plusieurs reprises qu’elle procéderait à des travaux de réfection sur la façade côté rue G______. Ces travaux d’entretien, annoncés par une lettre d’avis de travaux d’entretien, avaient été exécutés en plusieurs étapes sur plusieurs années et le choix des teintes et des matériaux y relatifs avait été effectués lors de séances en présence de représentants du SMS. Ainsi, le comportement du DT, resté passif durant plus de dix-huit ans alors qu’il aurait à tout le moins dû avoir connaissance des prétendues constructions illicites s’il avait agi avec diligence, devait être qualifié de « tolérance active », au vu des échanges intervenus entre 2002 et 2003. Il était en effet étonnant que le DT n’ait pas eu connaissance du remplacement de toutes les fenêtres donnant sur la rue G______, alors que ces travaux auraient été réalisés sur plusieurs années et en plusieurs fois, qu’il avait été averti du fait que les façades subiraient des travaux de réfection et que le SMS avait pris part au choix des teintes et des matériaux pour les façades comprenant les fenêtres litigieuses.
Enfin, les conditions d’une remise en état n’étaient pas remplies. Les installations concernées avaient été autorisées selon le droit en vigueur au moment de leur réalisation et ils pouvaient donc se prévaloir du respect du principe de la bonne foi. Pour le surplus, le DT se contentait de retenir que les fenêtres d’origine avaient été délibérément éliminées, pour en conclure que le principe de la proportionnalité avait été respecté. Or, cet élément était non pertinent à ce titre et il convenait de relever que l’autorité intimée n’avait procédé à aucune pesée des intérêts avant le prononcé de la décision attaquée.
8. Par duplique du 14 juin 2021, le DT a persisté dans ses développements et conclusions.
La modification de l’ensemble des fenêtres d’un immeuble constituait des travaux de transformation. En outre, les fenêtres entraient dans la définition des structures et des éléments dignes de protection devant être protégés au sens de l’art. 90 LCI, dans la mesure où le changement de la totalité des fenêtres d’un immeuble appartenant à un ensemble protégé, avec modification des matériaux et de leur aspect (sans partition) constituait une atteinte au caractère architectural de l’immeuble et à la composition d’ensemble au sens de l’art. 89 et ss LCI. Il ressortait en outre de l’art. 56A al. 4 let. a RCI relatif à l’isolation des embrasures en façade que les fenêtres, notamment du point de vue du matériau utilisé, étaient des éléments qui devaient être protégés dans le cadre d’un ensemble. Si les fenêtres avaient été rénovées ou remplacées par d’autres dans le même matériau et la même partition, le DT n’aurait probablement rien eu à redire. Enfin, les conditions d’une remise en état étaient remplies. Cette mesure était notamment proportionnée, dès lors qu’elle était la seule à pouvoir restituer à l’immeuble en cause ses caractéristiques architecturales et l’harmonie de l’ensemble. Il serait en effet trop facile pour les propriétaires de biens d’intérêt patrimonial de procéder à la réalisation de travaux selon leurs choix sur un immeuble faisant partie d’un ensemble protégé sans consulter au préalable l’instance compétente puis d’invoquer la proportionnalité pour empêcher toute remise en état, ce d’autant que feue Mme A______ savait qu’il lui incombait de le faire, compte tenu de ses échanges avec le DT relatifs aux travaux de réfection de façade et de toiture. Il était en revanche possible, comme cela avait été fait pour un cas voisin, que la remise en état soit différée dans le temps, afin de prendre en compte la durée de vie des fenêtres, estimée par la jurisprudence à une trentaine d’années, étant rappelé que, selon les recourants, les changements de fenêtres étaient intervenus entre 1996 et 2003.
1. Le Tribunal administratif de première instance connaît des recours dirigés, comme en l’espèce, contre les décisions prises par le département en application de la loi sur les constructions et les installations diverses du 14 avril 1988 (LCI - L 5 05) (art. 115 al. 2 et 116 al. 1 de la loi sur l’organisation judiciaire du 26 septembre 2010 - LOJ - E 2 05 ; art. 143 et 145 al. 1 LCI).
2. Interjeté en temps utile et dans les formes prescrites devant la juridiction compétente, le recours est recevable au sens des art. 60 et 62 à 65 de la loi sur la procédure administrative du 12 septembre 1985 (LPA - E 5 10).
3. Les recourants contestent tout d'abord la décision litigieuse au motif que les travaux de remplacement des fenêtres, effectués entre 1996 et 2003, étaient des travaux d'entretien et non pas de transformation, de sorte qu'ils n'étaient pas soumis à autorisation et ne pouvaient donc être considérés comme illicites. L'autorité intimée avait ordonné la remise en état des fenêtres sur la base de la directive d'application de l'art. 56A RCI, entrée en vigueur en 2015, postérieurement à la réalisation des travaux litigieux. Dans le même ordre d'idées, les recourants ont ajouté dans leur réplique que des travaux tels que les changements de fenêtres ne pouvaient être considérés comme des rénovations ou des transformations prohibées par les art. 89 et 90 LCI. En outre, le courrier adressé à l'ancienne propriétaire de l'immeuble en décembre 2003 et qui soulignait que ce dernier appartenait à un ensemble protégé, était postérieur à la majorité des travaux litigieux, de sorte que ceux-ci ne pouvaient avoir été réalisés en violation des art. 89 et ss LCI. Enfin, même en admettant que ces travaux n'étaient pas de simples travaux d'entretien, l'autorité intimée invoquait différentes bases légales et principe relatifs à la protection du patrimoine, sans toutefois expliquer en quoi consisterait l'atteinte portée en l'espèce à l'immeuble.
4. S'agissant tout d'abord de l'argument selon lequel les travaux litigieux constituaient un simple entretien soustrait à une procédure d'autorisation et non des travaux de transformation, la démonstration des recourants s'appuie sur diverses dispositions de la loi sur les démolitions, transformations et rénovations de maisons d'habitation (mesures de soutien en faveur des locataires et de l'emploi) du 25 janvier 1996 (LDTR - L 5 20). Or, cette loi n'est d'aucune pertinence en l'espèce. En effet, elle a notamment pour objet de soumettre au contrôle de l'Etat les conséquences que pourraient avoir sur les loyers les travaux effectués dans un immeuble locatif tout au long de son existence. Ainsi, les travaux d'entretien, selon la définition qu'en donnent l'art. 3 LDTR et la jurisprudence, sont-ils soustraits à ce contrôle. Cette approche est cependant tout à fait distincte de celle de la LCI, qui, à la différence de la LDTR, vise non pas à protéger les locataires, mais à ordonner de façon générale l'acte de construire, de transformer ou de démolir sur l'ensemble du territoire genevois et garantit de la sorte la prise en compte préalable d'une multitude d'intérêts publics (ou privés), dont la protection du patrimoine.
5. Ainsi, selon l'art. 1 al. 1 LCI, sur tout le territoire du canton nul ne peut, sans y avoir été autorisé, notamment élever en tout ou partie une construction ou une installation, notamment un bâtiment locatif, industriel ou agricole, une villa, un garage, un hangar, un poulailler, un mur, une clôture ou un portail (let. a); modifier même partiellement le volume, l'architecture, la couleur, l'implantation, la distribution ou la destination d'une construction ou d'une installation (let. b), démolir, supprimer ou rebâtir une construction ou une installation (let. c), modifier la configuration du terrain (let. d).
6. Il ressort clairement de cette disposition légale, rédigée de manière très générale, que la modification des aspects extérieurs d'une construction est en principe soumise à autorisation (outre sa distribution et sa destination).
7. L'art. 1 al. 4 précise qu'en zone à bâtir, l’édification de constructions de très peu d’importance telles que définies par l’alinéa 5, n’est pas soumise à autorisation de construire. Demeurent réservées les dispositions relatives à la protection du patrimoine.
8. Selon l'art. 1 al. 5 LCI, sont réputées constructions de très peu d'importance au sens de l'alinéa précédent :
a) les cabanes amovibles de dimension modeste, soit de l'ordre de 5 m2 au sol et 2 m de hauteur;
b) les pergolas non couvertes;
c) les antennes paraboliques dont le diamètre n'excède pas 90 cm pour les installations individuelles et 130 cm pour les installations collectives;
d) en cinquième zone, la création de jours inclinés en toiture d’une surface totale inférieure à 1 m2
9. Les art. 89 ss LCI protègent les « ensembles du XIXe siècle et du début du XXe siècle », selon le titre de la section 2 dudit chapitre IX.
10. L'art. 89 al. 1 LCI dispose que l’unité architecturale et urbanistique des ensembles du XIXe siècle et du début du XXe siècle situés en dehors des périmètres de protection de la Vieille-Ville et du secteur sud des anciennes fortifications, ainsi que du vieux Carouge, doit être préservée. Sont considérés comme ensemble les groupes de deux immeubles ou plus en ordre contigu, d’architecture identique ou analogue, ainsi que les immeubles séparés dont l’emplacement, le gabarit et le style ont été conçus dans le cadre d’une composition d’ensemble dans le quartier ou dans la rue (art. 89 al. 2 LCI). À teneur de l'art. 90 al. 1 LCI, les ensembles dont l'unité architecturale et urbanistique est complète sont maintenus. En cas de rénovation ou de transformation, les structures porteuses, de même que les autres éléments particulièrement dignes de protection doivent, en règle générale, être sauvegardés. L’art. 12 est en outre applicable.
En cas de transformation ou de rénovation, des mesures de rationalisation énergétique doivent être entreprises. Des dérogations sont accordées lorsque le maintien d’éléments patrimoniaux de valeur l’exige. Des panneaux solaires thermiques ou photovoltaïques peuvent être autorisés en toiture (al. 2).
Le département peut aussi ouvrir la procédure d’adoption d’un plan de site des ensembles considérés comme dignes de protection en application de la loi sur la protection des monuments, de la nature et des sites (al. 3).
Le département établit et publie sans tarder une liste indicative des ensembles visés à l’al. 1 (al. 4).
Selon l'art. 93 LCI, les demandes d’autorisation, à l’exception de celles instruites en procédure accélérée, concernant des immeubles visés à l’article 89 sont soumises, pour préavis, à la commission des monuments, de la nature et des sites (al. 1). Les demandes d’autorisation instruites en procédure accélérée ainsi que les travaux de réfection de façades et de toitures sont soumis, pour préavis, à l’office du patrimoine et des sites (al. 2).
Lors de l'adoption de la LCI en 1988, l'art. 93 al. 1 LCI prévoyait que « Les demandes d'autorisation, ainsi que les travaux de réfection de façade et de toiture concernant les immeubles visés à l'art. 89 sont soumis aux préavis de la commission d'architecture et de la commission des monuments, de la nature et des sites ». Cette disposition a été modifiée le 17 février 2006, prévoyant dès lors que « Les demandes d'autorisation, ainsi que les travaux de réfection de façades et de toitures concernant des immeubles visés à l'article 89 sont soumis, pour préavis, à la commission des monuments, de la nature et des sites ». La dernière modification de cette disposition a été adoptée le 22 septembre 2017, donnant lieu au texte actuel.
11. La qualification d'ensemble protégé au sens de l'art. 89 LCI ne dépend pas de l'existence d'un document ayant une portée juridique ou de l'intégration du site dans la liste indicative dressée par le DALE (art. 90 al. 4 LCI). Elle procède d'une volonté d'unité et d'harmonie dans la conception de l'espace aménagé, dont les différents éléments forment un tout projeté et cohérent. Enfin, le fait que la construction soit postérieure à la période fazyste n'est pas davantage un obstacle à cette qualification (ATA/495/2009 du 6 octobre 2009 consid. 6 ; ATA/613/2008 du 9 décembre 2008 consid. 5 ; MGC 1983/II 2202 p. 2207).
12. Le choix du législateur d’une liste indicative, au sens de l'art. 90 al. 4 LCI, laisse une grande marge d’appréciation au département chargé de l’application de ces dispositions. Au cas par cas, le département a fait bénéficier de la protection des art. 89 et ss LCI des ensembles ne figurant pas sur la liste indicative. Cette manière de faire a régulièrement été confirmée par la chambre de céans en raison du caractère indicatif de la liste (ATA/169/2016 du 23 février 2016 consid. 6d ; ATA/1366/2015 du 21 décembre 2015 ; ATA/539/2009 du 27 octobre 2009).
13. Par ailleurs, la qualification d’ensemble dépend d’une volonté d’unité et d’harmonie dans la conception de l’espace aménagé pour les différents éléments formant un tout projeté et cohérent. À cet égard, les préavis des instances spécialisées en matière de protection du patrimoine sont déterminants. L’art. 90 al. 4 LCI mentionne la compétence du département, notamment par le biais de ses instances spécialisées, tel que l’OPS (art. 6 al. 1 let. e du règlement sur l'organisation de l'administration cantonale du 1er juin 2018 - ROAC - B 4 05.10), lequel comprend notamment le SMS (ch. 3) (ATA/1066/2018 du 9 octobre 2018 consid. 8).
14. Quant à l'ignorance où prétendrait se trouver un propriétaire au sujet de la protection patrimoniale à laquelle serait soumis son immeuble au sens des art. 89 et ss LCI – dans l'hypothèse où cet immeuble ne figurerait pas sur les listes indicatives dressées par le département - on rappellera tout d'abord qu'un propriétaire d'immeuble doit assumer toutes les conséquences de sa situation, notamment sur le plan de ses obligations juridiques. De ceci découle, conformément à l'adage selon lequel nul n'est censé ignorer la loi, que le propriétaire doit savoir notamment que certaines catégories d'immeubles dans le canton de Genève sont soumises à la protection prévue par les art. 89 et ss LCI ; il est dès lors tenu de faire ce qui peut être raisonnablement attendu de lui pour connaître sous cet angle le statut de son bien. À cela s'ajoute qu'une liste « indicative » est une dénomination qui signifie que son contenu est donné à titre indicatif, c'est-à-dire comme « un renseignement, au moins approximatif » ou comme « élément de référence, au moins provisoirement » (définition tirée du site du centre national de ressources textuelles et lexicales CNRTL: https://www.cnrtl.fr/definition/indicatif ; consulté le 1er décembre 2021). Il s'agit d'une sorte d'avertissement terminologique qui sert à attirer l'attention sur le caractère non exhaustif de la liste et donc sur le fait qu'un groupe d'immeubles qui n'y figure pas pourrait néanmoins constituer un ensemble protégé, ce que la jurisprudence a au demeurant déjà constaté, comme rappelé ci-dessus. Dans le même ordre d'idée, la jurisprudence a également constaté que les informations officielles données au sujet de la protection conférée par les art. 89 et ss LCI attiraient précisément l'attention du public sur le fait que les renseignements établis et publiés à titre informatif par l'Etat ne dispensaient pas de s'adresser aux instances spécialisées pour vérifier si tel immeuble particulier pourrait être soumis à ces règles (ATA/1066/2018 du 9 octobre 2018). C'est dire, là encore, que sous l'angle des art. 89 et ss LCI, un propriétaire ne saurait se prétendre de bonne foi s'il se contente de son appréciation personnelle au sujet de son immeuble et du fait qu'il n'a trouvé à son sujet aucun indice le rattachant à un ensemble protégé.
15. Dans le cadre du dernier recensement effectué conjointement par le canton et par la Ville de Genève pour identifier, sur le territoire de cette dernière, les ensembles au sens de l'art. 89 LCI, le service de l'inventaire des monuments d'art et d'histoire au sein de l'office du patrimoine et des sites a rédigé une note explicative intitulée « Recensement architecturale des immeubles formant des ensembles maintenus du XIXe siècle et du début du XXe siècle dans la commune de Genève » (http://etat.geneve.ch/geodata/SIPATRIMOINE/SI-EVI-OPS/EVI/edition/fiches/RAIM/Documents/RAIM_presentation.pdf ; consulté le 1er décembre 2021).
Il y est notamment indiqué que « pour saisir ce qui « fait » un ensemble, autrement dit pour pouvoir l'identifier en tant que tel, l'approche formelle s'impose naturellement. C'est sur la base de celle-ci que l'on reconnaît, ou pas, un air de famille entre des immeubles, qu'ils soient contigus, en vis-à-vis ou en ordre dispersé.
Un immeuble appartient à un ensemble lorsqu'il partage un certain nombre de caractéristiques avec d'autres immeubles situés à proximité. Par caractéristiques, il faut entendre notamment le traitement de la façade et de la toiture, le gabarit, les niveaux d'étages, le rythme des ouvertures, mais aussi des éléments plus discrets comme les consoles de balcons ou les revêtements de sol des cages d'escalier. Si certains de ces éléments sont dictés par des dispositions réglementaires, comme le gabarit ou l'alignement, d'autres relèvent du goût ou de grammaires constructives propres à leur époque. Du début du XIXe siècle au début des années 1930, plusieurs types de bâtiments sont ainsi identifiables.
1. L'immeuble faubourien, marqué par l'économie des matériaux et la modestie du décor, tel qu'on le trouve encore aux Grottes, aux Pâquis, à Plainpalais, aux Eaux-Vives (1830-1885).
2. L'immeuble « fazyste », inspiré des exemples haussmanniens, orné de motifs d'inspiration classique (pilastres, frontons, etc.), de garde-corps en ferronnerie et de balcons filants (1850-1895).
3. L'immeuble «post-fazyste», plus sculptural que l'immeuble «fazyste», aux façades souvent chargées de motifs classiques ou baroques, et parfois doté de bow-windows (1895-1920).
4. L'immeuble «Heimatstil», coiffé de toitures spectaculaires, misant sur l'expressivité des matériaux bruts, l'irrégularité et le pittoresque (1895-1915).
5. L'immeuble «Art déco», à la géométrie épurée, souvent doté de balcons aux angles arrondis (1915-1940).
A cela s'ajoutent quelques exemples d'immeubles Art Nouveau, dont les motifs décoratifs inspirés par la nature sont facilement reconnaissables (1895-1910) ».
16. Selon la jurisprudence, la protection conférée par les art. 89 ss LCI constitue une mesure de protection du patrimoine (ATA/720/2012 du 30 octobre 2012 consid. 5b). Elle implique une restriction au droit de propriété, garanti par l'art. 26 al. 1 Cst., à l'instar des autres mesures de protection du patrimoine, le raisonnement relatif à ces dernières étant applicable mutatis mutandis (ATA/721/2012 précité consid. 11). Pour être compatible avec cette disposition, l'assujettissement doit reposer sur une base légale, être justifié par un intérêt public et respecter le principe de la proportionnalité (art. 36 Cst. ; ATF 126 I 219 consid. 2a p. 221 ; arrêt du Tribunal fédéral 1C_386/2010 du 17 janvier 2011 consid. 3.1 ; ATA/721/2012 précité consid. 8a).
17. En principe, les restrictions de la propriété ordonnées pour protéger les monuments et les sites naturels ou bâtis sont d'intérêt public et celui-ci prévaut sur l'intérêt privé lié à une utilisation financière optimale du bâtiment (ATF 126 I 219 consid. 2c p. 221 ; 120 Ia 270 consid. 6c p. 285 ; 119 Ia 305 consid. 4b p. 309 ; arrêts du Tribunal fédéral 1C_32/2012 du 7 septembre 2012 consid. 6.1 ; 1C_386/2011 du 17 janvier 2011 consid. 3.2.1).
18. En relation avec le principe de la proportionnalité au sens étroit, une mesure de protection des monuments est incompatible avec la Cst. si, dans la pesée des intérêts en présence, elle produit des effets insupportables pour le propriétaire. Savoir ce qu'il en est ne dépend pas seulement de l'appréciation des conséquences financières de la mesure critiquée, mais aussi de son caractère nécessaire. Plus un bâtiment est digne d'être conservé, moins les exigences de la rentabilité doivent être prises en compte (ATF 118 Ia 384 consid. 5e p. 393).
19. Ainsi, même lorsque des immeubles constituent un ensemble au sens de l'art. 89 al. 2 LCI, s'il est concevable d'imposer à un propriétaire le coût d'une rénovation pour sauvegarder un immeuble d'une valeur architecturale certaine, ou selon les cas, simple témoin d'une époque, une retenue s'impose lorsqu'il s'agit d'immeubles sans style ni caractère particulier (ATA/721/2012 précité consid. 11 ; ATA/162/1998 du 24 mars 1998). Ainsi, en cas de disproportion entre l'intérêt patrimonial du bâtiment en cause et les frais imposés au propriétaire pour sa conservation, sans espoir de rentabiliser les travaux entrepris, la protection conférée par les art. 89 ss LCI ne peut ainsi pas être imposée au propriétaire (ATA/721/2012 précité consid. 11).
20. Enfin, dans un arrêt récent concernant une affaire similaire à la présente espèce, la chambre administrative de la Cour de justice (ci-après : la chambre administrative) a relevé que l'art. 56A RCI, qui prévoit en substance que les travaux de mise en conformité des embrasures en façade doivent être réalisés dans les matériaux d'origine pour les bâtiments qui se situent dans les zones protégées, n'est en vigueur que depuis le 4 novembre 2015 et que cette disposition légale ne peut donc déployer d'effets concernant des travaux réalisés antérieurement. Renvoyant l'affaire au tribunal, la chambre administrative a invité ce dernier à examiner si l'ancien droit comporte une base légale pour exiger des propriétaires d'immeubles protégés qu'ils procèdent au remplacement de fenêtres non conformes. À défaut, une condition de l'ordre de remise en état pourrait ne pas être réalisée, à savoir que « les installations en cause ne doivent pas avoir été autorisées en vertu du droit en vigueur au moment de leur réalisation » (ATA/534/2021 du 18 mai 2021).
21. A cet égard, le tribunal rappellera encore que de jurisprudence constante, pour être valable, un ordre de mise en conformité doit respecter cinq conditions. Premièrement, l'ordre doit être dirigé contre le perturbateur. Les installations en cause ne doivent ensuite pas avoir été autorisées en vertu du droit en vigueur au moment de leur réalisation. Un délai de plus de trente ans ne doit par ailleurs pas s'être écoulé depuis l'exécution des travaux litigieux. L'autorité ne doit en outre pas avoir créé chez l'administré concerné, par des promesses, des informations, des assurances ou un comportement, des conditions telles qu'elle serait liée par la bonne foi. Finalement, l'intérêt public au rétablissement d'une situation conforme au droit doit l'emporter sur l'intérêt privé de l'intéressé au maintien des installations litigieuses (ATA/19/2016 du 12 janvier 2016 consid. 5 ; ATA/824/2015 du 11 août 2015 consid. 6b et les références citées).
22. En l'espèce, il est établi que l'immeuble en cause appartient à un ensemble protégé. Comme l'a formulé la chambre administrative dans l'arrêt qui vient d'être cité, la question est donc de savoir si, au vu des bases légales et de la jurisprudence rappelées jusqu'ici, l'autorité intimée était légitimée à ordonner « le remplacement des fenêtres existantes par des menuiseries en chêne sur le modèle de celles d’origine, comportant les partitions des fenêtres d’origine et dont les règles se basent sur le principe FEN.b ». Plus précisément, il s'agit de savoir si cet ordre, fondé de manière a priori erronée sur l'art. 56A RCI, peut être néanmoins confirmé, dans la mesure où il reposerait valablement sur une base légale en vigueur à l'époque où les fenêtres litigieuses ont été posées, c'est-à-dire entre 1996 et 2003. Cette question doit être examinée en deux temps. Tout d'abord, il faut se demander si l'ancienne propriétaire aurait dû vérifier auprès d'un service de l'État si les fenêtres en bois-métal qu'elle entendait poser pour remplacer les fenêtres d'origine étaient acceptables. Cela implique non seulement de se demander quelles étaient ses obligations selon les règles de la bonne foi, mais aussi de déterminer si les fenêtres font partie des éléments d'un immeuble protégé dont la modification ou le remplacement est sujet à autorisation de construire. En cas de conclusion négative sur ce premier temps du raisonnement, la deuxième condition d'un ordre de remise en état ferait défaut, puisque les nouvelles fenêtres ne pourraient être considérées comme des modifications illicites de l'immeuble. En revanche, s'il fallait conclure que ces travaux ont été effectués de manière illicite, il s'agirait dans un second temps de se demander si, au-delà d'une sanction pour de tels travaux, l'autorité intimée disposait d'une base légale suffisante pour exiger le remplacement des fenêtres par de nouvelles fenêtres en matériaux d'origine.
23. Pour ce qui concerne la première question, il a été rappelé plus haut que l'art. 1 al. 1 LCI, couplé avec ses al. 4 et 5, étend largement la notion de travaux soumis à autorisation de construire. Selon la lettre de cette disposition légale, en va ainsi, notamment, pour la modification même partielle de la couleur d'une construction, tandis qu'à l'inverse, seules des antennes paraboliques de petite taille, ou, en cinquième zone, la création de jours inclinés d'une surface n'excédant pas 1 m², échappent à l'obligation de déposer une demande d'autorisation de construire. Dans un arrêt du 25 octobre 2015, la chambre administrative a confirmé une amende prononcée pour divers travaux effectués sans autorisation en zone 4B protégée, parmi lesquels le changement des fenêtres de l'immeuble concerné (ATA/1151/2015). À cela s'ajoute, conformément à la note explicative intitulée « Recensement architecturale des immeubles formant des ensembles maintenus du XIXe siècle et du début du XXe siècle dans la commune de Genève » (citée plus haut), que les ensembles protégés au sens des art. 89 et ss LCI peuvent mériter cette protection notamment en raison de divers éléments de façade. On ne peut donc qu'arriver à la conclusion que le remplacement et la modification de fenêtres, en particulier dans un immeuble protégé, est une opération qui doit faire l'objet d'une autorisation de construire (indépendamment de la question de savoir sous quelle forme cette autorisation est délivrée).
24. Par ailleurs, ainsi qu'on l'a vu plus haut, le propriétaire d'un immeuble protégé ne saurait s'affranchir des obligations qui lui incombent à ce titre, en particulier en se fondant sur sa propre opinion ou sur l'absence de mention de son immeuble sur les listes indicatives, et en retenant dès lors que ce dernier ne serait pas concerné par les dispositions ad hoc de la LCI. Dans le cas présent, il est d'autant moins possible pour les recourants de soutenir que l'ancienne propriétaire n'avait pas à prendre de précautions particulières à ce sujet, qu'elle a, à l'époque des travaux, été en contact régulier avec le SMS concernant différents aspects relatifs à la réfection des façades, notamment le choix des couleurs. En revanche, il n'apparaît nulle part qu'elle aurait explicitement annoncé son intention de remplacer les fenêtres existantes et que les instances concernées, en particulier le SMS, auraient donné leur accord pour la pose des nouvelles fenêtres.
25. Par conséquent, s'agissant du raisonnement en deux temps évoqué plus haut, force est de constater que le remplacement des fenêtres peut être considéré comme des travaux effectués de manière illicite.
26. C'est le lieu de relever que les quatre premières conditions d'un ordre de remise en état sont réalisées, celui-ci étant en l'occurrence dirigé contre les perturbateurs par situation, concernant des travaux effectués sans autorisation, ceux-ci ayant eu lieu moins de 30 ans auparavant et n'ayant enfin fait l'objet d'aucun engagement ni d'aucune attitude de l'autorité qui aurait pu faire penser à l'ancienne propriétaire qu'elle était autorisée à procéder de la sorte.
27. Reste à examiner, avant la cinquième condition d'un ordre de remise en état (à savoir le respect du principe de proportionnalité), si l'autorité intimée disposait d'une quelconque base légale pour appuyer l'obligation faite aux recourants.
28. C'est ici que le raisonnement tenu par la chambre administrative dans l'ATA/534/2021 du 18 mai 2021 susmentionné nécessite une clarification. En effet, s'il est exact que des travaux effectués avant l'entrée en vigueur de l'art. 56A RCI ne peuvent avoir été réalisés de manière contraire à cette disposition légale, il n'empêche qu'au moment de prononcer un ordre de remise en état, l'autorité intimée ne peut faire abstraction des normes en vigueur au moment où elle rend cette décision. Ceci est valable en particulier, lorsqu'il s'agit du remplacement de fenêtres, pour ce qui concerne les performances énergétiques des nouvelles fenêtres à réaliser. Lorsqu'il s'agit en outre d'un immeuble protégé, l'obligation de répondre à certaines normes imposées par la réglementation en matière d'énergie se double, selon l'art. 56A RCI, d'une obligation de respecter, dans la mesure du possible, des normes de protection du patrimoine. À partir du moment où l'on retient que des travaux ont été réalisés illicitement à une époque antérieure à l'entrée en vigueur de l'art. 56A RCI, comme c'est le cas en l'occurrence, le propriétaire ne saurait, au moment où l'ordre lui est donné de réparer cette situation, échapper aux dispositions légales entrées en vigueur depuis ces travaux. À titre d'exemple, il paraîtrait inconcevable que la remise en état d'une construction illicite permette l'utilisation de matériaux proscrits, au motif qu'ils étaient autorisés à l'époque des travaux litigieux. Si les nouvelles dispositions entrées en vigueur depuis ces travaux ont pour le propriétaire des conséquences plus sévères que cela n'aurait été le cas dans l'hypothèse où la situation aurait été découverte et réparée plus tôt, il ne peut en faire grief à l'autorité chargée d'appliquer la loi. Seule l'application du principe de proportionnalité permet d'atténuer des conséquences trop rigoureuses.
29. En conséquence de ce qui précède, l'autorité intimée était fondée à faire application de l'art. 56A RCI non pas pour constater que le remplacement des fenêtres avait été effectué contrairement à cette disposition légale, mais pour exiger que la remise en état de l'immeuble soit faite conformément aux dispositions actuelles en matière énergétique, ce qui implique le respect de l'art. 56A RCI.
30. Il reste encore à examiner la cinquième condition à laquelle est soumis un ordre de remise en état, à savoir le respect du principe de proportionnalité.
31. Dans le jugement JTAPI/74/2021 du 28 janvier 2021 qui a donné lieu à l'ATA/534/2021 cité plus haut, le tribunal, faisant application du principe de proportionnalité, a modifié l'ordre de remise en état des fenêtres en fixant au 31 décembre 2031 le délai d'exécution des travaux (ce qui permettait d'atteindre approximativement la durée de vie des fenêtres en PVC posées en 2001). Tout en annulant le jugement pour les motifs mentionnés plus haut, la chambre administrative a considéré que la solution retenue par le tribunal était empreinte de bon sens.
32. En l'occurrence, il se justifie de procéder de la même manière. En effet, on relèvera tout d'abord que les recourants, c'est-à-dire les propriétaires actuels, n'ont fait qu'hériter – littéralement - d'une situation irrégulière créée par l'ancienne propriétaire. Il n'y a donc pas lieu de se montrer aussi sévère à leur égard que cela aurait pu être le cas à l'égard de cette dernière. Ensuite, comme dans l'affaire jugée par l'ATA/534/2021, les fenêtres litigieuses ont été posées il y une vingtaine d'années, soit entre 1996 et 2003. Cela signifie non seulement que les « dégâts » patrimoniaux causés par les fenêtres actuelles sont passés inaperçus durant une assez longue période de temps, mais également que ces dernières (qui sont en l'occurrence en bois-métal et non pas en PVC) ont approximativement atteint la moitié de leur durée de vie (la durée d'amortissement de fenêtres à vitrages isolants en bois-métal étant de 25 ans : https://asloca-romande.ch/wp-content/uploads/2016/01/Tabelle_avertissement.pdf ; consulté le 14 décembre 2021). Leur remplacement immédiat ne s'impose pas par une urgence à remédier à un grave impact patrimonial. En outre, il impliquerait des frais très conséquents qui n'ont pas pu être planifiés du point de vue comptable.
33. Compte tenu de ces éléments, il apparaît plus conforme au principe de proportionnalité de fixer le délai d'exécution des travaux au 31 décembre 2030 (correspondant à une moyenne approximative entre les travaux entamés en 1996 et ceux achevés en 2003).
34. Le recours sera ainsi partiellement admis, la recourante n'étant plus soumise à l'obligation de remplacer immédiatement les fenêtres de l'immeuble. Il appartiendra au département de veiller à l'inscription de cette obligation au Registre foncier, de sorte qu'elle s'impose à tout propriétaire futur de l'immeuble.
35. En application des art. 87 al. 1 LPA et 1 et 2 du règlement sur les frais, émoluments et indemnités en procédure administrative du 30 juillet 1986 (RFPA - E 5 10.03), les recourants, qui obtiennent partiellement gain de cause, sont condamnés au paiement d'un émolument réduit s'élevant à CHF 500.- ; il est couvert par l'avance de frais de CHF 900.- versée à la suite du dépôt du recours. Vu l'issue du litige, une indemnité de procédure réduite de 800.- leur sera allouée, à la charge du département, soit pour lui l'Etat de Genève (art. 87 al. 2 LPA).
36. Le solde de l'avance de frais de CHF 400.- sera restitué aux recourants.
LE TRIBUNAL ADMINISTRATIF
DE PREMIÈRE INSTANCE
1. déclare recevable le recours interjeté le 15 février 2021 par l’hoirie de feue Madame A______, soit Madame B______, Monsieur C______, Monsieur D ______ et Monsieur E______ contre la décision du département du territoire du 15 janvier 2021 ;
2. l'admet partiellement ;
3. dit que l'obligation à laquelle la décision du département du territoire du 15 janvier 2021 soumet l’hoirie de feue Madame A______, soit Madame B______, Monsieur C______, Monsieur D______ et Monsieur E______, devra être exécutée au plus tard le 31 décembre 2030 et invite le département à procéder à l'inscription de cette obligation au Registre foncier ;
4. met à la charge des recourants, pris solidairement, un émolument de CHF 500.-, lequel est couvert par l'avance de frais ;
5. ordonne la restitution aux recourants du solde de l'avance de frais de CHF 400.- ;
6. condamne le département du territoire, soit pour lui l'Etat de Genève, à verser à l’hoirie de feue Madame A______, soit Madame B______, Monsieur C______, Monsieur D ______ et Monsieur E______, une indemnité de procédure de CHF 800.- ;
7. dit que, conformément aux art. 132 LOJ, 62 al. 1 let. a et 65 LPA, le présent jugement est susceptible de faire l'objet d'un recours auprès de la chambre administrative de la Cour de justice (10 rue de Saint-Léger, case postale 1956, 1211 Genève 1) dans les trente jours à compter de sa notification. L'acte de recours doit être dûment motivé et contenir, sous peine d'irrecevabilité, la désignation du jugement attaqué et les conclusions du recourant. Il doit être accompagné du présent jugement et des autres pièces dont dispose le recourant.
Siégeant : Olivier BINDSCHEDLER TORNARE, président, Julien PACOT et Carmelo STENDARDO, juges assesseurs.
Au nom du Tribunal :
Le président
Olivier BINDSCHEDLER TORNARE
Copie conforme de ce jugement est communiquée aux parties.
Genève, le |
| La greffière |