Skip to main content

Décisions | Tribunal administratif de première instance

1 resultats
A/2957/2024

JTAPI/729/2025 du 30.06.2025 ( LDTR ) , REJETE

ATTAQUE

Descripteurs : VENTE D'IMMEUBLE;FRAUDE À LA LOI;SÉCURITÉ DU DROIT
Normes : LDTR.39.al4.letd
En fait
En droit
Par ces motifs
RÉPUBLIQUE ET CANTON DE GENÈVE

POUVOIR JUDICIAIRE

A/2957/2024 LDTR

JTAPI/729/2025

 

JUGEMENT

DU TRIBUNAL ADMINISTRATIF

DE PREMIÈRE INSTANCE

du 30 juin 2025

 

dans la cause

 

 

ASSOCIATION A______, représentée par Me Romolo MOLO, avocat, avec élection de domicile

contre

DÉPARTEMENT DU TERRITOIRE-OCLPF

B______ SA

C______ SA

 

EN FAIT

1.             C______ SA est une société inscrite au registre du commerce de Genève depuis le ______ 2009, ayant pour but l’achat, la vente, l’exploitation, la mise en valeur et la gestion de tous biens immobiliers. Monsieur D______ en est l’actionnaire unique et administrateur-président.

2.             B______ SA est une société inscrite au registre du commerce de Genève depuis le ______ 2022, ayant pour but notamment l’achat, la vente, la construction, le pilotage, la promotion, la gérance et le courtage de tous biens immobiliers. Monsieur E______, fils de M. D______, en est l’administrateur et actionnaire unique.

3.             M. D______ est administrateur-président de F______ SA (ci-après : F______).

4.             Il est également administrateur-président de G______ SA, société inscrite au registre du commerce de Genève le ______ 2011, ayant pour but l’achat et la ventes immobilières et l’exploitation d’immeubles.

5.             Le 12 juillet 2002, M. D______ a acquis l’immeuble comportant 22 appartements sis au ______[GE], sur la parcelle n° 1______, feuillet 2______ de la commune de H______ (ci-après : l’immeuble).

6.             En mai 2012, en sa qualité d’actionnaire de G______ SA, il a cédé à I______ SA le certificat d’actions n° 14, soit 48 actions de G______ SA numérotées n° 440 à 487, pour le prix de CHF 214’600.-.

7.             Le 15 juin 2012, M. D______ a vendu l’immeuble à G______ SA, au prix de CHF 3’444’000.-.

8.             Le 25 juin 2012, les statuts de G______ SA ont été modifiés, cette dernière devenant une société immobilière d’actionnaires-locataires (ci-après : J______). L’art. 38 des nouveaux statuts prévoyait que la propriété d’un certificat d’actions conférait le droit de louer une partie déterminée des immeubles sociaux et/ou de leurs dépendances, selon le tableau de concordance.

9.             Le 29 juin 2012, l’immeuble a été soumis au régime de la propriété par étages (ci-après : PPE).

Depuis lors, le certificat d’actions n° 14 est rattaché à la jouissance du lot de PPE 5______ (quote-part de 48 millièmes), correspondant à un appartement de quatre pièces de 84 m2 au 3ème étage, avec balcon de 2 m2 et local annexe n° 1.23 (cave).

10.         Par acte notarié du 28 novembre 2013, G______ SA a transféré à I______ SA la propriété du lot de PPE correspondant à son certificat d’actions. Ce transfert a été inscrit au grand livre du registre foncier le 16 décembre 2013.

11.         Dans un arrêt du ______ 2014 (3______), rendu dans une procédure à laquelle I______ SA était partie, la chambre administrative de la Cour de justice (ci-après : la chambre administrative) a donné instruction au département de l’aménagement, du logement et de l'énergie, devenu par la suite le département du territoire (ci-après : le département) de statuer par décision sur l'applicabilité de la loi sur les démolitions, transformations et rénovations de maisons d'habitation (mesures de soutien en faveur des locataires et de l'emploi) du 25 janvier 1996 (LDTR - L 5 20) à treize transferts d'appartements au sein de l’immeuble, dont celui dont avait bénéficié I______ SA. Ces transferts avaient eu lieu par attribution, en nom, de parts de propriété par étage de l'immeuble et avaient dans l'intervalle été inscrits au grand livre du registre foncier. L’Association genevoise des locataires (ci-après : A______) en demandait l'annulation ou le constat de la nullité. Le département devait notamment examiner s'il existait une fraude à la LDTR.

12.         Durant la même période, d’autres lots de PPE de l’immeuble ont été transférés aux actionnaires détenteurs des certificats d’actions correspondant. Ces opérations d’inscription au registre foncier ont été qualifiées de fraude à la loi par les instances judiciaires (cf. arrêts du Tribunal fédéral 4______ du ______ 2017 et 9______ du ______ 2022 ; voir également arrêt 6______ du ______ 2022 confirmant une amende de CHF 225'000.- à l'encontre de M. D______ en raison des violations de la LDTR commises dans le cadre des fraudes susmentionnées). Ces procédures ne concernaient pas le transfert de l’appartement 5______ à I______ SA, lequel avait déjà été inscrit au registre foncier.

13.         Par requête du 6 avril 2018, I______ SA, représentée par F______, a sollicité auprès de l’office cantonal du logement et de la planification foncière (ci-après : OCLPF), rattachée au département, l’autorisation d’aliéner l’appartement 5______ pour le montant de CHF 850’000.-.

14.         Par courriers des 31 octobre et 21 décembre 2018, elle a successivement informé le département du désistement du premier, puis du deuxième acheteur pressenti et du fait que le nouvel acquéreur qui s'était annoncé était la société C______ SA, le prix d’achat ayant été fixé à CHF 650’000.-.

15.         Par arrêté du ______ 2019 (VA 7______), le département a refusé de délivrer l’autorisation d’aliéner requise, au motif notamment que l’inscription faite au registre foncier le ______ 2013 résultait d’une fraude à la loi.

16.         Par jugement du ______ 2020 (JTAPI 10______), entré en force en l’absence de recours, le tribunal de céans a annulé cette décision.

Le refus d'aliénation était essentiellement motivé par le fait que l'inscription au registre foncier résultat d'une fraude à la loi, ce qui était exact. Sous cet aspect, la seule différence par rapport aux situations qui s'étaient présentées dans le même immeuble consistait dans le fait que l'étape ultime de l'inscription au registre foncier, bloquée dans le cadre des jugements rendus au sujet de la fraude à la loi, avait déjà été franchie, car cette inscription avait pu avoir lieu juste avant que le département n'ordonne au registre foncier de l'informer désormais des requêtes se rapportant à ce genre d'opération. Il n'était pas envisageable de revenir sur l'inscription faite au registre foncier, solution qui poserait un sérieux problème de sécurité du droit, eu égard en particulier à la foi publique rattachée audit registre. De plus, le statut de l’appartement en regard de la LDTR, en particulier sous l’angle de sa mise à disposition sur le marché locatif, ne changerait pas avec son acquisition par C______ SA et la décision querellée n’apportait pas non plus de solution immédiate pour améliorer ce statut. Dans ces conditions, l’importante restriction qu’elle constituait à la garantie de la propriété et à la liberté économique apparaissait disproportionnée.

17.         Par arrêté du ______ 2020 (VA 7______ bis), annulant et remplaçant l’arrêté du ______ 2019, le département, se référant aux art. 39 al. 2 LDTR et 13 al. 1 du règlement d’application de la loi sur les démolitions, transformations et rénovations de maisons d’habitation du 29 avril 1996 (RDTR - L 5 20.01), a autorisé l’aliénation au profit de C______ SA, précisant que cette autorisation ne pouvait être invoquée ultérieurement pour justifier une aliénation de l’appartement en application de l’art. 39 al. 4 let. d LDTR et/ou de l’art. 12A RDTR.

La cession d’actions survenue en novembre 2013 aurait dû, le cas échéant, faire l’objet d’une requête en autorisation d’aliéner, ce qui n’avait pas été le cas. La requérante ne possédait que ce seul appartement dans l’immeuble et l’acquéreuse s’était engagée à remettre ce dernier, actuellement libre de tout occupant, sur le marché locatif. L’intérêt public à la préservation du parc locatif était ainsi préservé. La pesée des intérêts conduisait à l'octroi de l'autorisation sollicitée.

18.         Le 18 novembre 2021, C______ SA, représentée par F______, a conclu un contrat de bail à loyer concernant l’appartement avec Monsieur K______. Il s’agissait d’un bail d’une durée d’un an renouvelable pour un loyer mensuel de CHF 1'805.-, avec charges de CHF 195.- par mois.

19.         Par requête datée du 9 juillet 2024, C______ SA, par le biais de F______, a sollicité auprès de l’OCLPF l’autorisation d’aliéner l’appartement concerné à B______ SA pour le prix de CHF 728’000.-. La requête était motivée comme suit : « besoin de liquidités – donation mixte ».

Était notamment jointe à la requête une promesse d’achat/vente en faveur de B______ SA, pour un prix de vente fixé à CHF 728'000.-.

20.         Par arrêté du ______ 2024 (VA 8______), publié dans la Feuille d’avis officielle (ci-après : FAO) du même jour, le département a accordé l’autorisation d’aliéner requise en application des art. 39 al. 4 let. d LDTR, subsidiairement 39 al. 2 LDTR, et 13 al. 1 RDTR, eu égard notamment au fait que la requérante cédait le seul logement qu’elle possédait dans l’immeuble et que l’intérêt public à la préservation du parc locatif n’était pas mis en péril dans la mesure où l’acquéreuse reprenait les droits et obligations découlant du contrat de bail actuellement en cours.

21.         Par acte du 9 septembre 2024, l’A______ (ci-après : la recourante) a recouru auprès du tribunal contre cet arrêté, concluant, principalement, à son annulation, subsidiairement, au renvoi de la cause au département pour instruction dans le sens des considérants, le tout sous suite de frais et dépens.

Les motifs à l’appui de l’autorisation querellée étaient risibles au regard du contexte de fraude dans lequel se situait la transaction. Pour couronner le tout, la société aliénatrice était présidée par la personne à l’origine de tout le montage frauduleux. Le département se moquait de la justice et du but élémentaire de la LDTR, qui était de préserver un parc locatif abordable pour la majorité de la population.

L’un des deux motifs à l’appui de la requête (donation mixte) n’était en soi pas critiquable, mais le but manifeste de cette deuxième autorisation était, d’une part, de faire disparaitre le rappel au contexte de fraude évoqué avec grande pudeur dans l’autorisation précédente et, d’autre part, surtout de faire disparaître la condition selon laquelle l’autorisation ne saurait être invoquée ultérieurement pour justifier une aliénation de l’appartement en cause en application de l’art. 39 al. 4 let. d LDTR. Le « jeu de l’avion », de CHF 650’000.- à CHF 780’000.- en quatre ans, de CHF 165’312.- à CHF 728’000.- en dix ans, pourrait donc reprendre de plus belle et, désormais, sans besoin de requérir une quelconque autorisation.

Céder les actions au même prix qu’en 2020, garder la même entité juridique comme propriétaire et garder la condition susmentionnée aurait été une solution compatible avec les buts de la LDTR, tout en permettant au propriétaire économique de faire une donation à son descendant.

22.         Dans leurs observations communes du 21 octobre 2024, C______ SA et B______ SA (ci-après : les intimées), représentées par F______, ont conclu au déboutement de la recourante de toutes ses conclusions et à la confirmation de l’arrêté querellé, sous suite de frais et dépens.

Les griefs relevaient plus d’un pamphlet – injustifié – à l’encontre du département que d’une argumentation juridique reposant sur des éléments concrets, objectifs et légitimes. D’ailleurs, si elle avait fait preuve d’objectivité, la recourante aurait pu constater, à la lecture de l’arrêté du ______ 2020, que toute la problématique de fraude à la loi avait déjà été soulevée par l’autorité intimée, mais écartée par le tribunal de céans. L’intégralité de l’argumentation de la recourante, tout comme ses suggestions, étaient donc sans pertinence.

Au demeurant, aucun reproche ne pouvait être formulé à l’encontre de la décision querellée qui était indéniablement fondée. En effet, lors du transfert de propriété au registre foncier le 16 décembre 2013, l’appartement avait été individualisé, étant précisé qu’une telle individualisation avait déjà été confirmée par la jurisprudence. Pour cette raison déjà, le département ne pouvait s’opposer à la vente entre I______ SA et C______ SA et, conséquemment, à celle subséquente présentement querellée. Par ailleurs, l’aliénation de l’appartement avait également été autorisée par arrêté du ______ 2020. Dès lors, même si par impossible, le tribunal devait considérer que ledit transfert n’avait pas individualisé celui-ci, il n’en demeurait pas moins que tel était le cas de l’aliénation précitée. À cet égard, la réserve émise par l’autorité intimée dans cet arrêté était sans pertinence, car contra legem, la jurisprudence ayant déjà jugé que celle-ci se heurtait au texte légal et que le principe de la légalité imposait de conclure que ladite vente avait individualisé l’appartement. C’était d’ailleurs la raison pour laquelle le département avait délivré l’autorisation querellée en application, principalement, de l’art. 39 al. 4 let. d LDTR.

À titre superfétatoire c’était à bon droit que le département avait, à titre subsidiaire, délivré l’autorisation querellée en application de l’art. 39 al. 2 LDTR, l’intérêt public poursuivi par la LDTR n’étant aucunement atteint ou mis en danger par l’aliénation querellée. L’acheteuse était une société d’investissement qui était propriétaire d’un certain nombre d’appartements. Par cette acquisition, elle entendait uniquement continuer à investir dans l’immobilier et percevoir les fruits du revenu locatif de l’actuel locataire, dont elle s’était engagée à maintenir et à respecter le contrat de bail en cours. Dès lors, le statut de l’appartement en regard de la LDTR ne changerait pas avec son acquisition par B______ SA. Par ailleurs, le prix de la transaction apparaissait très raisonnable et ne pourrait justifier une augmentation du prix du loyer, qui s’élevait actuellement à CHF 1’805.- par mois, charges non comprises. Par conséquent, dans la mesure où le maintien dans le parc immobilier locatif était assuré, aucun motif ne justifiait une restriction à la liberté du propriétaire de disposer de son bien, étant rappelé que, conformément à la jurisprudence, une telle limitation ne devait pas entraîner une atteinte plus grave que ne l’exigeait le but d’intérêt public recherché. Enfin, cette aliénation constituait également une donation mixte de M. D______ à son fils M. E______, ce qui constituait un intérêt privé digne de protection, et C______ SA aliénait le seul appartement dont elle était propriétaire dans l’immeuble. La pesée des intérêts effectuée par le département était ainsi exempte de tout reproche.

23.         Dans ses déterminations du 14 novembre 2025, le département, soit pour lui l’OCLPF, a conclu au rejet du recours et à la confirmation de l’arrêté querellé, sous suite de frais.

Dans le cas d’espèce et en premier lieu, c’était l’al. 4 let. d de l’art. 39 LDTR qui avait prévalu à la délivrance de la décision dont était recours. En effet, quand bien même l’arrêté du ______ 2020 comportait une condition selon laquelle l’autorisation ne pouvait être invoquée ultérieurement pour justifier une aliénation de l’appartement en cause en application de cette disposition, le tribunal de céans avait considéré, dans un jugement rendu après la délivrance de cet arrêté, qu’une telle condition n’avait en réalité aucune valeur contraignante.

Cela étant et subsidiairement, il s’était fondé sur l’art. 39 al. 2 LDTR a contrario pour délivrer l’autorisation d’aliéner requise, après avoir procédé à la pesée des intérêts en présence et fait application du principe de la proportionnalité, considérant que l’intérêt privé de la requérante, qui souhaitait vendre le seul appartement dont elle était propriétaire dans l’immeuble, ne mettait pas en péril l’intérêt public à la préservation du parc immobilier locatif, dans la mesure où l’acquéreuse, personne morale pour le surplus, s’était engagée à reprendre les droits et obligations du contrat de bail en cours. Il serait ainsi disproportionné de contrainte C______ SA à rester propriétaire de l’appartement litigieux.

24.         Le 10 décembre 2024, la recourante a répliqué, persistant dans ses conclusions.

L’argumentation de l’autorité intimée se résumait à la prétendue proportionnalité de l’aliénation contestée. En réalité, elle n’avait fait que récompenser la fraude. Admettre l’aliénation, par une société dont l’administrateur était l’organisateur de la J______ frauduleuse, à une société administrée par le propre fils de ce dernier, au nom du principe de proportionnalité, relevait d’un tel arbitraire qu’il frisait l’absurde. Le département méprisait la LDTR qu’il était pourtant censé faire appliquer et encourageait le jeu de l’avion pratiqué dans cet immeuble vendu à la découpe.

L’ensemble des considérations des intimées concernant le prétendu intérêt public s’effaçait devant « l’éléphant dans la pièce », soit la fraude systématique commise dans l’immeuble depuis le début de sa vente à la découpe. Le jugement JTAPI 10______ invoqué était critiquable, dès lors qu’il avait pour résultat de récompenser la fraude. Il était également rappelé que le certificat d’actions avait été acquis pour CHF 165’312.- et que le prix de vente de l’aliénation contestée s’élevait à CHF 650’000.-. Étant donné que G______ SA existait toujours, une correction du registre foncier s’imposait. Cette question avait d’ailleurs été laissée ouverte par la chambre administrative dans son arrêt 3______ du ______ 2014. À titre subsidiaire, la solution préconisée dans le recours serait une solution conforme au droit, dès lors qu’elle permettrait d’éviter la lévitation (sic) ininterrompue du prix de vente des lots individualisés frauduleusement, véritable « jeu de l’avion » contraire aux buts de la LDTR. Par ailleurs, l’administrateur-acquéreur était le propre fils de la personne à l’origine du mécanisme en question. Sans vouloir l’impliquer dans des décisions qui ne lui étaient pas imputables, il convenait toutefois de retenir que ses intérêts n’étaient en rien prioritaires face à l’intérêt public au maintien du parc locatif à un prix accessible pour la majorité de la population. Or, une augmentation constante du prix de vente des lots individualisés frauduleusement faisait obstacle à la préservation de ce parc locatif.

25.         Dans leur duplique du 13 décembre 2024, les intimées ont persisté dans leurs observations et conclusions du 21 octobre 2024.

La recourante s’égarait totalement lorsqu’elle comparait le coût d’acquisition du certificat d’actions avec le prix de vente de l’aliénation querellée, le premier ne reflétant pas nécessairement la valeur du second.

26.         Le 16 décembre 2024, l’autorité intimée a informé le tribunal ne pas avoir d’observations supplémentaires à formuler, persistant dans ses précédentes écritures.

27.         Par courrier du 19 décembre 2024, la recourante a encore relevé qu’elle comparait non pas le prix d’acquisition du certificat d’actions avec le prix de vente actuel, mais le prix au millième payé par G______ SA pour l’ensemble de l’immeuble (CHF 3’444’000.-), avant de le dépecer, avec le prix de l’appartement (qui représentait 48 millièmes), pour la transaction contestée. On ignorait d’ailleurs combien I______ SA avait payé pour le certificat d’actions, mais cela n’avait pas d’importance. Le prix indiqué au registre foncier servait de base au calcul de rendement, selon la jurisprudence constante. La différence s’élevait à CHF 562’688.-, ou 340 %, en douze ans.

28.         Le détail des écritures et des pièces produites sera repris dans la partie « En droit » en tant que de besoin.

EN DROIT

1.             Le tribunal connaît des recours dirigés, comme en l’espèce, contre les décisions prises par le département en application de la LDTR (art. 115 al. 2 et 116 al. 1 de la loi sur l’organisation judiciaire du 26 septembre 2010 - LOJ - E 2 05 ; art. 45 al. 1 LDTR).

2.             Interjeté en temps utile et dans les formes prescrites devant la juridiction compétente, le recours est recevable au sens des art. 60 et 62 à 65 de la loi sur la procédure administrative du 12 septembre 1985 (LPA - E 5 10).

À cet égard, il sied de relever que, de jurisprudence constante, l’A______ jouit de la qualité pour recourir au sens de l’art. 45 al. 6 LDTR (ATA/1107/2023 du 10 octobre 2023 consid. 2.4 ; ATA/501/2023 du 16 mai 2023 ; ATA/1359/2021 du 14 décembre 2021 consid. 1).

3.             Le recours porte sur la conformité au droit de l’arrêté du ______ 2024 autorisant la vente de l’appartement 5______ à B______ SA.

4.             La LDTR a pour but de préserver l’habitat et les conditions de vie existants ainsi que le caractère actuel de l’habitat dans les zones visées à l’art. 2 (art. 1 al. 1 LDTR). À cet effet, et tout en assurant la protection des locataires et des propriétaires d’appartements, elle prévoit notamment des restrictions quant à l’aliénation des appartements destinés à la location (art. 1 al. 2 let. c LDTR).

5.             L’aliénation, sous quelque forme que ce soit (notamment cession de droits de copropriété d'étages ou de parties d'étages, d'actions ou de parts sociales), d'un appartement à usage d'habitation, jusqu'alors offert en location, est soumise à autorisation dans la mesure où l'appartement entre, à raison de son loyer ou de son type, dans une catégorie de logements où sévit la pénurie (art. 39 al. 1 LDTR), condition qui n’est pas contestée, à juste titre, en l’espèce.

Le département refuse l’autorisation lorsqu’un motif prépondérant d’intérêt public ou d’intérêt général s’y oppose. L’intérêt public et l’intérêt général résident dans le maintien, en période de pénurie de logements, de l’affectation locative des appartements loués (art. 39 al. 2 LDTR). Le département doit procéder à une pesée des intérêts, règle reprise à l'art. 13 al. 1 RDTR.

6.             Aux termes de l'art. 39 al. 4 LDTR, intitulé « motifs d’autorisation », le département autorise l’aliénation d’un appartement si celui-ci a été dès sa construction soumis au régime de la PPE ou à une forme de propriété analogue sous réserve du régime applicable à l’aliénation d’appartements destinés à la vente régi par l’art. 8A de la loi générale sur les zones de développement du 29 juin 1957 (let. a) ; était, le 30 mars 1985, soumis au régime de la PPE ou à une forme de propriété analogue et qu’il avait déjà été cédé de manière individualisée (let. b) ; n’a jamais été loué (let. c) ; a fait une fois au moins l’objet d’une autorisation d’aliéner en vertu de la LDTR (let. d).

En application de la jurisprudence et de la doctrine, en cas de réalisation de l’une des hypothèses de l’art. 39 al. 4 LDTR, le département est tenu de délivrer l’autorisation d’aliéner. Il n'y a donc, le cas échéant, pas de place pour une pesée des intérêts au sens de l’art. 39 al. 2 LDTR (ATA/501/2023 du 16 mai 2023 consid. 3.2 et les références citées).

À l’inverse au vu de la marge d’appréciation dont elle dispose, et lorsqu’aucun des motifs d’autorisation expressément prévus par l’art. 39 al. 4 LDTR n’est réalisé, l’autorité doit rechercher si l’intérêt public l’emporte sur l’intérêt privé du requérant à aliéner l’appartement dont il est propriétaire (arrêts du Tribunal fédéral 1C_137/20111C_139/20111C_141/2011 et 1C_143/2011 du 14 juillet 2011).

7.             Le but poursuivi par la LDTR, qui tend à préserver l'habitat et les conditions de vie existants, en restreignant notamment le changement d'affectation des maisons d'habitation (art. 1 al. 1 et 2 let. a LDTR), procède d'un intérêt public important et reconnu (ATF 128 I 206 consid. 5.2.4 ; 113 Ia 126 consid. 7a ; 111 Ia 23 consid. 3a et les arrêts cités ; arrêts du Tribunal fédéral 1C_416/2016 du 27 mars 2017 consid. 2.3 ; 1C_68/2015 du 5 août 2015 consid. 2.3 ; 1C_143/2011 du 14 juillet 2011). Par ailleurs, la réglementation mise en place par la LDTR est en soi conforme au droit fédéral et à la garantie de la propriété, y compris le refus de l'autorisation de vendre un appartement loué lorsqu'il existe un motif prépondérant d'intérêt public ou d'intérêt général. Pour qu'une telle restriction soit conforme à la garantie de la propriété (art. 26 al. 1 Cst.), l'autorité administrative doit effectuer une pesée des intérêts en présence et évaluer l'importance du motif de refus au regard des intérêts privés en jeu (ATF 116 Ia 401 consid. 9 ; 113 Ia 126 consid. 7b/aa ; arrêt du Tribunal fédéral 1C_617/2012 du 3 mai 2013 consid. 2.3 ; 1C_141/2011 du 14 juillet 2011 consid. 3.2). La restriction à la liberté individuelle ne doit pas entraîner une atteinte plus grave que ne l'exige le but d'intérêt public recherché (ATF 113 Ia 126 consid. 7b/aa ; arrêt du Tribunal fédéral 1C_417/2016 du 27 mars 2017).

8.             En l’espèce, la recourante invoque le contexte frauduleux ayant entouré la vente originelle des certificats d’actions, estimant que cela aurait dû conduire au refus de l’autorisation litigieuse.

9.             C'est le lieu de mentionner que le jugement rendu par le tribunal le ______ 2020 (JTAPI/409/2020 précité) a été suivi de deux autres jugements rendus par le tribunal le 25 août 2020, confirmant des autorisations d'aliénation d'appartements (JTAPI/703/2020 et JTAPI/704/2020). Constatant dans les deux cas que le vendeur avait bénéficié, lors de son inscription au registre foncier, du système de fraude à la loi mis en place par M. D______, mais que cette inscription avait néanmoins pu avoir lieu avant toutes celles que les tribunaux avaient bloquées, le tribunal de céans a tenu le même raisonnement que dans son jugement rendu le ______ 2020. Dans ces deux affaires, la recourante était la même que dans la présente procédure. Sur les deux jugements ainsi rendus par le tribunal, la recourante n'en a contesté qu'un seul devant la chambre administrative (JTAPI/704/2020), laissant l’autre devenir définitif. Saisie du recours contre le JTAPI/704/2020, la chambre administrative l'a annulé par ATA/491/2021 du 11 mai 2021, confirmé ensuite par le Tribunal fédéral (arrêt 1C_370/2021 du 10 novembre 2021). Dans son arrêt, la chambre administrative a constaté que la situation de la vendeuse n'avait certes pas fait l'objet des décisions judiciaires constatant l'existence d'une fraude à la loi, mais qu'elle s'inscrivait néanmoins dans le même complexe de faits. Par conséquent, le transfert de parts de PPE [intervenu en décembre 2013], ainsi que l'inscription au grand livre du registre foncier qui s'en était suivie, avaient eu lieu en violation de la LDTR. Cette inscription était matériellement viciée et relevait d'une violation particulièrement grave de la loi par la mise en place d'une fraude effectuée au mépris total des buts de la LDTR. Sur le plan de la sécurité du droit, la propriétaire actuelle n'était pas une acquéreuse de bonne foi, car elle avait été partie prenante à la fraude à la loi. Néanmoins, le dernier acte s'inscrivant dans l'opération de fraude remontait désormais à plus de sept ans, pendant lesquels l'autorité intimée n'avait entrepris aucune démarche relative aux inscriptions au registre foncier intervenues dans ce contexte. Compte tenu de ces circonstances, la sécurité du droit s'opposait à la constatation de la nullité de l'inscription au registre foncier de la propriétaire actuelle (consid. 10). Restait encore examiner si l'autorité intimée avait à juste titre autorisé la propriétaire à vendre son appartement en procédant à la pesée des intérêts prévue par l'art. 39 al. 2 LDTR, étant relevé qu'aucune des conditions prévues par l'art 39 al. 4 LDTR n'était réalisée (consid. 11a). Dans la mesure où la vendeuse faisait valoir une situation financière catastrophique et son intérêt privé à pouvoir résorber une grande partie de ses dettes grâce à la vente de l'appartement, la chambre administrative a procédé à un examen approfondi de la situation financière de l'intéressée, constatant finalement que l'origine des dettes n'était globalement pas établie et paraissait insolite, une partie d'entre elles étant même directement intégrée au montage constitutif de fraude à la loi (consid. 12). S'agissant par ailleurs de l'intérêt public poursuivi par la LDTR, la juridiction de première instance avait omis de prendre en considération le fait que le logement devait être acquis par une société dont M. D______ était l'administrateur-président, ce qui permettrait à ce dernier, présent à toutes les étapes précédentes de la fraude à la loi, de parachever l'opération en redevenant propriétaire de l'appartement à travers sa société, mais cette fois en tant que part de PPE individualisée. Le fait d'autoriser l'aliénation reviendrait par conséquent à valider l'individualisation de l'appartement malgré l'absence d'intérêts privés substantiels, un tel résultat se heurtant à un intérêt public évident. Sur ce point, il fallait relever, comme l'avait à juste titre constaté le tribunal, que la réserve contenue dans l'arrêté d'aliénation au sujet du fait qu'il ne serait pas possible d'invoquer ultérieurement l'art. 39 al. 4 let. d LDTR se heurtait au texte légal et ne présentait donc en tant que telle aucune garantie. Et la chambre administrative de préciser que « cet élément est important, étant donné que contrairement à ce qu'a retenu le TAPI, ce serait bien la délivrance de l'autorisation sollicitée qui permettrait éventuellement, en vertu du principe de la légalité, de se prévoir d'un droit à obtenir une nouvelle autorisation d'aliéner en vertu de l'art. 39 al. 4 LDTR, et non l'inscription déjà intervenue de Mme […] au RF, qui, même si elle n'est pas nulle, n'a jamais été validée par une telle autorisation » (consid. 13).

10.         Il découle de l'ATA/491/2021 résumé ci-dessus que le raisonnement tenu par le tribunal de céans dans son jugement JTAPI/409/2020 du ______ 2020 était erroné et qu'à la place, il aurait convenu de procéder à une soigneuse pesée des intérêts en présence, en tenant compte du contexte de fraude à la loi dans lequel s'était inscrit le dernier transfert de propriété porté au registre foncier. Par ce biais, le tribunal serait cas échéant parvenu dans cette affaire à la même conclusion que la chambre administrative dans la cause qu'elle a elle-même tranchée. Néanmoins, devenu définitif, le JTAPI/409/2020 a été suivi de l'arrêté du ______ 2020 autorisant l'aliénation de l'appartement en faveur de C______ SA, lequel n’a pas été contesté par la recourante.

11.         Le principe de sécurité du droit, sur la base duquel le tribunal a en partie fondé son jugement JTAPI/409/2020, et que la chambre administrative a elle-même rappelé en retenant qu'il s'opposait à ce que la nullité de l'inscription au registre foncier puisse être constatée sept ans plus tard (ATA/491/2021 précité consid. 10), s'oppose en l'espèce à la position défendue par la recourante, avec d'autant plus de force que, d'une part, l'aliénation en faveur de C______ SA découle cette fois-ci d'une décision rendue par une instance judiciaire et, d'autre part, que le changement de propriétaire qui en est découlé, avec une nouvelle inscription au registre foncier, a conduit à une individualisation de l'appartement en cause, comme l'a évoqué la chambre administrative en anticipant les conséquences d'une autorisation d'aliénation dans le litige qui lui était soumis (ATA/491/2021 précité consid. 13).

12.         Quant au fait que l'arrêté d'aliénation du ______ 2020 prévoyait que cette autorisation ne pourrait justifier une future aliénation de l’appartement en cause en vertu de l’art. 39 al. 4 let. d LDTR et/ou de l’art. 12A RDTR, il faut rappeler qu'elle a été qualifiée de contra legem par la chambre administrative (ATA/491/2021 précité consid. 13) et qu'elle ne saurait en tout état empêcher une nouvelle aliénation.

13.         Il découle de tout ce qui précède que le département était tenu de délivrer l’autorisation sollicitée en vertu de l’art. 39 al. 4 let. d LDTR, sans effectuer aucune pesée des intérêts. À cet égard, il convient de rappeler que le tribunal a confirmé, dans un jugement relativement récent, que cette disposition s'impose à l’autorité intimée de manière impérative et qu'il suffit qu'un logement ait au moins une fois fait l'objet d'une autorisation d'aliéner selon la LDTR pour que toute aliénation ultérieure doive être autorisée (JTAPI/179/2022 du 22 février 2022). 

14.         Le recours doit dès lors être rejeté.

15.         En application des art. 87 al. 1 LPA et 1 et 2 du règlement sur les frais, émoluments et indemnités en procédure administrative du 30 juillet 1986 (RFPA - E 5 10.03), la recourante, qui succombe, est condamnée au paiement d’un émolument s’élevant à CHF 900.- ; il est couvert par l’avance de frais de même montant versée à la suite du dépôt du recours. Vu l’issue du litige, une indemnité de procédure de CHF 1'500.- sera allouée à C______ SA et B______ SA, prises ensemble, nous à la charge de la recourante (art. 87 al. 2 LPA).


PAR CES MOTIFS

LE TRIBUNAL ADMINISTRATIF

DE PREMIÈRE INSTANCE

1.             déclare recevable le recours interjeté le 9 septembre 2024 par l’A______ contre la décision VA 8______ du département du territoire du ______ 2024 ;

2.             le rejette ;

3.             met à la charge de l’A______ un émolument de CHF 900.-, lequel est couvert par l’avance de frais ;

4.             alloue une indemnité de CHF 1'500.- à C______ SA et B______ SA, prises ensemble, à la charge de l’A______ ;

5.             dit que, conformément aux art. 132 LOJ, 62 al. 1 let. a et 65 LPA, le présent jugement est susceptible de faire l’objet d’un recours auprès de la chambre administrative de la Cour de justice (10 rue de Saint-Léger, case postale 1956, 1211 Genève 1) dans les 30 jours à compter de sa notification. L’acte de recours doit être dûment motivé et contenir, sous peine d’irrecevabilité, la désignation du jugement attaqué et les conclusions du recourant. Il doit être accompagné du présent jugement et des autres pièces dont dispose le recourant.

Siégeant : Olivier BINDSCHEDLER TORNARE, président, Nadia CLERIGO CORREIA, Diane SCHASCA, Manuel BARTHASSAT et Thierry ESTOPPEY, juges assesseurs.

 

Au nom du Tribunal :

Le président

Olivier BINDSCHEDLER TORNARE

 

Copie conforme de ce jugement est communiquée aux parties.

Genève, le

 

La greffière