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Décisions | Chambre administrative de la Cour de justice Cour de droit public

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A/1185/2023

ATA/531/2024 du 30.04.2024 ( DIV ) , ADMIS

Descripteurs : ACTE MATÉRIEL;INTERPRÉTATION(SENS GÉNÉRAL);INTERPRÉTATION LITTÉRALE;INTERPRÉTATION HISTORIQUE;INTERPRÉTATION SYSTÉMATIQUE;PUBLICATION(EN GÉNÉRAL);REGISTRE FONCIER
Normes : LPA.4A; CC.970a.al1; LaCC.157; LDTR.45.al5; ORF.18; LIPAD.40.al1
Résumé : Admission d’un recours portant sur la modification par le département du territoire des modalités de publication des transactions immobilières sur les sites du registre foncier et de la FAO. La durée limitée de la publication à deux ans s’avère être contraire à la publication telle que prévue par la LaCC, laquelle ne prévoit pas de durée limitée. Le droit à l’oubli invoqué par le département pour limiter cette publication ne trouve pas application en l’espèce, s’agissant d’une loi spéciale réservée par le principe général. De surcroît, un temps d’oubli court se justifie d’autant moins que les données concernées, à savoir l’achat ou la vente d’un bien immobilier, ne sont pas associées à une situation embarrassante ou handicapante sur le plan social. Quant à la suppression de l’adresse de l’immeuble concerné par la transaction, elle n’est pas non plus conforme à la publication telle que prévue par le législateur. Elle ne répond à aucun but mais créée des difficultés dans le contrôle des acquisitions immobilières qu’est amenée à effectuer la recourante sur la base du droit de recours que lui octroie la LDTR. Le droit fédéral exige que chaque immeuble soit désigné de façon univoque, soit par la mention de la commune et par un numéro. L’art. 157 LaCC exigeant en plus du numéro d’immeuble, son lieu de situation, l’absence de publication de l’adresse ne permet pas de remplir cette double exigence de précision puisque l’indication de la commune est déjà nécessaire pour identifier l’immeuble de façon univoque, le numéro d’immeuble pouvant être identique dans plusieurs communes.
En fait
En droit
RÉPUBLIQUE ET CANTON DE GENÈVE

 

POUVOIR JUDICIAIRE

A/1185/2023-DIV ATA/531/2024

COUR DE JUSTICE

Chambre administrative

Arrêt du 30 avril 2024

 

dans la cause

 

ASSOCIATION GENEVOISE DES LOCATAIRES recourante
représentée par Me Romolo MOLO, avocat

contre

DÉPARTEMENT DU TERRITOIRE intimé

 



EN FAIT

A. a. Le 8 février 2023, l’ASSOCIATION GENEVOISE DES LOCATAIRES (ci‑après : ASLOCA) a interpellé le conseiller d’État en charge du département du territoire.

aa. Depuis plus d’un mois, le site Internet de l’office du registre foncier (ci‑après : RF), qui permettait l’accès aux transactions immobilières sur une durée de 20 ans, avait été supprimé et remplacé par un lien vers le site Internet de la Feuille officielle de la République et canton de Genève (ci-après : FAO). En outre, la FAO n’indiquait plus, comme par le passé, l’adresse des immeubles aliénés mais uniquement le numéro de parcelle, ce qui obligeait les citoyens à une recherche fastidieuse et surtout réduisait la transparence et la publicité des transactions. Ces deux mesures restreignaient les droits des locataires et étaient une entrave à la transparence et aux droits démocratiques.

Le département réalisait ainsi partiellement les vœux des milieux immobiliers auxquels le Conseil d’État avait donné suite par le PL 12607, sans consulter les organisations de locataires. Le Grand Conseil avait refusé ce projet de loi. Or, le département faisait fi de ce refus et mettait une partie du projet de loi en exécution de manière sournoise et subreptice.

ab. Elle avait eu l’occasion de relever par le passé, à propos du PL 12607, qu’à teneur de la jurisprudence du Tribunal fédéral, il appartenait notamment au locataire qui souhaitait faire examiner son droit à une diminution de loyer initial à l’aune du critère du rendement net de la chose louée de démontrer une acquisition faite durant les 30 années précédant l’entrée en vigueur du bail. Le locataire nouvellement entré dans un bien, qui souhaitait évaluer ses chances de succès sans entrer en litige avec son bailleur, et sans démarche administrative exigeante, devait pouvoir savoir si son logement avait fait l’objet d’une vente dans les 20 années précédentes, à tout le moins. Il pouvait alors le faire, moyennant une recherche informatisée simple, encore que (trop) chronophage – car les intervalles de recherche sur le site des publications foncières étaient de 60 jours –, sur une période de 20 ans pendant laquelle les informations étaient disponibles, ce qui exigeait de nombreuses manipulations, mais permettait au moins une information rapide. Or, le site de la FAO réduisait maintenant à deux ans la période durant laquelle les données étaient disponibles librement sur Internet.

ac. De même, la suppression de l’adresse des propriétés aliénées rendait plus difficile la prise de connaissance par un locataire du changement de propriété de l’immeuble où il habitait. Il était certes possible de remonter à l’adresse de l’immeuble aliéné moyennant consultation du numéro de parcelle, mais cela était fastidieux.

Elle invitait le département à rétablir sans délai la pratique pluridécennale précédemment suivie. Dans l’hypothèse où il refuserait, il était prié de rendre une décision susceptible de recours.

b. En l’absence de réponse du département, l’ASLOCA l’a relancé le 1er mars 2023. Un délai de huit jours lui était imparti pour rétablir la situation décrite dans son précédent courrier.

c. Le 20 mars 2023, le conseiller d’État en charge du département a répondu à l’ASLOCA.

La publication des acquisitions immobilières visait à favoriser la transparence du marché de l’immobilier et à lutter contre la spéculation immobilière. Cette publication devait ainsi persister pour répondre notamment aux besoins des locataires, mais également de tout autre administré, raison pour laquelle elle était toujours assurée par le biais du site Internet de la FAO.

Le choix du département de ne plus offrir la consultation de ces données sur le site Internet du RF avait néanmoins été inévitable pour des raisons techniques, juridiques et subsidiairement financières. Techniquement et financièrement, le droit du RF interdisait la possibilité de procéder par des appels en série au sens de l’art. 27 al. 2 de l’ordonnance sur le RF du 23 septembre 2011 (ORF - RS 211.432.1). Afin de répondre à cette exigence, il était devenu indispensable de modifier le site Internet de l’office du RF. Les développements qui auraient dû être réalisés sur un système informatique obsolescent représentaient un coût considérable alors même que la publication dans la FAO permettait de remédier à cette problématique. Un tel investissement ne pouvait ainsi être considéré comme prioritaire pour le département.

Le droit de la protection des données avait également considérablement modifié les conditions de publication de ces données. Le temps de mise à disposition de données personnelles sur le site Internet de la FAO avait été réduit à deux ans afin de respecter le droit à l’oubli des personnes concernées, tout en rendant ces données accessibles durant un délai raisonnable. Une telle condition s’appliquait tout autant au site Internet de l’office du RF. La consultation de données antérieures à ce délai restait toujours possible en sollicitant directement l’office du RF, comme pour toute demande en lien avec les données que cet office traitait, pour autant que cela réponde à un intérêt légitime.

d. Le 23 mars 2023, l’ASLOCA a interpellé l’office.

Selon la FAO du 10 mars 2023, deux immeubles avaient été vendus par A______ SA dans la commune de B______. Lorsque l’on se rendait sur le site Internet de l’office du RF et que l’on introduisait les numéros des parcelles concernées, apparaissait l’information « numéro de parcelle invalide ». Elle invitait dès lors l’office du RF à bien vouloir lui indiquer, sans frais, les adresses des parcelles concernées.

L’office du RF a répondu à l’ASLOCA que les parcelles mentionnées n’avaient pas encore été répertoriées sur le site Internet car elles résultaient d’une mutation parcellaire en cours de traitement. Les adresses des parcelles concernées pouvaient être obtenues gratuitement au guichet. Dans tous les cas, il était demandé de formuler sa demande en ligne via le lien qu’il indiquait.

e. Le 28 mars 2023, l’ASLOCA s’est une nouvelle fois adressée au conseiller d’État en charge du département.

Des considérations financières, dont le montant était ignoré, ne dispensaient pas le département d’appliquer la loi qui imposait la publication du lieu de situation de l’immeuble. La nouvelle pratique consistant à publier uniquement le numéro de parcelle, sans l’adresse, était fastidieuse pour le locataire désirant savoir si l’immeuble où il habitait avait été vendu. Elle rendait même cette démarche presque impossible car elle nécessitait pour chaque locataire de s’enquérir du numéro de parcelle de son immeuble. À cela s’ajoutait que la publication de la FAO comportait des renvois à des numéros de parcelle invalides. La décision contestable prise par le département rappelait l’affaire des fausses SIAL (sociétés immobilières d’actionnaires-locataires) pour laquelle elle avait dû intervenir.

B. a. Par acte du 3 avril 2023, l’ASLOCA a saisi la chambre administrative de la Cour de justice (ci-après : chambre administrative) d’une demande de mesures superprovisionnelles et provisionnelles et d’un recours contre le refus du département de rétablir la publication des acquisitions foncières conformes à la loi.

Elle a conclu principalement à ce qu'il soit ordonné au département de rétablir la publication des adresses des acquisitions foncières en plus des numéros de parcelles, tant dans la FAO que sur le site Internet du RF, de rétablir l’accès sur au moins 20 ans de la publication des acquisitions foncières, par période de 60 jours, sur le site Internet du RF et sur le site Internet de la FAO ; et à l'octroi d'une indemnité de procédure.

Elle était touchée dans ses droits, de manière directe et concrète, ce tant en lien avec la loi sur les démolitions, transformations et rénovations de maisons d'habitation (mesures de soutien en faveur des locataires et de l'emploi) du 25 janvier 1996 (LDTR - L 5 20) qu’en sa qualité de représentante des locataires‑sociétaires selon ses statuts. Le refus du département de rétablir la publication des adresses des acquisitions foncières, fondait donc subsidiairement son droit à obtenir un acte attaquable au sens de l’art. 4A de la loi sur la procédure administrative du 12 septembre 1985 (LPA - E 5 10) pour le cas où le refus du département ne serait pas une décision. Le refus du département de rétablir sa pratique antérieure était un déni de justice dès lors qu’elle avait fait valoir le caractère illicite de la suppression et la limitation de la publicité des acquisitions foncières.

La publication des seuls numéros de parcelles dans la FAO ne satisfaisait pas aux exigences de l’art. 157 de la loi d’application du code civil suisse et d’autres lois fédérales en matière civile (LaCC - E 1 05). L’art. 6 de la loi sur la FAO du 20 novembre 2013, qui prévoyait que la FAO était disponible gratuitement sur Internet pendant une durée de deux ans, était entré en vigueur le 1er janvier 2017. Cette disposition ne pouvait justifier la suppression de la publication des adresses, pas plus que le droit à l’oubli qui était en contradiction avec l’exercice par les locataires de leurs droits découlant notamment des art. 269 et 270 du Code civil suisse du 10 décembre 1907 (CC - RS 210).

b. Le 5 avril 2023, le juge délégué a, au vu de la matière concernée, imparti aux parties un délai au 28 avril 2023 pour se déterminer sur la compétence de la chambre administrative.

ba. Le 27 avril 2023, l’ASLOCA a maintenu que le courrier du 20 mars 2023 était une décision, le département ayant, d’une part, choisi de ne plus offrir la consultation des données litigieuses sur le site Internet du RF et, d’autre part, refusé de rétablir la pratique licite précédente. Elle a en outre reconnu la compétence de la chambre administrative en application tant de l’art. 132 de la loi sur l’organisation judiciaire du 26 septembre 2010 (LOJ - E 2 05) que de l’art 156 LaCC.

bb. Le 28 avril 2023, le département a contesté que son courrier du 20 mars 2023 fût une décision. Dans ce courrier, il s’était contenté de communiquer son positionnement relativement à un état de fait.

c. Au vu des échanges d’écritures précités, le juge délégué a informé les parties que la chambre administrative envisageait de statuer sur partie sur la recevabilité (acte attaquable notamment) et la compétence. Un nouveau délai au 19 mai 2023 leur était imparti.

ca. Le 15 mai 2023, l’ASLOCA a indiqué qu’elle acceptait que la chambre administrative se détermine quant à la recevabilité de la demande et quant à sa compétence en la matière.

cb. Le 17 mai 2023, le département, qui n’avait pas d’observations complémentaires à communiquer, a donné son accord quant au prononcé d'un arrêt sur partie.

d. Par arrêt sur partie du 17 octobre 2023, la chambre administrative s’est déclarée compétente pour statuer sur le recours de l’ASLOCA, lequel était recevable du point de vue de l’acte attaquable (ATA/1139/2023).

C. a. Le 11 janvier 2024, le département a déposé des observations, concluant au rejet du recours.

Les modalités d’accès aux publications des transactions immobilières étaient certes plus confortables sur le site du RF, mais l'ancienne interface contrevenait notamment à la protection des données et au droit à l’oubli, s’agissant aussi de la durée des publications.

Sous réserve d’une refonte complète du site, elle ne permettait pas de respecter les exigences posées par l’interdiction des appels en séries. Les publications sur le site Internet de la FAO devaient être considérées comme complètes, rien n’exigeait la publication des adresses.

b. Le 15 février 2024, l’ASLOCA s’est déterminée.

Les dispositions légales applicables n’avaient pas été modifiées. Un site payant analysait les transactions sur 20 ans.

L’élimination de la publication des adresses avait deux conséquences principales, rendre la recherche concernant un immeuble déterminé onéreuse et difficile. Elle rendait l’exercice de la surveillance de l’application de la LDTR sur plusieurs immeubles ou des abus tels que les SIAL frauduleuses. En effet, mémoriser les numéros de parcelles où des abus pouvaient survenir était très difficile, voire impossible pour une intelligence humaine. Ainsi la découverte des SIAL frauduleuses n’avait été possible que parce que les adresses étaient publiées. Il était apparu d’emblée que l’immeuble sis au C______datait du début du XXe siècle et n’avait pu avoir été soumis au régime SIAL dès sa construction.

La suppression de la publication des adresses rendait vaine l’exercice d’une partie importante des droits que le législateur avait conférés à l’ASLOCA en vue du contrôle de l’application de la LDTR. Seul le département et les notaires veillaient désormais à l’application de la loi. Or ces derniers étaient malheureusement parfois partie prenante des fraudes.

Il était irréaliste de prétendre que de nouveaux procédés frauduleux ne pourraient pas être inventés à l’avenir pour contourner l’application de la LDTR. L’ASLOCA, qui avait un droit propre de recours en matière d’application de cette loi, était particulièrement lésée par la restriction de l’information publique sur les transactions immobilières.

Elle répondait encore point par point aux arguments avancés par le département et persistait dans ses conclusions.

c. Le 12 mars 2024, le département a déposé des observations, persistant dans son argumentation et ses conclusions.

Il avait déposé une plainte pénale contre le site privé www.registrefoncier.com en été 2023 et pris des conclusions civiles en interdiction de l’exploitation du site Internet. La durée de publication de 20 ans était contraire à la loi.

La loi exigeait la publication du lieu de situation et non celle de l’adresse des immeubles. Celles-ci étaient disponibles sur le site du RF ou, en cas d’impossibilité comme en cas d’une mutation parcellaire, soit au guichet du RF soit par courrier en faisant valoir un intérêt légitime. Seules les informations complémentaires et officielles, pourvues de la foi publique, étaient facturées à raison de CHF 50.- d’émolument par extrait.

Les adresses faisaient partie d’un registre accessoire qui était tenu dans un but informatif, afin de faciliter l’utilisation du RF et n’en faisait pas partie au sens matériel, ne produisant aucun des effets du RF.

L’accès aux publications immobilières n’avait pas été réduit, si ce n’était sur le principe de la durée d’accès qui devait respecter les dispositions légales en vigueur, notamment le droit à l’oubli.

Le délai de traitement des demandes d’extrait n’était pas long. Un retard dû à la mise en place du guichet électronique était résorbé à ce jour. Un procédure urgente était possible.

d. Le 22 mars 2024, l’ASLOCA s’est déterminée, persistant dans ses conclusions.

L’exemple de l’immeuble sis D______, vendu à la découpe au mépris de la loi, avait échappé à l’ASLOCA en raison des difficultés à détecter les fraudes immobilières. Sans connaître l’adresse, il était quasiment impossible d’effectuer un contrôle efficace de la licéité des centaines de transactions publiées dans la FAO chaque mois.

La délégation d’une partie du contrôle de l’application de la LDTR aux notaires, en excluant en pratique toute possibilité d’un quelconque contrôle de la part de l’ASLOCA par le biais de la suppression de la publication des adresses, comportait un sérieux danger que de nouvelles fraudes ne soient pas décelées à l’avenir.

L’ASLOCA se trouvait seule à combattre ces procédés frauduleux, étant rappelé que dans les cas des SIAL frauduleuses, engagé à vaste échelle, le RF avait conclu par le biais du département au rejet de ses recours, sans succès. La pratique du département facilitait les procédés frauduleux. Invoquer le droit à l’oubli s’agissant d’acquisition de biens immobiliers était risible.

e. La cause a ensuite été gardée à juger, ce dont les parties ont été informées.

 

EN DROIT

1.             Le recours a été interjeté devant la juridiction compétente et dans les formes requises (art. 132 LOJ ; arrêt sur partie ATA/1139/2023 du 17 octobre 2023 ; art. 64 et 65 de la loi sur la procédure administrative du 12 septembre 1985 ‑ LPA ‑ E 5 10). Il a également été déposé en temps utile, par une association qui dispose d’un intérêt digne de protection (ATA/1139/2023 précité consid. 4.11 ; art. 62 al. 1 let. a LPA ; Thierry LARGEY, Le contrôle juridictionnel des actes matériels, AJP/PJA 1/2019 p. 72 et 73).

En conséquence, le recours est recevable.

2.             Le litige porte sur la conformité au droit des modalités de la publication des acquisitions de propriété immobilière mises en place par le département dès 2023.

2.1 Selon l’art. 970a al. 1 CC, les cantons peuvent prévoir que les acquisitions de propriété immobilière sont publiées.

La publication des transferts immobiliers avait été introduite au niveau fédéral lors de l’entrée en vigueur des arrêtés fédéraux urgents du 6 octobre 1989 visant à lutter contre la spéculation immobilière.

Dans le prolongement de ces arrêtés, l’art. 970a CC a été introduit par la loi du 4 octobre 1991, entrée en vigueur le 1er janvier 1994, laissant aux cantons l’appréciation de faire ou non usage de cette faculté au vu de la situation du marché immobilier sur son territoire et dans un but de transparence supplémentaire qu’était censée apporter cette mesure (Michel MOSSER, in Pascal PICHONNAZ/Bénédict FOËX/Denis PIOTET [éd.], Commentaire romand - Code civil II, 2e éd., 2016, n. 1 ad art. 970a CC).

2.2 Le canton de Genève a fait usage de cette faculté et, aux termes de la LaCC, les acquisitions de propriété immobilière sont publiées, dans la FAO et sur le site Internet de l’office du RF, dans un délai approprié (art. 157 al. 1 LaCC).

Selon l’art. 157 al. 2 La CC, la publication porte sur le numéro de l’immeuble, sa surface, sa nature et son lieu de situation ainsi que sur la nature des bâtiments mentionnés dans l’état descriptif (let. a) ; les noms et le domicile ou le siège des personnes morales qui aliènent la propriété et de celles qui l’acquièrent (let. b) ; la date de l’acquisition de la propriété par l’aliénateur (let. c) ; les parts de copropriété et de propriété par étage (let. d) ; la cause de l’acquisition (let. e) ; la contre‑prestation exprimée en francs dans l’acte. Si des prestations accessoires ou en nature sont prévues dans le contrat, leur existence est indiquée dans la publication sans autres informations sur leur contenu (let. f).

3.             Deux questions liées à l’interprétation de l’art. 157 LaCC se posent en l’espèce.

D’une part, cette disposition prévoit-elle une durée de publication illimitée et, d’autre part, le lieu de situation de l’immeuble renvoie-t-il à l’adresse de la parcelle ou uniquement à la commune de situation de celle-ci ?

3.1 Selon une jurisprudence constante du Tribunal fédéral, la loi s’interprète en premier lieu selon sa lettre (interprétation littérale). Si le texte légal n’est pas absolument clair, si plusieurs interprétations de celui-ci sont possibles, le juge recherchera la véritable portée de la norme en la dégageant de sa relation avec d’autres dispositions légales, de son contexte (interprétation systématique), du but poursuivi, de son esprit, ainsi que des valeurs sur lesquelles elle repose, singulièrement de l’intérêt protégé (interprétation téléologique), ainsi que de la volonté du législateur telle qu’elle ressort notamment des travaux préparatoires (interprétation historique) (ATF 148 II 299 consid. 7.1 ; arrêt du Tribunal fédéral 8C_293/2022 du 20 janvier 2023 consid. 5.1 ; ATA/182/2023 du 28 février 2023 consid. 5.4). Le Tribunal fédéral adopte une position pragmatique en suivant ces différentes interprétations, sans les soumettre à un ordre de priorité (ATF 147 III 78 consid. 6.4). Il ne se fonde sur la compréhension littérale du texte que s’il en découle sans ambiguïté une solution matériellement juste (ATF 146 IV 249 consid. 1.3). Enfin, si plusieurs interprétations sont admissibles, il faut choisir celle qui est conforme à la Constitution (ATF 144 III 58 consid. 4.1.3.1) ou plus généralement au droit supérieur (ATF 147 IV 182 consid. 2.1).

Selon la jurisprudence du Tribunal fédéral, le juge est, en principe, lié par un texte légal clair et sans équivoque. Ce principe n’est cependant pas absolu. En effet, il est possible que la lettre d’une norme ne corresponde pas à son sens véritable. Ainsi, l’autorité qui applique le droit ne peut s’en écarter que s’il existe des motifs objectifs de penser que le texte ne correspond pas en tous points au sens véritable de la disposition visée. De tels motifs peuvent résulter des travaux préparatoires, du fondement et du but de la prescription en cause, ainsi que de sa relation avec d’autres dispositions (ATF 147 V 242 consid. 7.2 ; arrêt du Tribunal fédéral 9C_776/2020 du 7 juillet 2022 consid. 8.1 ; ATA/573/2022 du 31 mai 2022 consid. 6a).

S’agissant plus spécialement des travaux préparatoires, bien qu’ils ne soient pas directement déterminants pour l’interprétation et ne lient pas le juge, ils ne sont pas dénués d’intérêt et peuvent s’avérer utiles pour dégager le sens d’une norme (ATF 146 V 87 consid. 7.2.2). Les travaux préparatoires ne seront toutefois pris en considération que s’ils donnent une réponse claire à une disposition légale ambiguë et qu’ils ont trouvé expression dans le texte de la loi (ATF 122 III 469 consid. 5a ; arrêt du Tribunal fédéral 2C_939/2011 du 7 août 2012 consid. 4).

3.2 En l’espèce, le département estime d’abord que la disposition permet de renoncer à l’une des deux publications mentionnées dans la disposition, soit le site du RF, par renvoi informatique direct sur le site de la FAO.

Force est de constater que la disposition légale applicable n’a pas été modifiée depuis l’adoption, le 11 octobre 2012, de la LaCC, entrée en vigueur le 1er janvier 2013, si ce n’est à deux reprises pour modifier la dénomination du site Internet concerné : site Internet du RF ou site Internet de l’office du RF.

Sa teneur est similaire, en ce qui concerne les modalités de la publication et la mention du lieu de situation et du numéro de l’immeuble, à celle de l’art. 171A de l’ancienne LaCC, adopté le 27 mai 2011, entrée en vigueur le 4 août 2011.

Le principe de la publication existait également dans la LaCC du 7 mai 1981 (art. 102 aLaCC), jusqu’à l’adoption de la loi du 28 novembre 2010, entrée en vigueur le 1er janvier 2011, qui ne prévoyait plus la publication des acquisitions foncières. Lors de l’adoption de l’art. 171A aLaCC, les initiateurs du projet de loi ont mentionné que cette disposition avait été oubliée lors de l’adoption de la LaCC du 28 novembre 2010 dans le cadre des adaptations nécessaires liées à l’entrée en vigueur du nouveau Code de procédure civile fédéral (Exposé des motifs PL 10783).

En outre, cette teneur n’a pas été modifiée – sur les points qui concernent le litige – depuis le 4 août 2011, la publication sur le site du RF permettant, avant le changement de pratique, de consulter les transactions depuis 1994.

Il faut relever qu’une tentative de supprimer la publication des acquisitions foncières a été rejetée par le Grand Conseil le 25 novembre 2010 (PL 10481-A). La suppression de la double publication, dans la FAO et sur le site de l’office du RF, a également été discutée mais abandonnée par le Grand Conseil dans le cadre de l’adoption de l’art. 157 LaCC dans sa teneur actuelle (MGC 2011-2012 XII A 14371 et D/67 6209), les députés ayant, à cette occasion, soulevé la question de la durée de la publication en lien avec la publication sur Internet et celle dans la FAO dans son édition papier.

Plus récemment, une nouvelle proposition de suppression de la publication sur le site de l’office du RF émanant du Conseil d’État a été discutée par le Grand Conseil dans le cadre d’un projet de loi prévoyant une publication unique sur le site de la FAO (PL 12607-A du 5 août 2020). Les débats ont porté sur la question de la double publication en lien avec le site de la FAO, dont la version papier avait été abandonnée depuis l’adoption de la LaCC. Sur le site du RF, aucune limite de durée de publication n’existait alors que celui de la FAO limitait ses publications à deux ans. Le souhait du Conseil d’État était de limiter la publication au site de la FAO pour limiter la durée de la publication et en raison de contraintes techniques liées au site de l’office du RF, lequel était obsolète.

À cette occasion, la commission judiciaire et de la police a émis le souhait que les informations publiées restent accessibles indéfiniment sur le RF. La commission a notamment relevé que le délai utile pour se prévaloir du droit à la diminution du loyer était de 30 ans et qu’ainsi, faisant la pesée des intérêts en présence, sa majorité refusait d’entrer en matière sur ce projet de loi. Le Grand Conseil, suivant l’avis de la majorité de la commission judiciaire et de la police, a rejeté le projet de loi en premier débat, par 69 non contre 25 oui, le 11 novembre 2021 (PL 12607).

3.3 Il découle de ce qui précède que l’art. 157 LaCC dans sa teneur actuelle reflète clairement la volonté du législateur, notamment s’agissant de la durée des publications qu’il n’a pas voulu réduire à deux ans.

La discussion à ce sujet incluant celle sur la pesée des intérêts en jeu a déjà été menée devant le parlement cantonal à plusieurs reprises, et notamment récemment dans le cadre du projet du Conseil d’État précité visant à supprimer la publication sur le site de l’office du RF (PL 12607). Le département a toutefois procédé à cette suppression, qui venait d’être refusée par le parlement, en effectuant le changement de pratique litigieux. L’adoption de modalités de publications par le département restreignant celles-ci, apparaît ainsi contraire à la volonté du législateur en la matière.

S’agissant de permettre une plus grande transparence des acquisitions immobilières en vue de permettre de lutter contre la spéculation immobilière ou d’abus tels que ceux liés à l’utilisation frauduleuse des SIAL par exemple, la réduction à deux ans des publications contrevient au but voulu par le législateur lors de l’adoption de cette disposition.

Pour ce motif déjà, les modalités de publications actuelles, soit un renvoi informatique du site de l’office du RF sur le site Internet de la FAO, limitant de fait la consultation des publications à deux ans, apparaît contraire à l’art. 157 al. 1 LaCC, lequel ne contient pas de limitation, notamment par le maintien de la publication sur deux sites distincts, dont l’un n’a pas de limite dans la durée de la publication.

3.4 Dans ce cadre, le département fait grand cas du droit à l’oubli qui justifierait la limitation des publications à deux ans.

Or, cet argument fondé sur un principe général ne peut être suivi en l’espèce. En effet, la loi sur l’information du public, l’accès aux documents et la protection des données personnelles du 5 octobre 2001 (LIPAD ‑ A 2 08) qui régit l’information relative aux activités des institutions et la protection des données personnelles et qui a notamment pour but de protéger les droits fondamentaux des personnes physiques ou morales de droit privé quant aux données personnelles les concernant, prévoit expressément que la destruction des données personnelles par les institutions publiques est subordonnée à l’absence d’une obligation de conservation qui découlerait d’une autre loi (art. 40 al. 1 LIPAD). Dans le cas d’espèce, comme vu ci-dessus, l’art. 157 LaCC prévoit une publication sans limitation. De surcroît, un « temps d'oubli » court se justifie d'autant moins que les données concernées, à savoir l'achat ou la vente d'un bien immobilier, ne sont pas associées à une situation embarrassante ou handicapante sur le plan social.

En conséquence, il appert que l’abandon de la publication sur le site de l’office du RF qui, bien que peu pratique à l’usage en raison de la limitation des recherches à 62 jours par recherche (mais non limité dans le temps) et son remplacement par un simple lien informatique sur le site Internet de la FAO, ne peut être considéré comme conforme à l’art. 157 LaCC.

4.             Reste à examiner la seconde question, soit si la notion de « lieu de situation » permet de renoncer à l’adresse complète (rue et numéro) de l’immeuble, comme indiquée jusqu’au changement de pratique, en limitant l’indication à la commune concernée.

4.1 Le département estime que l’adresse de l’immeuble pouvant être trouvée sur le site du RF notamment, la publication de l’adresse n’est pas nécessaire pour satisfaire aux réquisits de l’art. 157 LaCC ; la notion du « lieu de situation » au sens de cette disposition étant celle de la commune.

4.2 La recourante, en revanche, énonce les difficultés rencontrées dans le contrôle qu’elle est amenée à effectuer sur la base du droit de recours que lui octroie l’art. 45 al. 5 LDTR (ATA/1107/2023 précité consid. 2.4), en relation avec l’absence d’indication de l’adresse dans la publication.

4.3 La disposition litigieuse prévoit expressément la publication du « lieu de situation » de l’immeuble, en plus du numéro de celui-ci, ce qui n’est pas contesté.

S’agissant du contenu de la publication, il faut retenir que le législateur n’a pas apporté de modifications à l’art. 157 LaCC, alors qu’il a examiné cette disposition ou celles adoptées avant elle ayant la même teneur, à plusieurs reprises, comme vu ci-dessus.

En outre, la suppression de l’adresse, qui était publiée jusque-là par le département, ne semble poursuivre aucun but particulier, le département indiquant uniquement que les adresses faisant partie d’un registre accessoire du RF, elles n’ont pas le bénéfice de la foi publique et que l’indication de la commune suffit à remplir l’exigence de l’indication du « lieu de situation ».

Selon les exigences du droit fédéral, chaque immeuble du pays doit être désigné de manière univoque. Cette condition est remplie par la mention de la commune et d’un numéro d’immeuble, comme l’indique l’art. 18 ORF.

Ceci permet de retenir que l’identification univoque d’un immeuble implique non seulement l’indication de son numéro mais aussi celui de la commune, un même numéro étant attribué à différents immeubles sis dans différentes communes. De ce fait, l’exigence du lieu de situation que prévoit l’art. 157 LaCC, en plus du numéro de l’immeuble, n’a de sens que si elle concerne l’adresse de l’immeuble, précision nécessaire puisque l’indication de la commune est déjà contenue de fait dans l’identification univoque de l’immeuble.

4.4 En ne publiant que le numéro de l’immeuble concerné et le nom de la commune, le département ne se conforme donc pas à l’exigence de la publication du « lieu de situation » au sens de l’art. 157 al. 1 LaCC.

En conséquence, le recours doit également être admis s’agissant du changement de pratique consistant à ne plus indiquer l’adresse de l’immeuble concerné, en plus de son numéro et des autres indications requises par la loi dans la publication faite par le département sur la base de l’art. 157 LaCC.

L’admission du recours implique que les publications auxquelles le département doit procéder en vertu de l’art. 157 LaCC doivent contenir l’adresse de l’immeuble concerné et leur consultation doit être rendue possible sur un site Internet de façon illimitée dans le temps.

5.             Vu l’issue du litige, aucun émolument ne sera mis à la charge de la recourante (art. 87 al. 1 LPA) et il lui sera alloué une indemnité de procédure de CHF 2'000.-, à la charge de l’État de Genève (art. 87 al. 2 LPA).

 

* * * * *

PAR CES MOTIFS
LA CHAMBRE ADMINISTRATIVE

à la forme :

déclare recevable le recours interjeté le 3 avril 2023 par l’ASSOCIATION GENEVOISE DES LOCATAIRES (ASLOCA) contre le courrier du 20 mars 2023 du département du territoire ;

au fond :

l’admet ;

ordonne au département de procéder aux publications faites en vertu de l’art. 157 LaCC en mentionnant l’adresse de l’immeuble concerné, la consultation de ces publications devant de plus être rendue possible sur un site Internet de façon illimitée dans le temps ;

dit qu’il n’est pas perçu d’émolument ;

alloue une indemnité de procédure de CHF 2’000.- à l’ASSOCIATION GENEVOISE DES LOCATAIRES, à la charge de l’État de Genève ;

dit que, conformément aux art. 82 ss de la loi fédérale sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF - RS 173.110), le présent arrêt peut être porté dans les trente jours qui suivent sa notification par-devant le Tribunal fédéral, par la voie du recours en matière de droit public ; le mémoire de recours doit indiquer les conclusions, motifs et moyens de preuve et porter la signature du recourant ou de son mandataire ; il doit être adressé au Tribunal fédéral suisse, av. du Tribunal fédéral 29, 1000 Lausanne 14, par voie postale ou par voie électronique aux conditions de l’art. 42 LTF. Le présent arrêt et les pièces en possession du recourant, invoquées comme moyens de preuve, doivent être joints à l’envoi ;

communique le présent arrêt à Me Romolo MOLO, avocat de la recourante, ainsi qu'au département du territoire.

Siégeant : Francine PAYOT ZEN-RUFFINEN, présidente, Florence KRAUSKOPF, Jean-Marc VERNIORY, Patrick CHENAUX, Eleanor McGREGOR, juges.

Au nom de la chambre administrative :

la greffière-juriste :

 

 

M. RODRIGUEZ ELLWANGER

 

 

la présidente siégeant :

 

 

F. PAYOT ZEN-RUFFINEN

 

Copie conforme de cet arrêt a été communiquée aux parties.

 

Genève, le 

 

 

 

 

la greffière :