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Décisions | Tribunal administratif de première instance

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A/2079/2023

JTAPI/618/2024 du 24.06.2024 ( ICC ) , REJETE

ATTAQUE

Descripteurs : EXONÉRATION FISCALE
Normes : LDE.42; LDE.89
En fait
En droit
Par ces motifs

république et

canton de genève

POUVOIR JUDICIAIRE

A/2079/2023 ICC

JTAPI/618/2024

 

JUGEMENT

DU TRIBUNAL ADMINISTRATIF

DE PREMIÈRE INSTANCE

du 24 juin 2024

 

dans la cause

 

A______, représentée par Me Antoine BERTHOUD, avocat, avec élection de domicile

contre

ADMINISTRATION FISCALE CANTONALE

 


 

EN FAIT

1.             La A______ (ci-après : la A______) est une fondation de droit public. Elle a notamment pour but l’acquisition d'immeubles destinés à des logements sociaux.

2.             Par acte notarié du ______ 2019, la A______ a acquis, pour un prix de CHF 7'500'000.- et moyennant un emprunt hypothécaire de CHF 4'200'000.-, un immeuble locatif comprenant deux locaux commerciaux et onze appartements déjà loués. Les loyers annuels (libres) des appartements totalisaient CHF 261'864.-.

3.             Cet acte a été enregistré auprès de l’administration fiscale cantonale (ci-après : AFC-GE) le 2 mai 2019.

4.             Les 20 juin et 22 juillet 2019, la A______ a demandé à l'AFC-GE de l’exonérer des droits d’enregistrement dus sur l’acquisition de l’immeuble et sur l’emprunt hypothécaire y relatif, au motif que ces opérations poursuivaient un but d’utilité publique.

5.             Par décisions du 29 octobre 2019, l'AFC-GE a accordé à la A______ cette exonération, sous réserve du respect des conditions posées par l’art. 42 al. 2 de la loi sur les droits d’enregistrement du 9 octobre 1969 (LDE - D 3 30), à savoir qu’elle apporte, dans un délai de deux ans suivant l'enregistrement de l'acte d’acquisition, la preuve que l'ensemble des loyers pratiqués étaient conformes à ceux des logements subventionnés (HBM, HLM ou HM). A cet effet, elle devait remettre un état locatif de l’immeuble, accompagné des calculs comparatifs avec des loyers de référence, et démontrer que ses propres conditions générales étaient respectées dans l'attribution des logements en question.

6.             Le 21 novembre 2019, la A______ a remis à l'AFC-GE un état locatif détaillé établi par une régie, ainsi qu'un tableau comparatif, à teneur duquel la moyenne des loyers des appartements concernés étaient plus basse que celle des logements HLM. Elle a indiqué respecter les conditions générales prévues par ses statuts et ne pas pouvoir modifier unilatéralement les loyers fixés par des baux existants lors de l’acquisition de l’immeuble. Elle a demandé que l'AFC-GE lui confirme que la condition fixée par ses décisions du 29 octobre 2019 était remplie et que l'exonération était définitive.

7.             Par courrier du 10 janvier 2020, se référant à l’art. 42 LDE, l'AFC-GE a indiqué à la contribuable que la vérification de l’affectation de l’immeuble au but d’utilité publique se faisait après l’échéance du délai fixé par cette disposition (deux ans depuis l’enregistrement de l’acte d’achat) et que, par conséquent, elle maintenait les conditions posées dans ses décisions du 29 octobre 2019.

8.             Par courrier du 3 mars 2021, l'AFC-GE a averti la contribuable que le délai précité allait échoir le 2 mai 2021 et l’a invitée à démontrer que :

-          les conditions cumulatives propres aux logements subventionnés (HLM, HBM ou HM) étaient respectées, en particulier celles relatives aux locaux (conception, caractéristiques et équipement) et aux locataires (limite du nombre de pièces par rapport au nombre d'habitants, limite de revenu, contrôle des loyers) ; à cet effet, un état locatif actuel accompagné des calculs comparatifs avec les données de référence (loyers, revenu, nombre d'occupants, etc.) devait être fourni ;

-          ses propres conditions générales pour les logements à caractère social avaient été respectées dans l'attribution des logements en question.

L'AFC-GE a précisé que si ces informations ne devaient pas lui être fournies d’ici au 3 mai 2021, elle se verrait contrainte de révoquer ses décisions d'exonération du 29 octobre 2019 et de prélever les droits dus.

9.             Le 15 avril 2021, la contribuable a répondu que d’après une communication de l’ASLOCA, lorsqu’une fondation immobilière de droit public achetait un immeuble déjà loué, elle ne pouvait pas unilatéralement modifier les baux existants pour les adapter à ses propres règlements, mais devait attendre un changement de locataire pour conclure un nouveau bail conforme à ces derniers. Tel avait été son cas en 2020 s’agissant d’un appartement de trois pièces et demi, dont le loyer avait été ramené de CHF 22'200.- à CHF 18'180.- en raison de la situation financière du nouveau locataire. Elle s’engageait à respecter strictement ses statuts et ses conditions générales à l’occasion de chaque changement futur de locataire, de sorte qu’à terme, la totalité de l’immeuble respecterait pleinement les conditions d’attribution des logements sociaux. En outre, selon une analyse comparative qu’elle produisait, les loyers actuels étaient déjà inférieurs à ceux admis pour les HLM, si bien qu’ils correspondaient à des logements sociaux quand bien même les anciens baux y relatifs n’étaient pas strictement soumis à sa réglementation. Ainsi, l’exonération accordée le 29 octobre 2019 devait être définitivement confirmée.

10.         Par décision du 28 février 2022, l'AFC-GE a révoqué cette exonération.

En dépit de ses demandes, la situation personnelle des locataires n'avait pas été démontrée. De plus, seul un appartement sur onze répondait aux conditions générales cumulatives de la fondation. Ainsi, moins de 10 % des logements étaient affectés au but d'utilité publique annoncé. Or, ce pourcentage ne répondait pas à la condition de l'affectation effective de l'immeuble au but d'utilité publique. Le fait que le rendement de l’immeuble aurait été affecté à ce but n’y changeait rien, seule une affectation directe étant déterminante pour l’exonération.

11.         Par deux bordereaux du 15 mars 2022, l'AFC-GE a fixé les droits d’enregistrement à CHF 225'000.-, pour l’achat de l’immeuble, et à CHF 57'330.-, pour l’emprunt hypothécaire de CHF 4'200'000.-.

12.         Le 14 avril 2022, la contribuable, sous la plume de son conseil, a formé réclamation contre ces bordereaux.

Reprenant, en substance, son argumentation précédente, elle a notamment ajouté que trois nouveaux baux étaient désormais conclus conformément à sa réglementation. L'AFC-GE n’avait jamais communiqué sa pratique relative au pourcentage minimum de logements dont les locataires répondaient aux critères usuels d'attribution (limite du nombre de pièces par rapport au nombre d'habitants, limite de revenu et contrôle des loyers). Si au 31 décembre 2021, seuls 33 % des locataires respectaient le taux d'occupation, plus de 66 % des baux étaient conclus à un prix inférieur à celui qui prévalait pour les HM. Dans ces conditions, l’acquisition de l’immeuble et son financement devaient être reconnus comme répondant directement au but d’utilité publique.

13.         Par décision du 23 mai 2023, l'AFC-GE a rejeté cette réclamation.

Le législateur faisait une distinction entre une affectation directe d’immeubles à l’utilité publique (occupation des locaux selon le but d’utilité publique) et une affectation indirecte à ce but (affectation du rendement locatif au but d’utilité publique), en ce sens que seule cette première était déterminante pour l’exonération des droits d’enregistrement. Le législateur avait par ailleurs retenu la « notion de prépondérance » (soit plus de 50 %) pour déterminer si la condition de l'affectation effective directe de l’immeuble au but d'utilité publique était remplie.

Selon sa pratique constante en matière de logements sociaux, fondée sur la jurisprudence du Tribunal fédéral et calquée sur la politique du canton de Genève en matière de logements HLM, HBM, HM et LUP, un immeuble poursuivait effectivement et directement un but d'utilité publique lorsque ses logements étaient occupés par des personnes dans le besoin financier et appropriés à leur situation personnelle et que leurs loyers étaient modérés. Dans la vérification de ces critères cumulatifs entraient en considération notamment l’application d’un taux d'effort et d'un taux d'occupation (ratio de nombre maximum d'occupants en fonction du nombre de pièces du logement) ainsi que le montant du loyer. Or, en l’occurrence, ces conditions n’étaient pas remplies dans le délai de deux ans fixé par l’art. 42 al. 2 LDE, délai qui ne pouvait pas être prolongé.

Enfin, l’emprunt hypothécaire ne pouvait pas non plus être exonéré des droits dès lors qu’il n’avait pas servi à financer l’acquisition de l’immeuble qui n’était pas affecté lui-même à l'utilité publique.

14.         Par acte du 21 juin 2023, sous la plume de son conseil, la contribuable a recouru contre cette décision après du Tribunal administratif de première instance (ci-après : le tribunal), concluant à ce que l’acquisition de l’immeuble et l’emprunt hypothécaire soient exonérés des droits d’enregistrement et à l’annulation des bordereaux y relatifs du 15 mars 2022, le tout sous suite des frais et dépens.

Dans le cadre de la gestion de tous ses biens immobiliers, elle appliquait de manière stricte son règlement. Ses conditions générales prévoyaient un taux d'effort et un taux d'occupation. Le loyer correspondait au revenu déterminant multiplié par le taux d'effort. En raison du nombre restreint de parcelles disponibles pour la construction de nouveaux logements, son conseil avait décidé de procéder à l'acquisition de biens immobiliers déjà construits et loués pour les affecter immédiatement à son but en appliquant systématiquement ses conditions générales aux nouveaux locataires. Toutefois, un locataire existant au moment de l’acquisition d’un immeuble ne pouvait pas être obligé de conclure avec une fondation immobilière de droit public un nouveau bail conforme aux règles HBM. Elle était dès lors contrainte d'attendre un changement de locataire pour conclure un nouveau bail respectant ses conditions générales et fixant le loyer en fonction d'un taux d'effort et d’un taux d'occupation. L'évolution de l'état locatif de l’immeuble litigieux démontrait que tel était effectivement le cas, une baisse significative des loyers étant intervenue au fur et à mesure des changements de locataires.

L'AFC-GE se fondait sur une application « rigide » de la notion de prépondérance, impliquant que, dans un délai de deux ans à compter de l'acquisition d'un immeuble déjà loué, plus de 50% des locataires devaient l'avoir quitté avec la conclusion de nouveaux baux répondant aux critères du logement social. Il convenait d'interpréter le critère d'affectation prévu par l'art. 42 al. 2 LDE dans le sens que, dès l'acquisition de l'immeuble, mais au plus tard dans un délai de deux ans, la majorité des logements étaient assujettis à une réglementation respectant les critères du logement social. Tel était le cas de l'immeuble litigieux, qui, à l'exception d'un dépôt, ne comprenait que des logements dont les contrats de bail étaient immédiatement et irrévocablement soumis à ses conditions générales, dans le respect toutefois des normes impératives découlant du droit du bail. Cette affectation effective découlait du seul fait qu’elle était tenue, à l'occasion de tout renouvellement ou conclusion de nouveau bail, d'appliquer sa règlementation, dont la conformité aux normes du logement social était reconnue par l'AFC-GE. Les conditions d’exonération étaient ainsi remplies.

15.         Le 27 septembre 2023, l'AFC-GE a conclu au rejet du recours.

Au moment de l'acquisition de l'immeuble, la recourante n’ignorait pas ses obligations et contraintes en matière de droit du bail. Par ailleurs, elle lui avait envoyé plusieurs courriers la rendant attentive aux conditions devant être remplies pour bénéficier de l'exonération, précisément parce qu’elle avait acquis un immeuble occupé. Le fait qu’elle se trouvait, en l'état, face à une impossibilité objective d’affecter l’immeuble à l’utilité publique, ne justifiait par l'octroi d'une éventuelle dispense de respecter l’art. 42 al. 2 LDE. L'AFC-GE ne pouvait pas modifier les exigences légales en fonction du contexte dans lequel se trouvait un contribuable particulier. Le fait que le montant des loyers remplissait la condition légale ne permettait pas encore d’admettre que le but d'utilité publique était atteint. Si, a priori, quatre locataires sur douze remplissaient le critère d'occupation, soit le critère du nombre d'occupants, la situation salariale des locataires n'était toutefois pas démontrée. Le fait que 66% des loyers étaient inférieurs aux loyers HM n'était pas déterminant. Au 31 décembre 2021, soit plus de six mois après l'échéance du délai de deux ans, seuls 25% de logements, soit trois logements sur douze, respectaient le taux d'effort, le taux d'occupation et le loyer modéré. Ainsi, l'affectation effective directe de l'immeuble au but d'utilité publique n'était pas remplie.

16.         Par réplique du 11 octobre 2023, respectivement duplique du 10 novembre 2023, les parties ont campé sur leurs positions respectives.

La recourante a en particulier relevé que l'interprétation de la LDE proposée par l'AFC-GE revenait à rendre impossible l'acquisition d'immeubles déjà loués, quand bien même ceux-ci étaient, dès leur acquisition, soustraits au marché spéculatif et soumis dans leur intégralité et à l'occasion de la conclusion de chaque nouveau bail à des normes strictes (taux d'effort et d'occupation). N’était pas déterminant le nombre de baux soumis à ces conditions le jour de l'acquisition, ou deux ans plus tard, mais bien le fait que l'immeuble entier était, immédiatement au changement de propriétaire, soumis à ces règles et critères stricts.

EN DROIT

1.             Le tribunal connaît des recours dirigés, comme en l’espèce, contre les décisions sur réclamation de l'AFC-GE en matière de droits d’enregistrement (art. 115 al. 2 et 116 al. 1 de la loi sur l’organisation judiciaire du 26 septembre 2010 - LOJ - E 2 05 ; art. 179 al. 1 et 2 LDE).

2.             Interjeté en temps utile et dans les formes prescrites devant la juridiction compétente, le recours est recevable (cf. art. 178 al. 7 et 179 al. 1 et 2 LDE, 62 al. 1 let. a et 65 de la loi sur la procédure administrative du 12 septembre 1985 - LPA - E 5 10).

3.             Le litige porte sur l’exonération des droits d’enregistrement que l'AFC-GE a prélevés sur les opérations de vente (3%) et de gage immobilier (0,65%), en application de l’art. 33 LDE, respectivement de l’art. 85 LDE.

4.             Il n’est pas contesté que la recourante est une entité d’utilité publique visée par l’art. 28 LDE.

5.             Aux termes de l’art. 42 al. 1 LDE, les acquisitions d’immeubles faites dans un but d’utilité publique ou cultuel par les entités visées à l’art. 28 LDE sont exemptées des droits prévus au présent titre (dont l’art. 33 LDE).

Selon l’art. 42 al. 2 LDE, l’entité bénéficiaire de l’exonération doit, dans tous les cas, deux ans au maximum après l’enregistrement de l’acte d’acquisition, ou l’achèvement des travaux en cas de construction, remettre à l’administration la preuve de l’affectation de l’immeuble à un but d’utilité publique ou cultuel. Elle doit, en outre, dès ce moment, affecter l’immeuble à un but d’utilité publique ou cultuel pendant une période continue de trois ans. A défaut, le droit d’enregistrement est dû.

6.             L’art. 89 LDE prévoit que les emprunts contractés exclusivement dans un but d’utilité publique par les institutions visées à l’art. 28 LDE sont exemptés des droits d’enregistrement (dont ceux prévus par l’art. 85 LDE).

7.             La loi s'interprète en premier lieu selon sa lettre (interprétation littérale). Si le texte n'est pas absolument clair ou si plusieurs interprétations de celui-ci sont possibles, le juge doit rechercher la véritable portée de la norme au regard notamment de la volonté du législateur telle qu'elle ressort, entre autres, des travaux préparatoires (interprétation historique), du but de la règle, de son esprit, ainsi que des valeurs sur lesquelles elle repose, singulièrement de l'intérêt protégé (interprétation téléologique) ou encore de sa relation avec d'autres dispositions légales (interprétation systématique). Lorsqu'il est appelé à interpréter une loi, le Tribunal fédéral adopte une position pragmatique en suivant ces différentes interprétations, sans les soumettre à un ordre de priorité (arrêt du Tribunal fédéral 9C_680/2022 du 24 avril 2024 [destiné à la publication] consid. 5.1 et l’ATF 146 II 309 cité).

Selon la jurisprudence du Tribunal fédéral, le juge est en principe lié par un texte légal clair et sans équivoque. Ce principe n'est cependant pas absolu. En effet, il est possible que la lettre d'une norme ne corresponde pas à son sens véritable. L'autorité qui applique le droit ne peut s'en écarter que s'il existe des motifs sérieux de penser que le texte ne correspond pas en tous points au sens véritable de la disposition visée. De tels motifs peuvent résulter des travaux préparatoires, du fondement et du but de la prescription en cause, ainsi que de sa relation avec d'autres dispositions (ATF 138 II 557 consid. 7.1 ; 138 V 445 consid. 5.1 ; 131 I 394 consid. 3.2 ; 131 II 13 consid. 7.1). En dehors du cadre ainsi défini, des considérations fondées sur le droit désirable ne permettent pas de s'écarter du texte clair de la loi, surtout si elle est récente (ATF 118 II 333 consid. 3e ; 117 II 523 consid. 1c ; ATA/302/2014 du 29 avril 2014 consid. 3).

S'agissant plus spécialement des travaux préparatoires, bien qu'ils ne lient pas le juge, ils ne sont pas dénués d'intérêt et peuvent s'avérer utiles pour dégager le sens d'une norme (ATF 135 II 78 consid. 2.2 ; 119 II 183 consid. 4b ; 117 II 494 consid. 6a ; ATA/537/2008 du 28 octobre 2008 consid. 12). Les travaux préparatoires ne seront toutefois pris en considération que s'ils donnent une réponse claire à une disposition légale ambiguë et qu'ils aient trouvé expression dans le texte de la loi (ATF 124 III 126 consid. 1b ; arrêt du Tribunal fédéral 2C_939/2011 du 7 août 2012 consid. 4 ; ATA/581/2014 du 29 juillet 2014 consid. 4b ; ATA/202/2013 du 27 mars 2013 consid. 7).

Les normes fiscales sont soumises aux mêmes règles d'interprétation que les autres domaines du droit administratif. Le juge doit toutefois faire preuve d'une certaine circonspection lorsqu'il procède à leur interprétation, afin de respecter les impératifs propres à la portée particulière que revêt le principe de la légalité dans ce domaine (ATF 131 II 562 consid. 3.4 ; ATA/219/2011 du 5 avril 2011 consid. 6b). Il s'agit en particulier d'éviter que soient créés, par le biais d'une interprétation extensive, de nouveaux cas d'assujettissement, de nouvelles matières imposables ou de nouveaux faits générateurs d'imposition (ATF 131 II 562 consid. 3.4 ; ATA/765/2014 du 30 septembre 2014 consid. 3c).

8.             L’interprétation de la loi peut conduire à la constatation d’une lacune. Une lacune proprement dite suppose que le législateur se soit abstenu de régler un point qu’il aurait dû fixer et qu’aucune solution ne se dégage du texte ou de l’interprétation de la loi. Une telle lacune peut être occulte, lorsque le législateur a omis d’adjoindre à une règle conçue de façon générale la restriction ou la précision que son sens et son but, ou celui d’une autre norme, imposaient dans certains cas, à savoir lorsque le silence de la loi est contraire à son économie (ATF 139 I 57 consid. 5.2 ; 135 IV 133 consid. 2.4 ; 117 II 494 consid. 6a). En revanche, si le législateur a volontairement renoncé à codifier une situation qui n’appelait pas nécessairement une intervention de sa part, son inaction équivaut à un silence qualifié (ATF 132 III 470 consid. 5.1 ; arrêt du Tribunal fédéral 4A_41/2014 du 20 mai 2014 consid. 4.2). Quant à la lacune improprement dite, elle se caractérise par le fait que la loi offre certes une réponse, mais que celle-ci est insatisfaisante.

Seule l’existence d’une lacune proprement dite, apparente ou occulte, appelle l’intervention du juge, dans la mesure où il lui est en principe interdit, en application du principe de la séparation des pouvoirs, de corriger les lacunes improprement dites (ATF 139 I 57 consid. 5.2 ; 131 II 562 consid. 3.5). Encore une fois, le juge ne saurait s'écarter d'une interprétation qui correspond à l'évidence à la volonté du législateur en se fondant, le cas échéant, sur des considérations relevant du droit désirable (de lege ferenda) ; autrement dit, le juge ne saurait se substituer au législateur par le biais d'une interprétation extensive (ou restrictive) des dispositions légales (ATF 130 II 65 consid. 4.2 ; ATA/649/2012 du 25 septembre 2012 ; ATA/640/2011 du 11 octobre 2011).

9.             En l’espèce, le libellé de l'art. 42 al. 2 LDE ne précise pas expressément dans quelle mesure l’immeuble concerné doit être affecté à un but d’utilité publique ou cultuel, dans un délai de deux ans après l’enregistrement de l’acte d’acquisition, ni ne règle le sort des immeubles faisant l’objet des baux au moment de leur acquisition, comme celui en cause ici.

10.         Sous l'angle de l'interprétation historique, dans l’exposé des motifs relatifs au projet de loi PL 9863, il est relevé que la clause prévue par le nouvel art. 42 al. 2 LDE est inspirée de l'art. 8A LDE (Casatax ; MGC 2005-2006/X A 8347), lequel pose les mêmes conditions que celles de l’art. 42 al. 2 LDE, à savoir que « le bénéficiaire de la réduction doit, dans tous les cas, deux ans au maximum après l’enregistrement de l’acte d’acquisition, remettre à l’administration la preuve de l’affectation de l’immeuble à sa résidence principale. Il doit, en outre, dès ce moment, occuper ce dernier à titre de résidence principale durant une période continue de trois ans. A défaut, le solde non perçu des droits est immédiatement exigible » (al. 3).

A teneur du rapport de la majorité de la commission fiscale chargée d'étudier ledit projet de loi, l’un de ses membres avait notamment observé que ce projet introduisait un système similaire à celui de « Casatax » en ce qui concernait l'exonération des droits de mutation pour les acquisitions d'immeubles par des institutions d'utilité publique (MGC 2007-2008/I A 632).

Selon le commentaire, article par article, du PL 9863, le nouvel art. 42 LDE prévoyait l'exonération du droit de mutation sur les acquisitions d'immeubles faites dans un but d'utilité publique par les communes ou les institutions exonérées de l'impôt. Le système précédent exonérait du droit de mutation certaines institutions (Eglises, Croix-Rouge, etc.), mais pas les autres institutions poursuivant un but d'utilité publique. Il y avait donc inégalité de traitement et le projet de loi prévoyait de mettre sur pied d'égalité ces différentes institutions. Le projet prévoyait par ailleurs une clause selon laquelle l'exonération était conditionnée à l'affectation pendant une certaine durée de l'immeuble à son but d'utilité publique. C'était une solution inspirée du contreprojet à l'initiative « Casatax », soit de l'art. 8A LDE récemment accepté par le peuple. Une large discussion s’était engagée au sein de la commission sur certaines questions telles que : une association d'utilité publique pouvait-elle détenir et tirer revenu d'un immeuble non directement en rapport avec l'objectif d'utilité publique ? Le délai de cinq ans prévu à l'al. 2 de l’art. 42 n'était-il pas trop court ? La notion de « délai raisonnable » ne méritait-elle pas d'être mieux précisée ? L'immeuble devait-il être affecté à 100% à un but d'utilité publique ? Le délai pour prouver le but d'utilité publique (trois ans, initialement proposé) n'était-il pas trop long ? A ces questions, il était notamment répondu que le projet de loi prévoyait des garde-fous en matière d'affectation de l'immeuble : celle-ci devait avoir un caractère d'utilité publique pour une durée de cinq ans et être prouvée par le propriétaire. De cette manière, il était évité de multiples changements ou une succession de ventes, car l'utilité publique touchait à la fois l'immeuble et le propriétaire. C'était en plus le Conseil d'Etat qui constatait, par arrêté spécial, si l'acquisition poursuivait ce but d'utilité publique (art. 42 al. 3 LDE). Quant à la durée de cinq ans, il s'agissait déjà d'une période relativement longue et qui devait permettre d'éviter des montages financiers douteux. Lorsqu'un contribuable participait financièrement à un but idéal, il s'agissait bien de cette partie uniquement qui sera exonérée ; il était exclu de comprendre des immeubles à but purement spéculatifs. Pour ce qui était du « délai raisonnable », il était répondu que cette notion était couramment utilisée en matière d'impôts directs et que la pratique voulait que ces délais soient d'environ deux ans. Au sujet du pourcentage ou du ratio d'affectation de l'immeuble à un but d'utilité publique, il était précisé qu’intervenait ici la notion de prépondérance, à savoir plus de 50% pour que l'exonération totale puisse être accordée. Enfin, il était relevé que le dispositif des délais avait été calqué sur « Casatax », soit sur l'art. 8A LDE qui prévoyait deux ans pour la remise à l'administration de la preuve de l'affectation de l'immeuble comme résidence principale, avec une occupation pendant trois ans. La commission avait décidé ainsi de laisser l'art. 42 al. 2 dans la version du projet de loi. Seuls les délais étaient adaptés à « Casatax » : il était donc admis que dans le délai de deux ans (au lieu de trois), l'entité bénéficiaire devait remettre à l'administration la preuve de l'affectation de l'immeuble à un but d'utilité publique, et que ce même immeuble devait être affecté à l'utilité publique pendant trois ans (au lieu de cinq) (MGC 2007-2008/I A 641 et 642).

Finalement, en ce qui concerne l’art. 89 LDE, il a été précisé qu’il s'agissait d'exonérer des droits d'enregistrement, les emprunts contractés dans un but d'utilité publique par les institutions décrites à l'art. 28 LDE et que cet avantage ne concernait « évidemment que les emprunts dont l'affectation est exclusivement liée à l'immeuble affecté lui-même à l'utilité publique » (MGC 2007-2008/I A 642).

11.         Ainsi, à la lecture des travaux législatifs, il apparaît que le législateur a voulu que l’immeuble soit affecté au but d’utilité publique de manière prépondérante, soit à raison de plus de 50%, pour qu’une exonération totale puisse être maintenue, en application de l’art. 42 al. 2 LDE. Il en ressort par ailleurs que l’exonération prévue par l’art. 89 LDE ne peut concerner que des emprunts liés à de tels immeubles. Ainsi, sur ce point, la question d’une lacune dans la loi ne se pose pas.

En revanche, ces travaux ne comportent aucune indication sur les conséquences du non-respect des délais de l’art. 42 al. 2 LDE pour le motif invoqué par la recourante, à savoir qu’elle n’était pas en mesure, dans ces délais, d’affecter son immeuble à l’utilité publique parce qu’il faisant l’objet des baux qu’elle ne pouvait pas résilier unilatéralement. L'absence d’une précision sur ce point semble procéder d'un silence qualifié du législateur genevois et non pas d'une lacune proprement dite que le tribunal serait tenu de combler.

12.         Sous l'angle des interprétations téléologique et systématique, en l’absence d’une jurisprudence tranchant cette question, et dans la mesure où l’art. 42 al. 2 LDE est calqué sur l’art. 8A al. 3 LDE, il convient de rappeler la jurisprudence relative à cette dernière disposition.

La chambre administrative de la Cour de justice a, à plusieurs reprises, jugé qu’il ne pouvait pas s'écouler plus de deux ans après l'enregistrement de l'acte d'acquisition pour que l'acquéreur ait effectivement établi son domicile au lieu de l'immeuble acquis et qu’avant l'échéance de ce délai, le propriétaire devait démontrer à l'administration avoir rempli cette condition. Il devait impérativement lui faire parvenir ses moyens de preuve, au plus tard le dernier jour du délai de deux ans. Elle a par ailleurs considéré que ces exigences strictes n’étaient pas constitutives d’un formalisme excessif et refusé systématiquement de restituer ce délai, soulignant son caractère impératif (cf. ATA/325/2019 du 26 mars 2019 ; ATA/326/2019 du 26 mars 2019 ; ATA/481/2012 du 31 juillet 2012).

De même, le tribunal a retenu que le délai de deux ans prévu par l’art. 8A al. 3 LDE à un caractère péremptoire, de sorte que lorsque le contribuable ne fournit pas les éléments de preuve avant son échéance, il perd son droit à la réduction « Casatax » et doit en acquitter le montant (JTAPI/511/2017 du 15 mai 2017 consid. 7, entré en force).

Par ailleurs, dans un cas d’un immeuble acquis par une commune, entité également visée par l’art. 28 LDE, la chambre administrative a jugé que celle-ci devait suivre la procédure prévue par l'art. 42 LDE, qui laissait un délai de deux ans « au plus » pour fournir la preuve de l'affectation de l'immeuble à un but d'utilité publique. Si ladite affectation n'était pas « effective », une décision de refus d'exonération devait être rendue (ATA/163/2021 du 9 février 2021 consid. 3).

13.         Selon l'art. 16 al. 1 LPA, un délai fixé par la loi ne peut être prolongé. Les cas de force majeure sont réservés.

La LDE précise, à son art. 183 al. 5, que les délais fixés par elle ne peuvent être prolongés, sous réserve des dispositions des art. 162 (qui règle la prolongation du délai fixé pour le paiement des droits) et 184 LDE, ou en cas de décès de la partie à laquelle ils s'appliquent. L’art. 184 al. 1 LDE stipule que les délais fixés par cette loi ne sont restitués que si le débiteur établit que, par suite de maladie grave dont il est atteint ou de service militaire, il a été empêché d’agir en temps utile et qu'il l'a fait dans les dix jours après la disparition de l'empêchement.

Les cas de force majeure sont les événements extraordinaires et imprévisibles qui surviennent en dehors de la sphère d'activité de l'intéressé et qui s'imposent à lui de façon irrésistible (ATA/184/2024 du 6 février 2024 consid. 2.2 et les arrêts cités).

14.         Le caractère formaliste de l'enregistrement implique une interprétation restrictive des dispositions contenues dans la loi sur les droits d'enregistrement. Ceux-ci étant prélevés à chaque fois qu'un acte translatif de propriété à titre onéreux est soumis à l'enregistrement, il faut déterminer pour chaque acte, pris séparément, s'il donne lieu à une exonération. L'exonération constituant l'exception à la perception des droits d'enregistrement, il convient d'interpréter les conditions de celle-ci de manière stricte (ATA/163/2021 précité consid. 2g).

Par ailleurs, le principe de la légalité gouverne l'ensemble de l'activité de l'État (art. 5 al. 1 et 36 al. 1 de la Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avril 1999 - Cst. – RS 101) et revêt une importance particulière en droit fiscal, où il est érigé en droit constitutionnel indépendant à l'art. 127 al. 1 Cst., lequel prévoit que les principes généraux régissant le régime fiscal, notamment la qualité de contribuable, l'objet de l'impôt et son mode de calcul, doivent être définis par la loi (ATF 135 I 130 consid. 7.2 ; ATA/844/2020 du 1er septembre 2020).

15.         En l’espèce, il n’est pas contesté que le ratio de l’affectation directe à l’utilité publique de l’immeuble (plus de 50%) n’a pas été atteint à l’échéance du délai de deux ans fixé par l’art. 42 al. 2 LDE. La condition de « l’affectation directe » à l’utilité publique, par quoi il faut entendre une affectation prépondérante à ce but, étant posée par le législateur, le tribunal ne saurait rétablir les exonérations litigieuses sur la base du seul fait que les loyers ont été majoritairement modérés. Il n’est au demeurant pas établi que ces loyers ont bénéficié à des personnes à revenu modeste. Il faut certes convenir avec la recourante que, selon les travaux préparatoires, le but de cette disposition est de faciliter l’acquisition, par les fondations notamment, d’immeubles qu’elles destinent à l’utilité publique. Le législateur a toutefois posé une limite, à savoir qu’une affectation prépondérante à ce but doit être effective avant l’expiration du délai de deux ans et durer pendant une période continue de trois ans, ce qui n’est pas le cas en l’occurrence. Dès lors, le fait que les logements en question aient été, dès leur acquisition, soumis formellement au règlement de la recourante est insuffisant, la jurisprudence ayant précisé que l’affectation à ce but doit être « effective ».

L’empêchement invoqué par la recourante, à savoir le fait qu’elle ne pouvait résilier unilatéralement les beaux existants, ne saurait être considéré comme un cas de force majeure, étant donné qu’elle en avait ou aurait dû en avoir connaissance lors de l’acquisition de l’immeuble. Enfin, par l’expression « dans tous les cas », contenue dans l’art. 42 al. 2 LDE, le législateur lui-même souligne le caractère impératif du délai de deux ans et, au surplus, semble exclure la possibilité de tenir compte d’un tel motif d’empêchement.

Au vu de ce qui précède, il convient de confirmer la décision contestée et les bordereaux y relatifs.

16.         Partant, le recours sera rejeté.

17.         En application des art. 87 al. LPA, 1 et 2 du règlement sur les frais, émoluments et indemnités en procédure administrative du 30 juillet 1986 (RFPA - E 5 10.03), la recourante qui succombe, est condamnée au paiement d’un émolument s'élevant à CHF 700.- ; il est couvert par l’avance de frais versée à la suite du dépôt du recours.

18.         Vu l’issue du litige, aucune indemnité de procédure ne sera allouée (art. 87 al. 2 LPA).


PAR CES MOTIFS

LE TRIBUNAL ADMINISTRATIF

DE PREMIÈRE INSTANCE

1.             déclare recevable le recours interjeté le 21 juin 2023 par A______ contre la décision sur réclamation de l'administration fiscale cantonale du 23 mai 2023 ;

2.             le rejette ;

3.             met à la charge de la recourante un émolument de CHF 700.-, lequel est couvert par l'avance de frais ;

4.             dit qu’il n’est pas alloué d’indemnité de procédure ;

5.             dit que, conformément aux art. 132 LOJ, 62 al. 1 let. a et 65 LPA, le présent jugement est susceptible de faire l'objet d'un recours auprès de la chambre administrative de la Cour de justice (10 rue de Saint-Léger, case postale 1956, 1211 Genève 1) dans les trente jours à compter de sa notification. L'acte de recours doit être dûment motivé et contenir, sous peine d'irrecevabilité, la désignation du jugement attaqué et les conclusions du recourant. Il doit être accompagné du présent jugement et des autres pièces dont dispose le recourant.

Siégeant: Gwénaëlle GATTONI, présidente, Philippe FONTAINE et Pascal DE LUCIA, juges assesseurs.

 

Au nom du Tribunal :

La présidente

Gwénaëlle GATTONI

 

Copie conforme de ce jugement est communiquée aux parties.

Genève, le

 

La greffière