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Décisions | Chambre pénale de recours

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P/11294/2022

ACPR/506/2022 du 27.07.2022 ( MP ) , REJETE

Descripteurs : PREUVE ILLICITE;AUDITION OU INTERROGATOIRE;PRÉVENU;ÉTABLISSEMENT HOSPITALIER;CAPACITÉ D'ESTER EN JUSTICE;DISPENSATION DE MÉDICAMENT
Normes : CPP.140; CPP.141; CPP.114

république et

canton de Genève

POUVOIR JUDICIAIRE

P/11294/2022 ACPR/506/2022

COUR DE JUSTICE

Chambre pénale de recours

Arrêt du mercredi 27 juillet 2022

 

Entre

 

A______, actuellement détenu à la prison B______, comparant par Me C______, avocate, ______ Genève,

recourant,

 

contre la décision rendue le 22 mai 2022 par le Ministère public,

 

et

 

LE MINISTÈRE PUBLIC de la République et canton de Genève, route de Chancy 6B, 1213 Petit-Lancy - case postale 3565, 1211 Genève 3,

intimé.


EN FAIT :

A. Par acte expédié au greffe de la Chambre de céans le 1er juin 2022, A______ recourt contre la décision du 22 mai 2022, notifiée le jour même en audience, par laquelle le Ministère public a refusé de retirer du dossier le procès-verbal de son audition, la veille, par la police.

Le recourant conclut, sous suite de frais, à ce qu'il soit constaté que ce procès-verbal est le résultat d'une méthode d'administration des preuves interdites au sens de l'art. 140 al. 1 CPP et qu'il est dès lors inexploitable au sens de l'art. 141 al. 1 CPP, à ce que ce procès-verbal soit retiré du dossier et conservé à part et, enfin, à ce qu'il soit constaté que le refus du Ministère public d'ordonner sa prise de sang était "illicite".

B. Les faits pertinents suivants ressortent du dossier :

a.A______, ______[métier], ressortissant suisse né en 1991, a été arrêté le 21 mai 2022 et placé en détention provisoire, prolongée en dernier lieu jusqu'au 31 août 2022 (cf. OTMC/2281/2022 du 19 juillet 2022).

b. Depuis dix ans, il est en couple avec D______, ______[métier] née en 1992, avec laquelle il fait ménage commun depuis cinq ans. Ensemble, ils ont une fille, E______, née le ______ 2021.

c. Le soir du 20 mai 2022, un ami de A______ a contacté la centrale d'engagement de la police après que ce dernier l'avait appelé pour lui dire "au revoir en pleurant", ce qui n'était pas habituel. Simultanément, D______ a contacté la police car son compagnon l'avait menacée de "tuer tout le monde" – soit elle, son enfant et ses parents – avec son arme de service. Durant près de cinq heures, plusieurs patrouilles ont tenté de retrouver A______, après être entrées en contact téléphonique avec lui. Il a, tour à tour, fait part de son intention de se rendre en Turquie, puis à l'autre bout du monde. Durant ce temps, il effectuait des aller-retour, à moto, entre la France et la Suisse. Il a finalement pu être interpellé à son domicile – durant la perquisition de celui-ci –, où il s'était rendu pour y chercher son passeport.

d. À teneur du rapport de police du 21 mai 2022, après son interpellation, le jour même à 1h30 du matin, A______ a été conduit au service des urgences des Hôpitaux universitaires de Genève (ci-après : HUG) en raison de propos suicidaires. Il a ensuite été transféré à la clinique psychiatrique F______, où il a été entendu, toujours le 21 mai 2022, par un policier, en qualité de prévenu.

e. Selon le procès-verbal du même jour, l'audition a débuté à 15h02, pour être interrompue une première fois de 15h40 à 16h30, puis de 16h40 à 17h54. À chaque fois, A______ est resté en attente dans sa chambre.

Lors de son audition, A______ – qui a renoncé à faire appel à un avocat – a partiellement admis les faits. Il a répondu aux questions qui lui étaient posées, donnant certaines explications, notamment sur sa relation avec D______ et leur fille. Il a déclaré ne pas souhaiter la visite d'un médecin. Il a signé le formulaire "droits et obligations du prévenu" et, à l'issue de l'audition, chaque page du procès-verbal.

A______ a ensuite été mis à la disposition du Ministère public, qui l'a entendu le lendemain, soit le 22 mai 2022, dès 15h, au Vieil hôtel de police.

f. A______ est prévenu de menaces (art. 180 CP), contrainte (art. 181 CP), voies de fait (art. 126 CP), injures (art. 177 CP) et empêchement d'accomplir un acte officiel (art. 286 CP). Il lui est notamment reproché d'avoir :

- en janvier 2022, à Genève, lors d'une soirée avec sa cousine G______, alarmé D______ en disant qu'il se suiciderait dans 10 ans avec son arme de service s'il était encore membre du corps des garde-frontière à cette date ;

- le 19 mai 2022, contraint D______ à quitter le domicile commun en lui disant qu'il ne reviendrait pas à la maison avec leur fille – qu'il avait prise de force –, tant qu'elle y était, de sorte qu'elle avait été contrainte de passer la nuit chez sa mère, puis l'avoir alarmée en lui écrivant que tant qu'elle ne respectait pas une liste de comportements à adopter à la maison, il partirait avec leur fille et elle ne la reverrait plus ;

- le 20 mai 2022, dit à D______ qu'elle ne pourrait pas voir leur fille tant qu'elle n'avait pas été faire des courses ou tant qu'elle ne lui obéirait pas, et alarmé celle-ci en lui disant qu'il allait retirer CHF 10'000.- et partir en France avec leur enfant, la contraignant ainsi, notamment, à faire des courses ;

- le 20 mai 2022, alarmé D______ et le père de celle-ci, H______, en lui disant, par téléphone – qui était sur haut-parleur –, que si elle ne revenait pas dormir à la maison "ça allait mal se passer", qu'il allait se rendre chez ses parents (à elle) et tous les tuer, tuer leur fille E______ devant elle, avant de se suicider ; et

- le 20 mai 2022, empêché la police de procéder à son interpellation en faisant des allers et retours en motocycle dans le but d'éloigner les forces de l'ordre de son domicile.

g. Lors de son audition, en présence de son avocate, A______, après avoir été informé des charges pesant contre lui, a déclaré ne pas pouvoir confirmer ses déclarations faites à la police car il était sous Temesta®. Jusqu'au matin-même, il ne se souvenait même pas avoir été transféré dans un poste de police. Il avait pris au total quatre comprimé de Temesta®, dont un aux urgences des HUG, puis trois à F______. Il n'avait jamais pris un tel médicament auparavant. À F______, il se trouvait dans l'unité I______ ; il avait pu parler à un psychologue, mais il ne se souvenait de rien après cela, jusqu'à ce qu'il se réveille dans une cellule. Il estimait honteux de faire signer des "choses" à des gens qui étaient dans un "altéré de conscience".

Il a contesté l'infraction à l'art. 286 CP, la police ne lui ayant jamais demandé de s'arrêter. Pour le reste, il a globalement reconnu les faits.

Le Procureur lui a relu l'une de ses déclarations à la police, lui demandant de se déterminer. A______ a déclaré l'avoir faite le matin même, sous une "dose de cheval" de Temesta®. Il souhaitait que ses propos soient reconsidérés. Avec l'aide de son conseil, A______ a alors sollicité l'application de l'art. 140 CPP et demandé à ce que le procès-verbal de son audition de la veille soit déclaré inexploitable. Le Ministère public a immédiatement rendu la décision querellée, dictée au procès-verbal, sans autre motivation que l'indication des voies de droit.

Plus tard, A______ a également sollicité qu'une prise de sang soit réalisée sur lui-même aux fins d'analyse toxicologique. Cette requête a derechef été refusée par le Ministère public, qui a précisé que le dossier médical de A______ pourrait être demandé aux HUG afin de déterminer quelle quantité de médicaments lui avait été administrée.

C. a.a. À l'appui de son recours, A______ dit souffrir d'importants trous de mémoire et ne garder pratiquement aucun souvenir de son audition par la police. Il n'avait encore jamais consommé de benzodiazépines auparavant et ne présentait aucune accoutumance au Temesta®. Lors de cette audition, il avait déjà consommé au moins deux comprimés de ce médicament, soit entre 5 et 7.5 mg, ce qui était attesté par un courrier des HUG du 31 mai 2022, produit en annexe. Selon la littérature médicale, la molécule active du Temesta® pouvait entrainer une altération de l'état de conscience, des troubles du comportement et de la mémoire, des hallucinations ainsi qu'une amnésie antérograde. Il ne pouvait être exclu qu'il ait "pu souffrir" de ces effets indésirables. Cette information ne pouvait, de bonne foi, échapper aux policiers chargés de son audition, laquelle avait d'ailleurs été interrompue à 17h30 pour qu'il prenne un nouveau cachet. Les policiers avaient ainsi profité de son état confusionnel pour recueillir ses déclarations, ce qui devait être traité de la même manière qu'un comportement actif au sens de l'art. 140 al. 1 CPP. Pour le surplus, il "regrettait" que le Ministère public ait refusé de procéder à une analyse de sang, seule mesure qui aurait permis de déterminer avec précision la quantité de médicaments présents dans son organisme.

a.b. Annexé au recours figure un courrier du 31 mai 2022 de la direction des affaires juridiques des HUG, qui précise que A______ a été pris en charge entre le 21 mai 2022 à 02h45 et le samedi 22 mai 2022 à 00h05. Il était sous surveillance policière et, à sa sortie du service de psychiatrie adulte (unité I______), avait été transféré par la police à B______. Au total, trois comprimés de Temesta® 2.5 mg lui avaient été administrés durant cette période : le premier à 09h00 (prescrit d'office), le deuxième à 17h30 (prescrit d'office) et le dernier à 22h30 (réserve à la demande du patient). Aucune prise de sang n'avait été effectuée. "Depuis le 23 mai 2022", un comprimé de Temesta® 2.5 mg lui était administré à 22h00.

b. Le Ministère public conclut au rejet du recours. Ni les médecins F______, ni les policiers n'avaient constaté que A______ n'était pas en mesure d'être interrogé. Ce dernier ne s'était pas plaint d'un quelconque état confusionnel lors de son audition. Il avait pu au contraire répondre avec précision aux questions posées. Lors de son audition du lendemain, il avait confirmé, sur question, le contenu de ses déclarations. En définitive, il contestait uniquement une phrase de son procès-verbal à la police, qu'il considérait sans doute lui être défavorable. L'existence d'un état confusionnel était d'autant moins crédible que A______ avait été en mesure de décrire avec précision la quantité de Temesta® administrée ainsi que le nom de l'unité dans laquelle il avait été hospitalisé à F______. Il avait été réentendu par la suite, alors que ce médicament lui était prescrit à B______, et n'avait pas contesté l'exploitabilité de cette nouvelle audition. Quant à la prise de sang, A______ n'expliquait pas en quoi le refus d'y procéder serait "illicite". Les HUG avaient de toute manière pu confirmer que trois Temesta® lui avaient été prescrits durant son séjour à F______.

c.A______ réplique avoir répondu de manière particulièrement brève aux questions des policiers, souvent par un simple "oui". Il n'avait pas été possible de déterminer l'heure de la prise d'un éventuel premier comprimé aux urgences. Dans tous les cas, l'heure de la prise du premier comprimé à F______ (09h00) était compatible avec un état d'amnésie, étant précisé qu'il n'avait pas dormi entre ce moment et le début de son audition par la police. Le document produit par les HUG ne pouvait pas attester de la quantité de médicament présent dans son sang, en particulier de son élimination ensuite de l'écoulement du temps. La situation actuelle ne pouvait être comparée à celle du jour de son audition par la police, puisque, selon un certificat médical du 27 juin 2022, le cachet qu'il prenait désormais au coucher était "à visée anxiolytique et hypnotique". Au contraire, le jour de l'audition litigieuse, il n'avait pas pu dormir après l'ingestion du médicament, qu'il n'avait jamais pris auparavant, et se trouvait dans un état de stress aigu lié à son arrestation. Ces éléments étaient susceptibles d'accentuer les "effets hypnotiques" du Temesta®.

EN DROIT :

1.             Le recours est recevable pour avoir été déposé selon la forme et dans le délai prescrits (art. 385 al. 1 et 396 al. 1 CPP), concerner une décision sujette à recours auprès de la Chambre de céans (art. 393 al. 1 let. a CPP) et émaner du prévenu qui, partie à la procédure (art. 104 al. 1 let. a CPP), a qualité pour agir, ayant un intérêt juridiquement protégé à la modification ou à l'annulation de la décision querellée (art. 382 al. 1 CPP ; ATF 143 IV 475 consid. 2.9 ; arrêt du Tribunal fédéral 1B_485/2021 du 26 novembre 2021 consid. 2.4 et 2.4.3).

2.             Le recourant reproche au Ministère public d'avoir refusé de retirer du dossier le procès-verbal de son audition du 21 mai 2022 par la police, qu'il estime avoir été obtenu au moyen de méthodes d'administration des preuves interdites (art. 140 CPP).

2.1.       Selon l'art. 140 CPP, les moyens de contrainte, le recours à la force, les menaces, les promesses, la tromperie et les moyens susceptibles de restreindre les facultés intellectuelles ou le libre arbitre sont interdits dans l'administration des preuves (al. 1). Ces méthodes sont interdites même si la personne concernée a consenti à leur mise en œuvre (al. 2). Les preuves administrées en violation de cette disposition ne sont en aucun cas exploitables (art. 141 al. 1 CPP). Les pièces y relatives doivent être retirées du dossier pénal, conservées à part jusqu'à la clôture définitive de la procédure, puis détruites (art. 141 al. 5 CPP).

2.2.       Au nombre des méthodes proscrites par l'art. 140 al. 1 CPP – disposition qui doit être interprétée de manière restrictive (cf. Y. JEANNERET / A. KUHN / C. PERRIER DEPEURSINGE [éds], Commentaire romand : Code de procédure pénale suisse, 2e éd., Bâle 2019, n. 3 ad art. 140) – figure notamment le recours à des produits alcoolisés, des stupéfiants ou des produits psychotropes dans le but de plonger le prévenu dans un état second (L. MOREILLON / A. PAREIN-REYMOND, Petit commentaire CPP, 2e éd., Bâle 2016, n. 4 ad art. 140 ; M. NIGGLI / M. HEER / H. WIPRÄCHTIGER [éds], Basler Kommentar StPO, 2e éd., Bâle 2014, n. 67 ad art. 140). Il faut que le moyen soit propre à réduire véritablement les facultés ou le libre arbitre de l'intéressé, ce qui doit s'apprécier en fonction des capacités de chacun. Suivant les circonstances, il conviendra de s'en remettre aux données scientifiques, notamment lorsque des médicaments, susceptibles d'affecter la vigilance du prévenu, lui ont été administrés pour des raisons de santé (Y. JEANNERET / A. KUHN / C. PERRIER DEPEURSINGE [éds], op. cit, n. 25 ad art. 140).

La loi vise uniquement un comportement actif de la part des autorités, qui font elles-mêmes usage de moyen prohibés. Toutefois, la doctrine s'accorde à dire qu'une attitude passive, consistant à profiter d'un état de diminution préexistant de l'intéressé – par ex. la prise de médicaments ou de stupéfiants altérant les facultés intellectuelles du sujet –, est également couverte par l'art. 141 al. 1 CPP, en vertu du principe de la bonne foi (art. 3 al. 2 let. a CPP) (Y. JEANNERET / A. KUHN / C. PERRIER DEPEURSINGE [éds], op. cit, n. 27 ad art. 140 ; voir aussi A. DONATSCH / V. LIEBER / S. SUMMERS / W. WOHLERS [éds], Kommentar zur Schweizerischen Strafprozessordnung (StPO), 3e éd., Zurich 2020, n. 4 ad art. 140 et nbp 42 ; M. NIGGLI / M. HEER / H. WIPRÄCHTIGER [éds], op. cit., n. 69 ad art. 140).

2.3.       Toutefois, n'importe quelle altération physique ou psychique ne suffit pas, la doctrine faisant ici un parallèle avec la capacité de prendre part aux débats de l'art. 114 CPP (N. SCHMID / D. JOSITSCH, Schweizerische Strafprozessordnung, Praxiskommentar, 3e éd., Zurich 2018, n. 2 ad art. 140).

Selon l'art. 114 al. 1 CPP, le prévenu est capable de prendre part aux débats s'il est physiquement et mentalement apte à les suivre. Le prévenu doit être en état physique et psychique de participer aux audiences et aux actes de la procédure (Verhandlungsfähigkeit), en faisant usage de tous les moyens de défense pertinents (Verteidigungsfähigkeit) et en étant apte à répondre normalement aux questions qui lui sont posées (Vernehmungsfähigkeit). Les exigences pour admettre la capacité de prendre part aux débats ne sont pas très élevées, dans la mesure où le prévenu peut faire valoir ses moyens de défense par un défenseur. En principe, seul le jeune âge, une altération physique ou psychique sévère ou encore une grave maladie sont de nature à influencer cette capacité (arrêt du Tribunal fédéral 6B_123/2020 du 26 novembre 2020 consid. 2.1).

Si le prévenu ne dispose que d'une capacité limitée à prendre part aux débats, il peut le faire avec l'assistance de son défenseur (art. 130 let. c CPP) ou de son éventuel représentant légal, pour autant qu'il en résulte une garantie adéquate des droits de la défense et que la collaboration personnelle du prévenu ne soit pas indispensable à l'acte d’instruction envisagé (Y. JEANNERET / A. KUHN / C. PERRIER DEPEURSINGE [éds], op. cit, n. 4 ad art. 114). En cas de doute sur la capacité du prévenu de prendre part aux débats, il y a lieu d'ordonner une expertise judiciaire (art. 251 al. 2 let. b CPP ; A. DONATSCH / V. LIEBER / S. SUMMERS / W. WOHLERS [éds], op. cit., n. 4 ad art. 114).

Les actes dirigés contre un prévenu qui n'a pas la capacité de prendre part aux débats ne sont pas exploitables contre ce dernier (A. DONATSCH / V. LIEBER / S. SUMMERS / W. WOHLERS [éds], op. cit., n. 5 ad art. 114 ; L. MOREILLON / A. PAREIN-REYMOND, op. cit., n. 4 ad art. 114). Cela vaut particulièrement dans le cadre de la première audition du prévenu qui, en pratique, sera souvent décisive : l'équité de la procédure commande en effet que le prévenu ait non seulement la possibilité de se défendre de manière effective, mais qu'il soit également en capacité de le faire (R. FORNITO, Beweisverbote im schweizerischen Strafprozess, thèse Saint-Gall 2000, p. 100).

2.4.       Un autre parallèle peut être fait avec la situation dans laquelle le juge se fonde sur des déclarations à charge d'un témoin, malgré des doutes sérieux quant à sa capacité de témoigner, du point de vue médical ou psychologique.

Avant l'entrée en vigueur du CPP, le Tribunal fédéral avait retenu que la prise en compte d'un tel témoignage par le juge, sans instruction complémentaire au sujet de la capacité du témoin de répondre aux questions, violait l'art. 4 Cst. (interdiction de l'arbitraire) et devait mener à l'inexploitabilité du moyen de preuve. En l'occurrence, les déclarations avaient été recueillies par le juge d'instruction alors que le témoin, toxicomane, se trouvait dans un grave état de manque, mais aussi sous l'effet de forts médicaments. L'analyse ne pouvait se baser uniquement sur l'appréciation subjective du membre de l'autorité procédant à l'audition ou sur le fait que la restriction de la capacité du témoin ressorte ou non du procès-verbal d'audition. Ce qui était déterminant, c'était plutôt l'état de santé objectif à l'époque et la capacité effective du témoin à être entendu. Il a ensuite été tenu compte de l'état du témoin (en sevrage et à jeun), du nombre de comprimés ingérés au regard de la posologie (trois Seresta® pris avant l'audition, correspondant à la quantité journalière maximale à répartir en plusieurs doses), des contre-indications et effets secondaires mentionnés par le fabricant et, enfin, du fait que le policier qui accompagnait le témoin et qui lui avait donné les médicaments en vue de l'audience était chargé des investigations policières contre le prévenu. Le Tribunal fédéral avait considéré que, si les autorités cantonales avaient voulu se fonder sur le témoignage litigieux, elles auraient préalablement dû clarifier, par une expertise, l'influence des médicaments sur la capacité du témoin à être entendu (ATF 118 Ia 28 consid. 1c, 2b et 2c).

Ces principes sont toujours applicables sous l'égide du CPP, de sorte que le juge du fond – à qui il appartient en priorité d'apprécier la crédibilité des moyens de preuve (cf. art. 10 al. 2 CPP) – doit avoir recours à un expert lorsqu'il y a lieu de penser qu'en raison d'un grave trouble mental, d'une dépendance à la drogue ou d'autres circonstances, le témoin pourrait être atteint dans ses facultés de perception, de se souvenir et de restituer les faits, et ne serait dès lors pas capable de faire une déposition conforme à la vérité (cf. arrêt du Tribunal fédéral 6B_653/2016 du 19 janvier 2017 consid. 3.2).

2.5.       En l'espèce, on peut premièrement relever qu'on ne se trouve pas dans la situation où des médicaments auraient été administrés au recourant par l'autorité d'instruction elle-même dans le but d'altérer ses fonctions cognitives et volitives, mais tout au plus dans celle où cette même autorité aurait profité d'une diminution préexistante des capacités de l'intéressé pour obtenir les déclarations litigieuses. Une telle hypothèse suppose que le policier ayant procédé à l'audition du recourant ait réalisé que ce dernier n'était pas en état d'être entendu et qu'il ait décidé de l'interroger malgré tout.

À teneur du dossier soumis à la Chambre de céans, tel n'est pas le cas.

En particulier, rien, dans le procès-verbal du 21 mai 2022, ne permet de dire que le policier aurait, au début ou en cours d'audition, constaté que le recourant n'avait pas la capacité d'y prendre part. Le fait d'avoir répondu "oui" à plusieurs questions fermées, dont la plupart consistaient en une description des faits reprochés suivie de la phrase "Confirmez-vous ces faits ?", ne constitue pas un indice en ce sens, ce d'autant moins que le recourant s'est aussi montré capable de nuancer ses propos et d'apporter certaines explications complémentaires. À aucun moment, il n'a fait état du moindre trouble ; il a d'ailleurs déclaré ne pas vouloir la visite d'un médecin, étant précisé qu'il se trouvait déjà en milieu médicalisé. Certes, ces éléments ne sont pas à eux seuls déterminants. Ils ne sauraient toutefois être ignorés dans l'analyse des circonstances entourant l'audition litigieuse.

Le principal argument du recourant tient au fait que, lors de son audition, il était hospitalisé au sein du service de psychiatrie adulte F______ et, surtout, qu'il avait déjà ingéré au moins deux Temesta®, soit entre 5 et 7.5 mg. Contrairement à ce qu'il allègue, ce dernier élément ne ressort pas de la lettre du 31 mai 2022 des HUG, qui retient que, le jour de son audition, le recourant avait reçu un premier comprimé de Temesta® 2.5 mg à 9h00, puis un second à 17h30, étant précisé qu'aucune pièce au dossier n'atteste qu'il en aurait déjà reçu un auparavant aux urgences (et le recourant semble en convenir dans sa réplique). Lorsqu'on la compare aux éléments qui ressortent du procès-verbal, cette chronologie permet de constater que, au début de son audition par la police, le recourant n'avait pris qu'un seul comprimé de Temesta® 2.5 mg, environ six heures auparavant. Il en a pris un autre environ une demi-heure avant la fin de son audition, ce qui peut d'ailleurs expliquer l'interruption survenue entre 16h40 et 17h54. Il est peu probable que ce second comprimé ait pu produire ses effets en un tel laps de temps. Quoi qu'il en soit, l'audition a repris à 17h54 non pas pour que de nouvelles questions soient posées au recourant, mais uniquement pour qu'il puisse relire et signer le procès-verbal y relatif ; elle s'est d'ailleurs immédiatement terminée. Il faut dès lors retenir que, lorsque le recourant a tenu les déclarations litigieuses, un seul comprimé de 2.5 mg lui avait été administré.

Dans ces conditions, sa situation diffère sensiblement de celle à la base de l'arrêt qu'il invoque (ATF 118 Ia 28 ; cf. consid. 2.4. supra), lequel concernait un témoin toxicomane en grave état de manque, à jeun, ayant reçu en une seule fois la quantité de Seresta® (qui fait, comme le Temesta®, partie de la famille des benzodiazépines) préconisée pour un usage journalier à répartir en plusieurs doses, le tout administré non pas dans un milieu médicalisé, mais par le policier directement chargé de l'enquête préliminaire. C'est le lieu de préciser que, selon la jurisprudence, un trouble anxieux nécessitant la prise de benzodiazépine sous contrôle médical n'empêche pas à lui seul le prévenu de défendre suffisamment ses intérêts au sens de l'art. 130 let. c CPP (arrêt du Tribunal fédéral 1B_328/2016 du 22 novembre 2016 consid. 3.2), disposition qui pose des exigences moindres que l'art. 114 al. 1 CPP. À cela s'ajoute que le séjour du recourant à F______ s'est déroulé sous surveillance policière, permettant ainsi aux agents de se renseigner auprès de l'équipe médicale présente sur place sur son état et de s'assurer qu'il était bien, le moment venu, en capacité d'être auditionné. Rien n'indique que l'audition litigieuse se serait déroulée contre avis médical, étant précisé que les soignants étaient manifestement au courant de son déroulement, puisqu'elle a été interrompue pour l'administration du second comprimé de Temesta®.

Le fait que le recourant déclare souffrir d'amnésie ne suffit pas pour dire qu'il se trouvait dans un état second au moment de l'audition litigieuse. On note du reste qu'il a été capable de donner certains détails sur le nombre de comprimés ingérés, le nom de l'unité dans laquelle il avait été hospitalisé et le fait qu'il n'avait pas dormi entre la prise du premier comprimé à 9h et son audition à la police à 15h. Ces précisions viennent relativiser ses déclarations devant le Ministère public, selon lesquelles il se souvenait uniquement d'avoir parlé à un psychologue, puis plus rien jusqu'à son réveil dans une cellule le lendemain.

Ces éléments ne permettent pas de fonder un doute sérieux sur la capacité physique ou psychique du recourant à prendre part à son audition du 21 mai 2022. Cette conclusion s'impose d'autant plus au regard de son audition du lendemain devant le Ministère public, lors de laquelle le recourant, assisté de son avocate, a tenu des propos globalement similaires. À tout le moins, ses déclarations ce jour-là ne sont pas apparues à ce point divergentes par rapport aux premières qu'elles les feraient apparaître comme incohérentes, incompréhensibles ou même simplement décousues, ce qui justifierait d'instruire ce point plus avant, par exemple au travers d'une expertise.

En conséquence, il n'est pas possible de retenir, à ce stade de la procédure et faute d'indices objectifs, que le recourant était manifestement incapable de prendre part (art. 114 al. 1 CPP) à son audition par la police, ni que l'agent l'ayant interrogé aurait profité d'une diminution préalable de ses capacités pour récolter des aveux ou des déclarations compromettantes, de sorte qu'il n'y a pas lieu de constater l'usage de méthodes d'administration des preuves interdites (art. 140 al. 1 CPP). Il s'ensuit qu'il n'y pas non plus lieu de déclarer le procès-verbal litigieux inexploitable (art. 141 al. 1 CPP), et encore moins de le retirer du dossier pénal (art. 145 al. 5 CPP). Le grief est ainsi rejeté.

2.6.       Enfin, s'agissant du refus de la prise de sang, que le recourant ne fait que "regretter", sans toutefois formuler de grief à cet égard, il faut constater, avec le Ministère public, que les informations obtenues des HUG paraissent suffisantes pour déterminer la quantité de Temesta® lui ayant été administrée. Le recourant n'explique du reste pas en quoi une prise de sang, ordonnée au plus tôt le 22 mai 2022 à 15h (lorsqu'il l'a demandée au Ministère public), aurait été en mesure de déterminer avec précision la quantité de médicaments dans son organisme la veille à 15h (lors de son audition par la police), étant rappelé qu'il a encore pris deux autres comprimés entretemps.

3.             Justifiée, la décision querellée sera donc confirmée.

4.             Le recourant, qui succombe, supportera les frais envers l'État, fixés en totalité à CHF 1'000.- (art. 428 al. 1 CPP et 13 al. 1 du Règlement fixant le tarif des frais en matière pénale, RTFMP ; E 4 10.03). En effet, l'autorité de recours est tenue de dresser un état de frais pour la procédure de deuxième instance, sans égard à l'obtention de l'assistance judiciaire (arrêts du Tribunal fédéral 1B_372/2014 du 8 avril 2015 consid. 4.6 et 1B_203/2011 du 18 mai 2011 consid. 4)

* * * * *


 

PAR CES MOTIFS,
LA COUR :


Rejette le recours.

Condamne A______ aux frais de la procédure de recours, arrêtés à CHF 1'000.-.

Notifie le présent arrêt ce jour, en copie, à A______, soit pour lui son conseil, ainsi qu'au Ministère public.

Siégeant :

Madame Corinne CHAPPUIS BUGNON, présidente; Mesdames Daniela CHIABUDINI et Alix FRANCOTTE CONUS, juges; Monsieur Xavier VALDES, greffier.

 

Le greffier :

Xavier VALDES

 

La présidente :

Corinne CHAPPUIS BUGNON

 

 

 

 

Voie de recours :

 

Le Tribunal fédéral connaît, comme juridiction ordinaire de recours, des recours en matière pénale au sens de l'art. 78 de la loi sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF; RS 173.110); la qualité et les autres conditions pour interjeter recours sont déterminées par les art. 78 à 81 et 90 ss LTF. Le recours doit être formé dans les trente jours qui suivent la notification de l'expédition complète de l'arrêt attaqué.

 

Le recours doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14. Les mémoires doivent être remis au plus tard le dernier jour du délai, soit au Tribunal fédéral soit, à l'attention de ce dernier, à La Poste Suisse ou à une représentation diplomatique ou consulaire suisse (art. 48 al. 1 LTF).


 

P/11294/2022

ÉTAT DE FRAIS

 

 

 

 


COUR DE JUSTICE

 

 

 

Selon le règlement du 22 décembre 2010 fixant le tarif des frais en matière pénale (E 4 10.03).

 

Débours (art. 2)

 

 

- frais postaux

CHF

10.00

Émoluments généraux (art. 4)

 

 

- délivrance de copies (let. a)

CHF

- délivrance de copies (let. b)

CHF

- état de frais (let. h)

CHF

75.00

Émoluments de la Chambre pénale de recours (art. 13)

 

 

- décision sur recours (let. c)

CHF

915.00

-

CHF

Total (Pour calculer : cliquer avec bouton de droite sur le montant total puis sur « mettre à jour les champs » ou cliquer sur le montant total et sur la touche F9)

CHF

1'000.00