Décisions | Tribunal administratif de première instance
JTAPI/590/2025 du 02.06.2025 ( ICCIFD ) , ADMIS PARTIELLEMENT
En droit
Par ces motifs
| république et | canton de genève | |||
| POUVOIR JUDICIAIRE
JUGEMENT DU TRIBUNAL ADMINISTRATIF DE PREMIÈRE INSTANCE du 2 juin 2025
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dans la cause
Madame A______, représentée par Me Michel BUSSARD, avocat, avec élection de domicile
contre
ADMINISTRATION FISCALE CANTONALE
ADMINISTRATION FÉDÉRALE DES CONTRIBUTIONS
1. Le litige porte sur la taxation de Madame A______ (ci-après : la contribuable) pour l’année fiscale 2023.
2. Selon les données figurant au registre du commerce de Genève, la société B______ SA (ci-après : B______) est active dans le domaine de la santé et son capital-social est constitué de 800 actions nominatives valant CHF 250.- chacune. La contribuable en est la seule administratrice et l’actionnaire unique.
3. Dans sa déclaration fiscale 2023, la contribuable a indiqué que les 800 actions de la B______ valaient CHF 1.-. Dans l’état des titres, elle a indiqué un « prêt B______ SA », sans en indiquer le montant (la rubrique y relative était laissée vide).
4. Le 15 août 2024, l’administration fiscale cantonale (ci-après : AFC-GE) a invité la contribuable à lui indiquer le montant de sa créance envers B______ et celui des intérêts en découlant, avec le « détail du compte-courant actionnaire postposé ».
5. Le 30 septembre 2024, la contribuable a remis à l'AFC-GE une lettre que B______ lui avait adressée le même jour (signée par elle-même), indiquant le montant de son prêt au 31 décembre 2023 (CHF 841'564,79) et celui des intérêts y relatifs dus pour les années 2017 à 2023 (CHF 50'497,77, dont CHF 16'927,84 pour l’année 2023).
6. Par bordereaux du 23 octobre 2024, l'AFC-GE a rajouté le montant des intérêts dus pour 2023 (CHF 16'927.-) aux revenus imposables de la contribuable et a repris en fortune celui de son prêt envers B______ (CHF 841'564.-). La valeur des actions de B______ était estimée à CHF 0.-.
7. Par réclamation du 25 novembre 2024, complétée le 28 novembre suivant, la contribuable, sous la plume de son conseil, a contesté ces bordereaux.
Depuis sa création en 2017, B______ avait subi d’importantes pertes. Ses perspectives commerciales étaient « négatives ». Elle était par ailleurs surendettée, mais son surendettement n’avait pas à être annoncé au juge, conformément à l’art. 725 du Code civil suisse du 30 mars 1911 (Livre cinquième : Droit des obligations - CO - RS 220), ses créanciers ayant accepté de postposer leurs créances respectives. Dans ces conditions, la valeur vénale de ses titres et celle de la créance-actionnaire devaient être estimées à CHF 1.-. Pour ces mêmes raisons, aucun intérêt relatif à cette créance n’avait pu être versé en 2023.
Elle a joint les comptes de B______ pour les exercices 2018 à 2023.
8. Par deux décisions du 7 janvier 2025, l'AFC-GE a rejeté cette réclamation.
La créance litigieuse devait être imposée dans la mesure où la société débitrice n’apparaissait pas comme définitivement insolvable. La seule postposition comptable de cette créance ne pouvait pas justifier son non-imposition. Les intérêts y relatifs ayant été comptabilisés par B______, la postposition de la créance ne pouvait pas être accordée, d’une part, et, d’autre part, la contribuable avait un droit ferme à percevoir ces intérêts, si bien qu’ils devaient être imposés auprès d’elle.
9. Par acte du 10 février 2025, la contribuable (ci-après : la recourante), sous la plume de son conseil, a recouru contre ces décisions auprès du Tribunal administratif de première instance (ci-après : le tribunal), concluant à leur annulation et à celle des bordereaux y relatifs, sous suite de frais et dépens.
Reprenant, en la développant, son argumentation précédente, elle a notamment ajouté que B______ ne « disposera[it] jamais des liquidités suffisantes » pour verser des intérêts à ses créanciers, dont elle-même. La possibilité de devoir prochainement déclarer cette société en faillite était actuellement « étudiée », compte tenu notamment de son insolvabilité « durable ».
10. Dans sa réponse du 27 mars 2025, l'AFC-GE a accepté de fixer à CHF 1.- la valeur de la créance relative au prêt lui-même (CHF 841'564.-), concluant au rejet du recours pour le surplus.
Compte tenu du déséquilibre important entre les actifs et les dettes de B______, il apparaissait hautement improbable que la recourante puisse recouvrer l’intégralité de sa créance en cas de liquidation. Pour cette raison, la valeur de cette créance devait être arrêtée à CHF 1.-.
Pour le surplus, B______ avait attesté devoir verser à la recourante des intérêts de CHF 16'927,84 pour l’année 2023 (cf. lettre de B______ du 30 septembre 2024), intérêts qu’elle avait comptabilisés dans ses comptes de profits et pertes, les déduisant ainsi fiscalement de ces bénéfices. Par ailleurs, bien que B______ eut rencontré des difficultés financières, elle n’avait pas été déclarée définitivement insolvable. Au contraire, au 30 juin 2024, elle avait réalisé un bénéfice de CHF 41'529.-. Ainsi, elle n’apparaissait pas comme définitivement insolvable, bien que les intérêts n’eurent pas encore été versés à la recourante. Cette dernière ayant acquis un droit ferme au versement de ces intérêts, ce revenu était entièrement imposable.
11. La recourante n’a pas donné suite au courrier du tribunal du 31 mars 2025, qui l’invitait à déposer son éventuelle réplique.
1. Le tribunal connaît des recours dirigés, comme en l’espèce, contre les décisions sur réclamation de l'AFC-GE (art. 115 al. 2 et 116 al. 1 de la loi sur l’organisation judiciaire du 26 septembre 2010 - LOJ - E 2 05 ; art. 49 de la loi de procédure fiscale du 4 octobre 2001 - LPFisc - D 3 17 ; art. 140 de la loi fédérale sur l’impôt fédéral direct du 14 décembre 1990 - LIFD - RS 642.11).
2. Interjeté en temps utile et dans les formes prescrites devant la juridiction compétente, le recours est recevable au sens des art. 49 LPFisc et 140 LIFD.
3. Dans sa réponse, l'AFC-GE a accepté de n’imposer la créance relative au prêt qu’à concurrence de CHF 1.-. Il lui en sera donné acte. Ce point n’est dès lors plus litigieux.
4. Ainsi, le litige ne porte plus que sur l’imposition des intérêts relatifs à cette créance (CHF 16'927.-).
5. Aux termes des art. 20 al. 1 let. a LIFD et 22 al. 1 let. a de la loi sur l’imposition des personnes physiques du 27 septembre 2009 (LIPP - D 3 08), est imposable le rendement de la fortune mobilière, en particulier les intérêts de créances.
6. Un revenu n'est imposable que s'il est réalisé. Selon la jurisprudence constante du Tribunal fédéral, un revenu est considéré comme réalisé lorsqu'une prestation est faite au contribuable ou que ce dernier acquiert une prétention ferme sur laquelle il a effectivement un pouvoir de disposition (ATF 149 II 400 consid. 4.3 = RDAF 2023 II 506 ; arrêt du Tribunal fédéral 9C_226/2024 du 27 janvier 2025 consid. 7.1.2). La réalisation suppose un titre juridique ferme, qui peut consister en l'acquisition d'une prétention ou en l'acquisition de la propriété. L'acquisition de la prétention précède en principe la prestation en argent. En règle générale, l'acquisition d'une prétention est déjà qualifiée de revenu dans la mesure où son exécution ne paraît pas incertaine (ATF 113 Ib 23 consid. 2e ; arrêt du Tribunal fédéral 2C_710/2017 du 29 octobre 2018 consid. 5.3). L’exécution d’une obligation est considérée comme incertaine si elle paraît d’emblée peu probable, soit parce que le débiteur est insolvable soit parce qu’il refuse le paiement. Une imposition selon la méthode de la comptabilisation ne se justifie pas dans un tel cas parce que les risques de pertes sur débiteurs influencent généralement la valeur en argent de la créance : cette valeur ne correspond plus au montant nominal et ne peut plus en général être déterminée avec la sûreté nécessaire pour appréhender fiscalement l’accroissement de la capacité contributive du créancier (ATF 149 II 400 consid. 4.4 = RDAF 2023 II 506, 513).
Ce n’est que si l’exécution paraît d’emblée peu probable que le moment de la perception réelle de la prestation est pris en considération (arrêts du Tribunal fédéral 9C_713/2022 du 6 novembre 2023 consid. 5.1 ; 2C_710/2017 du 29 octobre 2018 consid. 5.3).
Le moment de la réalisation du revenu ne saurait dépendre de la seule volonté du contribuable ; si tel était le cas, le contribuable pourrait déterminer lui-même, en fonction de ses convenances personnelles, à quel moment ce revenu est imposable (arrêt du Tribunal fédéral 2C_1035/2020 du 12 novembre 2021 consid. 5.2).
7. Les critères posés par la jurisprudence cantonale pour juger de la difficulté de recouvrer une créance sont restrictifs : il faut que le débiteur apparaisse comme définitivement insolvable pour que la créance ne soit pas imposable. La perte est certaine lorsque le contribuable démontre qu’il a mis en œuvre les procédures et démarches que l’on peut raisonnablement attendre d’un créancier ou d’un porteur de droit à l’égard de son bien. Les pertes sur créances deviennent effectives au moment où l'insolvabilité est constatée officiellement par un acte de défaut de biens (ATA/1023/2024 du 27 août 2024 consid. 2.3.1 et les arrêts cités).
L’insolvabilité est une notion de droit fédéral. Le débiteur est insolvable lorsqu’il ne dispose pas de moyens liquides suffisants pour acquitter ses dettes exigibles. L’insolvabilité suppose que le débiteur se trouve dans une incapacité durable de faire face à ses engagements. S’agissant de l’insolvabilité, la jurisprudence de la chambre administrative de la Cour de justice a posé des critères restrictifs : il faut que le débiteur apparaisse comme définitivement insolvable pour que la créance ne soit pas imposable (ATA/103/2024 du 30 janvier 2024 consid. 3.2 et les arrêts cités).
Il y a insolvabilité notamment en cas de faillite, concordat ou saisie infructueuse (ATA/1387/2023 du 21 décembre 2023 consid. 3.5 les références citées). En revanche, la remise au poursuivant d'un procès-verbal de saisie valant acte de défaut de biens provisoire ne constate pas à titre définitif l'insolvabilité du poursuivi (ATA/758/2004 du 28 septembre 2004 ; JTAPI/351/2017 du 3 avril 2017 consid. 16).
Selon le Tribunal fédéral, le caractère incertain de l'exécution de la créance ne saurait être reconnu qu'en cas d'insolvabilité du débiteur. L'incertitude sur la capacité du débiteur à honorer sa dette doit certainement être admise lorsque ce dernier est insolvable, mais elle devra l'être également lorsque le débiteur est récalcitrant (arrêt du Tribunal fédéral 2C_1035/2020 du 12 novembre 2021 consid. 5.2.
Pour juger de l’insolvabilité d’une société, il y a lieu de prendre en compte notamment les liquidités dont elle dispose (cf. arrêt 2C_1035/2020 précité consid. 5.2).
8. En matière fiscale, de manière générale, le contribuable doit supporter le fardeau de la preuve des éléments qui réduisent ou éteignent son obligation d'impôts ; il lui appartient non seulement de les alléguer, mais encore d'en apporter la preuve et de supporter les conséquences de l'échec de cette preuve, ces règles s'appliquant également à la procédure devant les autorités de recours (ATF 146 II 6 consid. 4.2 ; arrêt du Tribunal fédéral 2C_32/2020 du 8 juin 2020 consid. 3.5 ; ATA/513/2021 du 11 mai 2021 consid. 5b).
9. En l'espèce, il est établi qu'au 31 décembre 2023, période faisant l'objet du litige, la recourante détenait une prétention ferme contre B______ à percevoir le paiement de CHF 16'927.- à titre d’intérêts. La recourante soutient en revanche que ce revenu n'a pas été réalisé parce que cette société était insolvable et parce que cette créance d’intérêts était incertaine.
Au vu des états financiers 2018 à 2023 de B______, il faut admettre, avec la recourante, que cette société est surendettée depuis 2018 et qu'elle a chaque année enregistré des pertes. Les bénéfices obtenus ces années-là ont été absorbés par les pertes initiales, de sorte qu'elle a toujours eu des fonds propres négatifs. Cela étant, elle a néanmoins constamment disposé de liquidités (en particulier : CHF 110'326,36 en 2021, CHF 132'565,73 en 2022 et CHF 93'463,93 en 2023). Il faut par ailleurs constater que, malgré son surendettement, dès 2018, elle a poursuivi ses activités jusqu’à ce jour, comme le montrent les chiffres d'affaires qu’elle a réalisés entre 2019 (CHF 106'708,55) et 2023 (CHF 294'347,43), grâce au soutien de ses créanciers (dont la recourante en tant que créancière majoritaire) qui lui ont fourni des liquidités par le biais de prêts postposés.
Au vu de ce qui précède, il apparaît que l'exécution de la créance d’intérêts dus pour l’année 2023 n'était, sous l'angle des liquidités, pas incertaine. S'il est établi que B______ était surendettée dès sa fondation et a échappé à l'avis au juge au sens de l'art. 725 al. 1 CO, uniquement en raison du fait que ses créanciers (dont la recourante) ont accepté que leurs prêts soient postposés (art. 725 al. 2 CO), il n'est en revanche pas établi qu’elle ne disposait pas de liquidités permettant de payer les intérêts dus à la recourante pour l’année 2023 (CHF 16'927.-), étant relevé qu’elle a déduit ce montant de son bénéfice 2023.
Enfin, la recourante n’a pas remis en cause l’allégué de l'AFC-GE selon lequel B______ aurait réalisé un bénéfice de CHF 41'529.- au 30 juin 2024, ce qui indique que sa société serait finalement devenue rentable, contrairement à ce qu’elle prétend dans son recours. C’est le lieu de relever aussi que l’on ne voit pas sur quels éléments factuels la recourante se fonde lorsqu’elle affirme que sa société ne disposerait « jamais des liquidités suffisantes » pour lui verser des intérêts.
Dans ces conditions, B______ ne pouvant pas être considérée comme définitivement insolvable au 31 décembre 2023, la créance d’intérêts en cause doit être imposée en revenu de cette période-là.
Ce grief est ainsi écarté.
10. Au vu de ce qui précède, le recours sera admis partiellement, dans la mesure reconnue par l'AFC-GE, et rejeté pour le surplus. Dès lors, le dossier sera renvoyé à cette dernière pour qu’elle établisse un nouveau bordereau ICC 2023 tenant compte (pour la fortune) d’une créance valant CHF 1.- (au lieu de CHF 841'564.-). Le bordereau IFD 2023 sera, quant à lui, confirmé.
11. En application des art. 144 al. 1 LIFD, 52 al. 1 LPFisc, 87 al. 1 de la loi sur la procédure administrative du 12 septembre 1985 (LPA - E 5 10) et 1 et 2 du règlement sur les frais, émoluments et indemnités en procédure administrative du 30 juillet 1986 (RFPA - E 5 10.03), la recourante, qui succombe partiellement, est condamnée au paiement d’un émolument réduit s'élevant à CHF 500.- ; il est couvert par l’avance de frais versée à la suite du dépôt du recours. Le solde de cette avance, soit CHF 200.-, lui sera restitué.
12. Vu l'issue du litige, une indemnité de procédure de CHF 500.-, à la charge de l'État de Genève, soit pour lui l’administration fiscale cantonale, sera allouée à la recourante (art. 87 al. 2 à 4 LPA et 6 RFPA).
LE TRIBUNAL ADMINISTRATIF
DE PREMIÈRE INSTANCE
1. déclare recevable le recours interjeté le 10 février 2025 par Madame A______ contre les décisions sur réclamation de l'administration fiscale cantonale du 7 janvier 2025 ;
2. l'admet partiellement ;
3. renvoie le dossier à l’administration fiscale cantonale pour nouvelle décision de taxation ICC 2023, dans le sens des considérants ;
4. met à la charge de Madame A______ un émolument de CHF 500.-, lequel est couvert par l'avance de frais ;
5. ordonne la restitution à Madame A______ du solde de l’avance de frais de CHF 200.- ;
6. condamne l'État de Genève, soit pour lui l’administration fiscale cantonale, à verser à Madame A______ une indemnité de procédure de CHF 500.- ;
7. dit que, conformément aux art. 132 LOJ, 62 al. 1 let. a et 65 LPA, le présent jugement est susceptible de faire l'objet d'un recours auprès de la chambre administrative de la Cour de justice (10 rue de Saint-Léger, case postale 1956, 1211 Genève 1) dans les 30 jours à compter de sa notification. L'acte de recours doit être dûment motivé et contenir, sous peine d'irrecevabilité, la désignation du jugement attaqué et les conclusions du recourant. Il doit être accompagné du présent jugement et des autres pièces dont dispose le recourant.
Siégeant: Sophie CORNIOLEY BERGER, présidente, Jean-Marie HAINAUT et Jean-Marc WASEM, juges assesseurs.
Au nom du Tribunal :
La présidente
Sophie CORNIOLEY BERGER
Copie conforme de ce jugement est communiquée aux parties.
| Genève, le |
| La greffière |