Skip to main content

Décisions | Chambre administrative de la Cour de justice Cour de droit public

1 resultats
A/2079/2023

ATA/1442/2024 du 10.12.2024 sur JTAPI/618/2024 ( ICC ) , REJETE

En fait
En droit
RÉPUBLIQUE ET CANTON DE GENÈVE

 

POUVOIR JUDICIAIRE

A/2079/2023-ICC ATA/1442/2024

COUR DE JUSTICE

Chambre administrative

Arrêt du 10 décembre 2024

4ème section

 

dans la cause

 

A______ recourante
représentée par Me Antoine BERTHOUD, avocat

contre

ADMINISTRATION FISCALE CANTONALE intimée

_________


Recours contre le jugement du Tribunal administratif de première instance du 24 juin 2024 (JTAPI/618/2024)


EN FAIT

A. a. La A______ (ci-après : A______) est une fondation de droit public. Elle a notamment pour but l’acquisition d'immeubles destinés à des logements sociaux.

b. Par acte notarié du 26 avril 2019, la A______ a acquis, pour un prix de CHF 7'500'000.- et moyennant un emprunt hypothécaire de CHF 4'200'000.-, un immeuble locatif comprenant deux locaux commerciaux et onze appartements déjà loués. Les loyers annuels (libres) des appartements totalisaient CHF 261'864.-.

Cet acte a été enregistré auprès de l’administration fiscale cantonale (ci-après : AFC-GE) le 2 mai 2019.

c. La A______ a demandé à l'AFC-GE de l’exonérer des droits d’enregistrement dus sur l’acquisition de l’immeuble et l’emprunt hypothécaire y relatif, au motif que ces opérations poursuivaient un but d’utilité publique.

d. Par décisions du 29 octobre 2019, l'AFC-GE a accordé à la A______ cette exonération, sous réserve du respect des conditions posées par l’art. 42 al. 2 de la loi sur les droits d’enregistrement du 9 octobre 1969 (LDE - D 3 30), à savoir qu’elle apporte, dans un délai de deux ans suivant l'enregistrement de l'acte d’achat, la preuve que l'ensemble des loyers pratiqués étaient conformes à ceux des logements subventionnés (HBM, HLM ou HM). Elle devait remettre un état locatif de l’immeuble, accompagné des calculs comparatifs avec des loyers de référence, et démontrer que ses propres conditions générales étaient respectées dans l'attribution des logements en question.

e. Le 21 novembre 2019, la A______ a remis à l'AFC-GE un état locatif détaillé ainsi qu'un tableau comparatif, à teneur duquel la moyenne des loyers des appartements concernés étaient plus basse que celle des logements HLM. Elle respectait les conditions générales prévues par ses statuts et ne pouvait pas modifier unilatéralement les loyers fixés par des baux existants lors de l’acquisition de l’immeuble. Elle a demandé que l'AFC-GE lui confirme que la condition fixée par ses décisions du 29 octobre 2019 était remplie et que l'exonération était définitive.

f. Par courrier du 10 janvier 2020, se référant à l’art. 42 LDE, l'AFC-GE a indiqué à la contribuable que la vérification de l’affectation de l’immeuble au but d’utilité publique se faisait après l’échéance du délai fixé par cette disposition (deux ans depuis l’enregistrement de l’acte d’achat) et que, par conséquent, elle maintenait les conditions posées dans ses décisions du 29 octobre 2019.

g. Par courrier du 3 mars 2021, l'AFC-GE a averti la contribuable que le délai précité allait échoir le 2 mai 2021 et l’a invitée à démontrer que :

- les conditions cumulatives propres aux logements subventionnés (HLM, HBM ou HM) étaient respectées, en particulier celles relatives aux locaux (conception, caractéristiques et équipement) et aux locataires (limite du nombre de pièces par rapport au nombre d'habitants, limite de revenu, contrôle des loyers) ; un état locatif actuel accompagné des calculs comparatifs avec les données de référence (loyers, revenu, nombre d'occupants, etc.) devait être fourni ;

- ses propres conditions générales pour les logements à caractère social avaient été respectées dans l'attribution des logements en question.

L'AFC-GE a précisé que si ces informations ne devaient pas lui être fournies, elle se verrait contrainte de révoquer ses décisions d'exonération.

h. Le 15 avril 2021, la A______ a répondu que d’après une communication de l’ASLOCA, lorsqu’une fondation immobilière de droit public achetait un immeuble déjà loué, elle ne pouvait pas unilatéralement modifier les baux existants pour les adapter à ses propres règlements, mais devait attendre un changement de locataire pour conclure un nouveau bail conforme à ces derniers. Tel avait été son cas en 2020 s’agissant d’un appartement de trois pièces et demi, dont le loyer avait été ramené de CHF 22'200.- à CHF 18'180.- en raison de la situation financière du nouveau locataire. Elle s’engageait à respecter strictement ses statuts et ses conditions générales à l’occasion de chaque changement futur de locataire, de sorte qu’à terme, la totalité de l’immeuble respecterait pleinement les conditions d’attribution des logements sociaux. Selon une analyse comparative qu’elle produisait, les loyers étaient déjà inférieurs à ceux admis pour les HLM, si bien qu’ils correspondaient à des logements sociaux quand bien même les anciens baux y relatifs n’étaient pas strictement soumis à sa réglementation. Ainsi, l’exonération accordée le 29 octobre 2019 devait être définitivement confirmée.

i. Par décision du 28 février 2022, l'AFC-GE a révoqué cette exonération.

En dépit de ses demandes, la situation personnelle des locataires n'avait pas été démontrée. De plus, seul un appartement sur onze répondait aux conditions générales cumulatives de la fondation. Ainsi, moins de 10 % des logements étaient affectés au but d'utilité publique annoncé. Or, ce pourcentage ne répondait pas à la condition de l'affectation effective de l'immeuble au but d'utilité publique. Le fait que le rendement de l’immeuble aurait été affecté à ce but n’y changeait rien, seule une affectation directe étant déterminante pour l’exonération.

j. Par deux bordereaux du 15 mars 2022, l'AFC-GE a fixé les droits d’enregistrement à CHF 225'000.- pour l’achat de l’immeuble et à CHF 57'330.- pour l’emprunt hypothécaire de CHF 4'200'000.-.

k. Dans sa réclamation, la contribuable a repris son argumentation précédente et notamment ajouté que trois nouveaux baux étaient désormais conclus conformément à sa réglementation. L'AFC-GE n’avait pas communiqué sa pratique relative au pourcentage minimum de logements dont les locataires répondaient aux critères usuels d'attribution (limite du nombre de pièces par rapport au nombre d'habitants, limite de revenu et contrôle des loyers). Si au 31 décembre 2021, seuls 33 % des locataires respectaient le taux d'occupation, plus de 66% des baux étaient conclus à un prix inférieur à celui qui prévalait pour les HM. Dans ces conditions, l’acquisition de l’immeuble et son financement devaient être reconnus comme répondant directement au but d’utilité publique.

l. Par décision du 23 mai 2023, l'AFC-GE a rejeté cette réclamation.

Le législateur faisait une distinction entre une affectation directe d’immeubles à l’utilité publique (occupation des locaux selon le but d’utilité publique) et une affectation indirecte à ce but (affectation du rendement locatif au but d’utilité publique), en ce sens que seule cette première était déterminante pour l’exonération des droits d’enregistrement. Le législateur avait par ailleurs retenu la « notion de prépondérance » (soit plus de 50%) pour déterminer si la condition de l'affectation effective directe de l’immeuble au but d'utilité publique était remplie.

Selon sa pratique constante en matière de logements sociaux, fondée sur la jurisprudence du Tribunal fédéral et calquée sur la politique du canton de Genève en matière de logements HLM, HBM, HM et LUP, un immeuble poursuivait effectivement et directement un but d'utilité publique lorsque ses logements étaient occupés par des personnes dans le besoin financier et appropriés à leur situation personnelle et que leurs loyers étaient modérés. Dans la vérification de ces critères cumulatifs entraient en considération notamment l’application d’un taux d'effort et d'un taux d'occupation (ratio de nombre maximum d'occupants en fonction du nombre de pièces du logement) ainsi que le montant du loyer. Or, en l’occurrence, ces conditions n’étaient pas remplies dans le délai de deux ans fixé par l’art. 42 al. 2 LDE, délai qui ne pouvait pas être prolongé.

B. a. Par acte du 21 juin 2023, la A______ a recouru contre cette décision auprès du Tribunal administratif de première instance (ci-après : TAPI), concluant à ce que l’acquisition de l’immeuble et l’emprunt hypothécaire soient exonérés des droits d’enregistrement.

Dans le cadre de la gestion de tous ses biens immobiliers, elle appliquait de manière stricte son règlement. Ses conditions générales prévoyaient un taux d'effort et un taux d'occupation. Le loyer correspondait au revenu déterminant multiplié par le taux d'effort. En raison du nombre restreint de parcelles disponibles pour la construction de nouveaux logements, son conseil avait décidé de procéder à l'acquisition de biens immobiliers déjà construits et loués pour les affecter immédiatement à son but en appliquant systématiquement ses conditions générales aux nouveaux locataires. Toutefois, un locataire existant au moment de l’acquisition d’un immeuble ne pouvait pas être obligé de conclure avec une fondation immobilière de droit public un nouveau bail conforme aux règles HBM. Elle était dès lors contrainte d'attendre un changement de locataire pour conclure un nouveau bail respectant ses conditions générales et fixant le loyer en fonction d'un taux d'effort et d’un taux d'occupation. L'évolution de l'état locatif de l’immeuble litigieux démontrait que tel était effectivement le cas, une baisse significative des loyers étant intervenue au fur et à mesure des changements de locataires.

L'AFC-GE se fondait sur une application « rigide » de la notion de prépondérance, impliquant que, dans un délai de deux ans à compter de l'acquisition d'un immeuble déjà loué, plus de 50% des locataires devaient l'avoir quitté avec la conclusion de nouveaux baux répondant aux critères du logement social. Il convenait d'interpréter le critère d'affectation prévu par l'art. 42 al. 2 LDE dans le sens que, dès l'acquisition de l'immeuble, mais au plus tard dans un délai de deux ans, la majorité des logements étaient assujettis à une réglementation respectant les critères du logement social. Tel était le cas de l'immeuble litigieux, qui, à l'exception d'un dépôt, ne comprenait que des logements dont les contrats de bail étaient immédiatement et irrévocablement soumis à ses conditions générales, dans le respect toutefois des normes impératives découlant du droit du bail. Cette affectation découlait du fait qu’elle était tenue, à l'occasion de tout renouvellement ou conclusion de nouveau bail, d'appliquer sa règlementation, dont la conformité aux normes du logement social était reconnue par l'AFC-GE. Les conditions d’exonération étaient remplies.

b. L'AFC-GE a conclu au rejet du recours.

Au moment de l'acquisition de l'immeuble, la fondation connaissait ses obligations en matière de droit du bail. Le fait qu’elle se trouvait, en l'état, face à une impossibilité objective d’affecter l’immeuble à l’utilité publique ne justifiait pas l'octroi d'une dispense de respecter l’art. 42 al. 2 LDE. Le fait que le montant des loyers remplissait la condition légale ne permettait pas encore d’admettre que le but d'utilité publique était atteint. Si quatre locataires sur douze remplissaient le critère d'occupation, soit le critère du nombre d'occupants, leur situation salariale n'était pas démontrée. Le fait que 66% des loyers étaient inférieurs aux loyers HM n'était pas déterminant. Au 31 décembre 2021, seuls 25% de logements respectaient le taux d'effort, le taux d'occupation et le loyer modéré.

c. La contribuable a encore relevé que l'interprétation de la LDE proposée par l'AFC-GE revenait à rendre impossible l'acquisition d'immeubles déjà loués, quand bien même ceux-ci étaient, dès leur acquisition, soustraits au marché spéculatif et soumis dans leur intégralité et à l'occasion de la conclusion de chaque nouveau bail à des normes strictes (taux d'effort et d'occupation). N’était pas déterminant le nombre de baux soumis à ces conditions le jour de l'acquisition, ou deux ans plus tard, mais bien le fait que l'immeuble entier était, immédiatement au changement de propriétaire, soumis à ces règles et critères stricts.

d. Par jugement du 24 juin 2024, le TAPI a rejeté le recours.

Il n’était pas contesté que le ratio de l’affectation directe à l’utilité publique de l’immeuble (plus de 50%) n’avait pas été atteint à l’échéance du délai de deux ans fixé par l’art. 42 al. 2 LDE. La condition de « l’affectation directe » à l’utilité publique, par quoi il fallait entendre une affectation prépondérante à ce but, étant posée par le législateur, le TAPI ne pouvait rétablir les exonérations litigieuses sur la base du seul fait que les loyers étaient majoritairement modérés. Il n’était au demeurant pas établi que ces loyers avaient bénéficié à des personnes à revenu modeste. Certes, selon les travaux préparatoires, le but de l’art. 42 al. 2 LDE était de faciliter l’acquisition, par les fondations notamment, d’immeubles qu’elles destinaient à l’utilité publique. Le législateur avait toutefois posé une limite, à savoir qu’une affectation prépondérante à ce but devait être effective avant l’expiration du délai de deux ans et durer pendant une période continue de trois ans, ce qui n’était pas le cas in casu. Le fait que les logements aient été, dès leur acquisition, soumis formellement au règlement de la fondation était insuffisant, la jurisprudence ayant précisé que l’affectation à ce but devait être « effective ».

L’empêchement invoqué par la contribuable, à savoir le fait qu’elle ne pouvait résilier unilatéralement les baux existants, ne constituait pas un cas de force majeure, étant donné qu’elle en avait connaissance lors de l’acquisition de l’immeuble.

C. a. Par acte expédié le 18 juillet 2024 à la chambre administrative de la Cour de justice, la A______ a recouru contre ce jugement, dont elle a demandé l’annulation, concluant à l’exonération des droits d’enregistrement.

L’AFC-GE n’avait jamais allégué que l’acquisition en cause aurait été faite à des fins de rendement. Elle servait exclusivement à des fins idéales. Lors de l’acquisition de l’immeuble, la majorité des loyers correspondait à ceux de logements sociaux. Lors de chaque renouvellement de bail, elle avait établi un contrat respectant ses conditions générales, avec pour conséquence une baisse de l’état locatif.

L’impossibilité de résilier les baux ne devait pas être examinée sous l’angle d’un empêchement. Le raisonnement du TAPI excluait systématiquement toute fondation de droit public de l’exonération fiscale lorsqu’elle acquerrait un immeuble déjà loué. Seuls les immeubles neufs ou en construction permettraient à une telle fondation de bénéficier des exonérations prévues par la loi. Une telle restriction allait à l’encontre de l’esprit de la loi.

L’acquisition d’immeubles au centre-ville par des fondations poursuivant un but d’utilité publique permettait de maintenir un parc de logements à loyer modéré et de lutter contre la gentrification de certains quartiers.

b. L’AFC-GE a conclu au rejet du recours.

c. La recourante n’a pas répliqué dans le délai imparti à cet effet.

d. Sur ce, les parties ont été informées que la cause était gardée à juger.

EN DROIT

1.             Interjeté en temps utile devant la juridiction compétente, le recours est recevable (art. 132 de la loi sur l'organisation judiciaire du 26 septembre 2010 - LOJ ‑ E 2 05 ; art. 62 al. 1 let. a de la loi sur la procédure administrative du 12 septembre 1985 ‑ LPA ‑ E 5 10).

2.             Est litigieuse la révocation de l’exonération fiscale accordée à la recourante le 29 octobre 2019, au motif qu’elle n’avait pas respecté les conditions posées par l’art. 42 al. 2 LDE

2.1 Aux termes de l’art. 42 al. 1 LDE, les acquisitions d’immeubles faites dans un but d’utilité publique ou cultuel par les entités visées à l’art. 28 LDE sont exemptées des droits prévus au présent titre (dont l’art. 33 LDE).

Selon l’art. 42 al. 2 LDE, l’entité bénéficiaire de l’exonération doit, dans tous les cas, deux ans au maximum après l’enregistrement de l’acte d’acquisition, ou l’achèvement des travaux en cas de construction, remettre à l’administration la preuve de l’affectation de l’immeuble à un but d’utilité publique ou cultuel. Elle doit, en outre, dès ce moment, affecter l’immeuble à un but d’utilité publique ou cultuel pendant une période continue de trois ans. À défaut, le droit d’enregistrement est dû.

Selon l’art. 89 LDE, les emprunts contractés exclusivement dans un but d’utilité publique par les institutions visées à l’art. 28 LDE sont exemptés des droits d’enregistrement.

2.2 Le libellé de l'art. 42 al. 2 LDE ne précise pas expressément dans quelle mesure l’immeuble concerné doit être affecté à un but d’utilité publique ou cultuel, dans un délai de deux ans après l’enregistrement de l’acte d’acquisition, ni ne règle le sort des immeubles faisant l’objet de baux au moment de leur acquisition.

Procédant à une interprétation historique, le TAPI a relevé que dans l’exposé des motifs relatifs au projet de loi PL 9863, il était indiqué que la clause prévue par le nouvel art. 42 al. 2 LDE était inspirée de l'art. 8A LDE (Casatax ; MGC 2005-2006/X A 8347), lequel posait les mêmes conditions que celles de l’art. 42 al. 2 LDE, à savoir que « le bénéficiaire de la réduction doit, dans tous les cas, deux ans au maximum après l’enregistrement de l’acte d’acquisition, remettre à l’administration la preuve de l’affectation de l’immeuble à sa résidence principale. Il doit, en outre, dès ce moment, occuper ce dernier à titre de résidence principale durant une période continue de trois ans. À défaut, le solde non perçu des droits est immédiatement exigible » (al. 3).

À teneur du rapport de la majorité de la commission fiscale chargée d'étudier ledit projet de loi, l’un de ses membres avait observé que ce projet introduisait un système similaire à celui de « Casatax » en ce qui concernait l'exonération des droits de mutation pour les acquisitions d'immeubles par des institutions d'utilité publique (MGC 2007-2008/I A 632).

Selon le commentaire, article par article, du PL 9863, le nouvel art. 42 LDE prévoyait l'exonération du droit de mutation sur les acquisitions d'immeubles faites dans un but d'utilité publique par les communes ou les institutions exonérées de l'impôt. Le système précédent exonérait du droit de mutation certaines institutions (Églises, Croix-Rouge, etc.), mais pas les autres institutions poursuivant un but d'utilité publique. Il y avait donc inégalité de traitement et le projet de loi prévoyait de mettre sur pied d'égalité ces différentes institutions. Le projet prévoyait par ailleurs une clause selon laquelle l'exonération était conditionnée à l'affectation pendant une certaine durée de l'immeuble à son but d'utilité publique. C'était une solution inspirée du contreprojet à l'initiative « Casatax », soit de l'art. 8A LDE récemment accepté par le peuple.

Une large discussion s’était engagée au sein de la commission sur certaines questions telles que : une association d'utilité publique pouvait-elle détenir et tirer revenu d'un immeuble non directement en rapport avec l'objectif d'utilité publique ? Le délai de cinq ans prévu à l'al. 2 de l’art. 42 n'était-il pas trop court ? La notion de « délai raisonnable » ne méritait-elle pas d'être mieux précisée ? L'immeuble devait-il être affecté à 100% à un but d'utilité publique ? Le délai pour prouver le but d'utilité publique (trois ans, initialement proposé) n'était-il pas trop long ? À ces questions, il était notamment répondu que le projet de loi prévoyait des garde-fous en matière d'affectation de l'immeuble : celle-ci devait avoir un caractère d'utilité publique pour une durée de cinq ans et être prouvée par le propriétaire. De cette manière, il était évité de multiples changements ou une succession de ventes, car l'utilité publique touchait à la fois l'immeuble et le propriétaire. C'était en plus le Conseil d'État qui constatait, par arrêté spécial, si l'acquisition poursuivait ce but d'utilité publique (art. 42 al. 3 LDE). La durée de cinq ans constituait déjà une période relativement longue qui devait permettre d'éviter des montages financiers douteux. Lorsqu'un contribuable participait financièrement à un but idéal, il s'agissait bien de cette partie uniquement qui serait exonérée ; il était exclu de comprendre des immeubles à but purement spéculatif. Pour ce qui était du « délai raisonnable », il était répondu que cette notion était couramment utilisée en matière d'impôts directs et que la pratique voulait que ces délais soient d'environ deux ans.

Au sujet du pourcentage ou du ratio d'affectation de l'immeuble à un but d'utilité publique, il était précisé qu’intervenait ici la notion de prépondérance, à savoir plus de 50% pour que l'exonération totale puisse être accordée. Enfin, il était relevé que le dispositif des délais avait été calqué sur « Casatax », soit sur l'art. 8A LDE qui prévoyait deux ans pour la remise à l'administration de la preuve de l'affectation de l'immeuble comme résidence principale, avec une occupation pendant trois ans. La commission avait décidé ainsi de laisser l'art. 42 al. 2 dans la version du projet de loi. Seuls les délais étaient adaptés à « Casatax » : il était donc admis que dans le délai de deux ans (au lieu de trois), l'entité bénéficiaire devait remettre à l'administration la preuve de l'affectation de l'immeuble à un but d'utilité publique, et que ce même immeuble devait être affecté à l'utilité publique pendant trois ans (au lieu de cinq) (MGC 2007-2008/I A 641 et 642).

Finalement, en ce qui concerne l’art. 89 LDE, il était précisé qu’il s'agissait d'exonérer des droits d'enregistrement les emprunts contractés dans un but d'utilité publique par les institutions décrites à l'art. 28 LDE et que cet avantage ne concernait « évidemment que les emprunts dont l'affectation est exclusivement liée à l'immeuble affecté lui-même à l'utilité publique » (MGC 2007-2008/I A 642).

2.3 Dans sa jurisprudence relative à l’art. 8A al. 3 LDE sur lequel est calqué l’art. 42 al. 2 LDE, la chambre administrative a, à plusieurs reprises, jugé qu’il ne pouvait pas s'écouler plus de deux ans après l'enregistrement de l'acte d'acquisition pour que l'acquéreur ait effectivement établi son domicile au lieu de l'immeuble acquis et qu’avant l'échéance de ce délai, le propriétaire devait démontrer à l'administration avoir rempli cette condition. Il devait impérativement lui faire parvenir ses moyens de preuve, au plus tard le dernier jour du délai de deux ans. Ces exigences n’étaient pas constitutives d’un formalisme excessif et avaient un caractère impératif (ATA/325/2019 du 26 mars 2019 ; ATA/326/2019 du 26 mars 2019 ; ATA/481/2012 du 31 juillet 2012).

Par ailleurs, dans un cas d’un immeuble acquis par une commune, entité également visée par l’art. 28 LDE, la chambre administrative a jugé que celle-ci devait suivre la procédure prévue par l'art. 42 LDE, qui laissait un délai de deux ans « au plus » pour fournir la preuve de l'affectation de l'immeuble à un but d'utilité publique. Si ladite affectation n'était pas effective, une décision de refus d'exonération devait être rendue (ATA/163/2021 du 9 février 2021 consid. 3).

2.4 L'exonération constituant l'exception à la perception des droits d'enregistrement, il convient d'interpréter les conditions de celle-ci de manière stricte (ATA/163/2021 précité consid. 2g ; ATF 131 II 1 consid. 3.3.).

2.5 Le principe de la légalité gouverne l'ensemble de l'activité de l'État (art. 5 al. 1 et 36 al. 1 de la Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avril 1999 - Cst. - RS 101) et revêt une importance particulière en droit fiscal, où il est érigé en droit constitutionnel indépendant à l'art. 127 al. 1 Cst., lequel prévoit que les principes généraux régissant le régime fiscal, notamment la qualité de contribuable, l'objet de l'impôt et son mode de calcul, doivent être définis par la loi (ATF 135 I 130 consid. 7.2 ; ATA/844/2020 du 1er septembre 2020).

3.             En l’espèce, les parties s’accordent sur le fait que la recourante est une entité d’utilité publique visée par l’art. 28 al. 1 LDE, susceptible de bénéficier d’une exonération des droits d’enregistrement. En effet, en raison de la pénurie, notoire à Genève, d'appartements spacieux et bon marché, les mesures destinées à accroître le nombre de logements à prix modiques – telles que le but que la recourante s’est fixé – satisfont à l'exigence de l'intérêt public et contribuent au maintien de la paix sociale et à la lutte contre la hausse du coût de la vie (ATF 112 Ib 20 consid. 3d et les références citées).

Il ressort des travaux législatifs exposés plus haut que le législateur a voulu que l’immeuble acquis par une entité d’intérêt publique soit affecté au but d’utilité publique de manière prépondérante, soit à raison de plus de 50%, pour qu’une exonération totale puisse être maintenue, selon l’art. 42 al. 2 LDE. L’exonération prévue par l’art. 89 LDE ne peut concerner que des emprunts liés à de tels immeubles. La durée de deux ans fixée par le législateur aux fondations souhaitant bénéficier de l’exonération fiscale liée à l’acquisition de biens immobiliers destinés à une affectation (prépondérante) d’utilité publique a précisément pour but de laisser aux contribuables le temps de se conformer aux exigences d’exonération. L’art. 42 al. 2 LDE prévoit d’ailleurs expressément que cette exigence doit « dans tous les cas » être remplie à l’échéance du délai de deux ans après l’enregistrement de l’acte d’acquisition.

Or, le ratio de l’affectation directe à l’utilité publique de l’immeuble acquis par la recourante n’a pas atteint plus de 50% à l’échéance du délai de deux ans fixé par l’art. 42 al. 2 LDE. Le fait que les loyers pratiqués, déjà au moment de l’acquisition de l’immeuble en cause, étaient pour la plupart modérés ne permet pas de considérer que la condition de « l’affectation directe » à l’utilité publique était pour autant réalisée. En effet, le seul élément des loyers, en majorité, modérés est insuffisant. Encore aurait-il fallu que ces loyers bénéficient à des personnes à revenu modeste, ce qui n’a cependant pas été établi. Les appartements de la fondation sont destinés à être offerts à des conditions sensiblement plus favorables que celles qui sont pratiquées sur le marché libre, de sorte que les locataires à revenus modestes puissent trouver un logement à des conditions acceptables, excluant tout élément de spéculation. Les conditions générales produites par la recourante consacrent d’ailleurs un chapitre (III) entier à la détermination du loyer admissible des logements sociaux, qui tient compte, notamment, des taux d’effort et d’occupation ainsi que du revenu familial. Toutefois, la recourante n’a pas démontré que la majorité, soit plus de 50% de son immeuble était affectée au logement social tel que défini par ses propres conditions générales. En particulier, si les loyers pratiqués semblent, en général, inférieurs à ceux admissibles pour les logements HM – comme cela ressort du tableau annexé à la réclamation formée par la recourante – il n’a pas été démontré que la majorité des locataires remplissaient les conditions nécessaires pour bénéficier des loyers (raisonnables) pratiqués. Selon l’AFC-GE, au 31 décembre 2021, seuls 25% de logements, soit trois logements sur douze, respectaient le taux d'effort, le taux d'occupation et le loyer modéré. La recourante n’a pas contesté cette allégation. Elle ne soutient d’ailleurs pas que ses propres conditions générales pour les logements à caractère social étaient respectées dans l'attribution des logements, deux ans après l’acquisition de l’immeuble. L’occupation de la majorité des locaux selon le but d’utilité publique défini par la recourante n’est donc pas démontrée.

Dans ces conditions, l’AFC-GE pouvait sans violer la loi ni abuser de son pouvoir d’appréciation retenir que la recourante n’avait pas rempli, au terme des deux ans suivant l’enregistrement de l’acte d’achat, la condition de l’affectation effective de son immeuble au but d’utilité publique.

Il en va de même de l’emprunt hypothécaire, qui ne peut non plus être exonéré des droits dès lors qu’il n’a pas servi à financer l’acquisition de l’immeuble qui n’était pas affecté lui-même à l'utilité publique.

Enfin et comme l’a relevé le TAPI, le fait que l’immeuble au moment de son acquisition par la recourante comportait des baux existants était connu ou devait être connu de celle-ci. L’AFC-GE lui a alors clairement indiqué les conditions auxquelles était soumise l’exonération prévue par l’art. 42 al. 2 LDE. La recourante ne peut donc pas tirer argument des contingences liées aux dispositions applicables aux baux à loyers pour se soustraire aux conditions restrictives d’exonération prévues par l’art. 42 al. 2 LDE.

Mal fondé, le recours sera rejeté.

4.             Vu l’issue du litige, l’émolument de CHF 700.- sera mis à la charge de la recourante, qui ne peut se voir allouer une indemnité de procédure (art. 87 LPA).

 

* * * * *

 

PAR CES MOTIFS
LA CHAMBRE ADMINISTRATIVE

à la forme :

déclare recevable le recours interjeté le 18 juillet 2024 par la A______ contre le jugement du Tribunal administratif de première instance du 24 juin 2024 ;

au fond :

le rejette ;

met un émolument de CHF 700.- à la charge de la A______ ;

dit qu’il n’est pas alloué d’indemnité de procédure ;

dit que, conformément aux art. 82 ss de la loi fédérale sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF - RS 173.110), le présent arrêt peut être porté dans les trente jours qui suivent sa notification par-devant le Tribunal fédéral, par la voie du recours en matière de droit public ; le mémoire de recours doit indiquer les conclusions, motifs et moyens de preuve et porter la signature du recourant ou de son mandataire ; il doit être adressé au Tribunal fédéral, Schweizerhofquai 6, 6004 Lucerne, par voie postale ou par voie électronique aux conditions de l'art. 42 LTF. Le présent arrêt et les pièces en possession de la recourante, invoquées comme moyens de preuve, doivent être jointes à l'envoi ;

communique le présent arrêt à Me Antoine BERTHOUD, avocat de la recourante, à l'administration fiscale cantonale ainsi qu'au Tribunal administratif de première instance.

Siégeant : Eleanor McGREGOR, présidente, Florence KRAUSKOPF, Joanna JODRY, juges.

Au nom de la chambre administrative :

 

le greffier-juriste :

 

F. SCHEFFRE

 

la présidente siégeant :

 

E. McGREGOR

 

Copie conforme de cet arrêt a été communiquée aux parties.

 

Genève, le 

 

la greffière :