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Décisions | Chambre Constitutionnelle

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A/3733/2023

ACST/3/2024 du 18.03.2024 ( INIT ) , REJETE

En fait
En droit
RÉPUBLIQUE ET CANTON DE GENÈVE

 

POUVOIR JUDICIAIRE

A/3733/2023-INIT ACST/3/2024

COUR DE JUSTICE

Chambre constitutionnelle

Arrêt du 18 mars 2024

 

dans la cause

 

COMITE DE L’INITIATIVE 195 « EMPLOIS À L’ÉTAT : LIMITONS LES FRONTALIERS »

et

 

A______, B______ et

C______ recourants

contre

CONSEIL D’ÉTAT intimé


EN FAIT

A. A______, B______ et C______ sont ressortissants suisses, domiciliés à Genève, et respectivement président et vice‑présidents du D______ (ci-après : D______).

B. a. Le 16 janvier 2023, le D______ a informé le Conseil d’État du lancement de l’initiative législative cantonale « Emplois à l’État : limitons les frontaliers » (ci‑après : IN 195), dont la teneur est la suivante :

« Art. 1 Modifications

La Loi générale relative au personnel de l’administration cantonale, du pouvoir judiciaire et des établissements publics médicaux (LPAC) (B 5 05) du 4 décembre 1997 est modifiée comme suit :

 

article 2D (nouveau) : Préférence cantonale

L’engagement de collaboratrices ou de collaborateurs au sein de l’administration cantonale est réservé aux personnes résidentes domiciliées sur le territoire cantonal ou aux citoyennes et citoyens suisses :

a. Dans l’administration fiscale,

b. Dans la Chancellerie d’État,

c. Au Secrétariat général du Grand Conseil,

d. Dans la police cantonale,

2 Les policières et policiers titulaires du brevet fédéral doivent être de nationalité suisse au moment de la prestation de serment.

3 Les personnes de nationalité étrangère domiciliées à l’étranger ne peuvent pas occuper de poste dans l’administration cantonale au-delà de la classe 21 de l’échelle des traitements de l’État de Genève.

4 Les étrangers domiciliés à l’étranger ne peuvent pas occuper des positions dans les ressources humaines de l’administration cantonale.

5 L’engagement d’une personne de nationalité étrangère domiciliée à l’étranger n’est possible que si aucune candidate ou aucun candidat ayant son domicile sur le territoire cantonal ou de nationalité suisse et ayant les compétences requises, n’a postulé. Le respect de cette règle peut être examiné en tout temps sans préavis par une délégation de la Commission de contrôle de gestion du Grand Conseil

 

Art. 2 Disposition transitoire

Dès l’entrée en vigueur de l’article 2D, les collaboratrices et collaborateurs qui ne respectent pas les règles imposées disposent d’un délai d’une année pour se mettre en conformité, sous peine de résiliation des rapports de service.

 

Art. 3 Entrée en vigueur

Le Conseil d’État fixe la date d’entrée en vigueur de la présente loi. »

Le mandataire désigné de l’IN 195 était A______.

b. Le 19 janvier 2023, le service des votations et élections (ci-après : SVE) a approuvé la formule de récolte des signatures de l’IN 195, qui comportait l’argumentaire suivant :

« - Actuellement de trop nombreux frontaliers permis G occupent des postes dans l’administration cantonale et les régies publiques.

- 22 % de permis G à l’office de la circulation.

- 28 % de permis G dans les services informatiques, etc.

- Est-ce normal avec 10 % de chômage (statistique BIT) à Genève ?

- Cette initiative permettra de favoriser les résidents genevois pour accéder aux emplois à l’État de Genève !

- Cette initiative permettra que certains emplois soient réservés aux citoyens suisses et résidents genevois, qui sont imprégnés de nos mentalités et de nos us et coutumes.

- Cette initiative empêchera que les fonctions les plus sensibles (administration fiscale notamment) soient occupées par des frontaliers permis G !

 

Définition : un frontalier est un étranger habitant à l’étranger et travaillant à Genève titulaire du permis G. Un Suisse ayant dû se loger hors de nos frontières n’est pas un frontalier mais un Suisse de l’étranger.

 

Il n’est pas admissible que des hauts cadres (au-dessus de la classe 21) et des employés des ressources humaines soient titulaires de permis G ! »

c. Le 19 janvier 2023 également, le texte de l’IN 195 a été publié dans la feuille d’avis officielle de la République et canton de Genève (ci-après : FAO) sans exposé des motifs.

d. Par arrêté du 28 juin 2023, publié dans la FAO du 30 juin 2023, le Conseil d’État a constaté l’aboutissement de l’IN 195, les signatures ayant été déposées dans les délais et en nombre suffisant, et fixé les délais en vue de son traitement.

e. Invité par la Chancellerie d’État (ci-après : la chancellerie) à se déterminer sur la validité de l’IN 195, notamment sur sa conformité aux règles découlant de l’accord du 21 juin 1999 entre la Confédération suisse, d’une part, et la Communauté européenne et ses États membres, d’autre part, sur la libre circulation des personnes (ALCP - RS 0.142.112.681), le comité a indiqué, par courrier du 21 août 2023, que l’initiative était en tous points conforme au droit supérieur et devait être soumise au vote populaire.

L’art. 2D al. 1 de l’IN 195 se référait à la notion de personnel telle qu’elle figurait à l’art. 1 al. 1 de la loi générale relative au personnel de l’administration cantonale, du pouvoir judiciaire et des établissements publics médicaux du 4 décembre 1997 (LPAC - B 5 05), qui définissait son champ d’application.

L’art. 2D al. 1 de l’IN 195 exigeait un domicile sur le territoire cantonal pour les collaborateurs engagés au sein d’un service considéré comme revêtant une importance stratégique dans le fonctionnement des institutions cantonales. L’art. 2D al. 3 et 4 de l’IN 195 faisait en revanche une distinction entre les personnes de nationalité étrangère domiciliées en Suisse et celles domiciliées à l’étranger, seules les premières pouvant occuper certains postes.

L’IN 195 était conforme au droit supérieur. C’était dans le respect des limitations admissibles aux droits octroyés par l’ALCP que l’art. 2D al. 1 de l’IN 195 ne mentionnait qu’une limitation à des fonctions sensibles et stratégiques dans lesquelles l’autorité de l’État était amenée à s’exercer et qui octroyaient aux collaborateurs concernés l’accès à des informations qui, si elles étaient dévoilées, mettraient en péril la sécurité de l’État ou de ses administrés. Il appartenait à chaque État, en fonction de son droit interne, de définir ce qu’il considérait comme relevant de ses domaines régaliens, étant précisé que l’IN 195 ne visait pas à atteindre des objectifs économiques protectionnistes. L’art. 2D al. 2 de l’IN 195 entrait dans le notion d’ordre public en tant qu’il concernait l’activité de policiers et les al. 3 et 4 de l’art. 2D de l’IN 195 ne faisaient pas obstacle à la libre circulation des personnes mais avaient pour objectif de ne pas attribuer de fonctions dirigeantes ou sensibles à des personnes qui n’avaient pas un lien suffisant avec le territoire suisse.

L’engagement au sein des services visés à l’art. 2D al. 1 de l’IN 195 donnait accès à des informations sensibles. Or, un ressortissant suisse ou une personne domiciliée dans le canton était justiciable en cas de violation du secret de fonction sur le territoire cantonal par les autorités judiciaires cantonales, ce qui apportait une protection supplémentaire à l’ordre public, contrairement à un ressortissant étranger travaillant seulement à Genève, qui pouvait s’opposer à son extradition vers la Suisse. Il relevait donc de l’ordre public que les personnes concernées soient suisses ou domiciliées à Genève, en vue de préserver la relation de confiance entre l’État et son personnel au plus haut niveau du fonctionnement de l’État.

L’art. 2D al. 3 de l’IN 195 limitait au-delà de la classe 21 de l’échelle des traitements de l’État les postes pouvant être occupés par des personnes de nationalité étrangère domiciliées à l’étranger. Un ressortissant communautaire serait ainsi contraint de venir s’installer en Suisse s’il voulait occuper un tel poste à responsabilité. Il ne s’agissait pas d’une sélection à l’embauche, mais d’une condition fondée sur le domicile pour pouvoir exercer une fonction en vue de la sauvegarde de l’ordre public, les postes visés étant ceux avec des fonctions de management et de direction qui donnaient accès à des informations sensibles et jouaient un rôle déterminant dans l’organisation et la gouvernance de l’administration cantonale. Il n’était pas disproportionné d’exiger d’un tel collaborateur qu’il s’imprégnât de l’environnement pour lequel il exerçait ses fonctions, non seulement durant les heures de travail, mais également dans sa vie de tous les jours, ce qui n’était pas le cas des travailleurs frontaliers.

L’activité au sein des ressources humaines était particulièrement sensible en tant qu’elle impliquait l’engagement de nouveaux collaborateurs, qui avait tendance à s’effectuer selon le principe que l’on « apprécie ce que l’on connaît ». L’expérience avait ainsi démontré la méconnaissance des filières de formation helvétique, les recruteurs étant eux-mêmes issus d’une formation étrangère, essentiellement française. Les compétences à disposition sur le territoire suisse étaient par conséquent ignorées au détriment des jeunes en recherche d’emploi. Il ne s’agissait pas de fermer l’engagement à des fonctions de ressources humaines aux personnes de nationalité étrangère, mais seulement d’exiger qu’elles soient domiciliées en Suisse pour s’imprégner du tissu social et économique du pays, au vu de la position stratégique qu’elles occupaient pour le maintien de la paix sociale. L’IN 195 ne faisait rien de plus qu’exprimer le droit de la Suisse à protéger son ordre public en offrant aux candidats à l’emploi résidant en Suisse le maximum de chances de pouvoir être intégrés au marché du travail.

L’art. 2D al. 5 de l’IN 195 exprimait une priorité à l’emploi pour les résidents du canton ou pour les ressortissants suisses, mais en aucun cas une exclusivité. En d’autres termes, des personnes étrangères domiciliées à l’étranger pouvaient occuper des fonctions au sein de l’administration cantonale, sous réserve des autres cas visés à l’art. 2D de l’IN 195, pour autant que l’État, par l’intermédiaire de ses multiples ressources humaines, ait constaté l’absence de candidature d’une personne domiciliée dans le canton ou possédant la nationalité suisse. Il ne s’agissait donc pas d’une entrave à la libre circulation des personnes, puisqu’il entrait dans les prérogatives, voire les devoirs de l’État, de diminuer son taux de chômage et de garantir sa paix sociale.

Le canton de Genève subissait les tensions engendrées par la venue quotidienne de quelque 100'000 travailleurs frontaliers, au point que les résidents qui perdaient leur emploi ou cherchaient à intégrer le marché du travail devaient être assurés que l’État respectât leurs droits.

f. Également invité par la chancellerie à lui faire part de ses observations au sujet de la conformité au droit supérieur de l’IN 195, l’office fédéral de la justice lui a répondu, par courriers des 21 juillet et 19 septembre 2023, qu’il ne procédait en principe pas à un examen préalable des projets de modification du droit cantonal, de sorte qu’il ne s’exprimerait pas à ce sujet.

g. Par arrêté du 11 octobre 2023, le Conseil d’État a déclaré l’IN 195 nulle.

L’initiative ne mentionnait que les collaborateurs de l’administration cantonale, catégorie de personnel visée à l’art. 1 al. 1 let. a, b et c de la LPAC, de sorte qu’il ne pouvait être fait référence à la notion de personnel telle qu’elle figurait à l’art. 1 al. 1 LPAC, dont le personnel enseignant ne faisait pas partie puisqu’il était soumis à une réglementation particulière.

L’IN 195 respectait les principes de l’unité de genre et de la matière et était exécutable. Elle n’était toutefois pas conforme au droit supérieur, en l’occurrence à l’ALCP.

Dès lors que l’art. 2D al. 1, 3, 4 et 5 de l’IN 195 traitait de manière différente les personnes de nationalité suisse et celles de nationalité étrangère, en instituant une obligation de résidence seulement pour ces dernières, il contenait une discrimination directe, en principe interdite.

Cette discrimination ne trouvait aucune justification. Elle ne pouvait en particulier reposer sur un motif d’ordre public, qui était difficilement invocable pour justifier des mesures de prévention générale, détachées du cas individuel et édictées dans l’intention d’avoir un effet dissuasif sur d’autres ressortissants étrangers. La disposition en cause visait indistinctement l’ensemble des personnes employées dans certains services de l’État, indépendamment de tout comportement individuel susceptible de mettre en péril l’ordre et la sécurité publics.

L’exception de puissance publique au sens de l’art. 10 annexe I ALCP ne permettait pas de justifier les mesures prévues par l’IN 195, laquelle excluait des secteurs entiers du champ d’application de la libre circulation des personnes, alors que chaque emploi devait faire l’objet d’une analyse au cas par cas.

La solution prévue par l’art. 2D al. 1, 3, 4 et 5 1ère phrase de l’IN 195 n’était ainsi pas admissible dans son principe et ne respectait au surplus pas le principe de la proportionnalité. Il n’était pas non plus possible de procéder à une interprétation conforme, au vu du texte clair de cet article.

L’art. 2D al. 2 de l’IN 195 était toutefois conforme au droit puisqu’il visait une catégorie précise du personnel de la police, habilitée à exercer les activités de police administrative et de sécurité ainsi que l’activité de police judiciaire. Dès lors que cette fonction relevait de la puissance publique et qu’elle était suffisamment circonscrite, la limitation prévue était admissible.

La question de la conformité au droit de l’art. 2 de l’IN 95 pouvait demeurer indécise car cette disposition n’avait plus de portée propre. Le respect du principe de clarté n’avait pas non plus à être examiné.

Toutes les conditions de validité n’étant pas réalisées, la question de l’invalidation de l’IN 195 se posait. Les al. 1, 3, 4 et 5 1ère phrase de l’art. 2D devaient être invalidés. L’art. 2 de l’IN 195 n’avait plus de portée propre car il s’agissait d’une disposition transitoire s’appliquant aux règles invalidées. L’art. 2D al. 2 de l’IN 195 n’était qu’une règle accessoire par rapport au cœur de l’initiative et était déjà prévu à l’art. 10A du règlement d’application de la LPAC du 24 février 1999 (RPAC - B 5 05.01), de sorte qu’il ne pouvait pas avoir d’existence indépendante et ne correspondait pas à l’objectif principal visé par les initiants.

C. a. Par acte expédié le 11 novembre 2023, le comité, A______, B______ et C______ ont interjeté recours auprès de la chambre constitutionnelle de la Cour de justice (ci‑après : la chambre constitutionnelle) contre cet arrêté, concluant principalement à son annulation et à ce que l’IN 195 soit déclarée valide, subsidiairement partiellement valide.

Les arguments des recourants seront repris, en tant que de besoin, dans la partie en droit du présent arrêt.

b. Le Conseil d’État s’est référé à son arrêté, précisant ne pas avoir d’autres observations à formuler.

c. La chambre constitutionnelle a imparti aux parties un délai au 22 janvier 2024 pour formuler d’ultimes observations.

d. Les recourants n’ayant pas réagi dans le délai imparti et le Conseil d’État ayant persisté dans son arrêté du 11 octobre 2023, la cause a été gardée à juger, ce dont les parties ont été informées.

EN DROIT

1. 1.1 La chambre constitutionnelle est compétente pour connaître de recours interjetés, comme en l’espèce, contre un arrêté du Conseil d’État relatif à la validité d’une initiative populaire (art. 130B al. 1 let. c de la loi sur l’organisation judiciaire du 26 septembre 2010 - LOJ - E 2 05 ; ACST/27/2023 du 26 juin 2023 consid. 1.1).

1.2 Le recours a été interjeté en temps utile, le délai légal ordinaire de 30 jours (art. 62 al. 1 let. a et d de la loi sur la procédure administrative du 12 septembre 1985 - LPA - E 5 10) s’appliquant en la matière, nonobstant le silence de la loi (ACST/27/2023 précité consid. 1.2). Il respecte en outre les conditions de forme et de contenu prévues aux art. 64 al. 1 et 65 al. 1 et 2 LPA.

2. Le recours contre une décision relative à la validité d’une initiative rédigée de toutes pièces, comme l’IN 195, concerne le droit de vote des citoyens ainsi que les votations et élections au sens de l’art. 82 let. c de la loi fédérale sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF - RS 173.110). Toute personne physique ayant le droit de vote dans l’affaire en cause est recevable à interjeter un tel recours, de même que les partis politiques et les organisations à caractère politique formées en vue d’une action précise, comme le lancement d’une initiative ou d’un référendum (ATF 147 I 206 consid. 2.5 ; arrêt du Tribunal fédéral 1C_297/2021 du 4 janvier 2022 consid. 1 ; ACST/27/2023 précité consid. 2).

En l’occurrence, les personnes physiques recourantes, citoyennes suisses exerçant leurs droits politiques dans le canton, ont chacune qualité pour recourir, de même que le comité, dont elles sont membres, qui s’est constitué pour le lancement de l’IN 195.

Le recours est par conséquent recevable.

3. Le recours porte sur la validité de l’IN 195, une initiative législative rédigée de toutes pièces, qui subordonne l’accès à des activités salariées dans l’administration publique à l’existence d’un domicile à Genève ou en Suisse pour les personnes de nationalité étrangère. L’autorité intimée a entièrement annulé l’IN 195 en raison de la non-conformité au droit supérieur, en l’occurrence à l’ALCP, de l’art. 2D al. 1, 3, 4 et 5 1ère phrase, ce que les recourants contestent, étant précisé que la conformité au droit supérieur de l’art. 2D al. 2 de l’IN 195 n’est pas litigieuse.

4. 4.1 Les trois conditions de validité d’une initiative que prévoit l’art. 60 de la Constitution de la République et canton de Genève du 14 octobre 2012 (Cst‑GE ‑ A 2 00) sont l’unité du genre, l’unité de la matière et la conformité au droit supérieur (ATF 143 I 129 consid. 2.1). S’y ajoutent, déduites de la liberté de vote garantie par les art. 34 al. 2 de la Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avril 1999 (Cst. - RS 101) et 44 Cst-GE, l’exigence de clarté du texte de l’initiative et celle d’exécutabilité de l’initiative (ATF 133 I 110 consid. 8 ; arrêt du Tribunal fédéral 1C_608/2022 du 17 août 2023 consid. 2).

À teneur de l’art. 60 al. 4 Cst-GE, l’initiative dont une partie n’est pas conforme au droit est déclarée partiellement nulle si la ou les parties qui subsistent sont en elles-mêmes valides. À défaut, l’initiative est déclarée nulle.

4.2 Une initiative populaire cantonale, quelle que soit sa formulation, doit respecter les conditions matérielles qui lui sont imposées. Elle ne doit, en particulier, rien contenir de contraire au droit supérieur, qu’il soit cantonal, intercantonal, fédéral ou international. En vertu du principe de primauté du droit fédéral ancré à l’art. 49 al. 1 Cst., les cantons ne sont pas autorisés à légiférer dans les matières exhaustivement réglementées par le droit fédéral. Dans les autres domaines, ils peuvent édicter des règles de droit, pour autant qu’elles ne violent ni le sens ni l’esprit du droit fédéral et qu’elles n’en compromettent pas la réalisation (ATF 143 I 129 consid. 2.1 et les arrêts cités ; arrêt du Tribunal fédéral 1C_393/2022 du 31 mars 2023 consid. 2.1). Par ailleurs, conformément à l’art. 5 al. 4 Cst., la Confédération et les cantons doivent respecter le droit international.

4.3 Pour examiner la validité matérielle d’une initiative, la première règle d’interprétation est de prendre pour point de départ le texte de l’initiative, qu’il faut interpréter selon sa lettre. Bien que l’interprétation repose en principe sur le libellé, une référence à la motivation de l’initiative et aux prises de position de ses auteurs n’est pas exclue si elle est indispensable à sa compréhension. La volonté des auteurs doit être prise en compte, à tout le moins, dans la mesure où elle délimite le cadre de l’interprétation du texte et du sens que les signataires ont pu raisonnablement lui attribuer (ATF 147 I 183 consid. 6.2). Au surplus, une disposition ne doit pas être analysée séparément, mais comme la partie d’un tout ; cette interprétation systématique doit examiner non seulement l’emplacement formel de la disposition, mais également la cohérence matérielle des différentes dispositions (ATF 147 I 183 consid. 8.1 ; arrêt du Tribunal fédéral 1C_608/2022 précité consid. 2 et les références citées).

4.4 Lorsque, à l’aide des méthodes reconnues, le texte d’une initiative se prête à une interprétation la faisant apparaître comme conforme au droit supérieur, elle doit être déclarée valable et être soumise au peuple. L’interprétation conforme doit ainsi permettre d’éviter autant que possible les déclarations d’invalidité. Tel est le sens de l’adage in dubio pro populo, selon lequel un texte n’ayant pas un sens univoque doit être interprété de manière à favoriser l’expression du vote populaire. Cela découle également du principe de la proportionnalité (art. 34 et 36 al. 2 et 3 Cst.), selon lequel une intervention étatique doit porter l’atteinte la plus restreinte possible aux droits des citoyens. Les décisions d’invalidation doivent autant que possible être limitées, en retenant la solution la plus favorable aux initiants (ATF 147 I 183 consid. 6.2 ; arrêt du Tribunal fédéral 1C_608/2022 précité consid. 5.1).

Cela étant, la marge d’appréciation de l’autorité de contrôle est évidemment plus grande lorsqu’elle examine une initiative non formulée que lorsqu’elle se trouve en présence d’une initiative rédigée de toutes pièces, sous la forme d’un acte normatif. Cependant, lorsque, de par son but même ou les moyens mis en œuvre, le projet contenu dans une telle initiative ne pourrait être reconnu conforme au droit supérieur que moyennant l’adjonction de réserves ou de conditions qui en modifient profondément la nature, une telle interprétation entre en conflit avec le respect, fondamental, de la volonté des signataires de l’initiative et du peuple appelé à s’exprimer; la volonté de ce dernier ne doit pas être faussée par la présentation d’un projet qui, comme tel, ne serait pas constitutionnellement réalisable (ATF 143 I 129 consid. 2.2 ; arrêt du Tribunal fédéral 1C_391/2022 du 3 mai 2023 consid. 3.3).

5. 5.1 L’art. 2 ALCP prévoit que les ressortissants d’une partie contractante qui séjournent légalement sur le territoire d’une autre partie contractante ne doivent pas, dans l’application et conformément aux dispositions des annexes I, II et III de cet accord, être discriminés en raison de leur nationalité. Cette règle prohibe non seulement les discriminations ostensibles fondées sur la nationalité (discriminations directes), mais encore toutes formes dissimulées de discrimination qui, par application d’autres critères de distinction, aboutissent en fait au même résultat (discriminations indirectes ; ATF 140 II 141 consid. 7.1.1 ; arrêt du Tribunal fédéral 1C_136/2018 du 26 novembre 2018 consid. 5.3.1 non publié de l’ATF 145 I 167).

À moins qu’elle ne soit objectivement justifiée et proportionnée à l’objectif poursuivi, une disposition de droit national doit être considérée comme indirectement discriminatoire dès lors qu’elle est susceptible, par sa nature même, d’affecter davantage les ressortissants d’autres États membres que les ressortissants nationaux et qu’elle risque, par conséquent, de défavoriser plus particulièrement les premiers. Il en est ainsi d’une condition qui peut être plus facilement remplie par les travailleurs nationaux que par les travailleurs migrants européens (ATF 144 V 2 consid. 7.1 et les références citées).

L’interdiction générale de discrimination de l’art. 2 ALCP est concrétisée notamment par l’art. 9 par. 1 de l’annexe I ALCP, qui dispose qu’un travailleur salarié ressortissant d’une partie contractante ne peut, sur le territoire de l’autre partie contractante, être, en raison de sa nationalité, traité différemment des travailleurs nationaux salariés en ce qui concerne les conditions d’emploi et de travail, notamment en matière de rémunération, de licenciement, et de réintégration professionnelle ou de réemploi s’il est au chômage.

5.2 En l’espèce, les recourants font valoir que l’art. 2D de l’IN 195 ne fonderait pas une discrimination en fonction de la nationalité, mais uniquement sur le domicile, les ressortissants communautaires ayant accès sans limitation à l’ensemble des postes visés, sauf ceux de l’art. 2D al. 2 de l’IN 195.

Ils ne sauraient toutefois être suivis, dès lors que l’IN 195 établit une distinction en fonction de la nationalité, puisqu’elle n’impose une obligation de résidence à Genève (art. 2D al. 1) et en Suisse (art. 2D al. 3, 4 et 5) pour l’engagement de collaborateurs au sein des entités visées qu’aux ressortissants étrangers, y compris les ressortissants communautaires, et non pas aux ressortissants suisses. Il s’agit dès lors d’une discrimination directe fondée sur la nationalité en principe prohibée sous réserve de ce qui suit.

6. L’ALCP prévoit des limites à la libre circulation et à l’interdiction des discriminations, qui doivent respecter le principe de la proportionnalité, les mesures employées devant être propres à garantir la réalisation de l’objectif poursuivi et ne pas aller au-delà de ce qui est raisonnablement nécessaire pour l’atteindre (ATF 145 IV 364 consid. 3.4.5 ; arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne [ci-après : CJUE] C/55/94 Gebhard c/ Consiglio dell’ordine degli avvocati e procuratori de Milan du 30 novembre 1995, Rec. 1995 I-4165, par. 37).

6.1. Ainsi, les droits octroyés par l’ALCP ne peuvent être limités que par des mesures justifiées pour des raisons d’ordre public, de sécurité publique et de santé publique au sens de l’art. 5 par. 1 annexe I ALCP.

6.1.1 Le cadre de cette disposition et ses modalités sont définis par la directive 64/221/CEE et la jurisprudence pertinente y relative de la CJUE rendue avant la signature de l’ALCP le 21 juin 1999 (art. 5 par. 2 annexe I ALCP en relation avec l’art. 16 al. 2 ALCP). L’art. 5 par. 2 annexe I ALCP renvoie de manière globale à trois directives de la Communauté européenne (devenue « Union européenne », ci-après : UE), dont la plus importante est la directive 64/221/CEE. Ces trois textes ont été remplacés en 2004 par les art. 27 à 33 de la nouvelle directive 2004/38/CE qui est plus détaillée et ne lie pas la Suisse (ATF 147 II 1 consid. 2.3). Pour la Suisse, ce sont les anciennes directives mentionnées dans l’ALCP qui sont déterminantes, ce qui n’empêche pas la prise en compte dans une certaine mesure de la jurisprudence rendue par la CJUE sur la base de la nouvelle directive (ATF 147 II 1 consid. 2.3).

Conformément à la jurisprudence de la CJUE, les limites posées au principe de la libre circulation des personnes doivent s’interpréter de manière restrictive. Ainsi, le recours par une autorité nationale à la notion d’« ordre public » – laquelle est traitée conjointement avec la notion de « sécurité publique », cette dernière n’ayant pas de portée propre par rapport à la première (arrêt de la CJUE C-100/01 Olazabal c/ France du 26 novembre 2002, Rec. 2002 I-10981, par. 35) –, pour restreindre cette liberté suppose, en dehors du trouble de l’ordre social que constitue toute infraction à la loi, l’existence d’une menace réelle et d’une certaine gravité affectant un intérêt fondamental de la société (ATF 130 II 176 consid 3.4.1 ; 129 II 215 consid. 7.3 ; arrêts de la CJUE 30/77 Régina c/ Pierre Bouchereau du 27 octobre 1977, Rec. 1977 p. 1999, par. 33 ss ; C-348/96 Calfa c/ Grèce du 19 janvier 1999, Rec. 1999 I-11, par. 23 ss).

En outre, les mesures d’ordre public ou de sécurité publique doivent être fondées, aux termes de l’art. 3 par. 1 de la directive 64/221/CEE, exclusivement sur le comportement personnel de celui qui en fait l’objet. Des motifs de prévention générale détachés du cas individuel ne sauraient donc les justifier (ATF 130 II 176 consid. 3.4.1 ; 129 II 215 consid. 7.1 ; arrêt de la CJUE 67/74 Bonsignore c/ Oberstadtdirektor Köln du 26 février 1975, Rec. 67 p. 297, par. 6 s).

Ainsi, la faculté pour les États membres de limiter la libre circulation des personnes pour des raisons d’ordre public, de sécurité publique et de santé publique n’a pas pour objet de mettre des secteurs économiques ou des professions à l’abri de l’application de ce principe du point de vue de l’accès à l’emploi, mais vise à permettre aux États membres de refuser l’accès ou le séjour sur leur territoire à des personnes dont l’accès ou le séjour sur ces territoires constituerait, en tant que tel, un danger pour l’ordre, la sécurité ou la santé publics (arrêt de la CJUE C-47/02 Anker et al. c/ Allemagne du 30 septembre 2003, Rec. 2003 I-10447, par. 63).

6.1.2 En l’espèce, selon les recourants, le fait d’imposer un domicile à Genève ou en Suisse reposerait sur un motif d’ordre public et de sécurité publique en vue de garantir le bon fonctionnement des institutions et la relation de confiance entre l’État et son personnel, lequel devrait pouvoir s’imprégner de l’environnement dans lequel il exerce ses fonctions pour garantir la paix sociale. Un ressortissant suisse ou une personne domiciliée dans le canton serait justiciable en cas de violation du secret de fonction sur le territoire cantonal, la condition de résidence permettant en outre de recruter de nouveaux collaborateurs à disposition sur le territoire suisse et à ceux-ci d’intégrer le marché du travail.

Outre le fait que l’on ne voit pas en quoi les éléments avancés par les recourants seraient constitutifs d’une menace réelle et d’une certaine gravité affectant un intérêt fondamental de la société, il convient de rappeler que des mesures d’ordre public ou de sécurité publique au sens de l’art. 5 par. 1 annexe I ALCP ne sauraient se fonder sur des motifs de prévention générale détachés du cas individuel, comme c’est le cas de dispositions générales et abstraites telles que celles contenues dans l’initiative, laquelle se transforme en loi si elle est acceptée par le Grand Conseil ou en votation populaire (art. 61 et 63 Cst-GE ; art. 122B, 123 et 123A de la loi portant règlement du Grand Conseil de la République et canton de Genève du 13 septembre 1985 - LRGC - B 1 01 ; art. 94 al. 3 et 4 de la loi sur l’exercice des droits politiques du 15 octobre 1982 - LEDP - A 5 05 ; art. 5 ss de la loi sur la forme, la publication et la promulgation des actes officiels du 8 décembre 1956 - LFPP - B 2 05). Le fait que les dispositions de l’initiative puissent être concrétisées par voie réglementaire puis par une décision individuelle et concrète n’y change rien, la jurisprudence de la CJUE susmentionnée, dont il n’y a pas lieu de s’écarter, étant parfaitement claire lorsqu’elle rappelle que les États membres n’ont pas la faculté de limiter la libre circulation pour ces motifs en mettant des secteurs économiques ou des professions à l’abri de ce principe. Dans ce cadre, les dispositions en cause sont suffisamment précises pour qu’il ne puisse pas être procédé à une interprétation conforme, sous peine de dénaturer le texte de l’initiative et la volonté des initiants, telle que ressortant de l’exposé des motifs.

Il s’ensuit que la discrimination en fonction de la nationalité contenue à l’art. 2D al. 1, 3, 4 et 5 de l’IN 195 ne peut se justifier pour les motifs de l’art. 5 par. 1 annexe I ALCP, étant précisé que les recourants n’invoquent à juste titre aucun motif de santé publique au sens de cette disposition.

6.2 Il convient encore d’examiner si, en réservant les emplois de secteurs entiers de l’administration cantonale aux ressortissants suisses indépendamment de leur lieu de résidence, l’IN 195 peut se fonder sur l’exception à la libre circulation des personnes de l’art. 10 annexe I ALCP. En effet, cette disposition prévoit que le ressortissant d’une partie contractante exerçant une activité salariée peut se voir refuser le droit d’occuper un emploi dans l’administration publique lié à l’exercice de la puissance publique et destiné à sauvegarder les intérêts généraux de l’État ou d’autres collectivités publiques.

6.2.1 Dans la mesure où l’application de l’ALCP implique des notions de droit communautaire, à savoir celles de l’ancien Traité instituant la communauté européenne (art. 39 ch. 4 et 45), reprises par le Traité sur le fonctionnement de l’UE (art. 45 ch. 4 et 51), il sera tenu compte de la jurisprudence pertinente de la CJUE antérieure à la date de sa signature (art. 16 par. 2 ALCP), étant précisé que la jurisprudence postérieure à cette date peut servir de source d’inspiration dans le but d’assurer une situation juridique parallèle entre les États membres de l’UE d’une part et ceux de la Suisse d’autre part, pour autant que des motifs sérieux ne s’y opposent pas (ATF 147 II 1 consid. 2.3).

Ainsi, la CJUE a estimé qu’étaient couverts par les dispositions susmentionnées les emplois qui comportent une participation, directe ou indirecte, à l’exercice de la puissance publique et aux fonctions qui ont pour objet la sauvegarde des intérêts généraux de l’État ou des autres collectivités publiques. De tels emplois supposent, de la part de leurs titulaires, l’existence d’un rapport particulier de solidarité à l’égard de l’État ainsi que la réciprocité de droits et devoirs qui sont le fondement du lien de nationalité (arrêt de la CJUE 149/79 Commission c/ Belgique du 17 décembre 1980, Rec. 1980 3881). Le respect des critères, cumulatifs, d’exercice de la puissance publique et de sauvegarde des intérêts généraux doit être limité à ce qui est strictement nécessaire à la sauvegarde des intérêts généraux de l’État concerné et être apprécié au cas par cas, au regard de la nature des tâches et des responsabilités en question, selon la méthode dite fonctionnelle. Il importe de toujours garder à l’esprit la finalité de la dérogation, autrement dit de déterminer si le poste requiert un « rapport particulier de solidarité ». L’État ne peut ainsi, de manière générale, soumettre la totalité des emplois dans des secteurs concernés à une condition de nationalité et le fait que certains emplois dans lesdits secteurs puissent relever de cette condition ne peut pas non plus justifier une telle interdiction générale (arrêts de la CJUE 152/73 Sotgio c/ Deutsche Bundespost du 12 février 1974, Rec. 1974 153 ; C-473/93 Commission c/ Luxembourg du 2 juillet 1996, Rec. 1996 I-3207 ; C-290/94 Commission c/ Grèce du 2 juillet 1996, Rec. 1996 I-3285 par. 2 et 34 ss). Par ailleurs, le recours à la dérogation à la libre circulation des travailleurs ne saurait être justifié du seul fait que des prérogatives de puissance publique sont attribuées par le droit national aux titulaires des emplois en cause. Encore faut-il que ces prérogatives soient effectivement exercées de façon habituelle par lesdits titulaires et ne représentent pas une part très réduite de leurs activités (arrêt de la CJUE C‑47/02 Anker et al. c/ Allemagne précité, par. 63).

La CJUE a par exemple estimé que des emplois de traducteur judiciaire (arrêt de la CJUE C-372/09 et C-373/09 Penarroja c/ France du 17 mars 2011, Rec. 2011 I‑1785, par. 43 s), à la poste ou dans les chemins de fer, ou encore des emplois de plombiers, de jardiniers ou d’électriciens, d’enseignants, de personnel soignant et de chercheurs civils ne pouvaient pas être réservés aux ressortissants de l’État membre d’accueil. En outre, un État membre ne peut réserver à ses ressortissants des postes de capitaine et de second de navire du secteur privé battant pavillon des États membres qu’à la condition que les prérogatives de puissance publique assignées aux capitaines et aux seconds soient effectivement exercées de façon habituelle et ne représentent pas une part très réduite de leurs activités (Commission européenne, document de travail des services de la commission, Libre circulation des travailleurs dans le secteur public, Bruxelles 2010, p. 12). Les fonctions spécifiques de l’État exercées par les forces armées, la police et les autres forces de l’ordre, la magistrature, l’administration fiscale et le corps diplomatiques ne peuvent en outre être réservées aux ressortissants de l’État membre d’accueil que pour autant que les postes qui relèvent de ces fonctions remplissent tous les critères et ne relèvent pas de tâches administratives, de consultations techniques et d’entretien notamment (Commission européenne, op. cit., p. 14).

6.2.2 En l’espèce, selon les recourants, les emplois dans l’administration publique visés à l’art. 2D de l’IN 195 rentreraient dans le domaine régalien des États, dont l’accès pouvait être retreint, comme l’avait fait la France, pays s’étant appuyé sur la jurisprudence de la CJUE pour réserver un éventail large de domaines aux nationaux. L’art. 2D de l’IN 195 se limiterait en outre à mentionner des fonctions sensibles et stratégiques jouant un rôle déterminant dans l’organisation et la gouvernance de l’administration cantonale. De telles fonctions exigeraient de connaître la population à laquelle les politiques publiques concernées s’adressent.

Il convient au préalable de rappeler que les traités internationaux ne doivent pas être interprétés sur la base du droit interne, en l’occurrence du droit français comme s’en prévalent les recourants, mais ils doivent l’être de bonne foi (art. 26 et 31 al. 1 de la Convention de Vienne sur le droit des traités du 23 mai 1969 -CV - RS 0.111), aucune partie contractante ne pouvant invoquer son droit interne pour justifier l’inexécution d’un traité (art. 27 CV). Si la Suisse n’a certes pas intégré le marché unique européen, il n’en demeure pas moins que, par le biais de l’ALCP, sa participation de manière sectorielle n’est possible et efficiente que si les règles déterminantes de cet accord sont comprises de manière uniforme, raison pour laquelle la CJUE et le Tribunal fédéral ne s’écartent pas sans motif objectif d’une interprétation commune des notions présentes dans l’acquis communautaire, tel que repris par l’ALCP (ATF 142 II 35 consid. 3.2). Il n’est ainsi pas déterminant que le droit français, comme le soutiennent les recourants, ait réservé de larges domaines d’emplois dans l’administration publique aux seuls nationaux.

Ainsi, comme le rappelle la jurisprudence de la CJUE susmentionnée, reprise par le Tribunal fédéral (ATF 140 II 112 consid. 3.2.3), un État ne saurait, de manière générale, soumettre la totalité des emplois dans des secteurs concernés à une condition de nationalité. Or, en réservant des secteurs entiers de l’administration cantonale aux ressortissants suisses indépendamment de leur lieu de résidence, l’art. 2D de l’IN 195 n’est pas conforme à cette exception, telle qu’interprétée par la jurisprudence. En effet, l’art. 2D al. 1 de l’IN 195 vise l’ensemble des postes dans l’administration fiscale (let. a), dans la chancellerie (let. b), au secrétariat général du Grand Conseil (let. c) et dans la police cantonale (let. d), indépendamment des prérogatives de puissance publique qui leur sont assignées. Comme l’a justement relevé l’autorité intimée, s’il n’est pas possible d’exclure que certaines des fonctions exercées au sein de ces entités puissent participer à l’exercice de la puissance publique, il n’en demeure pas moins que s’y exercent également d’autres fonctions, comme des fonctions administratives ou techniques, sans lien avec l’exercice de la puissance publique. Il en va de même des postes au‑delà de la classe 21 de l’échelle des traitements (art. 2D al. 3 de l’IN 195), qui ne sont pas que des postes de management et de direction et dont les fonctions ne supposent pas nécessairement l’existence d’un rapport particulier de loyauté à l’égard de l’État.

S’agissant des positions occupées dans les ressources humaines de l’administration cantonale selon l’art. 2D al. 4 de l’IN 195, l’on ne voit pas en quoi elles participeraient à l’exercice de la puissance publique, la jurisprudence susmentionnée ne faisant référence à aucune de ces fonctions. À supposer que tel soit néanmoins le cas, il n’y aurait pas lieu d’exclure l’ensemble des activités qui s’y rapportent comme le fait l’art. 2D al. 4 de l’IN 195, mais seules celles qui concernent l’exercice effectif de la puissance publique. Enfin, l’art. 2D al. 5 1ère phrase de l’IN 195, comme les autres dispositions susmentionnées, vise indistinctement toutes les fonctions à l’État, indépendamment de la participation à l’exercice de la puissance publique.

L’art. 10 annexe I ALCP ne permet ainsi pas de réserver les fonctions visées à l’art. 2D al. 1, 3, 4 et 5 de l’IN 195 aux seuls ressortissants nationaux et de justifier ainsi la discrimination prévue, qui ne respecte au demeurant pas le principe de la proportionnalité puisque s’appliquant indistinctement à l’ensemble des fonctions des entités visées. Au vu du texte de cette disposition, il n’y a pas non plus lieu de procéder à une interprétation conforme, sous peine de s’éloigner dudit texte et de contrevenir à la volonté des initiants, comme figurant sur la feuille de récolte des signatures, de même qu’à celle des signataires de l’initiative.

Par conséquent, c’est à juste titre que l’autorité intimée a considéré que l’art. 2D al. 1, 3, 4 et 5 1ère phrase de l’IN 195 était contraire à l’ALCP et qu’elle a invalidé lesdites dispositions.

7. Les recourants contestent la nullité totale de l’IN 195.

7.1 Selon l’art. 60 al. 4 Cst-GE, l’initiative dont une partie n’est pas conforme au droit est déclarée partiellement nulle si la ou les parties qui subsistent sont en elles-mêmes valides, l’initiative étant, à défaut, déclarée nulle.

L’invalidation partielle d’une initiative découle du principe selon lequel une initiative doit être interprétée dans le sens le plus favorable aux initiants, selon l’adage in dubio pro populo, et constitue une concrétisation, en matière de droits populaires, du principe général de la proportionnalité (art. 5 al. 2 et 36 al. 3 Cst.) qui veut que l’intervention étatique porte l’atteinte la plus restreinte possible aux droits des citoyens, et que les décisions d’invalidité soient autant que possible limitées en retenant la solution la plus favorable aux initiants.

Ainsi, lorsque seule une partie de l’initiative paraît inadmissible, la partie restante peut subsister comme telle, pour autant qu’elle forme un tout cohérent, qu’elle puisse encore correspondre à la volonté des initiants et qu’elle respecte en soi le droit supérieur. L’invalidité d’une partie de l’initiative ne doit entraîner celle du tout que si le texte ne peut être amputé sans être dénaturé (ATF 134 I 172 consid. 2.1 ; arrêt du Tribunal fédéral 1C_146/2020 du 7 août 2020 consid. 4.1).

L’invalidation partielle est soumise à deux conditions, l’une subjective, l’autre objective. Il faut en premier lieu que l’on puisse raisonnablement admettre que les signataires auraient aussi approuvé la partie valable de l’initiative, si elle leur avait été présentée seule (ATF 125 I 21 consid. 7b). Il faut en second lieu qu’amputée de certaines parties viciées, les dispositions restantes représentent encore un tout assez cohérent pour avoir une existence indépendante et correspondre à l’objectif principal initialement visé par les initiants, tel qu’il pouvait être objectivement compris par les signataires (ATF 130 I 185 consid. 5 ; arrêt du Tribunal fédéral 1C_146/2020 précité consid. 4.1).

7.2 En l’espèce, l’autorité intimée a invalidé l’initiative dans son ensemble, considérant que les dispositions restantes, soit l’art. 2D al. 2 et l’art. 2 de l’IN 195, ne pouvaient subsister en tant que telles. Ce résultat ne prête pas le flanc à la critique. En effet, dès lors qu’il constitue une disposition transitoire pour les alinéas invalidés de l’art. 2D de l’IN 195, l'art. 2 de l'IN 195 n’a aucune portée propre. L’art. 2D al. 2 de l’IN 195 concerne l’exigence de la nationalité suisse pour les policiers titulaires du brevet fédéral, laquelle figure déjà à l’art. 10A RPAC. Or, l’IN 195 ne vise pas en priorité une telle exigence, mais a pour objectif, conformément à l’argumentaire figurant sur la feuille de récolte des signatures, de limiter l’emploi au sein de l’administration cantonale des étrangers domiciliés à l’étranger et, ainsi, réduire le nombre de frontaliers. L’art. 2D al. 2 de l’IN 195 ne correspond dès lors pas à l’objectif principal de l’initiative, de sorte que c’est à juste titre que l’autorité intimée a considéré qu’il ne pouvait avoir une existence indépendante. Par conséquent, l’initiative pouvait être déclarée nulle dans sa totalité.

Entièrement mal fondé, le recours sera par conséquent rejeté.

8. Vu l’issue du litige, un émolument de CHF 1'500.- sera mis à la charge solidaire des recourants, qui succombent (art. 87 al. 1 LPA), et aucune indemnité de procédure ne sera allouée (art. 87 al. 2 LPA).

 

* * * * *

 

PAR CES MOTIFS
LA CHAMBRE CONSTITUTIONNELLE

à la forme :

déclare recevable le recours interjeté le 11 novembre 2023 par le comité de l’initiative 195 « Emplois à l’État : limitons les frontaliers », A______, B______ et C______ contre l’arrêté du Conseil d’État du 11 octobre 2023 déclarant nulle l’initiative populaire cantonale 195 « Emplois à l’État : limitons les frontaliers » ;

au fond :

le rejette ;

met un émolument de CHF 1'500.- à la charge solidaire du comité de l’initiative 195 « Emplois à l’État : limitons les frontaliers », de A______, B______ et C______ ;

dit qu’il n’est pas alloué d’indemnité de procédure ;

dit que conformément aux art. 82 ss LTF, le présent arrêt peut être porté dans les 30 jours qui suivent sa notification par-devant le Tribunal fédéral, par la voie du recours en matière de droit public ; le mémoire doit indiquer les conclusions, motifs et moyens de preuve et porter la signature du recourant ou de son mandataire ; il doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14, par voie postale ou par voie électronique aux conditions de l’art. 42 LTF. Le présent arrêt et les pièces en possession du recourant invoquées comme moyens de preuve, doivent être joints à l’envoi ;

communique le présent arrêt au comité de l’initiative 195 « Emplois à l’État : limitons les frontaliers », à A______, B______ et C______ ainsi qu’au Conseil d’État.

Siégeant : Philippe KNUPFER, président, Florence KRAUSKOPF, Blaise PAGAN, Valérie LAUBER, Claudio MASCOTTO, juges.

Au nom de la chambre constitutionnelle :

le greffier-juriste :

 

 

J. PASTEUR

 

 

le président siégeant :

 

 

P. KNUPFER

 

 

 

Copie conforme de cet arrêt a été communiquée aux parties.

 

Genève, le 

 

 

la greffière :