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Décisions | Chambre administrative de la Cour de justice Cour de droit public

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A/1689/2021

ATA/1066/2021 du 12.10.2021 ( LAVI ) , PARTIELMNT ADMIS

En fait
En droit
RÉPUBLIQUE ET CANTON DE GENÈVE

 

POUVOIR JUDICIAIRE

A/1689/2021-LAVI ATA/1066/2021

COUR DE JUSTICE

Chambre administrative

Arrêt du 12 octobre 2021

2ème section

 

dans la cause

 

Mme A______
représentée par Me Robert Assaël, avocat

contre

INSTANCE D'INDEMNISATION LAVI



EN FAIT

1) Mme A______, née le ______ 1989, a été victime d’une agression à Genève dans la nuit du ______ au ______ ______ 2007.

2) Le 15 mai 2009, Mme A______ a déposé une demande d’indemnisation auprès de l’instance d’indemnisation LAVI (ci-après : l’instance d’indemnisation).

Elle avait été victime d’une agression dans la nuit du ______ au ______ ______ 2007. Elle s’était retrouvée sous l’emprise de trois individus. Elle était tombée dans un coma éthylique. Lorsqu'elle s'était réveillée, elle était couchée au sol et entourée de ceux-ci, son pull déchiré, son soutien-gorge sectionné, son pantalon ouvert et descendu à hauteur des genoux et sa culotte sectionnée. Elle avait senti qu’elle avait été pénétrée, sans pouvoir dire si c’était le fait d’un ou de plusieurs agresseurs. Elle avait eu son piercing nasal arraché. Elle avait été menacée de mort alors qu’elle appelait au secours. L’un des agresseurs lui avait serré très fortement la gorge et elle s’était sentie partir. Sous la menace d’un couteau, elle avait été forcée de faire une fellation et comme elle refusait, l’un des individus lui avait cogné la tête sur le sol.

3) Par ordonnance du 24 mars 2010, l’instance d’indemnisation a alloué à Mme A______ la somme de CHF 20'000.- à titre de réparation du tort moral.

Elle a retenu que, durant la nuit du ______ au ______ ______ 2007, Mme A______ avait été victime d’une agression commise par trois individus. Ceux-ci lui avaient sectionné son soutien-gorge et son « top » et, alors que l’un lui serrait le cou et lui assénait des coups, un autre la violait puis, sous la menace d’un couteau, les individus avaient tenté de la forcer à faire une fellation à l’un d’eux.

Elle était encore mineure à l’époque des faits. Le constat médical établi le 17 mai 2007 avait mis en évidence des dermabrasions à la main droite, à
l’avant-bras gauche, des ecchymoses au genou gauche et une lésion de cinq centimètres sur quatre située dans la région sus-pubienne. L’examen gynécologique avait mis en évidence des traces de débris brunâtres, quelques cheveux et des poils, au niveau de la vulve, sans lésion traumatique visible et des spermatozoïdes, dont certains étaient mobiles. Selon le rapport de la police judiciaire du 27 juin 2007, le profil ADN de M. B______, alias C______, avait été identifié à l’examen des sécrétions vaginales. Selon un rapport de la police judiciaire du 4 juillet 2007, son soutien-gorge et l’une des bretelles de son « top » avaient été sectionnés par un objet tranchant et elle n’avait pas été en mesure de reconnaître M. B______ sur une planche photographique. Le 11 juillet 2007, M. B______ avait déclaré à la police judiciaire, après avoir contesté les faits, que lui-même et M. D______ avaient eu des relations sexuelles consenties avec elle cette nuit-là. Le 23 juillet 2007, la juge d’instruction avait inculpé M. B______ de viol avec cruauté. Début septembre 2007, M. B______ avait été mis en liberté par erreur à la suite d’une levée d’écrou ordonnée dans le cadre d’une autre procédure et avait disparu. Selon une expertise de l’institut universitaire de médecine légale du 2 août 2007, un second profil ADN, identifié à l’examen des prélèvements effectués sur un « slip » de Mme A______, avait désigné M. E______.

Au vu des circonstances exceptionnelles du cas et compte tenu des exigences de simplicité et de rapidité posées par la loi, il n’y avait pas lieu de suspendre la procédure jusqu’à droit jugé au pénal. Au vu des pièces produites, et bien que les auteurs n’avaient été ni interpellés ni jugés, malgré les mandats d’arrêt décernés, Mme A______ devait être considérée comme une victime au sens de la loi. La somme de CHF 20'000.- tenait compte équitablement et de manière proportionnée du traumatisme qu’elle avait subi.

Cette ordonnance n’a pas été contestée et est entrée en force.

4) La procédure pénale P/1______/2007 avait été ouverte le 30 mai 2007 par le Ministère public genevois. Deux prévenus ont finalement pu être localisés à l’étranger. M. B______ a été remis à la Suisse le 23 février 2017 et M. D______ le 15 janvier 2020.

a. Par acte d'accusation du 8 novembre 2018, le Ministère public genevois a reproché à Monsieur M. B______ d'avoir, vers 02h00 le 17 mai 2007, à l'angle de l'avenue F______ et de la rue G______, près du bâtiment H______, en commun avec M. D______ et un troisième individu non identifié, décidé d'abuser sexuellement de Mme A______, notamment après avoir constaté que cette dernière se trouvait sous l'emprise de l'alcool – voire même, par moments, quasiment inconsciente – et qu'elle était de surcroît handicapée au niveau de sa vue, après avoir reçu quelques minutes auparavant du spray lacrymogène dans les yeux par le portier de la boîte de nuit « I______ ». M. B______ ou l'un de ses comparses s'était alors positionné derrière Mme A______, pour l'étrangler pendant que les deux autres lui arrachaient ses vêtements ou tentaient de les lui arracher, allant même jusqu'à sectionner son soutien-gorge au moyen d'un couteau. Plusieurs minutes durant, M. B______ et ses deux comparses avaient ensuite pénétré vaginalement Mme A______, à tour de rôle, sans préservatif, tout en lui assénant des claques pour l'obliger à cesser de crier, lui palpant violemment les seins et lui mordant aussi la langue, tout en continuant, toujours et encore, à la menacer avec ledit couteau. M. B______ avait fini par éjaculer dans le vagin de sa victime. Durant toute l'agression, Mme A______ n'avait eu de cesse de crier, pleurer et de se débattre, suppliant à plusieurs reprises ses trois agresseurs de ne pas la tuer et d'accepter de la relâcher.

Par jugement JTCO/2______2019 du 12 avril 2019, le Tribunal correctionnel a déclaré M. B______ coupable de viol avec cruauté et commission en commun (art. 190 al. 1 et 3 et 200 du Code pénal suisse du 21 décembre 1937 - CP - RS 311.0) et l’a condamné à une peine privative de liberté de cinq ans et demi, et à payer à Mme A______ la somme de CHF 20'000.- à titre de réparation du tort moral (art. 49 de la loi fédérale du 30 mars 1911, complétant le Code civil suisse - CO, Code des obligations - RS 220).

Par arrêt AARP/3______/2020 du 17 janvier 2020, la chambre pénale d’appel et de révision de la Cour de justice (ci-après : CPAR) a admis l’appel formé par Mme A______ et condamné M. B______ à verser à cette dernière la somme de CHF 60'000.- à titre de réparation du tort moral.

La CPAR a notamment considéré ce qui suit :

« En vertu de l'art. 47 de la loi fédérale du 30 mars 1911, complétant le Code civil suisse (CO - RS 220), le juge peut, en tenant compte de circonstances particulières, allouer à la victime de lésions corporelles une indemnité équitable à titre de réparation morale. Conformément à l'art. 49 CO, celui qui subit une atteinte illicite à sa personnalité a droit à une somme d'argent à titre de réparation morale pour autant que la gravité de l'atteinte le justifie et que l'auteur ne lui ait pas donné satisfaction autrement. L'ampleur de la réparation morale dépend avant tout de la gravité des souffrances physiques et psychiques consécutives à l'atteinte subie et de la possibilité d'adoucir sensiblement, par le versement d'une somme d'argent, la douleur morale qui en résulte ».

« Dans le domaine du droit des assurances sociales, il est admis de longue date que des troubles psychiques consécutifs à un accident ouvrent droit à une indemnité pour atteinte à l'intégrité lorsqu'il est possible de poser de manière indiscutable un pronostic individuel à long terme qui exclut pratiquement pour toute la vie une guérison ou une amélioration (ATF 124 V 29). En application de cette jurisprudence, la SUVA a même édicté une table 19 relative à l’indemnisation des atteintes à l’intégrité pour séquelles psychiques d’accidents. Ce document retient notamment que la question du versement d’une indemnité pour atteinte à l’intégrité pour troubles psychiques s’étant développés après un accident ne doit être examinée que si le trouble diagnostiqué est sur le plan juridique en relation de causalité naturelle et adéquate avec l’événement accidentel d’une part et s’il a un caractère durable d’autre part, en d’autres termes s’il va persister de même manière pendant toute la vie. Ce document retient notamment que le diagnostic d’état de stress post-traumatique est relativement spécifique au titre des séquelles d’une lésion ».

 « En général, il n’est guère possible, en procédure pénale, de retenir l’existence d’une atteinte durable à la santé psychique, le principe de célérité (art. 5 CPP) conduisant à des jugements rapides, le peu de temps écoulé faisant ainsi obstacle à un diagnostic sur la persistance de la lésion ».

« En raison des circonstances particulières de la présente espèce, on se trouve toutefois dans une situation où les médecins traitants de l’appelante ont constaté l’existence d’un état de stress post-traumatique durable et il faut donc retenir que l’indemnisation du tort moral de l’appelante doit se fonder non seulement sur l’atteinte à sa personnalité consécutive au viol subi, conformément à l’art. 49 CO, mais aussi sur la lésion corporelle, soit l’atteinte psychique durable, les prétentions en réparation du tort moral fondées sur les art. 47 et 49 CO pouvant s’additionner (LANDOLT, Obligationenrecht. Die Entstehung durch unerlaubte Handlungen ; Zürich, 2007, n. 55 ad art. 47/49 CO) » (AARP/35/2020 cité consid. 2.1).

Compte tenu des éléments médicaux figurant au dossier et en l’absence d’expertise, Mme A______ présentait une atteinte à son intégrité qui entrerait, selon les critères de la SUVA, dans la catégorie des atteintes légères à modérées, justifiant une indemnité de base de l’ordre de CHF 29'640 (20 % de CHF 148'200.-). Compte tenu de l’ensemble des circonstances de l’espèce, notamment de la façon dont les faits avaient induit chez Mme A______ un changement durable de comportement qui l’affectait encore profondément plus de dix ans après les faits, de la persistance de ses troubles qui avaient handicapé son intégration dans la vie professionnelle, de son âge au moment des faits, l’indemnité pour tort moral fondée sur l’art. 47 CO devait s’élever à
CHF 40'000.-. À ce montant s’ajoutait l’indemnité fondée sur l’art. 49 CO. Le viol subi avait été particulièrement grave, s’agissant d’une infraction commise en commun au détriment d’une jeune femme à l’aube de l’âge adulte. Les circonstances sordides de ce viol, les violences exercées qui avaient conduit les premiers juges à retenir les circonstances aggravantes de la cruauté et de la commission en commun, le traumatisme de la victime qui s’était vue mourir, mais aussi les dénégations du prévenu qui avaient visé à la salir et sa fuite en 2007, justifiaient assurément, indépendamment des conséquences à long terme sur la victime, une indemnité située dans le haut de la fourchette, dont le montant s’ajoutait donc à la somme de CHF 40'000.-. La CPAR était toutefois liée par les conclusions de Mme A______, qui avait chiffré son tort moral à CHF 60'000.-.

L’arrêt est entré en force.

b. Par acte d’accusation du 27 novembre 2020, le Ministère public genevois a entre autres reproché à M. D______ d’avoir, le ______ 2007 vers 02h00, à Genève, plus particulièrement à l'angle de l'avenue F______ et de la rue G______, près du bâtiment H______, en commun avec M. B______ et un troisième individu non identifié, décidé d'abuser sexuellement de Mme A______, mineure, notamment après avoir constaté que cette dernière se trouvait sous l'emprise de l'alcool – voire même, par moments, quasiment inconsciente – et qu'elle était de surcroît handicapée au niveau de sa vue, après avoir reçu quelques minutes auparavant du spray lacrymogène au niveau de ses yeux par le portier de la boîte de nuit « I______ », de s'être lui-même ou l'un de ses comparses, positionné derrière Mme A______ pour l'étrangler pendant que les deux autres lui arrachaient ses vêtements ou tentaient de les lui arracher, allant même jusqu'à sectionner son soutien-gorge au moyen d'un couteau, d'avoir, pendant plusieurs minutes durant, avec ses deux comparses dont M. B______, pénétré vaginalement Mme A______, à tour de rôle, sans préservatif, tout en lui assénant des claques pour l'obliger à cesser de crier, lui palpant violemment les seins et lui mordant aussi la langue, tout en continuant, toujours et encore, à la menacer avec ledit couteau, d'avoir finalement, lui et/ou ses comparses, exigé de Mme A______ une fellation, décidant même de cogner violemment la tête de la jeune femme contre un trottoir, du fait qu'elle refusait d'y procéder, étant relevé que M. B______ a fini par éjaculer dans la vagin de la jeune femme et que, durant toute l'agression, Mme A______ n'a eu de cesse de crier, pleurer et se débattre, suppliant à plusieurs reprises ses trois agresseurs ne de pas la tuer et d'accepter de la relâcher.

Par jugement JTCO/4______/2021 du 10 février 2021, le Tribunal correctionnel a notamment déclaré M. D______ coupable de viol avec cruauté et en commun (art. 190 al. 1 et 3 et 200 CP) et l’a condamné à une peine privative de liberté de dix ans (portant également sur un viol commis avec cruauté au détriment d’une autre victime) et à payer à Mme A______ la somme de CHF 60'000.-, conjointement et solidairement avec M. B______, à titre de réparation du tort moral (art. 47 et 49 CO).

Par arrêt AARP/5______/2021 du 7 septembre 2021, la CPAR a ramené la peine privative de liberté à huit ans et demi et condamné M. D______ à payer à Mme A______ CHF 60'000.- conjointement et solidairement avec M. B______ à titre de réparation du tort moral (art. 47 et 49 CO) et à payer à Mme A______ CHF 20'000.- à titre de réparation du tort moral (art. 47 et 49 CO).

Il découlait de l’arrêt de la CPAR dans la procédure visant M. B______ que l’on se trouvait, en raison des circonstances particulières, dans une situation où Mme A______ présentait un état de stress post-traumatique durable, constaté médicalement. Elle avait été victime d'une agression de la part de M. D______ aux répercussions sur son intégrité physique et psychique d'une gravité objective telle que le principe d’une indemnisation du tort moral fondée non seulement sur l’atteinte consécutive au viol subi, conformément à l’art. 49 CO, mais aussi sur l’atteinte durable à la santé psychique fondée sur l’art. 47 CO, lui était acquis, suivant le raisonnement adopté dans l’AARP concernant M. B______. Contrairement à ce que les premiers juges avaient retenu, les répercussions physiques et psychiques encore présentes au jour du jugement et telles que retenues par la CPAR dans son arrêt du 17 janvier 2020, étaient en lien direct de causalité avec le viol subi, le mal-être de Mme A______ existant avant l’agression n’étant pas déterminant et ne reposant au demeurant sur aucune constatation médicale.

5) Par acte du 30 avril 2020 reçue le 4 mai 2020, Mme A______ a saisi l’instance d’indemnisation d’une demande de lui verser CHF 49'640.-.

M. B______ avait été remis en liberté à la suite d’une erreur imputable à l’État de Genève. L’instruction n’avait pu reprendre en février 2017. Il avait été condamné le 12 avril 2019 à lui verser CHF 60'000.-, montant confirmé en appel le 17 janvier 2020.

M. D______ avait été extradé plus récemment et l’instruction était en cours.

À l’approche de l’audience de jugement du 10 avril 2019, elle avait dû être hospitalisée, à la suite d’une crise aiguë probablement imputable à une reviviscence de l’agression subie en 2007. Treize ans après, elle était toujours affectée profondément par les agressions subies. Une incapacité de travail à 100 % lui avait récemment été reconnue par l’assurance invalidité. La CPAR avait retenu un tort moral de CHF 69'640.-, qu’elle avait limité à CHF 60'000.-.

6) Le 2 juillet 2020, l’instance d’indemnisation a entendu Mme A______.

Elle avait subi beaucoup de suivi psychologique et plusieurs hospitalisations, dont une en janvier 2014 à Belle-Idée et une en 2019 au grand Salève. Elle était toujours suivie par un psychiatre et sous traitement. Elle était dans une phase de dépression, somatisait et angoissait. Elle devait encore se rendre à des audiences au Ministère public car les faits étaient contestés. Elle n’avait pas pu être présente devant le Tribunal pénal. Elle bénéficiait d’une rente entière de l’assurance invalidité et habitait chez sa mère. Elle était soutenue par son milieu familial. Elle avait suivi les cours du soir pour adultes de l’École de culture générale. Elle aurait préféré avoir un travail. Elle n’avait que 30 ans. Elle avait été diagnostiquée borderline et psychotique. Elle n’avait pas de relation sentimentale et était devenue très méfiante envers les gens. Elle faisait encore souvent des cauchemars et avait des phobies sociales. Elle avait encore des crises d’angoisses assez fréquentes qui pouvaient survenir à tout moment. Elle avait identifié le déclencheur, mais ne pouvait l’exprimer, pas même à son psychiatre ni à ses amis.

7) Le 22 mars 2021, l’instance d’indemnisation a traité la demande de Mme A______ comme une demande de reconsidération et l’a rejetée.

Il n’y avait pas de faits nouveaux. Le fait qu’un des agresseurs avait été appréhendé ne modifiait aucunement les circonstances de l’agression subie, l’instance ayant rendu sa décision bien avant que les auteurs ne soient interpellés et jugés car elle avait acquis la conviction que Mme A______ devait être considérée comme une victime au sens de la loi.

Il ressortait de la procédure que l’état de santé de Mme A______ était déjà fortement altéré au moment de la décision du 24 mars 2010 et que l’ensemble des éléments avaient alors été justement pris en considération dans la détermination du montant alloué. Les troubles mentaux et du comportement étaient liés à l’utilisation de dérivés du cannabis, ce qui avait été relevé par le Tribunal correctionnel, qui avait précisé qu’il était difficile de déterminer dans quelle mesure les différents troubles décrits par le certificat du 9 avril 2019 avaient été causés par le viol subi en 2007, s’ils étaient surtout en relation avec le trouble de la personnalité et les autres troubles mentaux et du comportement de Mme A______. Le Tribunal correctionnel avait confirmé le montant de CHF 20'000.- octroyé par l’instance d’indemnisation.

8) Par acte remis à la poste le 12 mai 2021, Mme A______ a recouru auprès de la chambre administrative de la Cour de justice (ci-après : la chambre administrative) contre cette ordonnance, concluant à son annulation et à ce que l’État de Genève soit condamné à lui verser la somme de CHF 49'640.- au titre du tort moral complémentaire.

Quatorze ans après l’agression, elle était encore profondément affectée. Des médecins avaient décrit la persistance de ses troubles à l’approche des procédures en avril 2019 et 2020. Un certificat du 2 février 2021 indiquait qu’elle présentait tous les éléments caractéristiques de trouble de stress post-traumatique complexe. Son insertion dans la vie professionnelle avait été compromise par les troubles psychologiques consécutifs au viol qu’elle avait subi. Elle percevait une rente d’invalidité pleine.

En mars 2010, aucun de ses agresseurs n’avait été interpellé et jugé. L’impact de la procédure pénale sur elle-même n’avait dès lors pas pu être pris en considération. La procédure pénale avait été injustement allongée par la faute de l’État, qui avait libéré par erreur M. B______ et elle avait dû attendre douze ans pour qu’il soit jugé. Son niveau de stress et d’anxiété était tel qu’elle avait dû être hospitalisée en avril 2019 à l’approche du procès. Elle avait ensuite dû subir une seconde procédure pénale quand M. D______ avait été appréhendé. Les confrontations avec ses agresseurs avaient été particulièrement pénibles, ce d’autant qu’ils n’avaient pas reconnu les faits, ni montré d’empathie.

L’instance d’indemnisation faisait curieusement abstraction de l’arrêt de la CPAR du 17 janvier 2020 réformant le jugement de première instance et chiffrait son tort moral à CHF 69'640.-. Elle n’avait pas tenu compte de l’atteinte psychique durable que la juridiction d’appel avait reconnue. Selon cette dernière, l’indemnisation devait se fonder non seulement sur l’atteinte à la personnalité consécutive au viol, mais aussi sur la lésion corporelle, soit l’atteinte psychique durable, les prétentions en réparation du tort moral fondées sur les art. 47 et 49 CO pouvant s’additionner.

La CPAR avait relevé la gravité extrême du viol, s’agissant d’une infraction commise en commun avec l’aggravante de la cruauté, du traumatisme qu’elle avait subi et des dénégations des prévenus, qui justifiait assurément, et indépendamment des conséquences à long terme, une indemnité située dans le haut de la fourchette.

Le montant de CHF 20'000.- alloué en 2010 ne pouvait être considéré comme suffisant. Le fait que son état de santé était déjà fortement altéré à ce moment-là n’était pas une raison suffisante pour ne pas tenir compte de l’évolution postérieure et de l’atteinte psychique durable qu’elle avait subie. L’instance ne pouvait pas prévoir les conséquences dramatiques de l’agression sur son avenir professionnel, le fait qu’elle ne pourrait s’intégrer dans le marché du travail et se verrait reconnaître une invalidité entière.

9) Le 14 juin 2021, l’instance d’indemnisation a conclu au rejet du recours.

La somme de CHF 20'000.- allouée en 2010 correspondait à la limite supérieure de la fourchette des montants qui étaient alors recommandés par l’Office fédéral de la justice (ci-après : OFJ) en cas d’atteinte très grave à l’intégrité sexuelle, suivant le guide relatif à la fixation du montant de la réparation morale selon la loi sur l’aide aux victimes du 3 octobre 2019.

Seules les conséquences directes, effectives et immédiates de l’infraction étaient pertinentes. Les circonstances propres à l’auteur de l’infraction ne faisaient pas partie des critères pris en compte dans la détermination du montant de la réparation morale.

Il n’appartenait pas à l’instance d’indemnisation de revoir le raisonnement de la CPAR s’agissant du cumul de l’application des art. 47 et 49 CO. Il convenait toutefois de rappeler que d’après la casuistique en matière de viol, les montants alloués au-delà de CHF 10'000.- concernaient le plus souvent des cas de viols répétés ou qualifiés ainsi que ceux relatifs à des actes d’ordre sexuel répétés avec des enfants, si bien que le montant alloué à Mme A______, de CHF 20'000.-, qui se situait dans la fourchette haute des montants alloués dans des cas similaires, était non seulement adéquat mais respectait également l’égalité de traitement voulue par le législateur.

L’état de santé de Mme A______ était déjà fortement altéré au moment de la décision du 24 mars 2010 et l’instance d’indemnisation avait pris en compte le caractère cruel des actes subis et tenu compte du fait que ces violences étaient susceptibles de laisser des traces profondes dans sa personnalité (dépression, état suicidaire, etc.). Par surabondance de motifs, les troubles mentaux et du comportement de Mme A______ étaient liés à l’utilisation de dérivés du cannabis et il était ainsi difficile de déterminer dans quelle mesure les différents troubles décrits par le certificat médical du 9 avril 2019 avaient été causés par le viol subi en 2007 ou s’ils étaient surtout en relation avec le trouble de la personnalité et les autres troubles mentaux et du comportement de Mme A______.

Les conditions de la reconsidération n’étaient pas remplies.

10) Le 19 juillet 2021, Mme A______ a répliqué.

La CPAR avait admis son appel et porté à CHF 80'000.- l’indemnisation pour tort moral.

Les arrêts des juridictions d’appel démontraient que l’instance d’indemnisation ne pouvait pas, dans sa décision du 24 mars 2010, prévoir les conséquences directes effectives et immédiates de l’infraction subie.

11) Le 20 juillet 2021, les parties ont été informées que la cause était gardée à juger.

12) Le 23 septembre 2021, Mme A______ a communiqué un exemplaire de la motivation de l’AARP/5______/2021 du 7 septembre 2021.

 

EN DROIT

1. Interjeté en temps utile devant la juridiction compétente, le recours est recevable (art. 132 de la loi sur l'organisation judiciaire du 26 septembre 2010 - LOJ - E 2 05 ; art. 62 al. 1 let. a de la loi sur la procédure administrative du 12 septembre 1985 - LPA - E 5 10).

2) La loi fédérale sur l’aide aux victimes d’infractions du 23 mars 2007 (loi sur l’aide aux victimes, LAVI - RS 312.5) est entrée en vigueur le 1er janvier 2009, abrogeant la loi fédérale sur l’aide aux victimes d’infractions du 4 octobre 1991 (aLAVI). Selon l’art. 48 let. a LAVI, le droit d’obtenir une indemnité et une réparation morale pour des faits qui se sont déroulés avant l’entrée en vigueur de cette loi, est régi par l’ancien droit. Les délais prévus à l’art. 25 LAVI sont applicables à ce droit pour des faits qui se sont produits moins de deux ans avant l’entrée en vigueur de cette loi.

En l’espèce, l’infraction dont a été victime la recourante a eu lieu en 2007, de sorte que la présente cause est entièrement soumise à l’aLAVI.

3) La recourante se plaint du refus de l’instance d’indemnisation d’entrer en matière sur sa demande. Celle-ci n’aurait pas tenu compte des faits nouveaux que constituaient les deux procès.

4) a. L'autorité administrative qui a pris une décision entrée en force n'est obligée de la reconsidérer que si sont réalisées les conditions de l'art. 48 al. 1 LPA. Une telle obligation existe lorsque la décision dont la reconsidération est demandée a été prise sous l'influence d'un crime ou d'un délit (art. 80 let. a LPA) ou que des faits ou des moyens de preuve nouveaux et importants existent, que le recourant ne pouvait connaître ou invoquer dans la procédure précédente (art. 80
let. b LPA ; faits nouveaux « anciens » ;
ATA/539/2020 du 29 mai 2020 consid. 5b).

Une telle obligation existe également lorsque la situation du destinataire de la décision s'est notablement modifiée depuis la première décision (art. 48 al. 1 let. b LPA). Il faut entendre par là des faits nouveaux « nouveaux », c'est-à-dire survenus après la prise de la décision litigieuse, qui modifient de manière importante l'état de fait ou les bases juridiques sur lesquels l'autorité a fondé sa décision, justifiant par là sa remise en cause (ATA/1620/2019 du 5 novembre 2019 consid. 3a ; ATA/159/2018 du 20 février 2018 consid. 3a). Pour qu'une telle condition soit réalisée, il faut que survienne une modification importante de l'état de fait ou des bases juridiques, ayant pour conséquence, malgré l'autorité de la chose jugée rattachée à la décision en force, que cette dernière doit être remise en question (ATA/539/2020 précité consid. 4b ; ATA/1244/2019 du 13 août 2019 consid. 5 ; ATA/830/2016 du 4 octobre 2016 consid. 2a).

Une demande de reconsidération ne doit pas permettre de remettre continuellement en cause des décisions entrées en force et d'éluder les dispositions légales sur les délais de recours (ATF 136 II 177 consid. 2.1 ; Thierry TANQUEREL, Manuel de droit administratif, 2ème éd., 2018, n. 1417). C'est pourquoi, en principe, l'administré n'a aucun droit à ce que l'autorité entre en matière sur sa demande de reconsidération, sauf si une telle obligation de l'autorité est prévue par la loi ou si les conditions particulières posées par la jurisprudence sont réalisées (ATF 120 Ib 42 consid. 2b ; Thierry TANQUEREL, op. cit., n. 1417). La procédure de reconsidération ne constitue pas un moyen de réparer une erreur de droit ou une omission dans une précédente procédure (ATF 111 Ib 211).

b. Saisie d'une demande de reconsidération, l'autorité examine préalablement si les conditions de l'art. 48 LPA sont réalisées. Si tel n'est pas le cas, elle rend une décision de refus d'entrer en matière qui peut faire l'objet d'un recours dont le seul objet est de contrôler la bonne application de cette disposition (ATF 117 V 8 consid. 2 ; 109 Ib 246 consid 4a). Si lesdites conditions sont réalisées, ou si l'autorité entre en matière volontairement sans y être tenue, et rend une nouvelle décision identique à la première sans avoir réexaminé le fond de l'affaire, le recours ne pourra en principe pas porter sur ce dernier aspect. Si la décision rejette la demande de reconsidération après instruction, il s'agira alors d'une nouvelle décision sur le fond, susceptible de recours. Dans cette hypothèse, le litige a pour objet la décision sur réexamen et non la décision initiale (arrêts du Tribunal fédéral 2C_319/2015 du 10 septembre 2015 consid. 3 ; 2C_406/2013 du 23 septembre 2013 consid. 4.1).

c. En l’espèce, dans l’ordonnance querellée, l’instance d’indemnisation a reçu la demande de la recourante et l’a rejetée. Elle a réexaminé, à la lumière des événements et des pièces postérieurs à l’indemnisation de 2010, si celle-ci était fondée et s’il y avait lieu d’y revenir. Elle est donc entrée en matière sur la demande et le recours sera examiné au fond.

5) a. Applicables à toute personne ayant subi, du fait d'une infraction, une atteinte directe à son intégrité corporelle, sexuelle ou psychique (art. 2 aLAVI), les art. 11 ss aLAVI prévoient que la victime peut demander une indemnisation. Celle-ci, qui n'excède en aucun cas CHF 100'000.-, est fixée en fonction du montant du dommage subi et des revenus de la victime (art. 13 al. 1 et 3 aLAVI, 4 al. 1 de l'ordonnance du 18 novembre 1992 sur l'aide aux victimes d'infractions [aOAVI ; RO 1992 2479 ; abrogée au 31 décembre 2008, RO 2008 1627]).

Avec ce système d'indemnisation, le législateur n'a pas voulu assurer à la victime une réparation pleine, entière et inconditionnelle du dommage qu'elle a subi (ATF 131 II 121 consid. 2.2 ; 129 II 312 consid. 2.3 ;
125 II 169 consid. 2b). Ce caractère incomplet est particulièrement marqué en ce qui concerne la réparation du tort moral, qui se rapproche d'une allocation « ex aequo et bono ». Il se retrouve toutefois aussi en matière de dommage matériel, l'indemnité étant plafonnée et soumise à des conditions de revenus de la victime. La collectivité n'étant pas responsable des conséquences de l'infraction, mais seulement liée par un devoir d'assistance publique envers la victime, elle n'est pas nécessairement tenue à des prestations aussi étendues que celles exigibles de la part de l'auteur de l'infraction (ATF 129 II 312 consid. 2.3 ; 128 II 49 consid. 4.3).

b. En matière de LAVI, la notion de dommage correspond de manière générale à celle du droit de la responsabilité civile (ATF 133 II 361 consid. 4 et les références citées). Il peut ainsi être renvoyé aux principes posés par l'art. 46
al. 1 CO en cas de lésions corporelles (ATF 128 II 49 consid. 3.2) ; l'art. 19
al. 2 LAVI y fait d'ailleurs actuellement expressément référence (cf. également Stéphanie CONVERSET, Aide aux victimes d'infractions et réparation du dommage, thèse 2009, p. 199). Cependant, avec le système des art. 11 ss aLAVI - ainsi qu'au regard des considérations précédentes (voir également les réserves posées au nouvel art. 19 al. 2 LAVI) -, le législateur a choisi de ne pas reprendre en tous points le régime civil (ATF 133 II 361 consid. 5.1) et l'instance LAVI peut donc au besoin s'en écarter (ATF 129 II 312 consid. 2.3). Ainsi, toutes les prétentions résultant des dispositions sur la responsabilité civile ne fondent pas nécessairement le droit à une aide financière au sens de la législation sur l'aide aux victimes (Peter GOMM, in Peter GOMM/Dominik ZEHNTER [édit.], Opferhilfegesetz, 2005, n. 6 ss ad art. 13 aLAVI ; Franziska WINDLIN, Grundfragen staatlicher Opferentschädigung, 2005, note de bas de page n. 641 p. 163 ; Eva WEISHAUPT, Finanzielle Ansprüche nach Opferhilfegesetz, in SJZ 98/2002 p. 322 et p. 326 ss.), solution par ailleurs confirmée dans la nouvelle LAVI puisque celle-ci ne couvre notamment pas le dommage purement patrimonial et/ou économique (cf. art. 19 al. 3 LAVI ; Stéphanie CONVERSET, op. cit., p. 199 ss ; Peter GOMM, op. cit., no 9 ss ad art. 19 LAVI). Des solutions spécifiques sont donc possibles (ATF 131 II 121 consid. 2.2 ; 125 II 169 consid. 2b), même si des différences en matière de détermination du dommage ne se justifient qu'exceptionnellement (cf. par exemple l'art. 13 al. 2 aLAVI). Dans tous les cas, lorsqu'une des conditions des art. 41 ss CO fait défaut, une indemnisation LAVI n'entre pas en considération (ATF 133 II 361 consid. 5.1).

c. Comme en matière de responsabilité civile, le droit à l'indemnité au sens de l'aLAVI suppose tout d'abord un lien de causalité naturelle entre l'événement et le dommage (arrêt du Tribunal fédéral 1A.252/2004 du 25 février 2005 consid. 4.2). Savoir si un tel lien existe est une question de fait, généralement d'ordre médical, qui doit être résolue selon la règle du degré de vraisemblance prépondérante. Il ne suffit en effet pas que l'existence d'un rapport de cause à effet soit simplement possible ou probable (ATF 126 V 319 consid. 5a ; arrêt du Tribunal fédéral 1C_503/2012 du 3 septembre 2013 consid. 2). Un fait est la cause naturelle d'un résultat s'il en constitue l'une des conditions sine qua non. En d'autres termes, il existe un lien de causalité naturelle entre deux événements lorsque, sans le premier, le second ne se serait pas produit, ou du moins pas de la même manière ; il n'est pas nécessaire que l'événement considéré soit la cause unique ou immédiate du résultat (ATF 133 III 462 consid. 4.4.2 et les références).

Pour jouir d’un droit à une indemnité, il faut encore qu’il existe un lien de causalité adéquate entre l’événement et le dommage. Le rapport de causalité est adéquat lorsque le comportement incriminé était propre, d'après le cours ordinaire des choses et l'expérience générale de la vie, à entraîner un résultat du genre de celui qui s'est produit. Pour savoir si un fait est la cause adéquate d'un préjudice, le juge procède à un pronostic rétrospectif objectif : se plaçant au terme de la chaîne des causes, il lui appartient de remonter du dommage dont la réparation est demandée au chef de responsabilité invoqué et de déterminer si, dans le cours normal des choses et selon l'expérience générale de la vie humaine, une telle conséquence demeure dans le champ raisonnable des possibilités objectivement prévisibles (ATF 129 II 312 consid. 3.3 et les références). La jurisprudence a précisé que, pour qu'une cause soit adéquate, il n'est pas nécessaire que le résultat se produise régulièrement ou fréquemment. Si un événement est en soi propre à provoquer un effet du genre de celui qui est survenu, même des conséquences singulières, c'est-à-dire extraordinaires, peuvent constituer des conséquences adéquates de cet événement (ATF 119 Ib 334 consid. 5b).

L'existence d'un lien de causalité naturelle entre le fait générateur de responsabilité et le dommage est une question de fait (ATF 130 III 591 consid. 5.3). En revanche, la méconnaissance du concept même de la causalité naturelle ainsi que l'existence d'un rapport de causalité adéquate constituent des questions de droit (ATF 123 III 110 consid. 2 et les références).

6) a. Dans la détermination du montant de la réparation morale, il convient de tenir compte de la jurisprudence rendue en matière d’indemnisation du tort moral sur la base de l’art. 49 CO (SJ 2003 II p. 27), ou le cas échéant de l'art. 47 CO, étant précisé que des souffrances psychiques équivalent à des lésions corporelles au sens de cette disposition (arrêt du Tribunal fédéral 6B_246/2012 du 10 juillet 2012 consid. 3.1.1).

b. L’ampleur de la réparation dépend avant tout de la gravité de l’atteinte - ou plus exactement de la gravité de la souffrance ayant résulté de cette atteinte, car celle-ci, quoique grave, peut n’avoir que des répercussions psychiques modestes, suivant les circonstances - et de la possibilité d’adoucir la douleur morale de manière sensible, par le versement d’une somme d’argent (ATF 137 III 303 consid. 2.2.2 ; 129 IV 22 consid. 7.2 ; 115 II 158 consid. 2 et les références citées ; Heinz REY, Ausservertragliches Haftpflichtrecht, 4ème éd., 2008,
n. 442 ss). Sa détermination relève du pouvoir d’appréciation du juge
(ATF 137 III 303 consid. 2.2.2 ; 117 II 60 ; 116 II 299 consid. 5a).

c. En raison de sa nature, l'indemnisation pour tort moral échappe à toute fixation selon des critères mathématiques (ATF 129 IV 22 consid. 7.2 ; 125 III 269 consid. 2a ; 118 II 410 consid. 2a ; 117 II 60 consid. 4a, et les références citées ; 116 II 736 consid. 4g). L’indemnité est destinée à réparer un dommage qui, par sa nature même, peut difficilement être réduit à une somme d’argent. C’est pourquoi son montant ne saurait excéder certaines limites. L’ampleur de l’indemnité pour tort moral doit être justifiée compte tenu des circonstances particulières, après pondération de tous les intérêts, et ne doit donc pas paraître inéquitable (ATF 125 II 554 consid. 4a). Le juge en fixera donc le montant proportionnellement à la gravité de l’atteinte et évitera que la somme accordée n’apparaisse dérisoire. S’il s’inspire de certains précédents, il veillera à les adapter aux circonstances actuelles (ATF 118 II 410).

d. Sous l’ancien droit, une indemnité de CHF 6'000.- a été allouée à une victime d’une agression à l’arme blanche. La victime devrait vivre avec une cicatrice de 8 cm sur le visage et une atteinte psychique durable (ATA/34/2008 du 22 janvier 2008). Une indemnité de CHF 10'000.- a été allouée à une victime agressée à l’arme blanche ayant subi des lésions corporelles simples et un sévère syndrome de stress post-traumatique accompagné d’une incapacité de travail totale (ATA/6/2008 du 8 janvier 2008). Une indemnité de CHF 10'000.- a été allouée à une victime de lésions corporelles graves suite à une agression, présentant une commotion cérébrale et des plaies ouvertes, ainsi que des symptômes de reviviscence, troubles du sommeil et anxiété et une incapacité de travail de sept semaines avec altération des activités professionnelles (ordonnance non publiée de l’instance d’indemnisation LAVI de Genève du 10 décembre 2007 citée par Stéphanie CONVERSET, op. cit., p. 378). Une indemnité de CHF 10'000.- a été allouée à une victime agressée avec un couteau ayant entraîné des lésions corporelles graves et une hospitalisation pendant une longue période pour dépression grave (ordonnance non publiée de l’instance d’indemnisation LAVI de Genève du 12 janvier 2007, ibidem). Une indemnité de CHF 10'000.- a été allouée à une victime frappée au visage avec une bouteille en verre ayant entraîné la perte d’un œil et une cicatrice sous la paupière. L’indemnité a été réduite de 50 % pour faute concomitante de la victime (arrêt du Tribunal fédéral 1A.113/2006 du 10 octobre 2006). Une indemnité de CHF 6'000.- a été allouée à la victime d’un brigandage à l’arme blanche commis en bande. Il a été tenu compte du fait que la victime devrait vivre avec une cicatrice de neuf cm sur le visage notamment (ATA/118/2002 du 26 février 2002). Une indemnité de CHF 10'000.- a été allouée à une victime d’un coup de couteau sans séquelles physiques, mais avec des séquelles psychiques (ATA/278/2002 du 28 mai 2002).

e. S’agissant de décisions d’instances LAVI appliquant la nouvelle LAVI, pour les victimes d’atteinte à l’intégrité sexuelle, la fourchette ci-dessous donne deux ordres de grandeur – à titre indicatif – pour fixer les montants réduits qui peuvent être alloués dans le cadre de la LAVI : moins de CHF 10'000.- en cas d’atteinte grave ; CHF 10'000.- à CHF 15'000.- en cas d’atteinte très grave. L’autorité prend en compte la gravité de l’atteinte et les particularités du cas d’espèce. La fourchette étant très ramassée, la marge de manœuvre n'est pas grande. Les cas de peu de gravité n'ouvrent pas la voie de la réparation morale à titre de LAVI. Dans des situations d’une exceptionnelle gravité, l’autorité pourrait aller au-delà des montants proposés (OFJ, Guide relatif à la fixation du montant de la réparation morale à titre d’aide aux victimes d’infractions à l'intention des autorités cantonales en charge de l’octroi de la réparation morale à titre de la LAVI [ci-après : Guide OFJ], octobre 2008, p. 9 s. ; Meret BAUMANN/Blanca ANABITARTE/Sandra MÜLLER GMÜNDER, La pratique en matière de réparation morale à titre d’aide aux victimes – Fixation des montants de la réparation morale selon la LAVI révisée, in Jusletter 8 juin 2015, accessible depuis le site internet de la Conférence suisse des offices de liaison de la loi fédérale sur l'aide aux victimes d'infractions [CSOL-LAVI] « http://www.sodk.ch/fileadmin/user_upload/Fachbereiche/Opferhilfe/Grundlagen /2015.06.01_Jusletter_La_pratique_en_matière_de_réparation_morale_LAVI_fr.pdf »).

Ont ainsi été alloués les montants suivants :

-          CHF 2’000.- (réparation accordée sur le plan civil [ci-après : RA] : CHF 3’000.-) : victime âgée de 24 ans embrassée par des inconnus tandis que l’auteur lui introduit son doigt dans le vagin. Contrainte sexuelle. Intentions suicidaires et traitement hospitalier pendant trois mois. Prédisposition constitutionnelle (troubles psychiques graves) (23 novembre 2010,
BE 2009-10719) ;

-          CHF 2’500.- (RA : CHF 3’500.-) : actes répétés de contrainte sexuelle par un voisin (attouchements des seins, tentatives de fellation, pénétration des parties intimes avec les doigts, coups). Commotion cérébrale légère, douleurs, hématomes, troubles du sommeil, états anxieux, vie intime avec le partenaire problématique. Une nuit en hôpital, trois semaines de psychothérapie.
(14 septembre 2012, BE 2009-10681) ;

-          CHF 3’600.- : un garçon âgé de 9 ans contraint par un jeune âgé de 13 ans, dans les toilettes d’une place de jeux, à lui faire une fellation et à subir une tentative de rapport anal. Actes répétés d’ordre sexuel avec des enfants et contrainte sexuelle répétée. Troubles du sommeil et anxieux, psychothérapie. (25 juillet 2013, VS RDSJ 1204-02/014/2013) ;

-          CHF 4’000.- (RA : CHF 6’000.-) : après des actes auxquels elle a consenti librement, l’auteur pénètre avec sa main, contre le gré de la victime (douleurs intenses), dans son vagin jusqu’à la base du pouce. Contrainte sexuelle. Lésions et hémorragies importantes des tissus et des muqueuses au niveau des lèvres et des parois vaginales ; danger de mort potentiel (pas imminent) ; opération d’urgence, dix jours d’hospitalisation. (17 novembre 2011,
BS 1361 ; Meret BAUMANN/Blanca ANABITARTE/Sandra MÜLLER GMÜNDER, op. cit., p. 11 s.).

Des montants de CHF 6'000.- ont été accordés à quatre reprises dans des cantons autres que Genève à des victimes de viols ou d’actes d’ordres sexuels commis sur une personne incapable de discernement ou de résistance, avec des conséquences psychiques pour la plupart graves, dont trois fois un trouble de stress post-traumatique (Meret BAUMANN/Blanca ANABITARTE/Sandra MÜLLER GMÜNDER, op. cit., p. 13).

Dans le canton de Genève, les indemnités pour tort moral LAVI suivantes ont été allouées :

-          CHF 8’000.- (RA : CHF 8’000.-) : victime âgée de 39 ans harcelée sexuellement par un inconnu et amenée de force dans une rue. L’auteur cherche à toucher la victime et se masturbe sur elle. Contrainte sexuelle. Nombreux hématomes et trouble de stress post-traumatique, psychothérapie et antidépresseurs pendant plus de deux ans. (13 juin 2013) ;

-          CHF 15’000.- (RA : CHF 15’000.-) : jeune victime poursuivie dans un parking par l’auteur armé, puis renversée à terre. Tente de lui introduire son pénis dans la bouche. Contrainte sexuelle qualifiée. Forte surcompensation dépressive anxieuse avec tentative de suicide. Séjour de deux semaines en clinique psychiatrique, puis traitement psychologique et médicamenteux.
(26 septembre 2012) ;

-          CHF 15’000.- (RA : CHF 20’000.-) : victime violée à deux reprises par son ex-ami. L’auteur fait usage de violence physique et menace la victime et sa fille de mort. Viol qualifié. Nombreuses contusions sur tout le corps y compris dans la zone vaginale. Réaction de stress aiguë avec symptômes d’intrusion et de refoulement, troubles neurovégétatifs et altération de toutes les fonctions vitales. Cinq mois de psychothérapie. (5 juin 2012 ; Meret BAUMANN/ Blanca ANABITARTE/Sandra MÜLLER GMÜNDER, op. cit., p. 14 et 16) ;

Dans un cas, régi par la nouvelle LAVI, où la victime, encore adolescente et fragile, avait été victime de deux viols durant une nuit, le premier sans préservatif et le second avec, et où l’agression avait eu des conséquences catastrophique pour elle, en particulier un blocage, surtout sur le plan professionnel, le Tribunal correctionnel a condamné l’auteur à lui payer la somme de CHF 20'000.- à titre de tort moral, et l’instance d’indemnisation LAVI lui a alloué également pour tort moral une indemnité de CHF 7'000.-. Sur recours de la victime, la chambre administrative a augmenté cette indemnité à CHF 15'000.-, considérant notamment que si l’autorité intimée avait intégré la gravité de l'atteinte dans le cas d'espèce, elle s’était toutefois fondée trop largement sur les facteurs limitatifs qu'elle citait, à savoir l'absence de rapports médicaux et un certain mal-être préexistant, en diminuant de près de 65 % le montant alloué selon les critères du droit civil par le Tribunal correctionnel (ATA/71/2013 du 6 février 2013).

Dans un autre cas, également régi par le nouveau droit, CHF 30'000.- ont été octroyés à une femme, victime d'un viol avec cruauté. Une hospitalisation psychiatrique de plusieurs mois avait été nécessaire, avec réaction d'effondrement et plusieurs tentatives de suicide. Deux ans après les faits, les conséquences de l'agression demeuraient présentes, avec des symptômes dissociatifs, des reviviscences, des symptômes anxieux, une perte d'espoir, des sentiments de colère et de dévalorisation ainsi qu'une détresse cliniquement significative (ATA/42/2012 du 21 août 2012).

f. S’agissant de l’atteinte à l’intégrité psychique, selon le Conseil fédéral, pour la victime, les montants proches du plafond sont à réserver aux cas les plus graves, qui coïncident en règle générale avec une invalidité à 100 %. Les montants attribués pour des atteintes à l’intégrité corporelle pourraient dès lors se situer dans les ordres de grandeur suivants : CHF 55'000.- à CHF 70'000.- en cas de mobilité et/ou fonctions intellectuelles et sociales très fortement réduites (par ex. tétraplégie) ; CHF 40'000.- à CHF 55'000.- en cas de mobilité et/ou fonctions intellectuelles et sociales fortement réduites (par ex. paraplégie, cécité ou surdité totale) ; CHF 20’000.- à CHF 40’000.- en cas de mobilité réduite, perte d’une fonction ou d’un organe importants (par ex. hémiplégie, perte d’un bras ou d’une jambe, atteinte très grave et douloureuse à la colonne vertébrale, perte des organes génitaux ou de la capacité de reproduction, grave défiguration) ; moins de CHF 20'000.- en cas d’atteintes de gravité moindre (par ex. perte du nez, d’un doigt, de l’odorat ou du goût). On peut au besoin établir des listes semblables pour les atteintes à l’intégrité psychique ou à l’intégrité sexuelle (Message du Conseil fédéral du 9 novembre 2005, FF 2005 6746 ; Guide OFJ, p. 9).

g. Sur la base des travaux préparatoires de la LAVI révisée, de nombreuses autorités LAVI prennent en compte les deux tiers du montant moyen de la réparation allouée par les autorités de droit civil comme base de calcul ou comme référence pour fixer la réparation morale à titre d’aide aux victimes (règle dite des « deux tiers » ; Meret BAUMANN/Blanca ANABITARTE/Sandra MÜLLER GMÜNDER, op. cit., p. 3 s.).

7) S'agissant de l'établissement des faits, l'autorité administrative ne doit pas s'écarter sans raison des faits établis au pénal, en particulier lorsque l'enquête pénale a donné lieu à des investigations approfondies (auxquelles l'instance LAVI ne peut normalement pas se livrer en raison du caractère simple et rapide de la procédure) et lorsque le juge a entendu directement les parties et les témoins (ATF 124 II 8 consid. 3d/aa ; 115 Ib 163 consid. 2a ; 103 Ib 101 consid. 2b).

Cette retenue ne se justifie pas, en revanche, lorsque les faits déterminants pour l'autorité administrative n'ont pas été pris en considération par le juge pénal, lorsque des faits nouveaux importants sont survenus entre-temps, lorsque l'appréciation à laquelle le juge pénal s'est livré se heurte clairement aux faits constatés, ou encore lorsque le juge pénal ne s'est pas prononcé sur toutes les questions de droit (ATF 124 II 8 consid. 3d/aa ; ATF 109 Ib 203 consid. 1). Dans ces circonstances, l'autorité administrative peut s'écarter de l'état de fait retenu au pénal en procédant à sa propre administration des preuves (ATF 129 II 312 consid. 2.4).

8) a. En l’espèce, lorsqu’elle a statué en 2010, l’instance d’indemnisation a retenu uniquement qu’un des agresseurs serrait le cou de la recourante et lui assénait des coups, qu’un autre la violait, puis que sous la menace d’un couteau les trois individus avaient tenté de la forcer à faire une fellation à l’un d’entre eux.

La recourante elle-même, qui était très alcoolisée, avait été aspergée de gaz lacrymogène par un portier du night-club, ne voyait rien et avait dans le cours de l’agression perdu connaissance.

Les instructions pénales ont été longtemps ralenties par la disparition des auteurs présumés, mais lorsque deux d’entre eux ont finalement été localisés et extradés, ils ont été, tour à tour, condamnés par les tribunaux pénaux genevois pour avoir chacun violé la recourante avec l’aggravante de la cruauté et de la commission en commun.

Certes, il ressortait des pièces de la procédure pénale produites le 15 mai 2009 par la recourante à l’appui de sa requête initiale d’indemnisation qu’elle avait évoqué à la police le 18 mai 2007 le souvenir de plusieurs pénétrations.

Cette évocation pouvait sans doute à l’époque être appréciée avec retenue vu la perte de connaissance également alléguée par la recourante.

M. B______ avait soutenu pour sa part à l’instruction le 23 juillet 2007 qu’il avait, ainsi que son comparse, eu avec la recourante des rapports sexuels consentants.

Il n’en demeure pas moins que la commission de deux, voire trois, viols distincts n’a pas été reprise par la décision de 2010 qui paraît n’en avoir retenu qu’un.

La vérité judiciaire a ainsi établi en 2019 et 2020 des agissements sensiblement plus graves que ceux pris en compte par la décision de 2010.

b. À cela s’ajoute que les procédures pénales dont le cours avait repris en 2017 et 2020 ont révélé que les graves atteintes à sa santé mentale endurées par la recourante, toujours présentes lors des procès de 2019 et 2020, étaient imputables aux agressions subies en 2007 et justifiaient une indemnisation pour atteinte à l’intégrité psychique.

c. Enfin, la CPAR a non seulement confirmé que deux indemnités, fondées sur les art. 47 respectivement 49 CO, étaient dues, mais a notablement revu à la hausse le montant des indemnités pour tort moral, le portant à CHF 40'000.-. L’instance d’indemnisation ne pouvait en 2010 prendre en compte ces éléments, avec les moyens dont elle disposait alors et elle ignorait que l’invalidité complète de la recourante serait reconnue.

d. Il appartenait ainsi à l’instance d’indemnisation non seulement d’entrer en matière sur la demande de révision, mais également de réexaminer à la lumière des faits nouveaux importants – soit l’établissement de faits plus graves que ceux retenus, les séquelles reconnues et indemnisées par le juge pénal et la fixation de deux indemnités distinctes – le montant alloué en 2010. Il sera observé à cet égard que le Tribunal correctionnel s’est borné à prendre en compte le montant de CHF 20'000.- arrêté en 2010 s’agissant de l’imputer sur les montants qu’il allouait.

Il lui appartiendra également d’examiner dans quelle mesure le calcul de l’indemnité prévue aux art. 13 aLAVI et 3 et 4 aOAVI pourra tenir compte des développements jurisprudentiels intervenus sous le nouveau droit au sujet de l’évaluation de la souffrance et de sa réparation sous l’angle de la LAVI en cas de viols commis en commun et avec cruauté, étant observé que la gravité de l’atteinte et la durée des séquelles rapprochent le cas d’espèce du précédent traité dans l’ATA/42/2012 précité.

Le recours sera admis partiellement et le dossier renvoyé à l’instance d’indemnisation pour nouvelle décision.

9) La procédure est gratuite (art. 30 al. 1 LAVI). Une indemnité de procédure de CHF 750.-, à la charge de l’État de Genève, sera alloués à la recourante (art. 87 al. 2 LPA).

* * * * *

PAR CES MOTIFS
LA CHAMBRE ADMINISTRATIVE

à la forme :

déclare recevable le recours interjeté le 12 mai 2021 par Mme A______ contre l’ordonnance de l’instance d’indemnisation LAVI du 22 mars 2021 ;

au fond :

l’admet partiellement ;

annule l’ordonnance précitée et renvoie la cause à l’instance d’indemnisation LAVI pour nouvelle décision dans le sens des considérants ;

dit qu’il n’est pas perçu d’émolument ;

alloue une indemnité de procédure de CHF 750.- à Mme A______, à la charge de l’État de Genève ;

dit que conformément aux art. 82 ss de la loi fédérale sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF - RS 173.110), le présent arrêt peut être porté dans les trente jours qui suivent sa notification par-devant le Tribunal fédéral, par la voie du recours en matière de droit public ; le mémoire de recours doit indiquer les conclusions, motifs et moyens de preuve et porter la signature du recourant ou de son mandataire ; il doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14, par voie postale ou par voie électronique aux conditions de l’art. 42 LTF. Le présent arrêt et les pièces en possession du recourant, invoquées comme moyens de preuve, doivent être joints à l’envoi ;

communique le présent arrêt à Me Robert Assaël, avocat de la recourante, à l'instance d'indemnisation LAVI ainsi qu’à l’office fédéral de la justice.

Siégeant : M. Mascotto, président, Mme Krauskopf, juge, Mme Steiner Schmid, juge suppléante.

Au nom de la chambre administrative :

la greffière-juriste :

 

 

M. Rodriguez Ellwanger

 

 

le président siégeant :

 

 

C. Mascotto

 

Copie conforme de cet arrêt a été communiquée aux parties.

 

Genève, le 

 

 

 

 

 

 

la greffière :