Décisions | Chambre des prud'hommes
CAPH/99/2024 du 02.12.2024 sur OTPH/514/2024 ( OO ) , IRRECEVABLE
En droit
RÉPUBLIQUE ET CANTON DE GENÈVE | ||
POUVOIR JUDICIAIRE C/18274/2022 CAPH/99/2024 ARRÊT DE LA COUR DE JUSTICE Chambre des prud'hommes DU LUNDI 2 DECEMBRE 2024 |
Entre
A______, sise ______ [GE], recourante d'une ordonnance rendue par le Tribunal des prud'hommes le 25 mars 2024 (OTPH/514/2024),
et
Madame B______, domiciliée ______ [GE], intimée, représentée par le Syndicat C______, ______ [GE].
A. Par ordonnance OTPH/514/2024 du 25 mars 2024, reçue le 26 mars 2024 par [l'association] A______, le Tribunal des prud'hommes, statuant préparatoirement, a ordonné la production par A______ de l’intégralité des factures relatives au paiement des salaires pour le travail effectué par B______ au sein de l’entreprise D______ (chiffre 1 du dispositif), imparti à A______ un délai au
24 avril 2024 pour produire les documents requis (ch. 2), rejeté la production par [l'association] E______ de l’intégralité du dossier administratif et salarial de B______ (ch. 3), rejeté la production par B______ de l’intégralité de ses déclarations d’impôts pour les années 2019, 2020, 2021 et 2022 avec les avis de taxation y relatifs (ch. 4) et écarté de la procédure l’extrait du registre des poursuites de B______ produit le 19 octobre 2023 par A______.
En substance, il a considéré que si les documents dont la réquisition était sollicitée par B______ étaient pertinents pour la résolution du litige, ce n'était pas le cas des documents requis par A______, qui étaient exorbitants au litige, et dont la production s'apparentait à une fishing expedition.
B. a. Par acte expédié le 17 avril 2024 à la Chambre des prud'hommes de la Cour de justice, A______ a formé recours contre les chiffres 3 et 4 du dispositif de cette ordonnance, qu'elle a reçue le 26 mars 2024, concluant à leur annulation et, cela fait, à ce qu’il soit ordonné que "tout le dossier administratif, juridique et salarial de Madame B______, tel que tenu par E______, d’une part, ainsi que les déclarations d’impôts et avis de taxation concernant cette personne physique, pour les années 2019 à 2022, d’autre part, soient versés en cause", subsidiairement à ce que la cause soit renvoyée au Tribunal pour nouvelle décision.
Elle a conclu à titre préalable à l’annulation de l’audience du 6 mai 2024. A la requête de la Cour, elle a précisé que sa conclusion préalable devait être comprise comme valant demande d’effet suspensif.
b. Par arrêt CAPH/41/2024 du 7 mai 2024, la Cour a déclaré irrecevable la requête d’effet suspensif, le recours ne portant pas sur la fixation de l’audience du 6 mai 2024, laquelle avait été appointée d’entente entre les parties, à l’issue de l’audience du Tribunal du 11 mars 2024.
c. Le 6 mai 2024, B______ a conclu à l’irrecevabilité du recours, subsidiairement à son rejet.
d. Les parties ont été informées le 12 septembre 2024 de ce que la cause était gardée à juger.
C. Les faits pertinents suivants résultent du dossier.
a. Le 9 février 2023, B______ a assigné A______ en paiement des sommes de 60'577 fr. 10 bruts, plus intérêts à 5% dès le 13 avril 2022, à titre de salaire, de 4'246 fr. 35 nets, plus intérêts à 5% l’an dès le 13 avril 2022, à titre de salaire en cas d’incapacité de travail, de 1'414 fr. bruts, (sous réserve d’amplification), plus intérêts à 5% l’an dès le 1er août 2020 à titre d’heures supplémentaires (susceptible d'être augmenté), de 7'993 fr. 55 bruts, plus intérêts à 5% l’an dès le 13 avril 2022, à titre d’indemnité pour vacances non prises en nature, de 17'997 fr. 95 bruts à 5% l’an dès le 13 avril 2022, à titre d’indemnité correspondant au salaire dû pendant le délai de congé et de 14'998 fr. 30 nets, plus intérêts à 5% l’an dès le 13 avril 2022, à titre d’indemnité pour licenciement immédiat injustifié. Elle a également conclu à la remise d’une fiche de salaire rectificative prenant en compte les paiements effectués, ainsi qu’un certificat de travail "convenable" et complet sur la base du projet fourni en pièce 44 de son chargé, le tout sous menace de l’art. 292 CP, les frais judiciaires devant être laissés à la charge de A______, laquelle devait être déboutée de ses conclusions.
Préalablement, elle a conclu à la production par A______ de l’intégralité des factures relatives au paiement des salaires pour le travail effectué par ses soins au sein de l’entreprise D______ (en se prévalant d'un accord conclu entre ces deux structures).
b. Par mémoire-réponse, rectifié le 23 juin 2023 à la demande du Tribunal, A______ a conclu, à la forme, à l’irrecevabilité de la demande, et au fond, au déboutement de B______ de toutes ses conclusions.
Elle a sollicité, préalablement, la production par E______ de l'intégralité du dossier administratif et salarial de B______ et la production par cette dernière de l'intégralité de ses déclarations d'impôts pour les années 2019 à 2022 avec les avis de taxation y relatifs. B______ allègue, notamment et en substance, qu'elle dispose d'une formation d'interprète communautaire et effectue occasionnellement, sur appel et selon ses disponibilités, des traductions pour E______ depuis le mois d'août 2020, ce qui ne l'a pas empêchée d'exercer son activité auprès de A______. A______ allègue, notamment et en substance, que B______ n'a jamais travaillé à plus de 40% pour elle, tant en 2019 que par la suite, et qu'elle disposait d'un autre travail auprès de E______, ne lui permettant pas d'avoir effectué les horaires, qu'elle prétend avoir accompli en sa faveur.
c. B______ a répliqué le 25 août 2023, persistant dans l’ensemble de ses conclusions.
d. A______ a dupliqué le 8 décembre 2023 persistant dans ses propres conclusions et concluant, au surplus, à la condamnation de B______ à une amende pour téméraire plaideur et à des dépens en sa faveur de 2'000 fr., l’assistance judiciaire devant lui être retirée, pour autant qu’elle lui ait été accordée.
e. Lors de l’audience de débats d’instruction du 12 février 2024, A______ a déposé un "mémoire ampliatif basé sur faits nouveaux postérieurs à la duplique du 8 décembre 2023". Les parties ont déclaré qu’elles n’avaient pas d’éléments nouveaux à ajouter ni d’offres de preuves nouvelles.
A l’issue de l’audience, le Tribunal a octroyé un délai au 29 février 2024 à B______ afin qu’elle se détermine sur les allégués de duplique et les écritures déposées à l’audience par A______, et aux deux parties pour produire une liste récapitulative des témoins comportant les allégués précis sur lesquels ils devaient être entendus, et a ajourné les débats d’instruction à une nouvelle audience fixée, d’entente entre les parties, au 11 mars 2024.
f. Le 27 février 2024, A______ a remis une liste récapitulative des témoins qu'elle souhaitait faire entendre, assortis des allégués sur lesquels devait porter leur audition, et a déclaré dénoncer l’instance à l’Hospice Général, institution genevoise d’action sociale.
g. B______ a déposé des déterminations le 4 mars 2024 et sollicité que l’extrait des poursuites la concernant, versé par sa partie adverse le 19 octobre 2023, soit retiré de la procédure. Pour le surplus, elle a persisté dans ses conclusions.
h. Lors de l’audience de débats d’instruction du 11 mars 2024, A______ a persisté dans sa requête en dénonciation d’instance à l’Hospice général, tandis que B______ s’y est opposée. Une nouvelle audience de débats d’instruction a été fixée, d’entente entre les parties, au lundi 6 mai 2024.
i. Par ordonnance du 25 mars 2024 (OTPH/515/2024), le Tribunal a imparti un délai de 15 jours dès réception à l’HOSPICE GENERAL pour se déterminer sur la requête de dénonciation d’instance et indiquer s’il entendait intervenir dans la procédure opposant les parties, et a réservé la suite de la procédure.
Le même jour, il a rendu l’ordonnance OTPH/514/2024 contre laquelle A______ forme le présent recours contre les chiffres 3 et 4 de son dispositif.
1. 1.1.1 Le recours est recevable contre des décisions et ordonnances d'instruction de première instance, dans les cas prévus par la loi (art. 319 let. b ch. 1 CPC) ou lorsqu'elles peuvent causer un préjudice difficilement réparable (art. 319 let. b ch. 2 CPC).
Le délai de recours contre les ordonnances d’instruction est de dix jours (art. 312 al. 2 CPC). Les délais légaux ne courent pas du septième jour avant Pâques au septième jour qui suit Pâques inclus (art. 145 al. 1 let. a CPC), de sorte que le présent recours, expédié le 17 avril 2024 à la Cour, a été déposé dans le délai légal.
1.1.2 Les ordonnances d’instruction se rapportent à la préparation et à la conduite des débats; elles statuent en particulier sur l’opportunité et les modalités de l’administration des preuves, ne déploient ni autorité ni force de chose jugée et peuvent en conséquence être modifiées ou complétées en tout temps. Il en va ainsi notamment lorsque le tribunal émet une ordonnance de preuve (art. 154 CPC) (Jeandin, Commentaire romand, n. 14 art. 319 CPC).
La notion de préjudice difficilement réparable est plus large que celle de préjudice irréparable consacré par l'art. 93 al. 1 let. a LTF. Ainsi, elle ne vise pas seulement un inconvénient de nature juridique, mais toute incidence dommageable, y compris financière ou temporelle, pourvu qu'elle soit difficilement réparable. L'instance supérieure devra se montrer exigeante, voire restrictive, avant d'admettre la réalisation de cette condition, sous peine d'ouvrir le recours à toute décision ou ordonnance d'instruction, ce que le législateur a clairement exclu. Il s'agit de se prémunir contre le risque d'un prolongement sans fin du procès (Colombini, Code de procédure civile, condensé de la jurisprudence fédérale et vaudoise, 2018, n. 4.1.3 ad art. 319 CPC; Blickenstorfer, Schweizerische Zivilprozessordnung [ZPO], n. 39 ad art. 319 CPC; Jeandin, op. cit., n. 22 ad art. 319 CPC).
Une simple prolongation de la procédure ou un accroissement des frais ne constituent ainsi pas un préjudice difficilement réparable (Spühler, in Basler Kommentar, Schweizerische Zivilprozessordnung, n. 7 ad art. 319 CPC; Hoffmann-Nowotny, ZPO-Rechtsmittel, Berufung und Beschwerde, n. 25 ad art. 319 CPC).
Le seul fait que la partie ne puisse se plaindre d'une administration des preuves contraire à la loi qu'à l'occasion d'un recours sur le fond n'est pas suffisant pour retenir que la décision attaquée est susceptible de lui causer un préjudice difficilement réparable. Admettre le contraire reviendrait en effet à permettre au plaideur de contester immédiatement toute mesure d'instruction pouvant avoir un effet sur le sort de la cause, ce que le législateur a précisément voulu éviter. Ainsi, les ordonnances de preuve et les refus d'ordonner une preuve doivent en règle générale être contestés dans le cadre du recours ou de l'appel contre la décision finale (Colombini, op. cit., n. 4.3.1 et 4.3.2 ad art. 319 CPC).
Lorsque la condition du préjudice difficilement réparable n'est pas remplie, la décision incidente ne pourra être attaquée qu'avec le jugement rendu au fond (Message du Conseil fédéral relatif au CPC, FF 2006 6841, p. 6984; Brunner, Schweizerische Zivilprozessordnung, n. 13 ad art. 319 ZPO; Blickenstorfer, op. cit., n. 40 ad art. 319 CPC).
Il appartient au recourant d'alléguer et d'établir la possibilité que la décision incidente lui cause un préjudice difficilement réparable, à moins que cela ne fasse d'emblée aucun doute (par analogie ATF 134 III 426 consid. 1.2 et 133 III 629 consid. 2.3.1; Haldy, Commentaire romand, n. 9 ad art. 126 CPC).
1.2 En l’espèce, le Tribunal a rejeté la production par E______ de l’intégralité du dossier administratif et salarial de B______, ainsi que la production par cette dernière de l’intégralité de ses déclarations d’impôts pour les années 2019 à 2022, avec les avis de taxation y relatifs, en considérant que ces documents n'étaient pas nécessaires à la résolution du litige.
Si la recourante soutient que les documents dont elle requiert la production sont en connexité étroite avec des faits contestés et pertinents, régulièrement allégués, (notamment les allégués 51 de la demande, les allégués 1, 55, 80, 92 et 150 de sa réponse, ses déterminations du 8 décembre 2023 sur les allégués 93 et 94 de l’intimée), elle n'a pas établi, au sens de la jurisprudence rappelée supra, qu’elle subirait un préjudice difficilement réparable si ces moyens de preuve n’étaient pas produits.
En effet, si certes, les moyens de preuve qu’elle souhaite voir administrer l’ont été de manière régulière au regard de certains allégués, il n’en demeure pas moins que le seul fait que la recourante ne puisse se plaindre d'une administration des preuves qui serait, selon elle, contraire à la loi, qu'à l'occasion d'un recours ou d'un appel sur le fond, n'est pas suffisant pour retenir que la décision attaquée est susceptible de lui causer un préjudice difficilement réparable.
Or, précisément, la recourante se contente d'exposer, ce qui n'est pas suffisant, que le Tribunal se déterminerait sur un état de fait tronqué – à défaut de connaître les diverses activités salariées de l'intimée pendant les années litigieuses –, en l'absence des documents dont elle a requis la production, ce qui la contraindrait à devoir former appel de la décision qu'il rendrait.
A supposer que la recourante n’obtienne pas gain de cause à l’issue de la procédure devant le Tribunal, elle pourra, si elle s’y estime fondée, soulever ce moyen dans le cadre d’un recours ou d’un appel contre la décision finale et solliciter le renvoi de la cause au Tribunal. Les différentes prétendues violations qu'elle invoque à l'appui de son recours (violation du droit à la preuve, du droit d'être entendu, voire du principe de proportionnalité) n'entrent pas en considération dans l'examen du recours contre une ordonnance d'instruction, qui doit être examiné à la seule lumière du dommage difficilement réparable, mais pourront être soulevées dans le cadre du recours ou de l'appel contre le jugement au fond, si la recourante s'y estime fondée.
Il sera rappelé, à cet égard, que la prolongation de la procédure que cela entraînerait n’est pas susceptible de lui causer un préjudice difficilement réparable, contrairement à ce qu'elle soutient. Le fait que l'association soit une petite structure est également sans incidence à cet égard.
Aucune des situations exceptionnelles prévues par la jurisprudence pour l'admission du recours immédiat contre une décision relative aux modalités d'une mesure probatoire n'est ainsi réalisée en l'espèce, la recourante ayant échoué à établir la possibilité que la décision d'instruction lui cause un préjudice difficilement réparable.
Il n’y a dès lors aucune raison qui justifie de s'écarter du principe selon lequel les ordonnances de preuve doivent, conformément à la règle générale, être contestées dans le cadre du recours ou de l'appel contre la décision finale.
Le recours doit par conséquent être déclaré irrecevable.
Quant aux observations de la recourante en relation avec la production des documents qui lui a été ordonnée par le Tribunal, elles ne seront pas examinées, la recourante n'ayant pas formé recours contre le chiffre 1 du dispositif de l'ordonnance, ce qu'elle a confirmé expressément et à plusieurs reprises dans son acte de recours.
2. Les frais judiciaires de recours, arrêtés à 400 fr. (art. 41 et 71 RTFMC), seront mis à la charge de la recourante, qui succombe, et compensés avec l'avance du même montant fournie par celle-ci, acquise à l'Etat de Genève (art. 106 et 111 CPC).
Il n'est pas alloué de dépens dans les causes soumises à la juridiction de prud'hommes (art. 22 al. 2 LaCC).
* * * * *
PAR CES MOTIFS,
La Chambre des prud'hommes :
Déclare irrecevable l'appel interjeté par A______ contre l'ordonnance OTPH/514/2024 rendue le 25 mars 2024 par le Tribunal des prud'hommes dans la cause C/18274/2022.
Arrête les frais judiciaires à 400 fr., les met à la charge de A______ et les compense avec l'avance effectuée, laquelle reste acquise à l'Etat de Genève.
Dit qu'il n'y a pas lieu à allocation de dépens.
Siégeant :
Madame Jocelyne DEVILLE-CHAVANNE, présidente; Madame Marie-Noëlle FAVARGER SCHMIDT, Monsieur Thierry ZEHNDER, juges assesseurs; Madame Fabia CURTI greffière.
Indication des voies de recours et valeur litigieuse :
Conformément aux art. 72 ss de la loi fédérale sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF ; RS 173.110), le présent arrêt peut être porté dans les trente jours qui suivent sa notification avec expédition complète (art. 100 al. 1 LTF) par-devant le Tribunal fédéral par la voie du recours en matière civile.
Le recours doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14.
Valeur litigieuse des conclusions pécuniaires au sens de la LTF supérieure ou égale à 15'000 fr.