Skip to main content

Décisions | Chambre administrative de la Cour de justice Cour de droit public

1 resultats
A/4178/2021

ATA/1009/2022 du 04.10.2022 ( EXPLOI ) , ADMIS

En fait
En droit
RÉPUBLIQUE ET CANTON DE GENÈVE

 

POUVOIR JUDICIAIRE

A/4178/2021-EXPLOI ATA/1009/2022

COUR DE JUSTICE

Chambre administrative

Arrêt du 4 octobre 2022

2ème section

 

dans la cause

 

Madame A______
représentée par Me Dalmat Pira, avocat

contre

DÉPARTEMENT DE LA SÉCURITÉ, DE LA POPULATION ET DE LA SANTÉ



EN FAIT

1) a. Le 9 avril 2020, la brigade de lutte contre la traite d'êtres humains et la prostitution illicite (ci-après : BPTI) a adressé au Ministère public un rapport de renseignements concernant Madame B______, née le ______ 2001, de nationalité roumaine, qui s'était prostituée en violation de l'ordonnance 2 du Conseil fédéral sur les mesures destinées à lutter contre le coronavirus du 13 mars 2020 (ordonnance 2 COVID-19 – aRS 818.101.24, abrogée le 19 juin 2020).

b. La veille, soit le 8 avril 2020 vers 21h00, deux inspecteurs de la BTPI, avaient accédé au local où se trouvait Mme B______, après avoir constaté que des annonces avec son numéro de téléphone étaient encore actives sur plusieurs sites Internet, et que l'un d'entre eux eut pris rendez-vous en se faisant passer pour un client. CHF 3'120.- et EUR 350.- se trouvaient dans l'appartement, de même que de nombreux préservatifs et tubes de lubrifiant qui ne laissaient planer aucun doute sur l'activité exercée.

c. L'intéressée, bien qu'annoncée auprès de la BTPI comme travailleuse du sexe, n'était pas au bénéfice des autorisations de travail et de séjour nécessaires, a confirmé s'adonner à la prostitution, l'argent retrouvé dans l'appartement provenant de cette activité. Lors de son audition du 8 avril 2020 à 22h40 dans les locaux de la police judiciaire, en présence d'une interprète en langue roumaine, elle a déclaré être inscrite en dernière année d'études dans un collège privé en Roumanie. Elle se prostituait à Genève depuis une année environ, et n'avait jamais exercé cette activité à un autre endroit. Elle gagnait environ CHF 3'000.- à 5'000.- par mois. Lorsqu'elle rentrait au pays, elle donnait de l'argent à sa mère, qui était malade.

Sur présentation d'une annonce postée sur un site Internet, elle a indiqué que c'était elle qui avait mis cette annonce, mais que c'était ses amis qui géraient ses annonces. Elle en avait aussi posté d'autres mais ne savait plus si quelqu'un l'avait aidée. À la question portant sur le point de savoir qui gérait ses petites annonces sur Internet, elle a répondu : « Une copine qui est en Roumanie et qui vit avec ma mère. Elle s'appelle A______. Elle a 18 ans ». Elle lui avait délégué cet aspect car il était difficile de gérer le travail et les discussions avec les clients. Son amie avait besoin d'argent, et elle lui avait dit qu'elle lui en donnerait si elle l'aidait.

Elle confirmait que quelqu'un gérait ses annonces et lui envoyait ses rendez-vous sur plusieurs numéros de téléphone, en les termes suivants : « Je vous explique que ma copine m'aide à gérer et lorsqu'elle s'occupe de ses trois enfants, c'est son mari A______ qui prend le relais et il répond aux différents clients et m'envoie les photographies. Sur question, A______ ne se prostitue pas. Elle s'est mariée avec A______ lorsqu'elle était mineure, mais ils ne sont pas gitans. Moi non plus. Je leur donne environ CHF 500.- par mois pour leur aide. Pour vous répondre, s'ils vivent tous deux chez ma mère, c'est parce qu'ils l'ont aidée. A______ ne travaille pas et je ne sais pas ce qu'il faisait avant. Ils sont venus à Genève les deux pour travailler, dans un supermarché. Ma mère s'est fait expulser de son logement et c'est elle qui vit chez eux, le couple A______ ».

2) Mme B______ a été entendue une seconde fois par la BTPI le 27 avril 2020 à 19h00, en anglais et sans le concours d'un interprète, au sujet d'une nouvelle infraction à l'ordonnance 2 Covid-19.

Elle a confirmé que Mme A______, qui était une ancienne camarade de classe et un peu plus jeune qu'elle, « l'aidait pour ses clients » parce qu'elle ne parlait pas bien français. Pour cela, elle lui donnait de l'argent, soit CHF 400.- ou 500.- par mois quand elle revenait en Roumanie. Depuis avril 2019, elle passait environ deux semaines à Genève et deux semaines en Roumanie, logeant chez le couple A______.

3) Par courrier du 29 mars 2021 adressé à la BTPI, un avocat s'est constitué pour Mme A______, laquelle souhaitait exercer, en qualité d'indépendante, une activité d'agence d'escorte. Il joignait diverses pièces dont un « business plan » établi par sa cliente.

La BTPI avait refusé la prise d'un rendez-vous au motif que Mme A______ n'était pas au bénéfice d'une autorisation d'établissement. Elle disposait toutefois de tous les documents sollicités, et une demande de permis de séjour avait été déposée le 26 février 2021 auprès de l'office cantonal de la population et des migrations (ci-après : OCPM).

4) Le 6 avril 2021, la BTPI a adressé au secrétariat général du département de la sécurité, de l'emploi et de la santé (ci-après : DSPS) un rapport de renseignements indiquant que l'adresse donnée à Genève par Mme A______ correspondait à un appartement enregistré dans la base de données de la brigade et dont le locataire était aussi connu pour sous-louer plusieurs appartements en lien avec la prostitution, et rappelant que Mme A______ avait été mentionnée les 20 et 27 avril 2020 par Mme B______ lors de ses différentes auditions.

5) Mme A______ s'est vu délivrer une autorisation de séjour à Genève le 22 juillet 2021.

6) Le 17 août 2021, elle a déposé auprès de la BTPI une demande de préavis à l'intention du département du territoire (ci-après : DT) en vue d'ouvrir une agence d'escorte.

7) Par décision du 16 septembre 2021, le DSPS a informé Mme A______ de ce que le DT avait donné un préavis défavorable concernant l'exploitation d'une agence d'escorte à l'adresse qu'elle avait indiquée, si bien qu'il refusait son inscription au registre des personnes responsables d'une agence d'escorte.

Cette décision est entrée en force.

8) Par courrier du même jour, soit le 16 septembre 2021, le DSPS a informé Mme A______ de son intention de prononcer une amende administrative à son encontre sur la base de l'art. 25 de la loi sur la prostitution du 17 décembre 2009 (LProst - I 2 49), la fermeture de son agence d'escorte ainsi qu'une interdiction d'exploiter toute agence d'escorte ou salon de massages pour une durée de dix ans, sur la base de l'art. 21 al. 2 let. c LProst. Un délai lui était accordé pour se déterminer.

Dans l'intervalle, à titre provisionnel, le DSPS lui ordonnait de cesser immédiatement l'exploitation de toute agence d'escorte, et lui interdisait l'exploitation de tout autre salon de massage ou agence d'escorte. La décision était exécutoire nonobstant recours, et prononcée sous la menace des peines de l'art. 292 du Code pénal suisse du 21 décembre 1937 (CP - RS 311.0).

9) Par acte posté le 27 septembre 2021, Mme A______, par l’intermédiaire de son conseil, a recouru par-devant la chambre administrative de la Cour de justice (ci-après : la chambre administrative) contre la décision précitée, concluant à son annulation. Le recours a été enregistré sous numéro de cause A/3308/2021.

10) Par décision du 4 novembre 2021, le DSPS a prononcé une amende administrative de CHF 1'000.- à l'encontre de Mme A______, la fermeture de l'agence d'escorte qu'elle exploitait dans le canton de Genève ainsi qu'une interdiction d'exploiter toute agence d'escorte ou salon de massages pour une durée de dix ans. La décision était exécutoire nonobstant recours, et prononcée sous la menace des peines de l'art. 292 CP.

Deux contrôles effectués en avril 2020 avaient révélé que Mme B______ exerçait la prostitution de manière illicite à un moment où cette activité était interdite dans le canton de Genève. Lors de ses auditions devant la police, l’intéressée avait formellement mis en cause Mme A______ pour avoir géré ses annonces. Elle avait ajouté qu’elle exerçait cette activité depuis avril 2019.

Mme A______ n’avait entamé ses démarches visant à ouvrir une agence d’escorte qu’en mars 2021. Elle en avait retiré des revenus, alors qu’elle était encore domiciliée en Roumanie et qu’elle n’était pas au bénéfice d’un titre de séjour valable en Suisse.

Compte tenu de ces éléments, il était reproché à Mme A______ d’avoir ouvert une agence d’escorte de manière illicite, en violation de son devoir d’annonce, d’avoir permis à Mme B______ de se prostituer sans titre de séjour et sans s’être préalablement annoncée auprès de la BTPI, d’avoir exploité une agence d’escorte en gérant les rendez-vous de Mme B______ alors que la prostitution était interdite à Genève selon l’ordonnance 2 COVID-19 et d’avoir encouragé des prestations sexuelles à risque, en publiant des annonces pour des prestations sexuelles non protégées, risquant ainsi de porter concrètement atteinte à l’ordre et à la santé publics.

Au vu de la gravité des manquements reprochés, le DSPS considérait que Mme A______ ne remplissait pas la condition d’honorabilité prévue à l’art. 17 let. c LProst dès lors qu’elle avait privilégié ses propres intérêts financiers au mépris de l’ordre et de la santé publics, respectivement qu’elle n’était pas capable de gérer une agence d’escorte de manière conforme à la loi.

11) Par acte posté le 6 décembre 2021, Mme A______ a interjeté recours auprès de la chambre administrative contre la décision précitée, concluant préalablement à l'audition de Mme B______, et principalement à l'annulation de la décision attaquée et à l'octroi d'une indemnité de procédure. Le recours a été enregistré sous numéro de cause A/4178/2021.

Le refus d'entendre Mme B______ en qualité de témoin avait violé son droit d'être entendu. La décision se fondait presque exclusivement sur les auditions d'avril 2020, qui avaient eu lieu dans un contexte pénal où Mme B______ était la prévenue.

Elle était sporadiquement venue en aide à son amie, Mme B______, dans la promotion de ses activités, sans la mettre en contact avec de potentiels clients, ce qui ne pouvait être assimilé à l'exploitation d'une agence d'escorte. Les transferts d'argent évoqués par Mme B______ prenaient place dans un contexte de longue amitié où les deux protagonistes entretenaient des rapports humains mais aussi financiers.

Les faits avaient été constatés de manière inexacte, dès lors que les éléments de preuve recueillis par la police ne démontraient pas qu'une relation de nature professionnelle aurait existé entre Mmes A______ et B______ dès l'année 2019, ce que retenait pourtant la décision attaquée. De même, celle-ci retenait une violation répétée de la LProst alors qu'elle n'avait jamais fait l'objet d'aucune décision fondée sur cette loi.

Le DSPS avait abusé de son pouvoir d'appréciation, et l'atteinte à la liberté économique était disproportionnée. La sanction la plus lourde prévue par la loi avait été prononcée, alors que même sur la base de l'état de fait retenu dans la décision, il n'y avait pas lieu de se montrer d'une telle sévérité. Pour peu que l'aide apportée à son amie pût être assimilée à l'exploitation d'une agence d'escorte, ce qui était contesté, elle devait être relativisée à la lumière des liens particuliers entre les deux amies. Elle n'avait pas d'antécédents, et avait tenté de régulariser sa situation avec l'aide d'un avocat.

12) Le 27 janvier 2022, le DSPS a conclu au rejet du recours.

Le rejet de la demande d'audition de Mme B______ était motivé, alors que Mme A______ n'avait pas indiqué à quel sujet elle souhaitait l'entendre. Le caractère complexe et mixte des relations entre les deux précitées était pris en compte dans la décision. Celle-ci ne se fondait pas que sur les déclarations de Mme B______, mais aussi sur des constats de la police, par exemple le fait que deux des raccordements téléphoniques utilisés par Mme B______ étaient enregistrés au nom du mari de Mme A______.

La LProst définissait l'agence d'escorte comme toute personne ou entreprise qui, contre rémunération, mettait en contact des clients potentiels avec des personnes exerçant la prostitution. Mme A______ prétendait n'être jamais intervenue dans la mise en contact avec les clients, ce qui était contredit par le dossier. En effet, Mme B______ avait clairement affirmé en avril 2020 que Mme A______ et son mari l'aidaient aussi dans ses relations et discussions avec les clients.

La décision de fermeture définitive avait été prise au vu de l'absence d'honorabilité. Mme A______ avait commis de nombreuses violations de règles parmi les plus fondamentales de la LProst concernant aussi bien les conditions préalables pour exploiter une agence (inscription préalable à la BTPI après dépôt d'un dossier complet, titularité d'une autorisation de travail) que les obligations incombant à l'exploitant (s'assurer que les travailleurs du sexe disposent des autorisations de travail nécessaires, préservation de la santé publique). Ces manquements, leur gravité et leur durée dénotaient un mépris important pour la législation en vigueur, et Mme A______ ne semblait pas avoir pris conscience de leur gravité.

13) Le 25 février 2022, le juge délégué a tenu une audience de comparution personnelle des parties et d'enquêtes.

a. Mme B______ a déclaré que Mme A______ l'avait aidée dans son activité dans la prostitution en 2020, plus spécifiquement en avril 2020. Elle répondait aux messages des clients. Elle s’était aussi occupée des annonces sur les sites internet. En sus de l'ami intime dont elle avait parlé à la police, Mme B______ avait un autre petit ami en Roumanie, dont elle ne voulait pas qu’il sache ce qu'elle faisait. Sur question de savoir en quoi cela permettait d’atteindre ce but que Mme A______ répondît elle-même à ses messages, Mme B______ a répondu que d’une part, s'il était vrai qu'elle avait son visage à découvert sur les annonces Internet, elle avait bloqué l’accessibilité de celles-ci au territoire roumain. Il y avait une autre raison pour laquelle elle avait demandé à Mme A______ de répondre elle-même, soit pour voir si c’était une activité qui pouvait lui plaire. À l’époque elle n'avait toutefois pas de projet commun avec elle dans le domaine de l’escorte. Qu'elle réponde aux messages des clients n’était en revanche pas motivé par des questions linguistiques, car elle aurait pu répondre elle-même en utilisant une application de traduction. Si elle avait envoyé de l’argent à Mme A______ à plusieurs reprises, c’était pour payer les charges en lien avec sa mère, qui vivait chez Mme A______ et son mari. Sa mère travaillait dans un restaurant mais elle n'avait qu'un petit salaire.

Par la suite, elle et Mme A______ avaient discuté de la possibilité d’avoir ensemble une société en commun, à savoir une agence d’escorte. Elles s'étaient renseignées sur le sujet. Elles se connaissaient depuis longtemps, étant déjà camarades d’école en 5ème degré primaire. Au début, elles étaient simplement camarades, mais leur amitié avait évolué et elles étaient maintenant comme des sœurs. Mme A______ n’avait jamais eu aucune activité en lien avec la prostitution, que ce fût en Roumanie ou ailleurs.

b. Mme A______ a déclaré être née le ______ 2001, avoir trois enfants, et être étudiante à la faculté de médecine de Bucarest. Elle allait prochainement emménager à Genève et y reprendre ses études de médecine.

Elle n'avait aucune expérience d’une agence d’escorte acquise en Roumanie, et n'avait pas non plus exercé la prostitution en Suisse ou en Roumanie. Elle avait eu l’idée d’ouvrir une agence d’escorte en voyant ce que faisait son amie d’enfance B______, qui s’adonnait à la prostitution à Genève. Pour trouver les deux ou quatre escortes dont elle se serait occupée, Mme B______ avait déjà des connaissances, sinon elle aurait mis des annonces pour les trouver, mais n’avait pas de personne définie en tête.

Mme B______ était venue en Suisse la première. Elles étaient juste amies. La mère de Mme B______ vivait chez elle, en Roumanie, depuis un moment antérieur à sa première venue en Suisse. Si Mme B______ lui avait envoyé de l’argent à plusieurs reprises, ce n’était pas pour son bénéfice personnel, mais parce que sa mère habitait chez eux, ou pour d’autres dépenses.

Elle s'était occupée des rendez-vous de son amie au mois d’avril 2020, car à ce moment-là cette dernière avait un petit ami et ne voulait pas recevoir des appels téléphoniques pendant qu’elle aurait pu être avec lui, car elle ne voulait pas qu’il sache ce qu’elle faisait. Quand elle lui demandait son aide pour faire l’interface avec ses clients, et c’était rare, elle le faisait sans rien lui demander en échange. Elle n'avait exercé cette activité jusqu’à présent que pour Mme B______, et purement à titre amical, sans en retirer aucun bénéfice. L’idée d’ouvrir une agence d’escorte était une idée commune avec Mme B______.

Lors de ses interactions avec les clients de Mme B______, elle n'avait jamais répondu oralement au téléphone ; il s’agissait toujours de messages par écrit en anglais ou en français. Pour le français, elle utilisait un outil de traduction automatique.

À la question de savoir quels étaient les moyens de subsistance de son ménage, elle a indiqué ne pas travailler. Son mari était en congé payé pour élever leurs enfants et percevait environ CHF 2'000.- par mois. Leur famille – parents et grands-parents – les aidait également.

14) Par arrêt du 1er mars 2022 (ATA/236/2022), la chambre administrative a déclaré le recours dans la cause A/3308/2021 irrecevable. La décision attaquée était incidente, et aucune des hypothèses prévues par l'art. 57 de la loi sur la procédure administrative du 12 septembre 1985 (LPA - E 5 10) n'était réalisée, étant rappelé qu'une décision finale avait été prononcée entretemps.

15) Le 7 avril 2022, le DSPS a persisté dans ses conclusions.

Vu les nombreuses variations dans les déclarations de Mme B______ et l'absence de crédibilité de son témoignage du 25 février 2022 en raison de sa proximité avec Mme A______, dont elle semblait rechercher des yeux l'approbation, il y avait lieu de s'en tenir à la règle selon laquelle préférence devait être donnée aux premières déclarations d'une personne, et donc de favoriser les déclarations de Mme B______ à la police dans le cadre de la procédure pénale.

Dans sa relation avec Mme B______, Mme A______ était parvenue à réaliser à elle seule la quasi-totalité des manquements visés par l'art. 21 al. 1 LProst, si bien que le DSPS n'avait eu d'autre choix que de prononcer la sanction querellée. L'atteinte à la liberté économique était par ailleurs limitée du fait du peu d'attaches de Mme A______ avec Genève.

16) Le 8 avril 2022, Mme A______ a persisté dans ses conclusions.

Les enquêtes avaient permis de confirmer ses allégués. Même l'état de fait retenu par le département ne justifiait pas le prononcé d'une sanction aussi incisive.

17) Sur ce, la cause a été gardée à juger.

EN DROIT

1) Interjeté en temps utile devant la juridiction compétente, le recours est recevable (art. 132 de la loi sur l'organisation judiciaire du 26 septembre 2010 - LOJ - E 2 05 ; art. 62 al. 1 let. a de la loi sur la procédure administrative du 12 septembre 1985 - LPA - E 5 10).

2) Dans un grief de nature formelle, la recourante se plaint de la violation de son droit d’être entendu déduite du refus de l'intimé de procéder à l'audition de Mme B______.

a. Tel qu'il est garanti par l'art. 29 al. 2 de la Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avril 1999 (Cst. - RS 101), le droit d'être entendu comprend notamment le droit pour l'intéressé de s'exprimer sur les éléments pertinents avant qu'une décision ne soit prise touchant sa situation juridique, d'avoir accès au dossier et de participer à l'administration des preuves essentielles ou à tout le moins de s'exprimer sur son résultat, lorsque cela est de nature à influer sur la décision à rendre (ATF 145 I 73 consid. 7.2.2.1 et les références citées).

b. Une violation du droit d'être entendu qui n'est pas particulièrement grave peut être exceptionnellement réparée devant l'autorité de recours lorsque l'intéressé jouit de la possibilité de s'exprimer librement devant une telle autorité disposant du même pouvoir d'examen que l'autorité précédente sur les questions qui demeurent litigieuses (ATF 136 III 174 consid. 5.1.2 ; 133 I 201 consid. 2.2), et qu'il n'en résulte aucun préjudice pour le justiciable (ATF 136 III 174 consid. 5.1.2). La réparation du droit d'être entendu en instance de recours peut cependant se justifier en présence d'un vice grave lorsque le renvoi constituerait une vaine formalité et aboutirait à un allongement inutile de la procédure (ATF 142 II 218 consid. 2.8.1 ; arrêt du Tribunal fédéral 1B_556/2017 du 5 juin 2018 consid. 2.1 ; ATA/1286/2021 du 23 novembre 2021 consid. 3c).

c. Selon l'art. 28 al. 1 LPA, lorsque les faits ne peuvent être éclaircis autrement, les autorités suivantes peuvent au besoin procéder à l’audition de témoins : a) le Conseil d’État, les chefs de départements et le chancelier ; b) les autorités administratives qui sont chargées d’instruire des procédures disciplinaires ; c)  les juridictions administratives. A contrario, les autres autorités administratives ne sont pas habilitées à procéder à l'établissement des faits en entendant des témoins.

d. En l’espèce, le chef du département n'était pas autorité décisionnaire, et le département instruisait une procédure de sanction administrative non disciplinaire, si bien qu'il ne pouvait en principe pas auditionner Mme B______ en tant que témoin. Quoi qu'il en soit, une éventuelle violation du droit d'être entendu devrait être considérée comme réparée devant la chambre de céans, qui a fait droit à la conclusion préalable de la recourante et entendu Mme B______ devant elle, assistée d'une interprète en langue roumaine.

Au vu de ce qui précède, le grief de violation du droit d’être sera écarté.

3) La recourante fait valoir qu'il ne peut être retenu qu'elle ait exploité une agence d'escorte, n'ayant fait qu'aider ponctuellement une amie proche.

a. La prostitution d'escorte est celle qui s'exerce en déplacement, sur requête du client, de façon directe ou par l'intermédiaire d'une agence (art. 15 al. 1 LProst). Est réputée agence d'escorte toute personne ou entreprise qui, contre rémunération, met en contact des clients potentiels avec des personnes qui exercent la prostitution (art. 15 al. 2 LProst).

Selon l'exposé des motifs de la loi, la prostitution d'escorte ne s'oppose ni à la prostitution sur le domaine public, ni à la prostitution de salon. Il est en effet possible qu'une personne exerce simultanément ou successivement la prostitution de rue, celle de salon et celle d'escorte. Le terme d'agence d'escorte doit être interprété de façon très large. Il fait référence à toute agence exploitée à Genève ou en dehors du territoire cantonal et qui offre, notamment par l'intermédiaire d'annonces ou de sites Internet, à des clients potentiels, d'entrer en contact avec des personnes exerçant la prostitution (MGC 2008-2009/VII A 8670).

Dans le cas d'une personne qui niait avoir été tenancier d'un salon, la chambre de céans a retenu qu'elle revêtait pourtant bien cette qualité, car il s’était lui-même annoncé comme repreneur de deux salons, avait annoncé aux services de la police judiciaire l’ouverture d'une agence d’escorte, confirmé lors d'une audition par la police qu’il était le responsable desdits salons, et qu'il s’occupait de toutes les démarches administrative, achetait le matériel nécessaire, et se rendait deux à trois fois par semaine dans les salons de massage (ATA/477/2022 du 4 mai 2022 consid. 3f).

Dans une autre espèce, la chambre de céans a considéré qu'une personne qui assumait, vu ses qualités de locataire principale des appartements, de prestataire des services administratifs, d'employeuse de sa sœur et de gestionnaire du site Internet, exerçait la fonction de cheffe d'entreprise au sens économique, et partant de responsable du salon au sens de la LProst ; étant précisé que trois prostituées étaient actives dans les locaux visés (ATA/1100/2020 du 3 novembre 2020 consid. 4b).

b. Toute personne physique qui exploite une agence d'escorte est tenue de s'annoncer, préalablement et par écrit, aux autorités compétentes en indiquant le nombre et l'identité des personnes qui exercent la prostitution par son intermédiaire (art. 16 al. 1 LProst). Lorsque l'agence est exploitée par une personne morale, celle-ci communiquera préalablement et par écrit aux autorités compétentes les coordonnées de la personne physique qu'elle aura désignée pour assumer les obligations découlant de la LProst, notamment pour effectuer l'annonce prévue à l'al. 1 (art. 16 al. 3 LProst). La personne qui effectue l'annonce est considérée comme personne responsable au sens de la LProst (art. 16 al. 4 LProst).

c. Selon l'art. 17 LProst, la personne responsable d'une agence d'escorte doit remplir les conditions personnelles suivantes : a)  être de nationalité suisse ou titulaire de l'autorisation nécessaire pour exercer une activité indépendante en Suisse ; b)  avoir l'exercice des droits civils ; c)  offrir, par ses antécédents et son comportement, toute garantie d'honorabilité et de solvabilité concernant la sphère d'activité envisagée ; d)  être au bénéfice d'un préavis favorable du département du territoire, confirmant que les locaux utilisés peuvent être affectés à une activité commerciale ou qu'une dérogation a été accordée ; e)  ne pas avoir été responsable, au cours des 10 dernières années, d'une agence d'escorte ou d'un salon ayant fait l'objet d'une fermeture et d'une interdiction d'exploiter au sens des articles 14 et 21 LProst.

d. La personne responsable d'une agence d'escorte est tenue de communiquer immédiatement aux autorités compétentes tout changement des personnes exerçant la prostitution par son intermédiaire et toute modification des conditions personnelles intervenues depuis l'annonce initiale (art. 18 LProst).

e. L'art. 19 LProst recense les obligations de la personne responsable, à savoir : a) tenir constamment à jour et en tout temps à disposition de la police, à l'intérieur de l'agence, un registre mentionnant l'identité, le domicile, le type d'autorisation de séjour et/ou de travail et sa validité, les dates d'arrivée et de départ des personnes exerçant la prostitution par l'intermédiaire de l'agence ainsi que les prestations qui leur sont fournies et les montants demandés en contrepartie ; b) s'assurer qu'elles ne contreviennent pas à la législation, notamment celle relative au séjour et au travail des étrangers, et qu'aucune personne mineure n'exerce la prostitution par l'intermédiaire de l'agence ; c)  empêcher toute atteinte à l'ordre public, notamment à la tranquillité, à la santé, à la salubrité et à la sécurité publiques ; d)  contrôler que les conditions d'exercice de la prostitution sont conformes à la législation, en particulier qu'il n'est pas porté atteinte à la liberté d'action des personnes qui se prostituent, que celles-ci ne sont pas victimes de la traite d'êtres humains, de menaces, de violences, de pressions ou d'usure, ou que l'on ne profite pas de leur détresse ou de leur dépendance pour les déterminer à se livrer à un acte sexuel ou d'ordre sexuel ; e)  intervenir et alerter les autorités compétentes si elles constatent des infractions dans le cadre des obligations qui lui incombent en vertu des lettres a à d ; f)  exploiter de manière personnelle et effective son agence, de désigner en cas d'absence un remplaçant compétent et instruit de ses devoirs dont elle répond, et d'être facilement atteignable par les autorités compétentes, le prête-nom étant strictement interdit.

f. L'art. 21 LProst prévoit les mesures et sanctions administratives pour les personnes responsables n'ayant pas respecté leurs obligations découlant des art. 16 à 19 LProst. L'autorité compétente prononce, selon la gravité ou la réitération de l'infraction, les mesures et sanctions administratives suivantes : a) l'avertissement ; b) la fermeture temporaire de l'agence d'escorte, pour une durée de 1 à 6 mois, et l'interdiction d'exploiter toute autre agence, pour une durée analogue ; c) la fermeture définitive de l'agence d'escorte et l'interdiction d'exploiter toute autre agence pour une durée de 10 ans.

g. Amené à contrôler la constitutionnalité de la LProst, le Tribunal fédéral a précisé que celle-ci poursuivait un but d'intérêt public légitime, en particulier la protection des personnes exerçant la prostitution contre l'exploitation et l'usure (ATF 137 I 167 consid. 5.1).

4) En l'espèce, l'intimé a retenu que la recourante exploitait une agence d'escorte, car elle avait, contre rémunération, mis en contact des clients potentiels avec une personne exerçant la prostitution.

Pour l'établissement des faits, l'intimé s'est basé essentiellement sur le rapport de police à l'origine de la procédure pénale contre Mme B______ et sur les interrogatoires de celle-ci menés par la police dans ce cadre, une fois avec un interprète en langue roumaine et une fois sans. Il est vrai que la version donnée par la recourante et par Mme B______ lors de l'audience d'enquête est en partie sujette à caution, dans la mesure où Mmes A______ et B______ ont des liens forts et ont pu très facilement se concerter. Toutefois, il ressort du contenu même des premiers interrogatoires de Mme B______ des aspects contradictoires. Elle a ainsi mentionné qu'elle avait demandé à Mme A______ de l'aider « pour ses clients » parce qu'elle ne parlait pas bien français ; or force est de constater que Mme A______ ne parle pas mieux français qu'elle, et qu'aucune pièce du dossier ne contredit ses assertions selon lesquelles elle n'a jamais eu d'interaction orale avec les clients de Mme B______. Il est également fait mention, à quelques lignes d'intervalle, que le couple A______ vivait « chez sa mère », ceci « parce qu'ils l'avaient aidée », puisqu'en fait c'était sa mère qui vivait chez eux.

Il résulte de l'ensemble du dossier que certains faits peuvent être considérés comme établis. Mme A______ a apporté en 2020 une aide à Mme B______, qu'elle connaît depuis l'enfance et avec qui elle est amie, pour la gestion de ses annonces et de ses relations avec ses clients, ce depuis son domicile roumain. D'après ses déclarations à la police, c'est Mme B______ qui a « délégué » la gestion de ses annonces et lui a demandé de l'aider. La mère de Mme B______ vit chez le couple A______. Enfin, Mme B______ a envoyé à plusieurs reprises de l'argent au couple A______.

Il ressort de ce qui précède que deux éléments font défaut pour retenir que la recourante a exploité une agence d'escorte, quand bien même cette notion doit être interprétée de manière large. D'une part en effet, il ne peut être retenu avec certitude que l'argent envoyé à la recourante par Mme B______ à quelques reprises – ce qui résulte d'ailleurs uniquement de ses déclarations, aucun justificatif de paiement ne figurant à la procédure – l'était en contrepartie de ses services d'aide à la gestion de ses annonces, dès lors notamment que la mère de Mme B______ vit chez son amie. D'autre part, comme cela résulte des nombreuses obligations de la personne responsable d'une agence d'escorte prévues à l'art. 19 LProst et de la formulation de l'art. 18 LProst, il faut que la personne concernée exerce la prostitution par l'intermédiaire de l'agence d'escorte, et l'on ne peut en l'occurrence pas retenir que Mme B______ aurait exercé la prostitution par l'intermédiaire de la recourante, dès lors que même dans la version des faits la moins en sa faveur, c'est Mme B______ qui aurait « délégué » un aspect de son activité à la recourante. Il résulte ainsi de l'ensemble des circonstances particulières d'espèce que l'on doit nier que la recourante ait exploité une agence d'escorte.

Dans cette mesure, l'art. 21 LProst ne trouvait pas application en l'espèce, si bien que la décision attaquée doit être annulée, et le recours admis.

5) Vu l’issue du litige, aucun émolument ne sera perçu (art. 87 al. 1 LPA), et une indemnité de procédure de CHF 1'000.- sera allouée à la recourante, à la charge de l'État de Genève (art. 87 al. 2 LPA).

* * * * *

PAR CES MOTIFS
LA CHAMBRE ADMINISTRATIVE

à la forme :

déclare recevable le recours interjeté le 6 décembre 2021 par Madame A______ contre la décision du département de la sécurité, de la population et de la santé du 4 novembre 2021 ;

au fond :

l'admet ;

annule la décision du département de la sécurité, de la population et de la santé du 4 novembre 2021 ;

dit qu'il n'est pas perçu d'émolument ;

alloue à Madame A______ une indemnité de procédure de CHF 1'000.-, à la charge de l'État de Genève ;

dit que, conformément aux art. 82 ss de la loi fédérale sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF - RS 173.110), le présent arrêt peut être porté dans les trente jours qui suivent sa notification par-devant le Tribunal fédéral, par la voie du recours en matière de droit public ; le mémoire de recours doit indiquer les conclusions, motifs et moyens de preuve et porter la signature du recourant ou de son mandataire ; il doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14, par voie postale ou par voie électronique aux conditions de l’art. 42 LTF. Le présent arrêt et les pièces en possession du recourant, invoquées comme moyens de preuve, doivent être joints à l’envoi ;

communique le présent arrêt à Me Dalmat Pira, avocat de la recourante, ainsi qu'au département de la sécurité, de la population et de la santé.

Siégeant : Mme Krauskopf, présidente, M. Verniory et Mme Payot Zen-Ruffinen, juges.

 

Au nom de la chambre administrative :

la greffière :

 

 

N. Deschamps

 

la présidente siégeant :

 

 

F. Krauskopf

 

Copie conforme de cet arrêt a été communiquée aux parties.

 

Genève, le 

 

 

 

 

 

 

la greffière :