Décisions | Chambre Constitutionnelle
ACST/3/2025 du 23.01.2025 ( ABST ) , ACCORDE
RÉPUBLIQUE ET CANTON DE GENÈVE | ||
POUVOIR JUDICIAIRE A/4006/2024-ABST ACST/3/2025
COUR DE JUSTICE Chambre constitutionnelle Décision du 23 janvier 2025 sur effet suspensif |
dans la cause
A______, B______ et C______,
représentés par Me Stéphane GRODECKI, avocat recourants
contre
GRAND CONSEIL intimé
Attendu, en fait, que :
A. a. C______, ressortissant suisse, est domicilié à Genève, canton dans lequel il est titulaire des droits politiques. Il est notamment administrateur de D______ SA, dont le but est l'étude, la promotion et le financement d'opérations de constructions immobilières, à l'exclusion de la gérance d'immeubles.
b. L’A______ (ci-après : A______), dont le siège se trouve à Genève, a notamment pour but de représenter et défendre collectivement les intérêts des maisons membres ainsi que d'étudier, par pur idéal, toute question relative notamment au logement et à l'aménagement du territoire.
c. La B______ (ci-après : B______), dont le siège se trouve à Genève, a pour but la promotion, la représentation et la défense de la propriété foncière dans le canton. Elle se voue par pur idéal à l'étude de questions relatives notamment au logement et à l'aménagement du territoire.
B. a. Par arrêté du 30 octobre 2024, le Conseil d'État a promulgué la loi 13'216, du 30 août 2024, modifiant la loi sur les constructions et les installations diverses du 14 avril 1988 (LCI - L 5 05). Cette novelle a été promulguée pour être exécutoire dès le lendemain de la publication de l'arrêté, conformément à ce qui était prévu à son art. 2 souligné. Elle contient les dispositions suivantes, qui constituent la nouvelle section 8 du chapitre V du titre II, intitulée « Flexibilité et réversibilité des constructions » :
Art. 57A (nouveau)
1 Les espaces destinés à l’utilisation de bureaux dans toute nouvelle construction doivent pouvoir être transformés en habitations sans que des travaux majeurs soient nécessaires dans les zones définies par un règlement d’application.
2 En particulier les ouvertures en façade, la disposition des courettes techniques et la position des cages d’escalier doivent permettre l’aménagement d’habitations.
Art. 57B (nouveau)
Lors de la demande d’autorisation de construire, les plans de locaux de bureaux doivent montrer, à titre indicatif, qu’une transformation ultérieure en habitation est possible.
Art. 57C (nouveau)
Un règlement d’application détermine les conditions que doivent réunir les dossiers de demande de construction de bâtiments administratifs ou de bureaux.
C. a. Par acte du 2 décembre 2024, l'A______, la B______ et C______ ont saisi la chambre constitutionnelle de la Cour de justice (ci-après : la chambre constitutionnelle) d’un recours dirigé contre la loi n° 13'216, concluant préalablement à l’octroi de l’effet suspensif ainsi qu'à la mise en œuvre d'une expertise et, principalement, à l’annulation de l’acte entrepris.
La novelle violait le principe de stabilité des plans, la garantie de la propriété et la liberté économique. En cas d'entrée en vigueur immédiate, les solutions illégales induites seraient irréversibles, alors que les coûts engendrés par les nouvelles exigences posées en termes de réversibilité des constructions étaient très importants. Des projets immobiliers de grande envergure devraient ainsi être radicalement modifiés, et l’admission du recours ne permettrait pas de récupérer ces coûts. Une application immédiate remettrait également en cause, en l’absence de disposition transitoire, des plans financiers dans des procédures en cours.
b. Le Grand Conseil a conclu au rejet de la demande d’effet suspensif.
Les dispositions légales attaquées prévoyaient qu'une réglementation d'application devait définir les zones dans lesquelles les nouvelles constructions comportant des bureaux devaient pouvoir être transformées en habitation sans travaux majeurs, et déterminer les conditions que devaient réunir les dossiers de demande de construction des bâtiments administratifs. À ce jour, un tel règlement n'avait pas été adopté par le Conseil d'État. En conséquence, à ce stade, les requérants d'une autorisation de construire n'étaient pas encore en mesure de déterminer si leur projet était situé dans une zone concernée par les art. 57A et 57C LCI. Le cas échéant, ils ne pouvaient en déduire les documents ou plans à joindre à leurs requêtes.
Le texte légal n'était pas suffisamment précis pour pouvoir être considéré comme susceptible d'être directement applicable. Ainsi, en l'absence d'effets concrets des dispositions légales, les recourants n'avaient, jusqu'à l'entrée en vigueur d'un règlement d'application, pas d'intérêt à ce que la restitution de l'effet suspensif leur soit accordée.
c. Les recourants ont relevé que la réponse du Grand Conseil démontrait que les atteintes aux libertés ne reposaient pas sur une loi suffisamment précise pour que les dispositions en cause puissent être appliquées.
d. Sur quoi, la cause a été gardée à juger sur effet suspensif, ce dont les parties ont été informées.
Considérant, en droit, que :
1. L’examen de la recevabilité du recours est reporté à l’arrêt au fond.
2. Les mesures provisionnelles, y compris celles sur effet suspensif, sont prises par le président ou le vice-président ou, en cas d’urgence, par un autre juge de la chambre constitutionnelle (art. 21 al. 2 et 76 de la loi sur la procédure administrative du 12 septembre 1985 - LPA - E 5 10).
3. 3.1 Selon l’art. 66 LPA, en cas de recours contre une loi constitutionnelle, une loi ou un règlement du Conseil d’État, le recours n’a pas d’effet suspensif (al. 2) ; toutefois, lorsqu’aucun intérêt public ou privé prépondérant ne s’y oppose, la juridiction de recours peut, sur la demande de la partie dont les intérêts sont gravement menacés, restituer l’effet suspensif (al. 3). D’après l’exposé des motifs du projet de loi portant sur la mise en œuvre de la chambre constitutionnelle, en matière de recours abstrait, l’absence d’effet suspensif automatique se justifie afin d’éviter que le dépôt d’un recours bloque le processus législatif ou réglementaire, la chambre constitutionnelle conservant toute latitude pour restituer, totalement ou partiellement, l’effet suspensif lorsque les conditions légales de cette restitution sont données (PL 11'311, p. 15).
3.2 Lorsque l’effet suspensif a été retiré ou n’est pas prévu par la loi, l’autorité de recours doit examiner si les raisons pour exécuter immédiatement la décision entreprise sont plus importantes que celles justifiant le report de son exécution. Elle dispose d’un large pouvoir d’appréciation, qui varie selon la nature de l’affaire. La restitution de l’effet suspensif est subordonnée à l’existence de justes motifs, qui résident dans un intérêt public ou privé prépondérant à l’absence d’exécution immédiate de la décision ou de la norme (arrêt du Tribunal fédéral 2C_246/2020 du 18 mai 2020 consid. 5.1). Pour effectuer la pesée des intérêts en présence (arrêt du Tribunal fédéral 8C_239/2014 du 14 mai 2014 consid. 4.1), l’autorité de recours n’est pas tenue de procéder à des investigations supplémentaires, mais peut statuer sur la base des pièces en sa possession (ATF 145 I 73 consid. 7.2.3.2 ; 117 V 185 consid. 2b).
L’octroi de mesures provisionnelles – au nombre desquelles figure l’effet suspensif (Philippe WEISSENBERGER/Astrid HIRZEL, Der Suspensiveffekt und andere vorsorgliche Massnahmen, in Isabelle HÄNER/Bernhard WALDMANN [éd.], Brennpunkte im Verwaltungsprozess, 2013, 61-85, p. 63) – présuppose l’urgence, à savoir que le refus de les ordonner crée pour l’intéressé la menace d’un dommage difficile à réparer (ATF 130 II 149 consid. 2.2 ; 127 II 132 consid. 3 = RDAF 2002 I 405). Elles ne sauraient, en principe tout au moins, anticiper le jugement définitif, ni équivaloir à une condamnation provisoire sur le fond, pas plus qu’aboutir abusivement à rendre d’emblée illusoire la portée du procès au fond (ATF 119 V 503 consid. 3 ; ACST/8/2023 du 1er mars 2023 consid. 3b).
En matière de contrôle abstrait des normes, l’octroi de l’effet suspensif suppose en outre, en principe, que les chances de succès du recours apparaissent manifestes (ACST/20/2024 du 21 octobre 2024 consid. 3.2 ; Stéphane GRODECKI/ Romain JORDAN, Code annoté de procédure administrative genevoise, 2017, n. 835 ss ; Claude-Emmanuel DUBEY, La procédure de recours devant le Tribunal fédéral, in François BELLANGER/Thierry TANQUEREL [éd.], Le contentieux administratif, 2013, 137-178, p. 167).
3.3 La restitution ou l’octroi de l'effet suspensif sont possibles quand bien même l’acte normatif attaqué est d'ores et déjà entré en vigueur, la restitution ou l’octroi de l'effet suspensif signifiant alors la suspension de toute mise en application des normes contestées (ACST/4/2016 du 20 avril 2016 consid. 2b et les références citées).
3.4 À l’instar du Tribunal fédéral, la chambre constitutionnelle, lorsqu’elle se prononce dans le cadre d’un contrôle abstrait des normes, s’impose une certaine retenue et n’annule les dispositions attaquées que si elles ne se prêtent à aucune interprétation conforme au droit ou si, en raison des circonstances, leur teneur fait craindre avec une certaine vraisemblance qu’elles soient interprétées ou appliquées de façon contraire au droit supérieur. Le juge constitutionnel doit prendre en compte dans son analyse la vraisemblance d’une application conforme – ou non – au droit supérieur. Les explications de l’autorité sur la manière dont elle applique ou envisage d’appliquer la disposition mise en cause doivent également être prises en considération (ATF 148 I 198 consid. 2.2 ; 146 I 70 consid. 4 ; 145 I 26 consid. 1.4 ; arrêt du Tribunal fédéral 2C_793/2020 du 8 juillet 2021 consid. 2 ; ACST/30/2024 du 19 décembre 2024 consid. 6).
4. En l'espèce, le recours est dirigé contre les nouvelles dispositions de la LCI, en particuliers les art. 57A à 57C, soit une loi adoptée par le grand Conseil, acte visé à l’art. 57 let. d LPA, à l’encontre duquel le recours n’a pas d’effet suspensif (art. 66 al. 2 LPA). Il convient donc d’examiner s’il y a lieu de l’octroyer, ce qui, en matière de contrôle abstrait des normes, suppose en principe que les chances de succès du recours soient manifestes.
Cette question n'a toutefois pas besoin d'être examinée in casu. En effet, l'intimé a indiqué que, pour pouvoir être conformes au droit supérieur, les dispositions attaquées devaient faire l'objet d'un règlement. Or, il ne ressort pas du dossier qu'un tel règlement aurait été adopté. Dès lors, la chambre de céans ne peut pas encore se prononcer sur la question de savoir si ces dispositions peuvent, sous l'angle de la vraisemblance, être appliquées de façon conforme au droit supérieur.
En outre, comme l'a relevé l'intimé, en l'absence d'un règlement d'application, ces dispositions ne peuvent pas déployer d'effets concrets et sont en l'état inapplicables, alors même qu'elles sont déjà entrées en vigueur, alors qu'elles sont censées déployer des effets juridiques et qu'elles figurent dans la LCI depuis le 2 novembre 2024. Dès lors, la sécurité juridique et le principe de la légalité (art. 5 al. 1 de la Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avril 1999 - Cst. - RS 101), selon lequel l'administration doit respecter la loi et s’en tenir à ses prescriptions (Thierry TANQUEREL, Manuel de droit administratif, 2e éd., 2018, n. 467) commandent que l'application des dispositions litigieuses soit suspendue. Se pose également la question d’une éventuelle suspension de la présente cause dans l’attente du règlement d’application, question qui fera toutefois l’objet d’une instruction et d’une décision séparées.
Pour le surplus, vu les circonstances, l'octroi de l'effet suspensif n'est pas susceptible de bloquer le processus législatif ou réglementaire.
Par conséquent, il se justifie d'octroyer l'effet suspensif au recours, indépendamment des chances de succès au fond.
5. Il sera statué sur les frais de la présente décision avec l’arrêt à rendre au fond.
LA CHAMBRE CONSTITUTIONNELLE
octroie l’effet suspensif au recours ;
dit qu’il sera statué sur les frais de la présente procédure dans l’arrêt au fond ;
dit que conformément aux art. 82 ss de la loi fédérale sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF - RS 173.110), la présente décision peut être portée dans les trente jours qui suivent sa notification par-devant le Tribunal fédéral, par la voie du recours en matière de droit public ; le mémoire de recours doit indiquer les conclusions, motifs et moyens de preuve et porter la signature du recourant ou de son mandataire ; il doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14, par voie postale ou par voie électronique aux conditions de l’art. 42 LTF. La présente décision et les pièces en possession du recourant, invoquées comme moyens de preuve, doivent être joints à l’envoi ;
communique la présente décision, en copie, à Me Stéphane GRODECKI, avocat des recourants, au Grand Conseil ainsi qu’au Conseil d’État, pour information.
Le président :
Jean-Marc VERNIORY
Copie conforme de cette décision a été communiquée aux parties.
Genève, le la greffière :