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Décisions | Chambre pénale de recours

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P/18417/2019

ACPR/400/2024 du 29.05.2024 ( MP ) , ADMIS

Descripteurs : EXPERTISE;VÉRIFICATION D'ÉCRITURE;COMPLÉMENT;DROIT D'ÊTRE ENTENDU
Normes : CPP.184.al3; CPP.189; Cst

république et

canton de Genève

POUVOIR JUDICIAIRE

P/18417/2019 ACPR/400/2024

COUR DE JUSTICE

Chambre pénale de recours

Arrêt du mercredi 29 mai 2024

 

Entre

A______, représenté par Me B______, avocat,

recourant,

contre l'ordonnance de complément d'expertise rendue le 13 février 2024 par le Ministère public,

et

C______, représenté par Me Mattia DEBERTI, avocat, NOMEA Avocats SA, avenue de la Roseraie 76A, case postale, 1211 Genève 12,

LE MINISTÈRE PUBLIC de la République et canton de Genève, route de Chancy 6B, 1213 Petit-Lancy - case postale 3565, 1211 Genève 3,

intimés.


EN FAIT :

A. Par acte expédié le 23 février 2024, A______ recourt contre l'ordonnance du 13 février 2024, communiquée par pli simple, par laquelle le Ministère public a invité l'expert à compléter son expertise, sous quatre aspects.

Le recourant conclut, sous suite de frais et dépens, à l'annulation de l'ordonnance susmentionnée, et à ce qu'un délai lui soit accordé afin de consulter l'original de la pièce 4 de la plainte déposée contre lui, ainsi que de poser des questions écrites à l'expert.

B. Les faits pertinents suivants ressortent du dossier :

a. Par suite de la plainte déposée par C______, A______ est (notamment) prévenu d'escroquerie, gestion déloyale, abus de confiance et faux dans les titres.

b. Une expertise graphologique a été confiée à D______, qui a rendu son rapport le 4 juillet 2022.

c. L'expert a été entendu devant le Ministère public, le 14 novembre 2023. L'avocat du plaignant lui a soumis une pièce du bordereau annexé à la plainte pénale [procuration du 27 mai 2008, produite en copie], en lui demandant s'il était possible que la signature figurant sur ce document ait été utilisée pour un photomontage ou, de manière générale, si elle était identique à celle de la pièce n. 19.1 [reçu du 1er octobre 2010] produite dans le même chargé et visée par l'expertise. L'expert a répondu que si la signature sur le premier document était authentique et superposable à la signature de la pièce n. 19.1, il était évident que cette dernière était une reproduction. Cela restait à vérifier.

À l'issue de l'audience, C______ a été invité à obtenir la pièce en forme originale, et les parties invitées à informer le Ministère public des éventuels actes d'instruction sollicités.

d. Par suite des mandats de dépôt ordonnés par le Ministère public les 29 novembre 2023 et 16 janvier 2024 [le plaignant n'étant pas parvenu à obtenir la pièce requise], [la banque] E______ (ci-après, E______) a transmis au Ministère public, le 9 février 2024, l'original de la procuration accordée à A______ par C______ le 27 mai 2008 (pièce n. 4 du chargé de la plainte pénale).

C. Dans la décision querellée, le Ministère public a retenu qu'au vu de l'état actuel des investigations, il était indispensable de compléter l'ordonnance d'expertise graphologique et expertiser le document original reçu de E______, figurant sous forme de copie en pièce 4 de la plainte pénale. Il avait été donné préalablement aux parties l'occasion de s'exprimer sur le choix de l'expert "et les questions qui lui [étaient] posées, ainsi que de leur permettre de faire leurs propres propositions".

L'expert était ainsi invité à : 1) analyser la pièce remise en original ; 2) comparer la signature sur ce document original à celle figurant en pièce 19.1 du chargé de la plainte ; 3) déterminer si la signature en pièce 4 avait été ajoutée par photomontage sur le document en pièce 19.1 ; [la quatrième question concerne un autre aspect de la procédure pénale].

D. a. Dans son recours, A______ invoque une violation de son droit d'être entendu.

Premièrement, lors de la consultation du dossier, le 19 février 2024, ni la lettre de E______ remettant l'original de la pièce visée par l'ordre de dépôt, ni la pièce elle-même ne figuraient à la procédure. Or, le dossier n'étant pas complet, l'art. 100 CPP avait été violé. Dans la mesure où le plaignant et le prévenu se reprochaient mutuellement d'avoir falsifié des documents, il était essentiel que les parties puissent avoir accès aux documents originaux et identifier leur source. Ici, le Ministère public avait certainement déjà envoyé le document à l'expert, avant même l'échéance du délai de recours, ce qui n'était pas acceptable.

Deuxièmement, le Ministère public avait rendu l'ordonnance querellée sans informer les parties qu'il envisageait d'ordonner un complément d'expertise, ni a fortiori leur octroyer un délai pour poser leurs questions à l'expert. L'art. 184 al. 3 CPP était d'autant plus violé que le complément d'expertise portait sur une nouvelle pièce au dossier, qui ne faisait pas l'objet de la première expertise. D'ailleurs, le Ministère public ne se contentait pas de solliciter des clarifications, mais posait de nouvelles questions à l'expert, sur la base du nouveau document.

b. Le Ministère public conclut au rejet du recours. Dans le cadre de l'expertise, l'expert s'était déjà prononcé sur la pièce litigieuse, sans toutefois l'avoir en original.

c.C______ s'en rapporte à justice. Il ne voyait toutefois pas en quoi la prise de connaissance d'une pièce originale, dont la provenance était certaine et le contenu déjà connu, serait à même d'influencer le sort de l'expertise. L'éventuelle violation du droit d'être entendu du recourant pourrait aisément être réparée par une consultation ultérieure et la possibilité de poser des questions à l'expert.

d. Le recourant n'a pas répliqué.

 

 

EN DROIT :

1.             1.1. En tant que le recours vise l'ordonnance de complément d'expertise, il est recevable pour avoir été déposé selon la forme et dans le délai prescrits (art. 385 al. 1 et 396 al. 1 CPP) – faute de notification conforme à l'art. 85 al. 2 CPP –, concerner une ordonnance sujette à recours auprès de la Chambre de céans (art. 393 al. 1 let. a CPP ; ACPR/507/2012 du 16 novembre 2012) et émaner du prévenu qui, partie à la procédure (art. 104 al. 1 let. a CPP), a qualité pour agir, ayant un intérêt juridiquement protégé à la modification ou à l'annulation de la décision querellée (art. 382 al. 1 CPP).

1.2. En revanche, en tant que le recourant se plaint d'une violation de son droit d'être entendu parce que deux pièces manquaient au dossier lors de sa consultation de la procédure [la lettre de E______ et l'original de la procuration nouvellement produit], le grief est irrecevable, faute d'intérêt juridiquement protégé, et actuel, à recourir. Le recourant pouvait en effet demander au Ministère public de verser ces pièces au dossier, ou, si elles avaient été transmises à l'expert – comme il le présume –, de consulter celles-ci auprès dudit expert.

2.             Le recourant invoque une violation de son droit d'être entendu, le Ministère public ne lui ayant pas accordé la possibilité de s'exprimer sur les questions posées à l'expert, avant d'émettre la décision querellée.

2.1. Le droit d'être entendu, garanti par l'art. 3 al. 2 let. c CPP et 29 al. 2 Cst., comprend notamment le droit pour le justiciable de s'exprimer sur les éléments pertinents avant qu'une décision ne soit prise touchant sa situation juridique, d'obtenir l'administration des preuves pertinentes et valablement offertes, de participer à l'administration des preuves essentielles et de se déterminer sur son résultat lorsque cela est de nature à influer sur la décision à rendre (ATF 142 II 218 consid. 2.3 p. 222 s.; 140 I 285 consid. 6.3.1 p. 299).

2.2. Dans le cadre d'un mandat d'expertise, l'art. 184 al. 3 1ère phrase CPP prévoit que la direction de la procédure donne préalablement aux parties l'occasion de s'exprimer sur le choix de l'expert et les questions qui lui sont posées et de faire leurs propres propositions.

Il s'agit de respecter ainsi leur droit d'être entendu (Y. JEANNERET / A. KUHN / C. PERRIER DEPEURSINGE (éds), Commentaire romand, Code de procédure pénale suisse, 2e éd., Bâle 2019, n. 9 et 16 ad art. 184; A. DONATSCH / T. HANSJAKOB / V. LIEBER (éds), Kommentar zur Schweizerischen Strafprozessordnung (StPO), Zürich 2010, n. 36 ad art. 184). L'autorité n'est toutefois pas obligée de tenir compte de l'avis exprimé. Les parties peuvent alors faire recours contre le choix des questions posées ou de leur formulation (art. 393 al. 1 let. a CPP). Dans tous les cas, les parties conservent le droit de poser des questions complémentaires, voire de demander une contre-expertise si elles établissent que l'expertise est incomplète, peu claire, ou inexacte (art. 189 CPP; Y. JEANNERET / A. KUHN / C. PERRIER DEPEURSINGE (éds), op. cit., n. 17 ad art. 184).

2.3. Selon l'art. 189 let. a CPP, la direction de la procédure, d'office ou à la demande d'une partie, fait compléter ou clarifier une expertise par le même expert ou désigne un nouvel expert lorsque l'expertise est incomplète ou peu claire.

2.4. En l'occurrence, à réception de l'original de la pièce reçue de E______, le Ministère public a ordonné le complément d'expertise graphologique et posé plusieurs questions à l'expert, sans préalablement inviter les parties à se prononcer sur cette liste de questions. C'est donc à tort que l'ordonnance querellée prétend que tel a été le cas. De plus, le Ministère public n'a pas simplement envoyé le document original en demandant à l'expert d'adapter ou compléter son analyse en conséquence ; il a posé trois nouvelles questions à l'expert, qui auraient préalablement dû être soumises aux parties et celles-ci se voir octroyer la possibilité de poser d'autres questions.

Cette omission viole l'art. 184 al. 3 CPP et, par conséquent, le droit d'être entendu du recourant.

3.             Fondé, le recours doit ainsi être admis ; partant l'ordonnance querellée sera annulée dans son intégralité et la cause retournée au Ministère public pour qu'il procède comme décrit aux considérants précédents, à l'égard de toutes les parties. Il n'appartient en effet pas à l'autorité de recours, mais au procureur qui a rédigé les questions litigieuses, de procéder au tri des (éventuelles) questions proposées par les parties (ACPR/319/2021 du 17 mai 2021 consid. 5).

4.             L'admission du recours ne donne pas lieu à la perception de frais (art. 428 al. 1 CPP).

5. Le recourant, prévenu qui obtient gain de cause, a demandé une indemnité, au sens de l'art. 429 al. 1 let. a CPP, qu'il n'a pas chiffrée.

Compte tenu du recours, portant sur neuf pages (page de garde et de conclusions comprises), dont trois de discussion juridique sur un sujet dépourvu de toute complexité, l'indemnité pour le recours sera fixée à CHF 864.80 TTC, correspondant à deux heures d'activité par un avocat associé, au tarif appliqué par la Cour de justice (ACPR/282/2014 du 30 mai 2014).

L'indemnité sera mise à la charge de l'État, la partie plaignante s'étant rapportée à justice.

* * * * *

PAR CES MOTIFS,
LA COUR :


Admet le recours, annule l'ordonnance querellée et retourne la cause au Ministère public pour nouvelle décision au sens des considérants.

Laisse les frais de la procédure de recours à la charge de l'État.

Alloue à A______, à la charge de l'État, une indemnité de CHF 864.80, TVA (8.1% incluse) (art. 429 al. 1 let. a CPP).

Notifie le présent arrêt, en copie, au recourant (soit pour lui son conseil), à la partie plaignante (soit pour elle son conseil) et au Ministère public.

Siégeant :

Madame Daniela CHIABUDINI, présidente; Mesdames Corinne CHAPPUIS BUGNON et Valérie LAUBER, juges; Monsieur Selim AMMANN, greffier.

 

Le greffier :

Selim AMMANN

 

La présidente :

Daniela CHIABUDINI

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Voie de recours :

 

Le Tribunal fédéral connaît, comme juridiction ordinaire de recours, des recours en matière pénale au sens de l'art. 78 de la loi sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF; RS 173.110); la qualité et les autres conditions pour interjeter recours sont déterminées par les art. 78 à 81 et 90 ss LTF. Le recours doit être formé dans les trente jours qui suivent la notification de l'expédition complète de l'arrêt attaqué.

 

Le recours doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14. Les mémoires doivent être remis au plus tard le dernier jour du délai, soit au Tribunal fédéral soit, à l'attention de ce dernier, à La Poste Suisse ou à une représentation diplomatique ou consulaire suisse (art. 48 al. 1 LTF).