Décisions | Chambre pénale de recours
ACPR/248/2019 du 28.03.2019 sur OMP/9293/2018 ( MP ) , REJETE
république et | canton de Genève | |
POUVOIR JUDICIAIRE P/21865/2017ACPR/248/2019 COUR DE JUSTICE Chambre pénale de recours Arrêt du jeudi 28 mars 2019 |
Entre
A______, B______, C______ et D______, comparant respectivement par Mes E______, F______, G______ et H______, avocats, et faisant élection de domicile chez Me G______,
recourants,
contre les ordonnances de séquestre rendues le 5 juillet 2018 par le Ministère public
et
I______, comparant par Me J______; avocat, boulevard ______ Genève,
K______, L______ et M______, comparant par Me N______, avocat,
O______, comparant par Me P______, avocate,
Q______, comparant par Me R______, avocate,
LE MINISTÈRE PUBLIC de la République et canton de Genève, route de Chancy 6B, 1213 Petit-Lancy - case postale 3565, 1211 Genève 3,
intimés.
EN FAIT :
A. Par acte expédié au greffe de la Chambre de céans le 19 juillet 2018, B______, A______, C______ et D______ (ci-après, les consorts A/B/C/D______, comme ils se désignent eux-mêmes) recourent contre les ordonnances du 5 précédent, par lesquelles le Ministère public a, notamment, ordonné [aux banques] S______, T______, U______, V______ [et] W______ de séquestrer, à hauteur de CHF 5'000'000.-, tout compte dont ils seraient titulaires, ayants droit ou fondés de procuration auprès d'elles.
Les recourants concluent à l'annulation de ces ordonnances et à la levée immédiate des séquestres.
B. Les faits pertinents suivants ressortent du dossier :
a. Le 13 avril 2018, les consorts A/B/C/D______ ont été prévenus d'incitations à entrée et séjour illégaux, d'emploi d'étrangers sans autorisations, d'usure et de traite d'êtres humains pour avoir, à Genève, depuis 1997, fait venir d'Inde du personnel de maison et l'avoir exploité à des conditions en tout cas non conformes au contrat-type de travail de l'économie domestique (Contrat-type de travail "avec salaires minimaux impératifs de l'économie domestique", CTT-EDom; J 1 50.03).
En substance, les consorts A/B/C/D______ ont contesté les faits, mais reconnu la violation dudit contrat-type et offert de verser, à titre d'avances à chacune des quatre parties plaignantes (d'anciens employés), CHF 25'000.- à prélever sur des fonds saisis lors des perquisitions exécutées le 12 avril 2018 (cf. pièces PP D-40'009 et
I-200'018 ss.).
Le Ministère public a autorisé l'opération le 20 avril 2018 (I-200'049). Une autre avance paraît avoir été sollicitée pour la fin novembre 2018 (F-72'012), mais est contestée par les consorts A/B/C/D______.
b. Le 24 avril 2018, le Ministère public a avisé les parties plaignantes qu'il avait laissé aux prévenus jusqu'au lendemain pour verser une garantie de CHF 4'000'000.- correspondant, sous imputation des montants saisis en liquide, au total des prétentions qu'elles avaient annoncées et/ou déjà déposées (les derniers chiffrages formalisant les prétentions non encore déposées seront communiqués les 10, 13 et
19 juillet 2018). À cet égard, une partie plaignante a chiffré sa créance de salaire, entre les années 1997 et 2018, à raison de 456 heures par mois (dont 261 supplémentaires, majorées), qu'elle a calculée en partant du salaire minimal actuel d'une "employée non qualifiée avec au moins quatre ans d'expérience" (cf. art. 10 al. 1 let. e CTT-EDom); cumulée avec le tort moral et les intérêts moratoires, sa prétention se monte à plus de CHF 3'300'000.- (A-11'072).
c. Le 26 avril 2018, le Ministère public a averti les prévenus que le délai qu'il leur avait imparti était échu sans qu'ils ne se soient exécutés. Comme ils le lui demandaient, il renonçait à des saisies bancaires au profit de saisies immobilières [ordonnées le même jour], sous réserve d'informations attendues du Registre foncier sur l'existence d'éventuels gages, copropriétés, charges et valeurs fiscales.
d. Les 18 mai et 27 juillet 2018, le Ministère public a étendu son instruction aux faits reprochés par deux anciens employés supplémentaires.
L'un, exposant avoir été employé par les prévenus entre mai 2017 et avril 2018, a chiffré son dommage dans sa plainte pénale (CHF 187'000.- à titre de salaire et tort moral).
L'autre a produit une ordonnance de condamnation rendue en 2007 contre A______ et B______ pour non-paiement de cotisations sociales et d'impôt à la source et infraction au droit des étrangers, ainsi qu'un jugement rendu contre eux en 2008 par la Cour d'appel des prud'hommes, lui adjugeant CHF 55'259.80 à titre de salaire entre octobre 2003 et mars 2006. Il a demandé que, à raison de ces faits, les précités soient poursuivis pour usure.
e. Le 22 mai 2018, le Ministère public a informé les prévenus que plusieurs des immeubles dont il avait ordonné le séquestre étaient grevés de cédules hypothécaires d'un montant dépassant leurs valeurs fiscales. S'ils justifiaient que les cédules constituées sur des immeubles sis à X______ (VD) n'avaient pas été mises en gage et qu'ils les remettaient au Ministère public, aucun séquestre supplémentaire ne serait prononcé.
f. À l'audience du 13 juin 2018, le Ministère public a demandé à C______ et D______, seuls présents, s'ils étaient en mesure de lui remettre les titres précités. Il lui a été répondu que les cédules n'étaient pas gagées et se trouvaient dans un coffre, mais n'avaient pas été retrouvées.
C. a. Dans les ordonnances querellées, le Ministère public avise les banques de la procédure qu'il instruit et des préventions retenues contre B______, A______, C______ et D______ et ordonne le séquestre de tout avoir dont ils seraient titulaires, ayants droit ou fondés de procuration, jusqu'à concurrence de CHF 5'000'000.-. Les banques étaient autorisées à en aviser leurs clients.
b. Le 10 juillet 2018, les prévenus ont écrit au Ministère public qu'ils lui avaient expliqué en audience n'être pas parvenus à mettre la main sur les cédules, dont ils affirmaient et confirmaient qu'elles n'étaient pas gagées. Ils avaient donc déposé auprès du tribunal compétent, le 6 juillet 2018, une requête en annulation de ces titres. Ils invitaient le Ministère public à reconsidérer sa position, d'autant plus que des liquidités avaient été saisies et que le dommage des parties plaignantes était d'ores et déjà couvert.
Le 12 juillet 2018, le Ministère public a répondu que ses investigations avaient mené à l'identification d'autres victimes, que le dommage causé aux lésés avait donc augmenté de façon "conséquente" et qu'il n'entendait pas lever un quelconque séquestre.
c. [Les banques] S______, T______, V______ et W______ ont répondu au Ministère public que tout ou partie des prévenus entretenait des relations d'affaires avec elles; elles ont fourni la documentation demandée.
W______ n'a pas communiqué de chiffre (C3-31'002 s.). V______ a identifié un compte actif d'un recourant, C______, précisant que toutes les valeurs identifiées - qui comprennent celles d'autres titulaires - sont inférieures aux CHF 5'000'000.- chiffrés par le Ministère public (C3-32'003). T______ a annoncé que trois des recourants détenaient des valeurs chez elle, et ses explications montrent que le total de ces valeurs séquestrées est inférieur à CHF 1'000'000.- (C3-33'002 ss.). S______ a fourni des tableaux (C3-34'004 ss.) recensant 140 comptes; l'addition des avoirs sur
5 d'entre eux (2______, 5______, 3______, 4______ et 11______) approche
USD 1'000'000'000.-.
d. Le 12 juillet 2018, les consorts A/B/C/D______ ont demandé que l'intégralité de la documentation soit placée sous scellés.
D. a. À l'appui de leur recours, B______, A______, C______ et D______ reprochent au Ministère public d'avoir rendu des décisions dépourvues de motivation et d'avoir, par là, violé leur droit d'être entendus. Les explications subséquentes du Ministère public, soit celles du 12 juillet 2018, étaient laconiques, imprécises et floues. Le montant des séquestres avait été arbitrairement arrêté à CHF 5'000'000.-, car aucun soupçon ne laissait présumer la commission d'infractions au préjudice d'autres employés que ceux qui s'étaient constitués parties plaignantes et dont le total des prétentions civiles, connues car expressément chiffrées, était inférieur au plafond fixé par le Ministère public. Par ailleurs, le séquestre de toute relation à hauteur de CHF 5'000'000.- pouvait signifier un séquestre total de CHF 50'000'000.-, puisque dix personnes, morales ou physiques, étaient visées, ce qui ne pouvait être l'intention du Ministère public. Si, par hypothèse, les avoirs identifiés étaient supérieurs à ce montant, les banques se verraient confier par là un pouvoir discrétionnaire de choisir quel(s) compte(s) elles bloqueraient et à quelle hauteur.
b. Le Ministère public affirme que les pièces récoltées, s'agissant du personnel de maison, montraient un grand mélange d'années, de personnes, de lieux, etc. Il était parvenu à reconstituer, mais partiellement, la liste de ces employés. Au vu de l'ampleur des montants économisés par les consorts A/B/C/D______ en s'abstenant de payer à ceux-ci des salaires décents, des créances compensatrices seraient prononcées, en cas de condamnation. Comme une des parties plaignantes, engagée depuis le début de la période pénale, chiffrait son préjudice à quelque CHF 3'300'000.- et que la famille employait au minimum quatre personnes pendant la même période, il était raisonnable d'évaluer les économies réalisées par les consorts A/B/C/D______ à plus de CHF 12'000'000.-.
Or, ceux-ci n'avaient que peu de biens à leurs noms et se laissaient mettre en poursuite pour des créances, reconnues judiciairement, d'anciens employés, ce qui faisait craindre l'existence de mécanismes leur permettant de se soustraire à leurs obligations.
L'assiette des séquestres ne pouvait pas encore être déterminée avec précision, même si celle ayant touché S______ était largement dépassée, car des demandes de scellés empêchaient d'analyser si et dans quelle ampleur ces mesures avaient porté. Cinq mois après les perquisitions, les prévenus n'avaient amené aucune garantie de remboursement des sommes qu'ils devaient aux parties plaignantes.
Le juge du fond déciderait, en cas de condamnation, si les recourants étaient débiteurs solidaires d'une créance compensatrice.
Aucune banque ne s'était plainte d'imprécisions dans le libellé des ordonnances querellées.
Se contenter de recueillir la documentation bancaire sans saisie rapide et simultanée eût permis aux titulaires des comptes de faire disparaître leurs avoirs.
c. Les parties plaignantes proposent de rejeter le recours, voire de le déclarer irrecevable, car seul l'un des avocats des prévenus l'avait signé, sans produire de procurations confiées par les autres recourants.
d. En réplique, A______ et C______ ont déclaré ratifier l'acte de recours du
19 juillet 2018, déposé par le défenseur de B______.
D______ a fait de même, mais hors délai.
E. a. C______ (le 19 septembre 2018) et A______, B______ et D______ (le
16 novembre 2018), ont vu la procédure étendue à des faits concernant un ancien employé supplémentaire.
b. Les 20 juillet, 24 septembre, 11, 16 et 31 octobre 2018, le Ministère public a levé le séquestre frappant quinze comptes auprès de [la banque] S______.
L'une de ces relations serait le compte "1______", bien qu'elle n'apparaisse pas sur les tableaux produits par la banque
EN DROIT :
1. Le recours est recevable pour avoir été déposé selon la forme et, faute de notification aux recourants, dans le délai prescrits (art. 385 al. 1 et 396 al. 1 CPP), concerner des décisions sujettes à recours auprès de la Chambre de céans (art. 267 al. 1 et 393 al. 1 let. a CPP) et émaner des prévenus qui, à partir des réponses reçues des banques, paraissent avoir été directement touchés par certains séquestres (art. 105 al. 1 let. f CPP) et qui ont, dans cette mesure, qualité pour agir (art. 105 al. 2 et 382 al. 1 CPP).
Le recours est valablement exercé par l'ensemble des prévenus. En effet, indépendamment du délai usuel pour répliquer aux intimés, la Chambre eût pu spécifiquement interpeller les recourants concernés sur l'absence de procuration commune et leur impartir un délai pour ratifier l'acte de recours déposé par l'avocat de l'un d'eux seulement (art. 385 al. 2 CPP).
2. Les recourants se plaignent d'une violation de leur droit d'être entendus, pour tout ignorer des motifs ayant guidé le Ministère public.
2.1. Pour être licite, le séquestre doit respecter certaines règles de formes prescrites à l'art. 263 al. 2 et 3 CPP. Ainsi, notamment, le prononcé du séquestre doit être ordonné par écrit et sommairement motivé. La motivation doit être suffisante pour respecter le droit d'être entendu des personnes dont les actifs sont saisis et permettre à l'autorité de recours d'exercer son contrôle (A. KUHN / Y. JEANNERET (éds), Commentaire romand : Code de procédure pénale suisse, Bâle 2011, n. 17-22 ad art. 263). Lorsque l'ordonnance de séquestre est destinée à l'intermédiaire financier, et non au titulaire du compte, qui est censé être tenu dans l'ignorance de la mesure, le ministère public n'a cependant pas d'obligation particulière de motiver sa décision à l'attention de la banque (ACPR/219/2011 du 22 août 2011 consid. 2.4). En revanche, il doit s'y plier - par exemple en accompagnant la communication de l'ordonnance d'une brève motivation ou, à tout le moins, d'une explication succincte sur les faits pertinents - envers le titulaire du compte qui l'interpelle sur les raisons du blocage de son compte (ibid.). La Chambre de céans ne retient pas le grief de violation du droit d'être entendu lorsque le recourant a reçu postérieurement à l'ordonnance destinée à la banque une motivation séparée (ACPR/554/2013 du 17 décembre 2013; ACPR/214/2014 du 29 avril 2014). En revanche, un défaut persistant de motivation sur les soupçons à l'origine d'un séquestre conduit à l'admission du recours et au renvoi de la cause au ministère public (ACPR/208/2014 du 24 avril 2014), tout comme la simple communication au titulaire du compte de l'ordonnance non motivée qui était destinée à la banque (ACPR/219/2011 précité, loc. cit.).
2.2. En l'espèce, les recourants n'ont pas reçu les ordonnances querellées, qui étaient destinées aux banques et qui sont dépourvues de motivation sur la cause du séquestre. Il n'apparaît pas non plus que le Ministère public ait réservé aux recourants une motivation spécifique, séparée.
Ce nonobstant, les recourants ne peuvent prétendre de bonne foi avoir ignoré ce qui a poussé le Ministère public à agir, soit l'absence de garanties suffisantes pour les créances des parties plaignantes et l'absence de dépôt des cédules hypothécaires qu'ils affirmaient n'avoir pas gagées. Le 26 avril 2018, le Ministère public les avisait qu'il accédait à leur demande de ne procéder à aucun séquestre bancaire, à moins que les informations qu'il attendait du Registre foncier ne le conduisent à une autre décision. Par la suite, la découverte de l'existence de cédules hypothécaires constituées sur des immeubles à X______ [VD] l'a amené à en ordonner le dépôt. Les recourants ignoraient d'autant moins cette exigence qu'elle leur a été dûment signifiée par lettre du 22 mai 2018 et qu'elle a encore été abordée lors de l'audience du 13 juin 2018. Ils n'ignorent donc pas pourquoi le Ministère public s'est décidé pour les saisies bancaires auxquelles il avait renoncé dans un premier temps. Ils ont si parfaitement compris ces raisons qu'ils ont rapidement demandé l'annulation des cédules non déposées et que, dans l'acte de recours, ils se plaignent précisément de l'étendue des séquestres, en tant que le montant de ceux-ci excéderait les prétentions des parties plaignantes, que les séquestres devaient garantir.
Ainsi, dans les circonstances de l'espèce, le grief de violation du droit d'être entendu peut être rejeté.
3. Les recourants estiment que le principe de proportionnalité est grossièrement violé.
3.1. Le séquestre est une mesure de contrainte qui ne peut être ordonnée, en vertu de l'art. 197 al. 1 CPP, que si elle est prévue par la loi (let. a), s'il existe des soupçons suffisants laissant présumer une infraction (let. b), si les buts poursuivis ne peuvent pas être atteints par des mesures moins sévères (let. c) et si elle apparaît justifiée au regard de la gravité de l'infraction (let. d).
L'étendue du séquestre doit rester en rapport avec le produit de l'infraction poursuivie (ATF 130 II 329 consid. 6 p. 336). Une mesure de séquestre est en principe proportionnée du simple fait qu'elle porte sur des valeurs dont on peut vraisemblablement admettre qu'elles pourront être confisquées en application du droit pénal (art. 70 et 71 CP). Tant que l'instruction n'est pas achevée et que subsiste une probabilité de confiscation, de créance compensatrice ou d'une allocation au lésé, la mesure conservatoire doit être maintenue (ATF 141 IV 360 consid. 3.2 p. 364).
3.2. L'art. 70 al. 1 CP autorise le juge à confisquer des valeurs patrimoniales qui sont le résultat d'une infraction, si elles ne doivent pas être restituées au lésé en rétablissement de ses droits. Inspirée de l'adage selon lequel "le crime ne paie pas", cette mesure a pour but d'éviter qu'une personne puisse tirer avantage d'une infraction. Pour appliquer cette disposition, il doit notamment exister entre l'infraction et l'obtention des valeurs patrimoniales un lien de causalité tel que la seconde apparaisse comme la conséquence directe et immédiate de la première; autrement dit : les valeurs patrimoniales proviennent typiquement de l'infraction (arrêt du Tribunal fédéral 1B_185/2007 du 30 novembre 2007 consid. 9). C'est donc le cas lorsque l'obtention des valeurs patrimoniales en est l'un des éléments constitutifs ou constitue un avantage direct découlant de sa commission (ATF
140 IV 57 consid. 4.1.1 p. 62) et que le produit original de l'infraction peut être identifié de façon certaine et documentée (ATF 129 II 453 consid. 4.1 p. 461). Cela implique notamment que le juge doit établir qu'une infraction génératrice de profits a été commise et que des valeurs patrimoniales déterminées, résultat ou rémunération de cette infraction, ont été incorporées dans le patrimoine du défendeur. Cela présuppose que les valeurs patrimoniales mises sous séquestre équivalent au produit supposé d'une infraction. Selon la doctrine et la jurisprudence, les valeurs patrimoniales assujetties à la confiscation sont constituées de tous les avantages économiques illicites appréciables en argent, susceptibles cas échéant d'être chiffrés dans le cadre d'une décision de créance compensatrice. Le but des dispositions sur la confiscation est d'absorber les gains illicites obtenus par l'auteur.
Il va ainsi, en cas de loyers usuraires, du trop-perçu par l'usurier, même si le lésé n'a pas réclamé le rétablissement de ses droits (arrêt du Tribunal fédéral 6S.6/2007 du
19 février 2007 consid. 4). Les avantages indirects, sous la forme d'une économie de dépenses ("Ersparnisgewinne", "Einsparungen"), sont aussi sujets à confiscation. Il suffit que l'avantage obtenu par l'infraction ait une valeur comptable; par exemple, en matière de soustraction d'impôts, la contre-valeur de la partie non versée au fisc (ATF 120 IV 365 consid. 1d p. 367) ou, en droit de l'environnement, la contre-valeur des taxes d'élimination éludées (ATF 119 IV 10 consid. 4c p. 16). Par les mots "résultat d'une infraction" ("durch eine Straftat erlangt"), la loi vise donc tout avantage patrimonial, obtenu de droit ou de fait, directement ou indirectement, par le comportement délictueux (ATF 137 IV 305 consid. 3.1. p. 307). Si l'économie réalisée ne provient pas directement de l'acte délictueux, la confiscation reste possible au titre de la créance compensatrice (arrêt du Tribunal fédéral 1S_5/2005 du 26 septembre 2005 consid. 7.3). Le séquestre ne peut donc être levé (art. 267 CPP) que dans l'hypothèse où il est d'emblée manifeste et indubitable que les conditions matérielles d'une confiscation ne sont pas réalisées, et ne pourront l'être (ATF
140 IV 133 consid. 4.2.1 p. 138; ATF 139 IV 250 consid. 2.1 p. 252 s.).
3.3. L'infraction d'usure (art. 157 CP) consiste à obtenir ou à se faire promettre une contre-prestation disproportionnée en exploitant la faiblesse de l'autre partie
dans le cadre d'un contrat onéreux, par exemple celui relatif à un employé de maison, dont la prestation en travail représente une valeur économique (ATF 130 IV 106
= SJ 2005 I 52). L'avantage pécuniaire obtenu doit être en disproportion évidente, sur le plan économique, avec la prestation fournie (ibid.). Le rapport entre la prestation et la contre-prestation se mesure dans le cas normal selon le prix ou la rémunération usuels pour des choses ou des services de même espèce (ATF 93 IV 85 consid. 2 p. 87; 92 IV 132 consid. 1 p. 134). Dans le canton de Genève, la rémunération du personnel de maison est réglée par le CTT-EDom, qui s'applique notamment aux maîtres d'hôtel, gouvernantes, cuisiniers, cuisinières, valets de chambre, femmes de chambre, chauffeurs, jardiniers, jardinières, ainsi qu'aux autres employés de maison affectés notamment au nettoyage, à l'entretien du linge, aux commissions, à la prise en charge d'enfants (art. 1er al. 2 CTT-EDom) et leur garantit une rémunération minimale (art. 10 CTT-EDom) et impérative (art. 9 al. 8 CTT-EDom).
3.4. En l'espèce, les charges d'usure sont suffisantes et ne font, d'ailleurs, même pas l'objet d'une critique motivée. À cet égard, les recourants ne contestent pas être soumis au CTT-EDom. Ils ne soutiennent pas qu'une version antérieure de cette règlementation (cf. SJ 2019 I p. 7) s'appliquerait, ni que le droit de l'Inde - État dans lequel le Ministère public retient que les contrats de travail ont été conclus (observations du 24 septembre 2018 p. 3 let. H) - aurait force dérogatoire en Suisse (cf. art. 2 CTT-EDom) et qu'ainsi l'une ou l'autre de ces règles de droit leur permettait de rémunérer valablement leur personnel de maison à des salaires inférieurs.
En tant qu'il leur est reproché d'avoir obtenu des parties plaignantes, qui ont fait partie de leur domesticité, des prestations de travail et de service disproportionnées à la rémunération qu'ils leur versaient, ces prestations-là ont une valeur économique. En leur versant des salaires inférieurs à ceux prévus par le droit suisse, et en épargnant donc la différence, les recourants ont obtenu un avantage économique qui peut ouvrir la voie à une confiscation, par exemple en vue de rétablir les lésés dans leurs droits, étant rappelé qu'un contrat de travail passé avec des étrangers démunis d'autorisations de séjour n'est pas nul (ATF 122 III 110 consid. 4e p. 116) et n'est résiliable que moyennant respect du délai de congé légal ou contractuel (art. 4 al. 2 CTT-EDom).
Les recourants ne contestent pas non plus l'estimation du Ministère public, selon laquelle leur personnel domestique comportait au minimum quatre personnes depuis 1997. Par conséquent, même si le recensement exact et complet de ces employés n'est pas ou pas encore terminé, il n'était pas arbitraire pour le Ministère public de procéder par estimation, i.e. de prendre pour base de calcul l'arriéré réclamé par la partie plaignante qui travaillait depuis quelque vingt ans pour les recourants et leur famille, soit CHF 3'300'000.- (cf. let. B.b. supra), et de le multiplier par le nombre d'employés permanents.
Il est sans pertinence que le Ministère public soit allé au-delà du montant des créances exprimées par les parties plaignantes constituées en l'état. La confiscation doit tendre, d'office et obligatoirement, à absorber tout l'avantage illicite qui a été obtenu par l'infraction. En d'autres termes, le Ministère public est fondé à rechercher, déterminer et circonscrire toute l'ampleur de cet avantage, indépendamment du nombre de parties plaignantes et de leurs conclusions chiffrées. Peu importe, par conséquent, que l'une d'elles, qui a eu gain de cause aux prud'hommes, ne pourra pas porter une nouvelle fois les mêmes prétentions devant un second juge (arrêt du Tribunal fédéral 6B_245/2017 du 27 mars 2017 consid. 3.1). Peu importe aussi, et pour le même motif, que d'éventuels autres lésés n'interviennent pas dans la procédure et n'agissent pas en rétablissement de leurs droits.
3.5. Cela étant, l'estimation du Ministère public dans ses observations conduit à un total dépassant légèrement CHF 13'000'000.- pour l'ensemble de la période pénale. Or, par une formulation ambiguë, le Ministère public a ordonné un séquestre à raison de CHF 5'000'000.- "pour toute relation" à rechercher et identifier, ce qui paraît susceptible d'entraîner un blocage effectif équivalant, en réalité, à plusieurs multiples de ce plafonnement, vu le nombre de banques et de personnes physiques ou morales visées.
Peu importe, cependant.
En effet, sur le fondement des renseignements bancaires non couverts par les scellés, la Chambre de céans constate ce qui suit.
W______ a déclaré qu'aucun des recourants ne détenait de compte actif. V______ a identifié le compte actif d'un des recourants, dont le disponible n'est pas connu, en raison des scellés; mais cette banque a précisé que toutes les valeurs identifiées - qui comprennent celles appartenant à des tiers - sont inférieures aux CHF 5'000'000.- recherchés par le Ministère public. T______ a annoncé que trois des recourants détenaient des valeurs chez elle, et ses explications montrent que le total de ces valeurs séquestrées est inférieur à CHF 1'000'000.-.
Pour sa part, S______ a fourni des tableaux dont il ressort que, sur les 140 comptes identifiés et bloqués, le montant à préserver en vue de confiscation (quelle que puisse être la compréhension du plafonnement communiqué par le Ministère public) paraît a priori amplement couvert par quatre relations actives seulement, les comptes 2______, 5______, 3______ et 4______ (c'est-à-dire exception faite du compte "1______" débloqué par le Ministère public le 15 novembre 2018, qui pourrait correspondre en réalité à la relation 11______). En effet, les montants de ces quatre comptes atteignent plusieurs centaines de millions de dollars (cf. compte 2______). Cependant, aucun des recourants n'en apparaît titulaire. Le nom ou, peut-être, les initiales de l'un ou l'autre ne figure, au titre de "personne concernée", qu'avec la précision qu'il ou elle jouit d'un droit de signature (comptes 2______, 3______ et 4______) ou est l'ayant droit économique (compte 5______). Dès lors, les recourants n'ont pas qualité pour attaquer les séquestres y relatifs.
En revanche, pour les comptes actifs - et créditeurs - dont les recourants apparaissent être les titulaires chez S______ (soit les comptes 6______, 7______, 8______, 9______ et 10______), le total des fonds séquestrés n'atteint pas, loin s'en faut, les CHF 13'000'000.- censés représenter le cumul de l'avantage illicite qu'il leur est reproché d'avoir économisé, pendant 20 ans, sur le salaire de quatre domestiques.
En résumé, le montant total des valeurs patrimoniales séquestrées dans les trois banques où les recourants sont titulaires de comptes actifs est inférieur au montant de la confiscation à laquelle ils pourraient s'exposer.
Par conséquent, le recours est rejeté.
4. Les recourants, qui succombent intégralement, assumeront, solidairement (art. 418 al. 2 CPP), les frais de la procédure, qui comprendront un émolument de CHF 5'000.- (art. 13 al. 1 let. b. du Règlement fixant le tarif des frais en matière pénale, RTFMP; E 4 10.03).
5. Les parties plaignantes ont gain de cause. Celles qui plaident par un défenseur privé demandent une indemnité de CHF 1'650.- correspondant selon elles à trois heures d'activité de leur commun avocat. Le tarif ainsi revendiqué étant supérieur à celui pratiqué par la Cour pénale (max. CHF 450.-/h.; ACPR/79/2019 du 24 janvier 2019 consid. 6.1.), il leur sera alloué CHF 1'350.-, TVA en sus. Cette indemnité sera mise à la charge des prévenus (art. 433 al. 1 CPP).
* * * * *
PAR CES MOTIFS,
LA COUR :
Rejette le recours.
Condamne solidairement B______, A______, C______ et D______ aux frais de la procédure de recours, qui comprennent un émolument de CHF 5'000.-.
Alloue à K______, L______ et M______, créanciers solidaires, une indemnité de CHF 1'350.-, plus TVA (7,7 %), à payer par A______, B______, C______ et D______, débiteurs solidaires.
Notifie le présent arrêt ce jour, en copie, aux parties (soit, pour elles, à leurs avocats) et au Ministère public.
Siégeant :
Madame Corinne CHAPPUIS BUGNON, présidente; Monsieur Christian COQUOZ et Madame Daniela CHIABUDINI, juges; Madame Sandrine JOURNET, greffière
La greffière : Sandrine JOURNET |
| La présidente : Corinne CHAPPUIS BUGNON |
Voie de recours :
Le Tribunal fédéral connaît, comme juridiction ordinaire de recours, des recours en matière pénale au sens de l'art. 78 de la loi sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF; RS 173.110); la qualité et les autres conditions pour interjeter recours sont déterminées par les art. 78 à 81 et 90 ss LTF. Le recours doit être formé dans les trente jours qui suivent la notification de l'expédition complète de l'arrêt attaqué.
Le recours doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14. Les mémoires doivent être remis au plus tard le dernier jour du délai, soit au Tribunal fédéral soit, à l'attention de ce dernier, à La Poste Suisse ou à une représentation diplomatique ou consulaire suisse (art. 48 al. 1 LTF).
P/21865/2017 | ÉTAT DE FRAIS |
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COUR DE JUSTICE
Selon le règlement du 22 décembre 2010 fixant le tarif des frais en matière pénale (E 4 10.03).
Débours (art. 2) | | |
- frais postaux | CHF | 60.00 |
Émoluments généraux (art. 4) | | |
- délivrance de copies (let. a) | CHF |
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- délivrance de copies (let. b) | CHF |
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- état de frais (let. h) | CHF | 75.00 |
Émoluments de la Chambre pénale de recours (art. 13) | | |
- décision sur recours (let. c) | CHF | 5'000.00 |
- | CHF |
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Total (Pour calculer : cliquer avec bouton de droite sur le montant total puis sur « mettre à jour les champs » ou cliquer sur le montant total et sur la touche F9) | CHF | 5'135.00 |