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Décisions | Chambre administrative de la Cour de justice Cour de droit public

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A/2459/2020

ATA/151/2021 du 09.02.2021 ( AMENAG ) , ADMIS

Descripteurs : RECONSIDÉRATION;PROTECTION DES MONUMENTS;MODIFICATION DES CIRCONSTANCES;NOUVEAU MOYEN DE FAIT;NOVA
Normes : LPA.48
Parties : MICHEL CONA SA ET MM. BEFFA, BEFFA Raphael, BEFFA Robert / CONSEIL D'ETAT
Résumé : admission d’un recours déposé par les propriétaires contre une décision d’inscription à l’inventaire de bâtiments, rendue après l’annulation par la chambre administrative d’une ancienne décision d’inscription à l’inventaire, en l’absence de faits nouveaux permettant la reconsidération de l’ancienne décision.
En fait
En droit
RÉPUBLIQUE ET CANTON DE GENÈVE

 

POUVOIR JUDICIAIRE

A/2459/2020-AMENAG ATA/151/2021

COUR DE JUSTICE

Chambre administrative

Arrêt du 9 février 2021

 

dans la cause

 

MICHEL CONA SA
Messieurs Raphaël et Robert BEFFA
représentés par Me François Bellanger, avocat

contre

CONSEIL D'ÉTAT



EN FAIT

1) Les parcelles nos 254, 255 ainsi que nos 3'494 et 3'495 (résultant d'une division de la parcelle no 256), sises en Ville de Genève (ci-après : la ville), plan 8, section Eaux-Vives, aux nos 4, 6 et 8 de la rue de l'Avenir, en 2ème zone de construction, comportent trois bâtiments abritant des activités au rez-de-chaussée et des logements à l'étage, cadastrés respectivement sous les nos B218, B220 et B222, ainsi que deux dépôts nos B223 et B665 datant de la fin du XIXe siècle, comprenant un étage et des combles sur rez.

Les trois premières parcelles sont la propriété de Michel Cona SA et la dernière de Messieurs Raphaël et Robert BEFFA. Sur cette parcelle no 3'495 sont érigés les bâtiments nos B222 et B223 qui sont également construits, en partie, sur la parcelle no 3'494.

2) a. Entre 2008 et 2011, une procédure en inscription à l'inventaire visant ces cinq bâtiments, alors cadastrés sous nos B218, B220 et B222, a été menée par le département devenu depuis lors celui du territoire (ci-après : le département).

Dans ce cadre, la commission des monuments, de la nature et des sites (ci-après : la CMNS) a rendu, le 16 janvier 2008, un préavis favorable à l'inscription à l'inventaire jugeant par ailleurs leur classement disproportionné. Elle relevait leur rôle de témoin de la première urbanisation et des activités économiques traditionnelles du quartier des Eaux-Vives entre la seconde moitié du XIXe siècle et le début du XXe siècle, suite à la démolition des anciennes fortifications. Le groupe de bâtiments avait été construit par Jean-Louis MORTILLET, entrepreneur, entre 1876 et 1877.

b. Par décision du 17 janvier 2011, le département a approuvé l'inscription à l'inventaire des bâtiments et des parcelles.

c. Le 30 octobre 2012, sur recours des propriétaires de l'époque, la chambre administrative de la Cour de justice (ci-après : la chambre administrative) a annulé la décision du département au motif que la mesure de protection avait un caractère disproportionné. Selon les propriétaires de l'époque, ceux-ci pouvaient en effet escompter un prix de vente des parcelles situé entre CHF 4'600'000.- et 5'500'000.- pour une opération de démolition/reconstruction qui permettrait la réalisation de 3'245 m2 de surfaces affectées au logement, soit environ trente-trois appartements de 100 m2, alors que l'ensemble des locaux était composé de 47,5 pièces représentant une surface de 1'475 m2. Une rénovation seule ne permettrait d'obtenir que quarante-six pièces avec une surface totale de 1'470 m2 affectée à des logements. La réhabilitation des seules façades et structures porteuses des bâtiments impliquerait des coûts excessifs estimés à CHF 17'350'000.- selon une étude établie par le bureau d'architectes Baru SA, produite par les propriétaires. La question de la valeur patrimoniale pouvait souffrir de rester ouverte.

3) Le 2 octobre 2018, une pétition intitulée « Aux Eaux-Vives, sauvons le dernier vestige du passé faubourien du quartier - Urgent », munie de neuf cent nonante signatures manuscrites et 2'609 signatures en ligne, a été adressée au Grand Conseil (P 2'051) et à la ville (P-393) par le groupe « Contre l'enlaidissement de Genève ».

a. La pétition P 2'051 a donné lieu à un rapport de pétition P 2051-A du 7 janvier 2019 après avoir été discutée dans le cadre de plusieurs séances de la commission des pétitions du Grand Conseil, laquelle avait auditionné les pétitionnaires, des membres de la CMNS, le conseiller d'état en charge du département et des collaborateurs de l'office du patrimoine et des sites (ci-après : OPS), le conseiller administratif du département des constructions et de l'aménagement de la ville ainsi que les propriétaires. La pétition a été renvoyée au conseil administratif de la ville par dix voix pour et deux voix contre, le rachat par la ville ayant été évoqué par le conseiller administratif lors de son audition et le conseiller d'état ayant fait part de ses doutes quant à la possibilité de trouver une mesure de protection suite à l'arrêt de la chambre administrative précité.

b. La pétition P-393, examinée par la commission des pétitions du conseil municipal de la ville, a donné lieu à un rapport de commission P-393 et a été acceptée par dix voix pour, une voix contre et trois abstentions. La pétition a été renvoyée le 27 mars 2019 par le conseil municipal au conseil administratif, lequel a procédé à une visite des lieux en présence des propriétaires. Le 16 octobre 2019, il a confirmé sa volonté déjà exprimée le 5 mars 2019 quant au classement des bâtiments et indiqué que leur rachat par ville ne pouvait être envisagé en raison de la difficulté d'identifier un programme en vue d'une nouvelle affectation des bâtiments pour de l'équipement communal.

4) Le 30 novembre 2018, l'association Action patrimoine vivant (ci-après : APV) a déposé une demande de classement de l'ensemble formé des bâtiments des 4,6 et 8, rue de l'Avenir. La perte de ces bâtiments constituerait une atteinte « très violente » à ce qui restait de qualité aux rues montantes des Eaux-Vives.

5) Par préavis du 5 mars 2019, le conseil administratif de la ville s'est déclaré favorable à la mesure de classement. La typologie particulière des bâtiments traduisait les exigences spatiales liées à l'entreprise du propriétaire. L'implantation des constructions dégageait des cours ouvertes sur la rue et renvoyait à une activité traditionnelle du quartier dans lesquelles les métiers de la construction étaient fortement représentés dans la seconde moitié du XIXe siècle. La mesure permettrait de freiner la disparition des rares témoins architecturaux relatifs à la première phase d'urbanisation du quartier.

6) Le 11 mars 2019, les propriétaires se sont opposés au classement des bâtiments et des parcelles. Toute reconsidération était exclue, compte tenu du fait que la mise sous protection avait déjà fait l'objet d'une instruction complète suivie d'une procédure judiciaire au cours de laquelle la chambre administrative avait effectué un transport sur place.

7) Une visite des bâtiments a été effectuée le 5 juin 2019 par un membre délégué de la CMNS et un représentant du service des monuments et des sites (ci-après : SMS), en présence des propriétaires. Un rapport a été établi le 11 juin 2019.

8) Le 26 juin 2019, la CMNS s'est prononcée favorablement au classement des bâtiments et des parcelles.

9) En parallèle, un projet de démolition des bâtiments a été déposé le 4 juin 2018 (M 8'164) dont l'examen a été suspendu à la délivrance préalable d'une autorisation de construire.

Trois projets de constructions ont été déposés. Les 1er juin et 10 août 2018, deux projets (DD 111'596 et DD 111'818) prévoyaient la construction de deux immeubles mixtes et un parking souterrain avec une surface habitable de plus de 4'600 m2 pour l'un et d'environ 3'200 m2 pour le second, pour un coût estimé à CHF 26'000'000.-. Ces projets ont fait l'objet de renvois les 13 juin et 22 août 2018, au motif du non-respect des dispositions en matière de distances aux limites de propriétés.

Le 27 février 2019, une requête portant sur la construction de deux immeubles de logement et surfaces commerciales (DD 112'395) a été déposée auprès du département. Le coût estimé était également de CHF 26'000'000.- pour une surface habitable d'environ 3'050 m2.

L'instruction de cette requête a été suspendue dans l'attente de l'issue de la procédure de classement.

10) Le 24 avril 2020, l'office de l'urbanisme a produit une analyse à la demande de l'OPS, notamment sur les projets de construction DD 112'395, laquelle préavisait favorablement la mise à l'inventaire des bâtiments existants et constatait qu'en raison de l'étroitesse de l'îlot à cet endroit (environ 9 m de façade à façade sur cour), ces bâtiments de bas gabarit conféraient une plus-value certaine en termes d'ensoleillement et d'aération pour le coeur d'îlot. Leurs volumétries morcelées participaient à humaniser ce morceau de ville et donnaient un caractère différencié à cette séquence de la rue de l'Avenir qui se rétrécissait à cet endroit pour atteindre 8 m de large.

Le projet envisagé ne remplissait pas les qualités requises qui justifieraient de sacrifier l'ensemble patrimonial. Outre qu'il triplait presque la densité, certaines distances et vues droites n'étaient pas respectées et l'étroitesse de la rue ne plaidait pas pour un bâtiment d'un gabarit aussi haut, soit plus de 18 m et d'un volume aussi imposant qui obstruait des ouvertures d'un bâtiment voisin (B664) et tendait à étouffer la cour et péjorer les qualités d'ensoleillement et de circulation de l'air. La qualité d'habitabilité était discutable tant pour les logements des bâtiments voisins que pour les logements prévus.

11) Par arrêté du 17 juin 2020, le Conseil d'État a rejeté la demande de classement pour des motifs liés à l'état de conservation des bâtiments et de leurs espaces intérieurs et inscrit à l'inventaire des immeubles dignes d'être protégés les volume, l'enveloppe (façades et toitures) et les structures porteuses des bâtiments nos B218, B220, B222, B223 et B665, ainsi que les parcelles nos 254, 255, 3494 et 3495.

Malgré son état de conservation manifestement altéré, l'entité bâtie présentait des qualités urbanistiques exceptionnelles qui étaient menacées. Les pétitions témoignaient d'un attachement particulièrement marqué des habitants du quartier à ces objets du patrimoine. Cette valeur générale n'avait pas été constatée lors de la première procédure et constituait un fait nouveau notable.

La réalisation effective des projections des propriétaires était fortement sujette à caution dès lors que leurs tentatives de mise en oeuvre de leur projet avaient été tour à tour refusées par l'autorité d'exécution. Il fallait ajouter à cela que les coûts de restauration articulés en 2011 par les propriétaires étaient largement surévalués si l'on comparait ces données aux valeurs statistiques retenues pour des travaux de rénovation de bâtiments anciens à Genève.

En conséquence, l'inscription à l'inventaire apparaissait comme la mesure adaptée aux objectifs de protection tout en répondant aux exigences liées au respect du principe de la proportionnalité et à la pérennité des bâtiments.

12) Par acte du 19 août 2020, MM. BEFFA et Michel Cona SA ont interjeté recours auprès de la chambre administrative contre l'arrêté du Conseil d'État en concluant à son annulation ainsi qu'au versement d'une indemnité de procédure.

L'arrêt de la chambre administrative dans la première procédure d'inscription à l'inventaire avait retenu d'une part, la vétusté avancée des bâtiments ainsi que leur absence d'intérêt, qu'il soit architectural, urbanistique ou historique, et d'autre part, les coûts astronomiques qui seraient nécessaires à leur rénovation. Les conditions d'une remise en cause de l'arrêt du 30 octobre 2012 de la chambre administrative n'étaient pas remplies en l'absence de faits nouveaux notables.

Le seul élément qui aurait pu entraver le gabarit souhaité par le projet DD 112'395 était une servitude de vue existante en faveur de la parcelle no 2'211, à l'angle entre la rue des Eaux-Vives et la rue de l'Avenir. Michel Cona SA avait pu acquérir cette parcelle depuis et il pourrait ainsi gérer la meilleure implantation des nouvelles constructions. L'argument du renvoi des demandes d'autorisation de construire tombait à faux, un projet d'amélioration substantielle de la rentabilité actuelle demeurant tout à fait envisageable.

Plusieurs préavis et un rapport indiquaient que le département avait une vision claire de la situation et notamment du fait que ces bâtiments étaient un témoignage de la première urbanisation du quartier. Il n'y avait aucun élément nouveau quant à cette perception et la typologie des bâtiments avait déjà été relevée, notamment par la chambre administrative.

Le seul élément nouveau serait les signatures recueillies pour empêcher la démolition du bâtiment. Il ne s'agissait toutefois pas d'un élément suffisant pour remettre en question l'arrêt de la chambre administrative. Ils pourraient également recueillir des milliers de signatures en faveur de la construction de logements répondant à un intérêt général manifeste à la place de bâtiments en ruine.

Le coût des travaux de réhabilitation tels qu'ils ressortaient du rapport de Baru SA ne pouvait être contesté car l'arrêt de la chambre administrative était entré en force. En l'absence d'étude contraire, l'argumentation développée par le Conseil d'État sur ce point était infondée.

13) Le 21 octobre 2020, le Conseil d'État, soit pour lui l'OPS, a répondu au recours, concluant à son rejet. Il sollicitait un transport sur place ainsi que l'audition de la CMNS.

Les faits nouveaux étaient l'imminence de la démolition des bâtiments ayant amené la CMNS à préaviser favorablement leur classement ; la valeur générale et sociétale acquise par les bâtiments, notamment en lien avec la pétition ; l'exécution manifestement impossible du projet de construction tel que voulu par les recourants qui justifiait une redéfinition des intérêts en présence.

L'intérêt historique et urbanistique de l'entité bâtie avait été relevé et documenté par les spécialistes du patrimoine, notamment dans une note de la conservation du patrimoine architectural de la ville du 1er octobre 2003. Le secteur compris entre la route de Frontenex, l'avenue Pictet-de-Rochemont, le quai Gustave-Ador et l'avenue William-Favre, était caractérisé par les importantes transformations urbanistiques résultant du morcellement des anciens domaines de Montchoisy, des Vollandes et de Jargonnant, faisant place à la construction, dès la deuxième moitié du XIXe siècle, d'entités urbaines présentant des typologies diverses. Les immeubles sis aux 4 à 8, rue de l'Avenir formaient un type d'habitat très caractéristique, présentant des petits gabarits, à composition à redents, alternant bâti et cours ouvertes, et fortement relié aux activités artisanales occupant les rez-de-chaussée. Du fait de la démolition future ou effective de certains bâtiments dans le quartier, il apparaissait que ce groupe de bâtiments était devenu l'entité urbanistique la plus ancienne du périmètre des Eaux-Vives présentant ce type d'habitat caractéristique.

Le dernier projet de construction (DD 113'395) avait été préavisé négativement par la commission d'architecture (ci-après : CA), le 19 mars 2019, car la construction devrait s'aligner aux bâtiments existants nos 10 et ss rue de l'Avenir, ce qui permettrait d'élargir la rue, au demeurant très étroite ; les façades crantées côté rue ne s'inscriraient pas de manière harmonieuse dans le tissu urbain environnant ; les « cours anglaises » n'offriraient aucun dégagement de qualité aux logements situés au 1er étage et ne bénéficieraient pas d'échappées visuelles ; l'absence de dégagements extérieurs pour les étages supérieurs serait également à déplorer ; les superstructures devraient être intégrées au volume des immeubles. Les gabarits dépassaient celui prescrit par la loi et le projet nécessitait une dérogation et un préavis de la CA lequel était défavorable. L'acquisition de la parcelle no 2'211 était manifestement insuffisante pour permettre de réaliser le projet déposé. Les possibilités de densification des parcelles, dans le cas d'un projet de démolition/reconstruction, étaient très réduites et se rapprocheraient davantage des surfaces de logement retenues par la chambre administrative en cas de rénovation des bâtiments existants. Cette nouvelle circonstance était déterminante. Les expectatives financières et de construction projetées dans la première procédure ne pouvant être atteintes, une nouvelle pesée des intérêts devait être faite.

Ces faits nouveaux revêtaient la pertinence suffisante pour justifier une entrée en matière par l'autorité. Ils étaient suffisants pour rendre aux bâtiments l'intérêt public qui n'avait pu leur être reconnu à l'époque et pour justifier la prépondérance dudit intérêt sur les intérêts privés des recourants ou d'autres intérêts.

14) Le 15 décembre 2020, les recourants ont répliqué.

La perception patrimoniale des bâtiments n'était pas nouvelle. Le raisonnement était vicié. La disparition du 104, rue des Eaux-Vives qui n'avait pas de valeur de protection, ne pouvait faire ressortir la valeur des bâtiments litigieux.

La pétition ne pouvait être considérée comme un fait nouveau important, notamment au vu de la suite donnée par le Grand Conseil et la commission municipale et des déclarations faites.

La prétendue impossibilité de construire un bâtiment ne pouvait justifier a posteriori une décision. Aucune modification juridique n'était intervenue depuis la première procédure.

15) Le 17 décembre 2020, les parties ont été informées que la cause était gardée à juger.

EN DROIT

1) Interjeté en temps utile devant la juridiction compétente, le recours est recevable (art. 132 de la loi sur l'organisation judiciaire du 26 septembre 2010 - LOJ - E 2 05 ; art. 62 al. 1 let. a de la loi sur la procédure administrative du 12 septembre 1985 - LPA - E 5 10).

2) Le recours porte contre une décision d'inscription à l'inventaire de bâtiments et de parcelles, propriétés des recourants, qui avaient déjà donné lieu à une décision identique du 17 janvier 2011, annulée par arrêt de la chambre administrative devenu définitif (ATA/721/2012 du 30 octobre 2012).

La question litigieuse est donc celle de savoir si les conditions permettant au Conseil d'État de s'écarter de l'arrêt de la chambre administrative telles que prévues par l'art. 48 al. 1 let. b LPA sont remplies.

3) a. À teneur de l'art. 48 al. 1 let. b LPA, les demandes en reconsidération de décisions prises par les autorités administratives sont recevables lorsque les circonstances se sont modifiées dans une mesure notable depuis la première décision. Il faut entendre par là des faits nouveaux « nouveaux », c'est-à-dire survenus après la prise de la décision litigieuse, qui modifient de manière importante l'état de fait ou les bases juridiques sur lesquels l'autorité a fondé sa décision, justifiant par là sa remise en cause (ATA/1620/2019 du 5 novembre 2019 consid. 3a ; ATA/159/2018 du 20 février 2018 consid. 3a). Pour qu'une telle condition soit réalisée, il faut que survienne une modification importante de l'état de fait ou des bases juridiques, ayant pour conséquence, malgré l'autorité de la chose jugée rattachée à la décision en force, que cette dernière doit être remise en question (ATA/539/2020 du 29 mai 2020 consid. 4b ; ATA/830/2016 du 4 octobre 2016 consid. 2a).

b. L'autorité de chose jugée ne se rapporte qu'aux points effectivement tranchés par l'autorité de recours ; il y aura donc lieu de se référer aux motifs de sa décision pour définir la portée de l'autorité de la chose jugée (ATA/8/2020 du 7 janvier 2020 consid 5 ; Thierry TANQUEREL, Manuel de droit administratif, 2018, n. 867 à 869 p. 308).

c. En l'espèce, dans l'ATA/721/2012 précité, la chambre de céans a jugé que l'inscription à l'inventaire serait disproportionnée au regard de l'intérêt patrimonial limité des bâtiments concernés et du montant nécessaire à leur rénovation qui ne laissait aucune perspective de rentabilisation. En faisant primer l'intérêt au maintien de bâtiments vétustes, sans qualités architecturales particulières et nécessitant de forts investissements financiers de la part des propriétaires, sur l'intérêt de ces derniers à une utilisation financière optimale de ces bâtiments, le département avait mésusé de son pouvoir d'appréciation (ATA/721/2012 précité consid. 10). La chambre de céans a toutefois laissé indécise la question de savoir si les bâtiments présentaient un intérêt au sens de l'art. 4 de la loi sur la protection des monuments, de la nature et des sites du 4 juin 1976 (LPMNS - L 4 05) soit un intérêt archéologique, historique, artistique, scientifique ou éducatif (ATA/721/2012 précité consid. 7 in fine).

Il convient donc d'examiner si des faits nouveaux, au sens défini ci-dessus, permettaient au Conseil d'État de revenir sur cette pesée d'intérêts.

4) En premier lieu, il convient de préciser que dans son arrêté, le Conseil d'État revient sur les coûts de restauration tels que retenus par la chambre de céans dans son arrêt d'octobre 2012, estimant qu'ils devraient être réduits de plus du tiers en application de coûts statistiques moyens. Or ces montants, qui ressortaient d'une étude produite par les propriétaires, n'ont pas été contestés au cours de la première procédure et ont été retenus par la chambre de céans dans son arrêt devenu définitif. C'est donc en vain que l'autorité intimée tente de les remettre en cause dans sa décision pour soutenir son argumentation et remettre en cause la pesée d'intérêt faite dans le premier arrêt.

5) L'autorité intimée fait valoir que les possibilités de densification des parcelles concernées sont très réduites. Cette circonstance nouvelle serait apparue lors de l'instruction de plusieurs demandes d'autorisation de construire déposées par les recourants, après l'arrêt de la chambre administrative du 30 octobre 2012 et modifierait considérablement le complexe de faits à la base de la première décision. Ces faits ne pouvaient être connus à l'époque, seul l'examen de projets concrets permettant de concrétiser le potentiel de densification. Ces faits modifieraient les expectatives financières projetées, prises en compte dans la pesée des intérêts faites par la chambre de céans dans l'ATA/721/2012 précité.

Force est de constater qu'aucune modification législative n'est intervenue entre les deux procédures d'inscription à l'inventaire qui aurait modifié les possibilités de construire sur les parcelles concernées. Certes, il est acquis que deux demandes d'autorisation de construire ont été renvoyées par le département s'agissant des parcelles des recourants, principalement pour des questions de distances aux limites. Ce fait ne permet toutefois pas de retenir qu'aucune construction, d'un gabarit plus important que les bâtiments litigieux, ne serait autorisable et qu'aucune opération de démolition/reconstruction, avec une rentabilité accrue, ne serait possible. L'autorité intimée ne le soutient au demeurant pas, indiquant plutôt que les possibilités seraient très réduites, s'approchant davantage des surfaces existantes que de celles espérées initialement, s'appuyant pour cela sur l'avis de l'architecte cantonal.

Ainsi, même s'il fallait retenir que la densification telle que souhaitée initialement par les propriétaires ne pourrait en définitive pas être atteinte pour des raisons de contraintes liées à la configuration des lieux, aucune circonstance nouvelle qui n'aurait pas existé lors de l'examen fait dans la première procédure ne peut être retenue, s'agissant des possibilités constructives.

6) L'autorité intimée se prévaut d'une nouvelle perception patrimoniale des bâtiments par les spécialistes en la matière.

Il faut bien constater qu'en janvier 2008, la CMNS préconisait une inscription à l'inventaire des bâtiments, jugeant le classement, mesure plus contraignante, disproportionné. Dans son préavis du 26 juin 2019, en revanche, elle s'est prononcée favorablement au classement. Le caractère exceptionnel de l'ensemble bâti, en tant que dernier témoin de l'urbanisation primitive du quartier des Eaux-Vives serait apparu évident, parce que les rares bâtiments partageant certaines des caractéristiques avec l'ensemble bâti avaient désormais totalement disparu (tête d'îlot sis aux rues de la Grenade, Sillem et de l'Avenir) ou étaient appelés à l'être (104, rue des Eaux-Vives). La démolition de ce dernier immeuble, requise le 17 juillet 2017 a été autorisée le 5 novembre 2019 par M 7'939, devenue définitive (jugement du Tribunal administratif de première instance, JTAPI/712/2020 du 27 août 2020 déclarant irrecevable un recours déposé contre l'autorisation de démolir).

Le fait que l'ensemble bâti subsiste comme seul témoin de la première urbanisation du quartier a déjà été abordé par le département, en février 2007, dans la procédure concernant la tête de l'îlot Sillem/Grenade/Avenir. À cette occasion, il avait précisé que si une conservation de ce type de bâtiments devait être envisagée, il était d'avis que les bâtiments situés du côté pair de la rue de l'Avenir, qui formaient une composition d'ensemble, seraient plus représentatifs de ce patrimoine et pourraient ainsi, le cas échéant, être conservés (ATA/151/2007 précité consid. 17 en fait et consid. 14 en droit).

Il appert ainsi que les démolitions et reconstructions faites, tant à proximité immédiate que plus loin dans le quartier des Eaux-Vives, ont laissé subsister l'ensemble bâti comme seul témoin de la première urbanisation du quartier, lui conférant de ce fait un intérêt de témoin historique indéniable.

Il faut toutefois constater que, comme le relèvent les recourants, ces faits étaient déjà connus lors de la première procédure. En effet, la chambre de céans a alors retenu que la CMNS visait l'inscription à l'inventaire des immeubles litigieux au motif qu'il s'agissait d'un témoignage de la première urbanisation et des activités traditionnelles du quartier des Eaux-Vives, argumentation reprise par la ville. La chambre administrative a même souligné que les importantes transformations subies par le quartier avaient isolé les constructions litigieuses (ATA/721/2012 précité consid. 7).

Partant, il n'est pas possible de retenir une nouvelle perception patrimoniale de l'ensemble bâti comme constituant un fait permettant une reconsidération.

7) Finalement, l'autorité intimée considère la pétition déposée auprès du Grand Conseil et des autorités de la ville comme modifiant notablement la situation et justifiant une nouvelle mesure de protection.

La pétition munie de trois mille cinq cents signatures, dont neuf cent nonante manuscrites, constitue une requête de citoyens qui se sont mobilisés et qui a fait l'objet d'un examen approfondi par les autorités concernées.

Si cette pétition démontre sans conteste l'inquiétude des signataires quant à la disparition progressive d'objets qui ont façonné l'identité de leur ville, comme le formule l'autorité intimée, elle ne constitue toutefois pas une circonstance nouvelle au sens de l'art. 48 LPA dans le cadre de la procédure d'inscription de mise à l'inventaire. En effet, l'autorité intimée n'a jamais modifié sa position quant à la protection voulue pour cet ensemble bâti puisqu'elle a rendu deux décision d'inscription à l'inventaire, allant dans le sens voulu par la pétition.

En outre, l'autorité de la chose jugée ne se rapporte notamment pas à la question, laissée indécise par la chambre administrative, de l'application de l'art. 4 LPMNS à l'ensemble bâti (ATA/721/2012 consid. 7 in fine). Il n'est dès lors pas possible de considérer que l'existence de cette pétition constitue une modification importante de l'état de fait qui aurait pour conséquence que la décision entrée en force puisse être remise en question.

En conséquence, en l'absence de modification notable des circonstances depuis le précédent arrêt de la chambre de céans, c'est à tort que l'autorité intimée est entrée en matière sur une nouvelle décision visant le maintien des bâtiments en question vu le cadre strict de la reconsidération au sens de l'art. 48 LPA.

Au vu de ce qui précède, le recours sera admis.

8) Vu l'issue du litige, aucun émolument ne sera mis à la charge des recourants (art. 87 al. 1 LPA) et une indemnité de procédure de CHF 1'000.- leur sera allouée, à la charge de l'État de Genève (art. 87 al. 2 LPA).

* * * * *

 

 

PAR CES MOTIFS
LA CHAMBRE ADMINISTRATIVE

à la forme :

déclare recevable le recours interjeté le 19 août 2020 par Michel Cona SA, Messieurs Raphaël BEFFA et Robert BEFFA contre l'arrêté du Conseil d'État du 17 juin 2020 ;

au fond :

l'admet ;

annule l'arrêté du Conseil d'État du 17 juin 2020 ;

dit qu'il n'est pas perçu d'émolument ;

alloue une indemnité de procédure de CHF 1'000,- à Michel Cona SA et Messieurs Raphaël BEFFA et Robert BEFFA, pris solidairement, à la charge de l'État de Genève ;

dit que, conformément aux articles 82 et suivants de la loi fédérale sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF-RS 173.110), le présent arrêt peut être porté dans les trente jours qui suivent sa notification par-devant le Tribunal fédéral, par la voie du recours en matière de droit public ; le mémoire de recours doit indiquer les conclusions, motifs et moyens de preuve et porter la signature du recourant ou de son mandataire ; il doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14, par voie postale ou par voie électronique aux conditions de l'article 42 LTF. Le présent arrêt et les pièces en possession du recourant, invoquées comme moyens de preuve, doivent être joints à l'envoi ;

communique le présent arrêt à Me François Bellanger, avocat des recourants, ainsi qu'au Conseil d'État.

Siégeant : Mme Payot Zen-Ruffinen, présidente, Mme Krauskopf, M. Verniory, Mme Lauber, M. Mascotto, juges.

Au nom de la chambre administrative :

la greffière-juriste :

 

 

S. Hüsler Enz

 

 

la présidente siégeant :

 

 

F. Payot Zen-Ruffinen

Copie conforme de cet arrêt a été communiquée aux parties.

Genève, le 

 

la greffière :