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Décisions | Chambre pénale de recours

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P/21431/2020

ACPR/502/2024 du 10.07.2024 ( MP ) , ADMIS

Descripteurs : MESURE DE CONTRAINTE(PROCÉDURE PÉNALE);PROPORTIONNALITÉ;SÉQUESTRE(MESURE PROVISIONNELLE);ILLICÉITÉ;SUPPRESSION(EN GÉNÉRAL);MINIMUM VITAL
Normes : CPP.197; CPP.263; CPP.267

république et

canton de Genève

POUVOIR JUDICIAIRE

P/21431/2020 ACPR/502/2024

COUR DE JUSTICE

Chambre pénale de recours

Arrêt du mercredi 10 juillet 2024

 

Entre

A______ SA et B______ SA, toutes deux représentées par Me C______, avocat,

recourantes,


contre les motivations rendues le 30 janvier 2024 par le Ministère public sur décisions de levées partielles de séquestre,

et

D______, représenté par Mes David BITTON et Yves KLEIN, avocats, MONFRINI BITTON KLEIN, place du Molard 3, 1204 Genève,

LE MINISTÈRE PUBLIC de la République et canton de Genève, route de Chancy 6B, 1213 Petit-Lancy, case postale 3565, 1211 Genève 3,

intimés.


EN FAIT :

A. a. Par trois courriers du 30 janvier 2024, communiqués par pli simple, le Ministère public a motivé ses précédentes décisions en levée partielle de séquestre des 11 octobre 2021, 4 avril et 24 octobre 2022.

b. Par trois actes séparés, déposés le 7 février 2024, A______ SA et B______ SA recourent contre "ces décisions" et contre celles "de levée partielle de séquestre si celle[s]-ci ne devai[en]t pas déjà avoir été annulée[s]".

Elles concluent, sous suite de frais et dépens, principalement à l'annulation de toutes ces décisions et à ce qu'il soit ordonné au Ministère public de "prendre toute mesure conservatoire, y compris d'ordonner de nouveaux séquestres, sur les actifs de D______, mobiliers et immobiliers, en Suisse et à l'étranger, à hauteur des montants libérés mais à tout le moins à hauteur de EUR 1'724'904'91"; subsidiairement au constat de l'illicéité de ces décisions.

c. Les recourantes ont versé les sûretés en CHF 3'000.- au total qui leur étaient réclamées par la Direction de la procédure.

B. Les faits pertinents suivants ressortent du dossier :

Contexte

a. Le 25 novembre 2020, les sociétés A______ SA et B______ SA ont déposé plainte contre D______, résident monégasque.

En substance, ce dernier avait reçu comme mandat de leur part, avec pleins pouvoirs de représentation, de sélectionner des immeubles de premier choix dans le centre de Genève, d'en négocier les prix puis de structurer les opérations d'achats, en y investissant lui-même, de manière minoritaire. Dans ce contexte, entre 2018 et 2019, il leur avait proposé d'acquérir des immeubles sis rue 1______ et un autre sis rue 2______. Elles avaient découvert, par la suite, que les montants versés pour l'achat de ces biens immobiliers, soit plus d'une centaine de millions de francs suisses, étaient presque deux fois plus élevés que les prix payés par leur précédent acquéreur, E______, société holding luxembourgeoise, qui les avait pourtant achetés quelques mois seulement avant leur revente. D______ avait non seulement caché cette information, mais également perçu une importante rémunération de la part des actionnaires de E______.

b.a. Sur ordre de dépôt du 20 novembre 2020, [la banque] F______ (SUISSE) (ci-après : F______) a communiqué au Ministère public une liste comprenant toutes les relations pour lesquelles D______ apparaissait comme titulaire, ayant droit ou fondé de procuration. Ladite liste en comprend deux dont le précité est directement titulaire (nos 3______ et 4______).

b.b. Selon l'état des avoirs au 31 décembre 2020 transmis par F______, la relation no 4______ affichait un "Total Fortune de placement" de CHF 1'394'810.-,
incluant CHF 759'320.- repartis entre deux comptes courants (nos 4______-41 et 4______-41-1).

La relation no 3______ présentait un solde de CHF 685.-.

c.a. Par demande d'entraide du 30 juin 2021, complétée le 4 août suivant, le Ministère public a requis du Parquet Général de Monaco le blocage de deux comptes dont D______ était titulaire auprès de la banque G______ (MONACO) (ci-après : G______), ainsi que tout autre compte dont le précité serait titulaire, ayant droit économique ou fondé de procuration auprès de cet établissement.

Le Ministère public a justifié sa demande par le fait qu'il ressortait des éléments au dossier que D______ avait perçu sur lesdits comptes, les 7 décembre 2018 et 4 juillet 2019, des "commissions litigieuses", soit respectivement CHF 7'900'000.- et CHF 7'956'000.-.

c.b. Les autorités monégasques ont confirmé le blocage des deux comptes concernés, lesquels affichaient un solde, au 16 juillet 2021, de CHF 202'279.81 et CHF 137'312.96, soit CHF 339'592.77 au total.

Deux autres comptes ouverts en les livres de G______, dont D______ était titulaire, ont également été bloqués, soit le n° 5______, compte principal auquel étaient rattachés les deux précités, présentant un solde de CHF 10'256'122.63 au 13 août 2021, et le n° 6______, présentant un solde de EUR 264'904.91 à cette même date.

c.c. Parmi la documentation bancaire obtenue par le Ministère public figurait un dossier "Know Your Costumer" établi par la banque en lien avec le compte n° 5______. Il en ressort les éléments suivants:

- la raison derrière l'ouverture de ce compte était pour différencier "son compte de dépenses courantes et son compte d'investissement";

- les revenus de D______ proviendraient du parc immobilier de la famille et de sa location, ainsi que des revenus générés par ses actifs financiers;

- sa fortune était estimée à environ EUR 150 millions, dont EUR 3 millions d'actifs financiers, avec des revenus annuels approximatifs de EUR 1 million;

- il détenait d'autres comptes en banque à H______ [Royaume-Uni] et à F______ à Genève.

d. Lors de son unique audition, D______ a, le 10 novembre 2021, contesté les charges. Il avait bien perçu une commission d'environ CHF 7.5 millions mais celle-ci avait été valablement négociée avec les vendeurs des biens immobiliers.

Levées partielles des séquestres

e.a. Le 7 octobre 2021, D______ a sollicité du Ministère public la levée partielle des séquestres affectant ses comptes auprès de G______.

Le blocage de ses avoirs l'empêchait de régler ses dépenses mensuelles, lesquelles étaient auparavant couvertes par les revenus dégagés par la gestion de ses portefeuilles. Il ne disposait d'aucun autre compte, à Monaco ou à l'étranger, pour s'en acquitter.

À propos de ces frais courants, il a exposé être titulaire de quatre contrats de bail à Monaco. Le premier portait sur l'appartement où il était domicilié, au loyer annuel de EUR 259'000.-, plus EUR 12'000.- de charges et EUR 10'600.- de parking, dont l'échéance arrivait au 30 avril 2022. Il avait d'ores et déjà réglé l'intégralité du loyer jusqu'à ce terme mais le contrat devait être renouvelé et l'avenant proposé augmentait le loyer annuel à EUR 263'000.-, dont il devait payer la moitié (charges comprises), soit EUR 142'602.-. Pour un studio qu'il utilisait comme bureau, dont il avait résilié le bail, des loyers restaient en souffrance pour EUR 17'328.08. Il était encore locataire de deux places de parking, aux loyers annuels de EUR 821.- et EUR 689.77.

Ses factures d'eau (EUR 355.73), d'électricité (EUR 645.45 [domicile] + EUR 65.- [parking] + EUR 62.69 [bureau]) et de télécommunications (EUR 319.92 [domicile] + EUR 69.96 [bureau]) étaient auparavant débitées directement de son compte bancaire à Monaco. Faute de paiement, les prestataires menaçaient de cesser leurs services. En outre, ses primes d'assurances (EUR 979.- [RC ménage] + EUR 1'320.- [véhicule] + EUR 9.99 [multimédia]) étaient arrivées à échéance ou sur le point de l'être.

L'estimation de ses dépenses mensuelles se détaillait de la manière suivante:

Parking

EUR 821.-

Parking

EUR 689.77

Ecolage

EUR 2'141.67

Frais divers scolarité

EUR 250.-

Entretien, taxes

EUR 375.-


Conciergerie, entretien, taxes


EUR 393.33

Aide-ménagère

EUR 900.-

Nourriture, ménage, etc.

EUR 4'000.-

Médecins

EUR 800.-

Essence, péages, etc.

EUR 500.-

Associations, clubs, sports

EUR 1'500.-

Avions, hôtels, etc.

EUR 2'000.-

Fiduciaire, avocats

EUR 7'500.-

Divers & imprévus

EUR 2'500.-

 

 

Soit un total de "EUR 25'316'58" [recte: EUR 24'370.77]. À cela s'ajoutaient plusieurs autres factures devant être réglées "d'urgence", relatives par exemple à la Bar Mitzvah de sa fille (EUR 27'329.20 et EUR 31'827.-), à l'achat d'un tapis (EUR 1'167.53) ou encore ses cartes de crédit (EUR 17'196.79, EUR 6'913.77 et EUR 2'912.54). Son avocat lui avait en outre présenté une demande de provision de EUR 200'000.- qu'il n'avait pas pu honorer.

Il sollicitait ainsi la levée du séquestre visant son compte courant no 6______, le transfert unique sur celui-ci d'un montant de EUR 284'509.72 depuis son compte portefeuille n5______, et, selon ces mêmes modalités, le transfert mensuel, durant six mois, de EUR 25'000.-.

e.b. Le 11 octobre 2021, le Ministère public a adressé un courrier aux autorités monégasques. Il entendait autoriser la demande de D______ et les priait donc de procéder à la levée du séquestre du compte courant no 6______, le transfert de EUR 100'000.- par débit du compte portefeuille no 5______ en faveur dudit compte courant et le transfert mensuel de EUR 25'000.-, sur la même relation, pour une durée de six mois.

f.a. Le 1er avril 2022, D______ a, derechef, sollicité une levée partielle du séquestre de ses comptes. Le transfert mensuel de EUR 25'000.- allait devenir insuffisant pour ses dépenses courantes nécessaires, lesquelles allaient s'élever à CHF 50'000.-. Par ailleurs, pour pouvoir demander le renouvellement de sa carte de séjour monégasque, il devait être en mesure d'établir qu'il disposait a minima de EUR 500'000.- dans un établissement bancaire de la Principauté. Il devait également régler la provision de EUR 200'000.- demandée par son conseil et régler la facture de son gérant de fortune (EUR 60'000.-). Le Ministère public devait ainsi autoriser, selon les mêmes modalités que précédemment, le transfert mensuel de EUR 50'000.- pour une durée de six mois et les transferts uniques de EUR 500'000.- et EUR 260'000.-.

f.b. Le 4 avril 2022, le Ministère public a adressé un courrier aux autorités monégasques ordonnant la gestion conservatrice, par G______, de toutes les rubriques des comptes nos 6______ et 5______, le transfert mensuel de EUR 25'000.-, selon les mêmes modalités que précitées, pour une nouvelle durée de six mois et le transfert de EUR 500'000.- et EUR 260'000.- du compte no 5______ vers le compte no 6______.

g.a. Le 19 octobre 2022, D______ a requis du Ministère public le transfert mensuel de EUR 50'000.- pour une nouvelle durée de six mois et, derechef, le transfert "unique" de EUR 260'000.-.

g.b. Le 24 suivant, le Ministère public a adressé un courrier aux autorités monégasques ordonnant la prolongation, pour une nouvelle durée de six mois, des transferts mensuels de EUR 25'000.-. S'adressant au prévenu, il a relevé que le montant de EUR 260'000.- sollicité était constitué des mêmes postes que ceux allégués au printemps précédent. Ces paiements n'étaient ainsi pas autorisés.

Au total, le Ministère public a ordonné la levée des séquestres à hauteur de EUR 1'310'000.-.

Éléments procéduraux

h. Le 21 juin 2023, A______ SA et B______ SA ont déposé trois recours contre chacune des décisions du Ministère public ordonnant la levée partielle des séquestres (cf. B. e, f et g supra), dont elles avaient pris connaissance intégralement pour la première fois après le dépôt de leurs actes. Elles concluaient, à titre subsidiaire, au constat de l'illicéité de ces décisions.

i. Dans ses observations sur ces recours, le Ministère public a principalement soutenu leur irrecevabilité, en raison de leur tardivité.

j. Par arrêt du 22 décembre 2023 (ACPR/1000/2023), la Chambre de céans a admis la recevabilité des recours. Sur le fond, les explications lacunaires du Ministère public ne permettaient pas d'examiner le bien-fondé ou non des décisions litigieuses. La cause lui a été renvoyée pour motivation.

C. a. Dans sa motivation de la levée partielle de séquestre du 11 octobre 2021, le Ministère public explique que le blocage des avoirs de D______ à Monaco avait causé la liquidation des portefeuilles de ce dernier, le privant de revenus mensuels de l'ordre de EUR 50'000.-. D______ avait justifié, pièces à l'appui, de EUR 466'499.32 de factures ouvertes et d'environ EUR 25'000.- de dépenses courantes par mois. Compte tenu de la somme totale bloquée alors, il avait estimé pouvoir donner partiellement suite à la requête tout en respectant le principe de la proportionnalité.

b. Dans celle relative à la levée partielle de séquestre du 4 avril 2022, le Ministère public soutient que, compte tenu des explications de D______ dans sa requête du 1er avril 2022, il pouvait là aussi donner partiellement suite à celle-ci.

c. La motivation de la levée partielle de séquestre du 24 octobre 2022 est substantiellement la même que les deux précédentes.

D. a. Dans leurs recours, similaires sous réserve de quelques adaptations, notamment de forme, A______ SA et B______ SA font grief au Ministère public d'avoir insuffisamment motivé ses décisions. L'autorité intimée n'invoquait aucune règle juridique applicable pour justifier la libération des fonds séquestrés, se limitant à qualifier de proportionnés ses choix de restituer à D______ une partie du produit de l'infraction. Il n'était également fait aucune mention de l'autorisation donnée à la banque de gérer les comptes en cause.

Le Ministère public avait, en outre, établi les faits de manière incomplète et/ou erronée. D______ n'avait pas démontré ses charges courantes, se bornant à des estimations pour certains postes, sans produire de document pour les attester. Il n'était également pas avéré que le précité aurait auparavant disposé de revenus de EUR 50'000.- pour s'acquitter de ses dépenses mensuelles, ni qu'il utilisait son compte monégasque pour s'en acquitter. La nécessité de posséder EUR 500'000.- sur un compte bancaire pour renouveler sa carte de séjour reposait sur un extrait d'un site internet sans valeur officielle ni force probante. Par ailleurs, les autres frais allégués par D______, comme par exemple des factures relatives à la Bar Mitzvah de sa fille, ne pouvaient pas être considérées comme des charges courantes. Il ressortait enfin de la procédure que le précité disposait d'autres moyens pour s'acquitter de ses charges courantes, comme son compte à F______, sur lequel se trouvaient plus d'un million de francs.

Les décisions querellées étaient contraires aux art. 267, 268 CPP et 73 CP. Les fonds séquestrés auprès de G______ constituaient "à n'en pas douter" le produit des infractions reprochées à D______, dans la mesure où ils provenaient directement des commissions perçues par ce dernier. À l'origine, les avoirs saisis ne couvraient d'ailleurs pas l'entier desdites commissions et le séquestre, conservatoire, ne pouvait être levé qu'en respectant le principe de la proportionnalité. Or, tel n'était pas le cas. Les décisions querellées avaient été rendues alors que D______ n'avait été entendu qu'à une seule reprise, sans que les soupçons à son encontre n'en soient diminués. Ce dernier n'avait pas non plus démontré que ses conditions minimales d'existence seraient en péril. Les montants libérés étaient, de toute façon, bien supérieurs aux critères protégés par l'art. 12 Cst. et le prévenu disposait d'une fortune conséquente.

b. Le Ministère public conclut à l'irrecevabilité des recours et confirme, au surplus, la teneur de ses décisions. Il s'en rapporte à justice sur "la recevabilité d'un recours sur la motivation de sa décision".

c. D______ produit copie de ses déterminations déjà versées à l'instruction, dans lesquelles il plaide pour le classement de l'entier de la procédure, et requiert la suspension de la procédure de recours jusqu'à droit jugé sur cette requête.

d. A______ SA et B______ contestent le bien-fondé du classement et s'opposent à la suspension de la procédure de recours.

e. D______ a dupliqué.

EN DROIT :

1.             1.1. Les recours ont été interjetés selon la forme et dans le délai prescrits (art. 385 al. 1 et 396 al. 1 CPP). Ils concernent des décisions de levée de séquestre sujettes à recours auprès de la Chambre de céans (art. 393 al. 1 let. a CPP; ATF 140 IV 57 consid. 2.3 et 2.4; arrêt du Tribunal fédéral 6B_900/2018 du 27 septembre 2019 consid. 2.2.3).

Le Ministère public évoque l'éventuelle irrecevabilité des recours contre ses décisions motivant les levées de séquestre antérieures. Or, dans son précédent arrêt ACPR/1000/2023, la Chambre de céans a estimé, faute de motivation suffisante des décisions querellées – en violation du droit d'être entendu des recourantes –, ne pas pouvoir statuer sur les recours contre les levées de séquestre et a renvoyé la cause au Ministère public pour qu'il les motive. Les recours contre ces nouvelles décisions, motivées, sont donc recevables et la Chambre de céans peut désormais entrer en matière sur les griefs contre lesdites levées.

1.2. La qualité pour agir des recourantes, plaignantes (art. 104 al. 1 let. b CPP), a d'ores et déjà été admise (ACPR/1000/2023).

1.3. Conformément aux considérations développées dans le précédent arrêt de la Chambre de céans (ACPR/1000/2023), les conclusions des recourantes en annulation des décisions querellées, motivant celles des 11 octobre 2021, 4 avril et 24 octobre 2022, sont sans objet, les levées partielles de séquestre litigieuses ayant, en effet, d'ores et déjà été ordonnées et exécutées.

En revanche, un intérêt à la constatation de l'illicéité peut, a priori, entrer en considération (arrêts du Tribunal fédéral 1B_550/2021 du 13 janvier 2022 consid. 3.2; 1B_275/2020 du 22 septembre 2020 consid. 3.2; ACPR/217/2019 du 18 mars 2019 consid 1.2.2).

Sur ce volet, les recours sont recevables.

2.             Vu leur connexité évidente, les trois recours seront joints et traités en un seul arrêt.

3.             Les recourantes dénoncent une constatation erronée des faits (art. 393 al. 2 let. b CPP). Dès lors que la Chambre de céans jouit d'un plein pouvoir de cognition en droit et en fait (art. 393 al. 2 CPP; ATF 137 I 195 consid. 2.3.2 ; arrêt du Tribunal fédéral 6B_868/2016 du 9 juin 2017 consid. 3.1), les éventuelles constatations incomplètes ou inexactes du Ministère public auront été corrigées en tant que de besoin dans l'état de fait établi ci-devant.

Partant, ce grief sera rejeté.

4.             Les recourants font grief au Ministère public d'avoir, dans les décisions querellées, insuffisamment motivé ses décisions en levée partielle des séquestres.

4.1. Le droit d'être entendu de l'art. 29 al. 2 Cst. comprend l'obligation pour l'autorité de motiver sa décision, afin que l'intéressé puisse se rendre compte de la portée de celle-ci et exercer son droit de recours à bon escient (ATF 142 I 135 consid. 2.1). Pour satisfaire à ces exigences, il suffit que l'autorité mentionne, au moins brièvement, les motifs qui l'ont guidée et sur lesquels elle a fondé son raisonnement. Elle ne doit pas se prononcer sur tous les moyens des parties, mais peut au contraire se limiter aux questions décisives (ATF 142 II 154 consid. 4.2). La motivation peut d'ailleurs être implicite et résulter des différents considérants de la décision (ATF 141 V 557 consid. 3.2.1).  

4.2. En l'occurrence, le Ministère public a initialement accordé, les 11 octobre 2021, 4 avril et 24 octobre 2022, les levées partielles de séquestre sollicitées par le prévenu et ce, sans autre forme d'explication. Il s'est limité à transmettre aux autorités monégasques les instructions du prévenu, en procédant à quelques ajustements sur les montants à libérer.

Après le renvoi de la cause au Ministère public par l'arrêt ACPR/1000/2023, ce dernier a rendu les décisions querellées. On comprend de celles-ci, en substance, qu'il a estimé proportionné de libérer partiellement les avoirs bloqués pour permettre au prévenu de s'acquitter de charges courantes et de dépenses uniques, dans la mesure où l'intéressé ne disposait pas d'autre source de revenus que ses comptes à Monaco.

Les recourantes ont parfaitement compris ce raisonnement puisqu'elles le critiquent sur le fond. Que l'autorité intimée n'ait pas abordé l'ordre donné à la banque de gestion conservatrice des avoirs sur les comptes bloqués – aspect pour lequel elles n'ont pas allégué, ni a fortiori démontré, avoir subi un dommage – ne suffit pas pour retenir un défaut de motivation.

Leur grief tombe ainsi à faux et doit être écarté.


 

5.             Les recourants concluent au constat de l'illicéité des levées partielles de séquestre.

5.1. À teneur de l'art. 197 al. 1 CPP, les mesures de contrainte ne peuvent être prises qu'aux conditions suivantes: elles sont prévues par la loi (let. a); des soupçons suffisants laissent présumer une infraction (let. b); les buts poursuivis ne peuvent pas être atteints par des mesures moins sévères (let. c); elles apparaissent justifiées au regard de la gravité de l'infraction (let. d). 

5.2. Jusqu'au 31 décembre 2023, le Code de procédure pénale ne prévoyait pas expressément, ainsi qu'il le faisait pour le séquestre en vue de la confiscation (cf. art. 263 al. 1 let. d CPP), de disposition permettant le séquestre en vue de garantir une créance compensatrice; depuis le 1er janvier 2024, pour des raisons de clarté, la mesure de séquestre dans un tel cas de figure – qui était jusqu'alors prévue dans le Code pénal (cf. art. 71 al. 3, 1ère phrase, aCP) – a été reprise dans une teneur identique par le nouvel art. 263 al. 1 let. e CPP; la disposition figurant dans le Code pénal a pour sa part été abrogée (cf. Message du 28 août 2019 concernant la modification du Code de procédure pénale, in FF 2019 6351, spéc. p. 6406).  

5.3. Lors de l'examen de cette mesure, l'autorité statue sous l'angle de la vraisemblance, examinant des prétentions encore incertaines. Le séquestre pénal est en effet une mesure provisoire destinée à préserver les objets ou valeurs qui peuvent servir de moyens de preuve, que le juge du fond pourrait être amené à confisquer, à restituer au lésé ou qui pourraient servir à l'exécution d'une créance compensatrice (art. 71 al. 3 aCP; cf. arrêt du Tribunal fédéral 1B_118/2018 du 5 juillet 2018 consid. 4.1). 

Un séquestre est proportionné lorsqu'il porte sur des avoirs dont on peut admettre en particulier qu'ils pourront être vraisemblablement confisqués en application du droit pénal. Tant que l'instruction n'est pas achevée et que subsiste une probabilité de confiscation, de créance compensatrice ou d'une allocation au lésé, la mesure conservatoire doit être maintenue (ATF 141 IV 360 consid. 3.2). L'intégralité des fonds doit demeurer à disposition de la justice aussi longtemps qu'il existe un doute sur la part de ceux-ci qui pourrait provenir d'une activité criminelle (arrêts du Tribunal fédéral 1B_216/2019 du 24 octobre 2019 consid. 4.1.1; 1B_269/2018 du 26 septembre 2018 consid. 4.1). Les probabilités d'une confiscation, respectivement du prononcé d'une créance compensatrice, doivent cependant se renforcer au cours de l'instruction (ATF 122 IV 91 consid. 4). Un séquestre peut en effet apparaître disproportionné lorsque la procédure dans laquelle il s'inscrit s'éternise sans motifs suffisants (ATF 132 I 229 consid. 11.6). En outre, pour respecter le principe de proportionnalité, l'étendue du séquestre doit rester en rapport avec le produit de l'infraction poursuivie (ATF 130 II 329 consid. 6; arrêts du Tribunal fédéral 1B_216/2019 du 24 octobre 2019 consid. 4.1.1 1B_193/2019 du 23 septembre 2019 consid. 3.1). 

5.4.1. À teneur de l'art. 267 al. 1 CPP, si le motif du séquestre disparaît, le ministère public ou le tribunal a l'obligation de lever la mesure et de restituer les objets et valeurs patrimoniales à l'ayant droit. Le séquestre ne peut être levé que dans l'hypothèse où il est d'emblée manifeste et indubitable que les conditions matérielles d'une confiscation ne sont pas réalisées, et ne pourront l'être (ATF 140 IV 133 consid. 4.2.1; 139 IV 250 consid. 2.1).

5.4.2. En cas de séquestre en couverture des frais, l'autorité pénale tient compte du revenu et de la fortune du prévenu et de sa famille (art. 268 al. 2 CPP) et les valeurs patrimoniales insaisissables selon les art. 92 à 94 LP sont exclues de la mesure (art. 268 al. 3 CPP). Le respect du minimum vital est la conséquence du droit fondamental à des conditions minimales d’existence (art. 12 Cst.), droit qui garantit la couverture des besoins élémentaires pour survivre d’une manière conforme aux exigences de la dignité humaine, telles que la nourriture, le logement, l’habillement et les soins médicaux de base. On évitera ainsi de placer la famille du prévenu dans une situation de détresse financière du fait de la couverture des frais en faveur de l’Etat (Y. JEANNERET / A. KUHN / C. PERRIER DEPEURSINGE (éds), Commentaire romand : Code de procédure pénale suisse, 2ème éd., Bâle 2019, n. 13 ad art. 268).

5.5. En l'espèce, le Ministère public a séquestré les comptes monégasques du prévenu en raison du virement sur ceux-ci de deux commissions soupçonnées indues, en lien avec les ventes immobilières dénoncées par les recourantes. Lesdites commissions se chiffrent à CHF 15'856'000.- en tout (CHF 7'900'000.- + CHF 7'956'000.-), tandis que les avoirs bancaires du prévenu ne dépassaient pas, au moment de leur saisie, CHF 12 millions.

La mesure – de nature conservatoire – n'avait ainsi, dès l'origine, pas une assiette suffisante pour garantir pleinement son objectif.

À teneur des éléments recueillis, notamment via l'ordre de dépôt à F______ et la documentation bancaire obtenue de G______, il appert que le prévenu disposerait d'une fortune conséquente, estimée à CHF 150 millions, ce que l'intéressé ne remet pas en cause. Ses revenus annuels – chiffrés à CHF 1 million – proviendraient notamment du parc immobilier familial. Il disposait en tous cas d'un compte en Suisse, qui affichait une fortune de CHF 1'394'810.- au 31 décembre 2020.

Compte tenu de ce qui précède, la levée partielle des séquestres prononcés, afin de permettre au recourant de s'acquitter de différentes factures et charges courantes, allait, ab initio, entamer la substance des avoirs saisis et ne semblait pas, a priori, répondre à la condition de la nécessité, eu égard aux fins invoquées.

En effet, à l'appui de ses trois requêtes en levée partielle de séquestre, le prévenu a allégué devoir s'acquitter de montants en souffrance, afférents à ses dépenses personnelles et familiales. Avec les motivations querellées, on comprend dorénavant que le Ministère public a fait siennes les explications de l'intimé en tenant pour acquis que les dépenses étaient avérées et justifiées, sous réserve de quelques modifications et adaptations. C'est ainsi qu'il a autorisé, durant dix-huit mois, la libération mensuelle de EUR 25'000.- – refusant de l'augmenter à EUR 50'000.- – ou encore la libération unique de EUR 200'000.- à titre de provision pour des honoraires d'avocat.

Même à considérer que la condition de l'examen du minimum vital aurait été remplie, une partie non négligeable des dépenses alléguées par le prévenu n'était fondée sur aucune preuve concrète mais reposait plutôt sur des approximations de sa part. De plus, les frais listés dépassaient ostensiblement n'importe quel seuil du minimum vital, lequel se situe, à Genève, au maximum à CHF 1'700.- pour un couple marié avec des enfants (Normes d’insaisissabilité pour l’année 2022; E 3 60.04).

Ainsi, en donnant suite aux requêtes du prévenu, le Ministère public lui a, avant tout, permis de maintenir son train de vie ordinaire, au détriment de l'assiette des séquestres et malgré les éléments permettant de retenir d'autres moyens de subsistance. Partant, contrairement à ce que soutient l'autorité intimée, les levées partielles de séquestre apparaissent disproportionnées et, partant, sont illicites (cf. par analogie l'arrêt 1B_178/2022 du 1er novembre 2022, dans lequel le Tribunal fédéral a retenu qu'une mesure de contrainte – en l'occurrence une fouille corporelle – était illicite dès lors qu'elle ne respectait pas le principe de la proportionnalité).

5.6. Cela étant, à ce stade de la procédure, les recourantes ne peuvent tirer aucune conséquence de ce constat, notamment n'élever aucune prétention à ce titre, dans la mesure où aucun préjudice en découlant ne saurait se réaliser tant que l'issue de la cause n'est pas connue.

6.             Les recours seront donc admis. L'illicéité des levées partielles de séquestre ordonnées par le Ministère public les 11 octobre 2021, 4 avril et 24 octobre 2022 sera dès lors constatée.

7.             L'admission du recours ne donne pas lieu à la perception de frais (art. 428 al. 1 CPP).

8.             Les recourantes, qui ont gain de cause, ont requis une indemnité de procédure "équitable" de CHF 9'242.55 pour l'ensemble de leurs recours, qu'elles n'ont pas justifiée.

Compte tenu de leurs écritures, similaires, qui comportent treize pages de recours (pages de garde et de conclusions comprises) et sept de répliques, considérant encore qu'elles avaient déjà développé leurs arguments par-devant la Chambre de céans en amont du précédent arrêt, ce montant paraît excessif. L'indemnité sera ainsi fixée à CHF 3'000.-, TVA à 8.1% incluse.

* * * * *


PAR CES MOTIFS,
LA COUR :

Joint les recours.

Les admet et constate l'illicéité des levées partielles de séquestre ordonnées par le Ministère public dans ses décisions des 11 octobre 2021, 4 avril et 24 octobre 2022.

Laisse les frais de la procédure de recours à la charge de l'État.

Invite les services financiers du Pouvoir judiciaire à restituer à A______ SA et B______ SA la somme de CHF 3'000.- versée à titre de sûretés.

Alloue, conjointement, à A______ SA et B______ SA, à la charge de l'État, une indemnité unique de CHF 3'000.- (TVA à 8.1% incluse) pour la procédure de recours.

Notifie le présent arrêt, en copie, aux recourantes et à D______, soit pour eux leurs conseils respectifs, ainsi qu'au Ministère public.

Siégeant :

Madame Daniela CHIABUDINI, présidente; Monsieur Christian COQUOZ et
Madame Valérie LAUBER, juges; Monsieur Selim AMMANN, greffier.

Le greffier :

Selim AMMANN

 

La présidente :

Daniela CHIABUDINI

 

 

 

 

 

 

Voie de recours :

 

Le Tribunal fédéral connaît, comme juridiction ordinaire de recours, des recours en matière pénale au sens de l'art. 78 de la loi sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF; RS 173.110); la qualité et les autres conditions pour interjeter recours sont déterminées par les art. 78 à 81 et 90 ss LTF. Le recours doit être formé dans les trente jours qui suivent la notification de l'expédition complète de l'arrêt attaqué.

 

Le recours doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14. Les mémoires doivent être remis au plus tard le dernier jour du délai, soit au Tribunal fédéral soit, à l'attention de ce dernier, à La Poste Suisse ou à une représentation diplomatique ou consulaire suisse (art. 48 al. 1 LTF).