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C/19887/2023

ACJC/144/2024 du 02.02.2024 sur OTPI/700/2023 ( SP ) , CONFIRME

Normes : CPC.266
En fait
En droit
Par ces motifs
RÉPUBLIQUE ET CANTON DE GENÈVE

POUVOIR JUDICIAIRE

C/19887/2023 ACJC/144/2024

ARRÊT

DE LA COUR DE JUSTICE

Chambre civile

DU VENDREDI 2 FEVRIER 2024

Entre

A______ SA, sise ______ [GE], appelante d'une ordonnance rendue par la 12ème Chambre du Tribunal de première instance de ce canton le 9 novembre 2023, représentée par Me Nicolas CAPT et Me Claire DORNIER, avocats, 15, cours des Bastions , Avocats Sàrl, case postale 519, 1211 Genève 12,

et

1)   Madame B______, p.a. C______, ______ [BE], intimée,

2)   Monsieur D______, p.a. C______, ______ [BE], intimé,

3)   E______, succursale de C______, sise ______ [BE], intimée,

4)   C______, sise ______ [BE], intimée,

représentés par Me Jamil SOUSSI, avocat, Bottge & Associés SA, place de
la Fusterie 11, case postale, 1211 Genève 3.


EN FAIT

A. Par ordonnance OTPI/19887/2023 du 9 novembre 2023, reçue par les parties le 13 novembre 2023, le Tribunal de première instance a rejeté la requête de mesures provisionnelles formée par A______ SA à l'encontre de C______ [chaîne de radio et télévision], E______ [chaîne de radio et télévision], B______ et D______ (ci-après les intimés) (ch. 1 du dispositif), révoqué l'ordonnance rendue le ______ septembre 2023 sur mesures superprovisionnelles dans la cause C/19887/2023 (ch. 2), mis les frais judiciaires en 1'200 fr. à la charge de A______ SA (ch. 3), condamné cette dernière à verser 2'000 fr. de dépens aux intimés (ch. 4) et débouté les parties de toutes autres conclusions (ch. 5).

B. a. Le 20 novembre 2023, A______ SA a formé appel de cette ordonnance, concluant principalement à ce que la Cour de justice l'annule et interdise aux intimés, sous la menace de la peine prévue à l'article 292 CP, de diffuser en replay ou de toute autre manière toute contribution (reportage ou article, notamment) qui contiendrait son nom ou tout autre élément permettant de l'identifier et qui prétendrait ou laisserait entendre qu'elle serait ou pourrait être un site de contamination aux substances per- et polyfluoroalkylées (PFAS) et/ou être associée à de quelconques problématiques environnementales, avec suite de frais et dépens.

Elle a produit des pièces nouvelles.

b. Par arrêts ACJC/1545/2023 du 22 novembre 2023 sur mesures superprovisionnelles et ACJC/1591/2023 du 30 novembre 2023 sur mesures conservatoires, la Cour a fait droit aux conclusions préalables de A______ SA et interdit aux intimés de diffuser en replay ou de toute autre manière, notamment par le biais d'un article en ligne, toute contribution (reportage ou article notamment) qui contiendrait son nom ou tout autre élément permettant de l'identifier et qui prétendrait ou laisserait entendre qu'elle serait ou pourrait être un site de contamination aux substances per- et polyfluoroalkylées (PFAS) et/ou être associée à de quelconques problématiques environnementales.

c. Le 23 novembre 2023, A______ SA a déposé un "complément à l'acte d'appel" et des pièces nouvelles.

d. Le 4 décembre 2023, les intimés ont conclu à ce que la Cour confirme l'ordonnance querellée et annule les arrêts précités, avec suite de frais et dépens.

Ils ont produit des pièces nouvelles.

e. A______ SA a répliqué le 15 décembre 2023, persistant dans ses conclusions et produisant des pièces nouvelles.

f. Les intimés se sont déterminés le 20 décembre 2023, persistant dans leurs conclusions et A______ SA a fait de même le 21 décembre 2023.

g. Les parties ont été informées le 23 janvier 2024 de ce que la cause était gardée à juger par la Cour.

C. Les faits pertinents suivants résultent du dossier.

a.a A______ SA est notamment active dans la transformation ______ et d'autres matières premières.

Elle dispose depuis novembre 2021 d'une succursale située sur la parcelle 1______ de la commune de F______ (TI), qui exploite une usine de raffinage de métaux précieux et de fabrication de produits semi-finis destinés aux bijoutiers et horlogers.

a.b E______ (ci-après : la E______) est une unité d'entreprise de C______.

B______ est journaliste auprès de la E______.

D______ anime l'émission "G______" diffusée tous les ______ soir à ______ heures sur la E______.

b.a Dans le cadre du projet H______, un consortium de journalistes a documenté et cartographié l'ensemble des sites en Europe faisant l’objet d’une contamination de l'Europe par des substances per - et polyfluoroalkylées (PFAS).

Les PFAS sont des substances susceptibles de provoquer des maladies graves, présentes dans de nombreux objets du quotidien, qui pénètrent dans la terre, l'air et l'eau et y restent très longtemps, d'où le surnom de polluants éternels.

Le but du projet est d'informer le public et de fournir des données aux autorités et scientifiques pour procéder à des recherches plus approfondies sur les sources de pollution aux PFAS. En raison de la méthodologie utilisée, il se peut que certains sites indiqués comme "présumés" ne soient pas contaminés, alors que d'autres ne figurant pas sur la carte le soient.

La carte interactive, publiée le ______ 2023 sur le site du journal I______, illustre l'étendue de la contamination aux PFAS et identifie les usines de production de PFAS, certains sites où ils sont utilisés, ceux où la contamination a été détectée et ceux où elle est présumée. Les lieux contaminés aux PFAS sont indiqués au moyen de pastilles rouges et ceux de contamination présumée au moyen de pastilles bleues. Les données obtenues pour développer la carte, soit toutes les sources et les coordonnées de géolocalisation des sites, peuvent être téléchargées.

Pour la Suisse et le Tessin, les points indiqués en rouge se réfèrent à des prélèvements de sol effectués par l'Observatoire national des sols (NABO).

La méthodologie utilisée pour identifier les sites sur lesquels des activités industrielles potentiellement utilisatrices ou émettrices de PFAS ont été menées (points bleus) prévoit notamment qu'"en l'absence de données de haute qualité qui démontrent le contraire, la contamination par les PFAS est probable en proximité d'usines qui de façon notoire produisent, utilisent et/ou diffusent des PFAS, et pour protéger la santé publique on doit présumer cette présence dans ces lieux, du moins jusqu'au moment où l'on disposera de données de haute qualité".

La carte indique avec une pastille rouge (contamination dangereuse détectée, "hot spot") un site situé à F______, au Tessin, où des concentrations de PFAS à hauteur de 17'025.55 ng/kg, ont été mesurées en 2013. La légende précise que la concentration considérée comme dangereuse pour la santé par les experts interrogés est celle qui dépasse 100 ng/kg.

Le site industriel de A______ SA, également situé à F______ en Suisse, est répertorié sur cette carte comme étant un site de contamination présumé (pastille bleue), cette classification se fondant, selon la légende de la carte, sur la base d'études et d'avis d'experts, en l'absence de prélèvement.

b.b A______ SA allègue que cette carte est inexacte, en ce sens que les prélèvements ayant révélé une concentration excessive de PFAS n'avaient pas été effectués sur la commune de F______, mais sur la commune voisine de J______. A______ SA se prévaut notamment d'un courriel de l'Office fédéral de l'environnement du 27 octobre 2023. Les pastilles rouges étaient placées de manière approximative sur la carte. Elle n'utilisait des PFAS qu'en quantité marginale, exclusivement sous la forme de détergents pour les produits finis, en circuit fermé et contrôlé, de sorte qu'il n'en découlait aucun risque de contamination.

Les intimés font valoir que la méthodologie utilisée par les rédacteurs de la carte précitée est scientifiquement éprouvée et reconnue. Les coordonnées des points rouges avaient été arrondies, pour des raisons de protection de la sphère privée des propriétaires des parcelles concernées, avec pour conséquence que les pastilles pouvaient se trouver dans un rayon de plus ou moins 250 mètres de l'endroit exact où le prélèvement avait été effectué. Il résultait de leurs recherches les plus récentes que le prélèvement localisé sur la commune de F______ sur la carte du [projet] H______ provenait d'un site situé en limite communale, sur la commune de J______. Ce site se trouvait aux abords immédiats de l'usine de A______ SA, au milieu d'une zone essentiellement non bâtie (réponse à l'appel, p. 19).

c. Par courriel du 29 août 2023, la E______ a transmis à A______ SA le lien internet vers la carte interactive précitée et indiqué que, dans la mesure où celle-ci mentionnait un point bleu au lieu de situation de l'usine de F______, elle souhaitait obtenir sa prise de position en lien avec un reportage sur les polluants dits éternels, comme les PFAS.

Un échange de correspondance entre la E______ et A______ SA s'en est suivi. Cette dernière a adressé une prise de position écrite à la E______ et a notamment exigé que son nom soit retiré de l'émission, au motif qu'elle figurait à tort comme source de pollution présumée sur la carte. Si la E______ entendait diffuser l'émission, il lui incomberait d'indiquer sa prise de position en ces termes : "Aucune pollution ou contamination liée aux substances per et polyfluoroalkyles (PFAS) n'a jamais été identifiée comme ayant été émise par la raffinerie A______ SA, et aucun organisme de contrôle n'a jamais suspecté un tel fait. De plus, le site n'est pas inscrit au cadastre des sites pollués sur décision des autorités cantonales. A______ SA utilise des PFAS dans le cadre de ses activités normales, en quantités très marginales, dans une installation en circuit fermé qui offre toutes les garanties de sécurité. A______ SA conteste donc fermement toutes les accusations portées à son encontre et regrette d'être soupçonnée à tort".

La E______ a répondu que le reportage serait diffusé avec les explications et prises de position de A______ SA.

d. Le ______ 2023, la E______ a publié sur son site internet un lancement de l'émission litigieuse dont la diffusion était prévue le ______ septembre 2023. Il en ressort que les journalistes avaient fait analyser une trentaine d'échantillons de poissons pêchés dans les lacs suisses pour savoir si, et dans quelles mesures, ils avaient absorbé des PFAS. Le teaser mentionne l'enquête figurant sur le site du Monde, relevant que des sites contaminés au PFAS se trouvent également en Suisse.

e. Le ______ 2023, la E______ a déposé auprès du Tribunal de première instance un mémoire préventif à l'encontre de A______ SA.

f. Le ______ 2023, A______ SA a formé une requête de mesures provisionnelles et superprovisionnelles à l'encontre des intimés, concluant à ce que le Tribunal, sous la menace de la peine prévue à l'article 292 CP, leur fasse interdiction de diffuser toute contribution (reportage ou article, notamment) qui contiendrait son nom ou tout autre élément permettant de l'identifier et qui prétendrait ou laisserait entendre qu'elle serait ou pourrait être un site de contamination aux substances per - et polyfluoroalkylées (PFAS) et/ou être associée à de quelconques problématiques environnementales.

g. Par ordonnance du ______ septembre 2023, le Tribunal a fait droit à la requête sur mesures superprovisionnelles.

h. Le 23 octobre 2023, les intimés ont conclu à ce que le Tribunal rejette la requête et révoque l'ordonnance du ______ septembre 2023.

Ils ont notamment produit l'enregistrement et la retranscription du reportage litigieux.

i. Lors de l'audience du Tribunal du 30 octobre 2023, les parties ont plaidé et persisté dans leurs conclusions respectives.

A l'issue de l'audience, le Tribunal a gardé la cause à juger.

j. Le reportage litigieux, intitulé "______" a été diffusé le ______ 2023 dans le cadre d'une émission sur la thématique de la pollution aux PFSA.

j.a Cette diffusion a été précédée d'un préambule de D______ qui expose que la publication du reportage a été bloquée en raison d'une action judiciaire intentée par une usine au Tessin. Il cite certains passages de l'ordonnance du Tribunal donnant raison aux intimés.

j.b Le reportage porte sur la présence de PFAS dans le sol tessinois en s'appuyant sur l'étude réalisée par le consortium de journalistes, publiée dans [le journal] I______. Dans une première partie, la journaliste fait tester différentes espèces de poissons pêchés dans divers endroits du Tessin, lesquels attestent de la présence de PFAS en quantités préoccupantes pour la santé.

Elle procède ensuite aux interview de K______, agronome, ancien maire et conseiller communal de la commune de L______, de M______, responsable du bureau de l'air, de l'eau et du sol du canton du Tessin et de N______, maire de la commune de F______.

Les interviews précitées ont lieu à l'extérieur, à proximité des sites désignés comme contaminés par la carte du [projet] H______. Avant chaque entretien, la journaliste dépose une grosse pastille rouge dans l'herbe, pour illustrer le fait que le site en question est l'un de ceux où des PFAS ont été détectés.

L'entretien avec la maire de F______ se déroule à proximité de l'usine de A______ SA, visible en arrière-plan. La journaliste informe la maire du fait que plus de 17'000 ng/kg de PFAS ont été détectés à F______, précisant que l'usine de A______ SA se trouve à côté du point problématique et est signalée comme site de contamination présumée sur la carte de polluants éternels. La maire déclare qu'elle ignorait jusque-là les résultats de cette étude. Elle avait un rapport de totale transparence avec l'usine A______ SA, qui faisait des contrôles réguliers; les autorités faisaient également des contrôles aléatoires qui n'avaient pas montré de situation dangereuse de sorte qu'aucun élément ne lui permettait de penser que cette usine était le pollueur. La maire rassure les citoyens en affirmant que la commune ferait d'autres contrôles et qu'elle ne prenait pas ces données à la légère.

La journaliste fait ensuite état de l'interpellation de A______ SA et de sa prise de position en ces termes : "Nous voudrions savoir si l'usine A______ SA fait ou a fait usage de PFAS dans le passé. L'usine nous répond par écrit. A______ SA ne savait pas être présente sur la carte internationale et exclut avoir causé la contamination. Elle nous explique qu'elle utilise un seul produit catalogué comme PFAS, dans une seule installation à circuit fermé, qui est récupéré et livré à une usine spécialisée. C'est pas fini. Quelques jours après nous avons reçu une autre lettre d'un avocat de A______ SA à Genève. L'avocat pointe du doigt les journalistes qui ont créé la carte. Il dit que leurs sources n'indiquent pas que A______ SA émet des PFAS, mais seulement de l'oxyde d'azote, qui n'appartient pas du tout au groupe des polluants éternels. Nous vérifierons avec le consortium de journalistes".

Le reportage mentionne ensuite une étude menée par l'Office fédéral de la santé publique qui a analysé la présence de PFAS dans plusieurs échantillons de sang humain, les problèmes de santé potentiels et la difficulté à réglementer ces substances afin d'en interdire l'utilisation. Le sujet se termine par le témoignage de citoyens français vivant à proximité d'une entreprise produisant des polluants permanents, dont l'enfant avait été atteint d'un cancer d'un testicule.

j.c Une discussion, composée d'interview de tiers et de remarques émanant des deux animateurs, suit la diffusion du reportage. Un autre reportage sur l'industrie de l'habillement sportif est diffusé en fin d'émission.

Juste après la fin du reportage litigieux, D______ relève que la mesure provisionnelle ayant bloqué celui-ci était liée à A______ SA. B______ explique pour sa part avoir eu des contacts avec cette dernière et lit une nouvelle prise de position de l'intéressée, précisant que toutes celles-ci peuvent être consultées sur le site internet de la E______. Cette prise de position a la teneur suivante : "Aucune pollution ou contamination liée aux PFAS n'a jamais été identifiée comme ayant été émise par la raffinerie A______ SA, et aucun organisme de contrôle n'a jamais soupçonné un tel fait. De plus, le site n'est pas inscrit au registre des sites pollués par décisions des autorités cantonales". A______ SA utilise des "PFAS dans le cadre de ses activités normales, en quantité très marginales, dans une usine en circuit fermé qui offre toutes les garanties de sécurité". Elle "conteste donc fermement toutes les allégations formulées à son encontre et regrette d'être soupçonnée à tort".

Le journaliste précise ensuite que personne dans le reportage ne dit qu'il y a une responsabilité directe de A______ SA.

Dans le cadre de la discussion qui suit, l'un des rédacteurs de l'enquête H______ est interrogé. Il explique notamment que le point de contamination rouge situé à F______ a été désigné comme tel sur la base d'une contamination avérée par l'Office fédéral de l'environnement en 2013. Le fait que A______ SA se trouve à proximité de ce site n'est pas forcément une mise en accusation de celle-ci. Les lieux dits "présumés" n'étaient pas basés sur une contamination avérée, mais sur l'activité exercée, qui pouvait contenir des PFAS. A______ SA exerçait une telle activité, ce qu'elle avait d'ailleurs elle-même confirmé.

B______ ajoute peu après que l'emplacement précis des points où les échantillons ont été prélevés en Suisse n'est jamais révélé; il s'agissait de "points arrondis", pour protéger les propriétaires des terrains.

j.d L'émission dure en tout 1 h 18 minutes. Sur cette durée un peu plus de 5 minutes concernent A______ SA.

EN DROIT

1. 1.1 Interjeté dans les délai et forme utiles (art. 130, 131 et 314 al. 1 CPC), à l'encontre d'une décision rendue sur mesures provisionnelles (art. 308 al. 1 let. b CPC) qui statue sur des prétentions tendant à la protection de la personnalité, droits de nature non pécuniaire (arrêt du Tribunal fédéral 5A_641/2011 du 23 février 2012 consid. 1.1), l'appel est recevable.

1.2 La Cour revoit le litige avec un plein pouvoir d'examen (art. 310 CPC); dans le cadre de mesures provisionnelles, instruites selon la procédure sommaire (art. 248 let. 4 CPC), sa cognition est toutefois circonscrite à la vraisemblance des faits allégués ainsi qu'à un examen sommaire du droit (arrêt du Tribunal fédéral 2C_611/2011 du 16 décembre 2011, consid. 4.2; ATF 131 III 473 consid. 2.3). Les moyens de preuve sont, en principe, limités à ceux qui sont immédiatement disponibles (art. 254 CPC; Hohl, Procédure civile, Tome II, 2ème éd., 2010, p. 283 n° 1556).

2. 2.1 Selon l'article 317 al 1 CPC, les faits et moyens de preuve nouveaux ne sont pris en compte que s'ils sont invoqués ou produits sans retard et s'ils ne pouvaient être invoqués ou produits devant la première instance bien que la partie qui s'en prévaut ait fait preuve de la diligence requise.

2.2 En l'espèce, les pièces nouvelles produites par l'appelante sont recevables car elles sont postérieures au 30 octobre 2023, date à laquelle le Tribunal a gardé la cause à juger.

Les pièces nouvelles produites par les intimés sont également recevables, à l'exception des pièces 44 à 46b, antérieures au 30 octobre 2023, qui auraient pu être déposées devant le Tribunal.

3. Le Tribunal a retenu que le media concerné avait un caractère périodique. Les affirmations contenues dans le reportage litigieux n'apparaissaient pas manifestement fausses puisque l'usine de l'appelante était située à proximité d'un site contaminé par des PFAS et utilisait ce type de composants. Le reportage présentait objectivement la problématique et exposait la position de l'appelante. Le point rouge posé dans l'herbe à proximité de l'usine était utilisé pour désigner plusieurs lieux contaminés au Tessin et servait de fil conducteur entre les différentes séquences; cette présentation n'était dès lors pas une manière de condamner l'appelante. Celle-ci n'était pas rabaissée de manière inadmissible par la présentation des faits de sorte qu'aucune atteinte n'était rendue vraisemblable. La diffusion du reportage répondait à un intérêt du public de connaître les lieux de contaminations aux PFAS et les éventuelles sources de pollution. Compte tenu du domaine d'activité de l'appelante, le préjudice allégué à sa réputation n'était pas particulièrement grave. En tout état de cause, le risque d'atteinte à la réputation allégué par l'appelante subsisterait tant que son nom figurerait sur la carte publiée sur le site du journal I______, indépendamment de la diffusion du reportage incriminé.

L'appelante fait valoir que la présentation des faits par les intimés est inexacte, puisque le point rouge est faussement localisé sur le territoire de F______ alors qu'il est situé dans une commune voisine. Les images de la journaliste déposant une grosse pastille rouge au bas du talus entourant son usine avaient pour conséquence de la désigner faussement comme responsable de la contamination constatée. Les spectateurs n'avaient pas été informés du caractère approximatif des coordonnées des pastilles, ce qui faussait leur perception de la situation. Un préjudice à sa réputation ne pouvait être exclu du fait de son domaine d'activité. Il était au contraire essentiel pour ses clients de savoir qu'elle respectait toutes les normes environnementales. Le préjudice subi ne résultait pas de la seule carte publiée sur le site du Monde car, contrairement au reportage litigieux, cette carte ne faisait pas de lien entre son usine et le site contaminé. En outre, son nom n'était que difficilement accessible en consultant la carte. Il n'existait aucun intérêt public justifiant la diffusion de faits faux. La mesure requise était proportionnée, puisqu'il suffisait aux intimés de supprimer son nom du reportage.

3.1 Aux termes de l'art. 261 al. 1 CPC, celui qui rend vraisemblable qu'il est l'objet d'une atteinte ou risque de l'être, et que cette atteinte risque de lui causer un préjudice difficilement réparable, peut requérir des mesures provisionnelles. Le tribunal peut ordonner toute mesure propre à prévenir ou à faire cesser le préjudice, notamment faire interdire l'atteinte ou faire cesser un état de fait illicite (art. 262 let. a et b CPC).

Conformément à l'art. 266 CPC, le tribunal ne peut ordonner de mesures provisionnelles contre un média à caractère périodique que si l'atteinte est imminente et propre à causer un préjudice particulièrement grave, si elle n'est manifestement pas justifiée et si la mesure ne paraît pas disproportionnée; ces trois conditions sont cumulatives.

Aux termes de l'art. 28 CC, celui qui subit une atteinte illicite à sa personnalité peut agir en justice pour sa protection contre toute personne qui y participe (al. 1). Une atteinte est illicite, à moins qu'elle ne soit justifiée par le consentement de la victime, par un intérêt prépondérant privé ou public, ou par la loi (al. 2).

Selon le Message du Conseil fédéral, l'art. 28c al. 3 aCC - dont les conditions sont reprises à l'art. 266 CPC Message du Conseil fédéral du 28 juin 2006 relatif au code de procédure civile [CPC], FF 2006 p. 6964 -, subordonne à des conditions qualifiées l'adoption d'une décision ordonnant à titre provisionnel la prévention ou la cessation d'une atteinte, afin d'éviter que le juge civil ne puisse indirectement exercer une forme de censure (Message du Conseil fédéral du 5 mai 1982 concernant la révision du code civil [Protection de la personnalité: art. 28 CC et 49 CO], FF 1982 II 690). Sans consacrer de véritable privilège en faveur des médias, cette règle invite le juge, en procédant à la pesée des intérêts en présence, à tenir compte du rôle important qui leur est reconnu dans une société libérale (FF 1982 II 691).

Selon la jurisprudence et la doctrine, les conditions d'octroi de mesures provisionnelles à l'encontre des médias à caractère périodique doivent être appliquées avec une particulière réserve, puisque le but de la directive contenue à l'art. 28c al. 3 aCC est de prévenir la "censure judiciaire" (arrêt du Tribunal fédéral 5A_706/2010 du 20 juin 2011 consid. 4.2.1).

Au stade des mesures provisionnelles, il doit sauter aux yeux du tribunal qu'il n'existe pas de motif justificatif au sens de l'art. 28 al. 2 CC effaçant l'illicéité de l'atteinte, tel un intérêt public prépondérant. Autrement dit, pour le juge des mesures provisionnelles, statuant sous l’angle de la vraisemblance, l'existence d'un motif justificatif ne doit pas paraître exclue d'emblée. Ainsi, on ne demandera pas au média concerné de rendre vraisemblable que ses affirmations sont vraies, mais de montrer que ce qu'il avance ou pourrait avancer n'est pas manifestement faux. Lorsqu'il entendra le défendeur expliquer pourquoi il existe un intérêt public prépondérant, tel l'intérêt du public à être informé sur les éléments faisant l'objet de la demande de mesure provisionnelle, le juge devra être pratiquement convaincu qu'un tel intérêt n'existe pas avant de prononcer une interdiction de publication ou une autre mesure (Barrelet/ Werly, Droit de la communication, 2011, n. 1658).

Le Tribunal fédéral a précisé que le degré ordinaire de la preuve en matière de mesures provisionnelles - la vraisemblance - ne semble pas suffire; que l'atteinte au droit de fond ne soit manifestement pas justifiée signifie que le requérant doit apporter au juge une quasi-certitude; de même, un dommage particulièrement grave ne saurait résulter que d'une preuve plus stricte que l'apparence (arrêt du Tribunal fédéral 5A_706/2010 du 20 juin 2011 consid. 4.2.1; consid. 5, non publié aux ATF 118 II 369).

Selon la jurisprudence, la mission d'information de la presse ne constitue pas un motif absolu de justification; il est indispensable dans chaque cas de procéder à une pesée entre l'intérêt de la personne concernée à la protection de sa personnalité et celui de la presse à informer le public. L'atteinte à la personnalité ne sera justifiée que dans la mesure où il existe un intérêt public à l'information (arrêt du Tribunal fédéral 5A_641/2011 du 23 février 2012 consid. 7.2.1).

La presse peut atteindre quelqu'un dans sa personnalité de deux manières: d'une part en relatant des faits, d'autre part en les appréciant. La diffusion de faits vrais n'est inadmissible que si les faits en question font partie de la sphère secrète ou privée ou si la personne concernée est rabaissée de manière inadmissible parce que la forme de la description est inutilement blessante. La publication de faits inexacts est illicite en elle-même; ce n'est que dans des cas exceptionnels très rares et particuliers que la diffusion de faits faux est justifiée par un intérêt suffisant. Mais chaque inexactitude, imprécision, raccourci ou généralisation ne fait pas à elle seule d'un compte-rendu une fausseté dans son ensemble. Un article de presse inexact dans ce sens n'est globalement faux et ne viole les droits de la personnalité que s'il ne correspond pas à la réalité sur des points essentiels et montre la personne concernée sous un angle si erroné ou en présente une image si faussée qu'elle s'en trouve rabaissée de manière sensible dans la considération de ses semblables (arrêt du Tribunal fédéral 5A_641/2011 du 23 février 2012 consid. 7.2.2.1).

L'atteinte portée au droit de la personnalité doit être qualifiée. Le degré de l'atteinte requis est plus élevé que celui attendu dans le cas des mesures provisionnelles ordinaires. La gravité s'évalue selon la nature de l'atteinte d'une part et selon l'ampleur de la diffusion d'autre part. Tel est notamment le cas d'une publication donnant la fausse impression que le lésé fait l'objet d'une procédure pénale. En règle générale, la propagation de faits erronés à l'égard d'une personne est également propre à causer un préjudice particulièrement grave (Bohnet, CR CPC, 2019, n. 14 et 15 ad art. 266 CPC).

C'est la perception du lecteur moyen qui permet d'apprécier l'atteinte à la personnalité, d'en déterminer la gravité et de savoir quelles sont les assertions qui doivent être tirées du contexte global d'une publication donnée (ATF 132 III 641 consid. 3.1, JdT 2008 I 174).

3.2 En l'espèce, contrairement à ce que soutient l'appelante, les informations figurant à son sujet dans l'émission litigieuse ne sont pas manifestement fausses.

Il résulte en effet des différents éléments du dossier, en particulier des données récoltées dans le cadre du [projet] H______ et des informations fournies par l'Office fédéral de l'environnement, que des analyses effectuées en 2013 sur un site situé à proximité de l'usine de l'appelante ont révélé des quantités de PFAS supérieures à 17'000 ng/kg.

Le fait que le site en question ne se situe pas sur la commune de F______, mais sur la commune voisine de J______ n'est pas déterminant. L'information relevante dans ce contexte est en effet la proximité géographique entre l'usine de l'appelante et le site contaminé, et non le nom de la commune concernée. Or, il ressort des pièces versées au dossier que le site contaminé se trouve effectivement à proximité de l'usine de l'appelante. Il importe dès lors peu de savoir si le lieu de prélèvements est situé administrativement sur la commune de J______ ou sur celle de F______.

Ce qui précède a d'ailleurs été expressément confirmé par l'Office fédéral de l'environnement dans son courriel du 27 octobre 2023 produit par l'appelante. Cet office relève notamment que le nom administratif du site du prélèvement n'affecte en rien les concentrations de PFAS mesurées à cet endroit et qu'il est admissible que, lorsque des coordonnées arrondies sont utilisées, un point rouge soit placé dans une municipalité voisine.

L'inexactitude dans la désignation de la commune contenue dans la carte publiée par [le journal] I______, reconnue par les intimés dans leur réponse à l'appel, provient du fait que les relevés sont volontairement arrondis à plus ou moins 250 mètres de rayon près, pour préserver les intérêts des propriétaires des parcelles concernées.

Cet élément est d'ailleurs expressément souligné dans la discussion qui suit la projection du reportage.

Le fait que, avant l'interview de la maire de F______, la journaliste dépose une pastille rouge dans l'herbe à proximité de l'usine ne revient pas à désigner faussement l'appelante comme responsable de la pollution. Cette manière de procéder n'est pas spécifique au cas de l'appelante, mais est utilisée tout au long du reportage, lors de chaque entretien se déroulant à proximité d'un site où une pollution a été détectée selon l'enquête H______. Le Tribunal a ainsi constaté à juste titre que ces pastilles rouges servaient de fil conducteur entre les différentes séquences du reportage, sans constituer une condamnation particulière à l'encontre de l'appelante.

L'information selon laquelle l'usine de l'appelante est considérée comme site de contamination présumée par l'enquête précitée est quant à elle exacte.

Les propos tenus par la maire de F______ dans le reportage ne contiennent aucune déclaration susceptible de porter atteinte à la réputation de l'appelante, bien au contraire.

A cela s'ajoute que, tant dans le reportage que dans l'émission qui suit la diffusion de celui-ci, la position de l'appelante est exposée de manière objective et ses arguments mis en évidence.

Sur la base des informations précitées, lesquelles sont vraisemblablement exactes, à savoir, d'une part, l'existence d'un site de pollution aux PFAS avéré à proximité de l'usine de l'appelante et, d'autre part, le fait que ce type de substances est traité dans ladite usine, les intimés étaient fondés à s'interroger sur la question de savoir s'il y avait un lien entre ces deux éléments. Le traitement de cette question dans le reportage litigieux est objectif et pertinent et se limite à ce qui est nécessaire dans le cadre d'une enquête de ce type, sans que ne soient portées d'accusations gratuites ou inutilement blessantes à l'encontre de l'appelante, contrairement à ce que celle-ci allègue.

Le reportage incriminé ne donne ainsi pas de l'appelante une image faussée, au point que celle-ci s'en trouverait rabaissée de manière sensible dans la considération du public. Cela est d'autant plus vrai que le temps d'émission consacré à l'appelante est minime, par rapport à la durée globale de celle-ci, qui traite de nombreux autres aspects de la problématique en lien avec les PFAS.

La divulgation des informations relatives à l'appelante contenues dans l'émission litigieuse correspond par ailleurs à un intérêt public. Il en effet conforme à l'intérêt général de mener des investigations en vue d'identifier d'éventuelles sources de pollution de l'environnement qui pourraient porter atteinte à la santé publique.

Compte tenu de ce qui précède, et en l'absence de réalisation de la condition d'atteinte illicite, il n'est pas nécessaire de déterminer si les autres conditions nécessaires au prononcé de la mesure provisionnelle requise sont réalisées, notamment si la diffusion de l'émission litigieuse est susceptible de causer un préjudice difficilement réparable à l'appelante.

Le jugement querellé sera dès lors confirmé. Les arrêts de la Cour des 22 et 30 novembre 2023 seront quant à eux révoqués.

4. L'appelante, qui succombe, sera condamnée aux frais judiciaires d’appel, comprenant les frais afférents aux deux arrêts rendus sur mesures superprovisionnelles et conservatoires, arrêtés à 3'000 fr. et partiellement compensés avec l’avance en 1'500 fr. versée par ses soins, acquise à l’Etat de Genève (art. 106 al. 1 et 111 CPC; 31 et 35 RTFMC).

Elle sera en outre condamnée à payer à ses parties adverses 4'000 fr. à titre de dépens, débours et TVA compris (art. 84, 86, 88 et 90 RTFMC).

* * * * *


PAR CES MOTIFS,
La Chambre civile :


A la forme :

Déclare recevable l'appel interjeté le 20 novembre 2023 par A______ SA contre l'ordonnance OTPI/700/2023 rendue le 9 novembre 2023 par le Tribunal de première instance dans la cause C/19887/2023-12 SP.

Au fond :

Confirme l'ordonnance querellée.

Révoque les arrêts ACJC/1545/2023 et ACJC/1591/2023 rendus respectivement les 22 et 30 novembre 2023.

Déboute les parties de toutes autres conclusions.

Sur les frais :

Met à la charge de A______ SA les frais judiciaires d’appel, arrêtés à 3'000 fr. et partiellement compensés avec l’avance versée, acquise à l’Etat de Genève.

Condamne A______ SA à verser 1'500 fr. à l'Etat de Genève, soit pour lui les Services financiers du Pouvoir judiciaire.

Condamne A______ SA à verser à C______, E______, B______ et D______, solidairement entre eux, 4'000 fr. à titre de dépens d'appel.

Siégeant :

Monsieur Laurent RIEBEN, président; Madame Fabienne GEISINGER-MARIETHOZ, Madame Nathalie RAPP, juges; Madame Marie-Pierre GROSJEAN, greffière.

Le président :

Laurent RIEBEN

 

La greffière :

Marie-Pierre GROSJEAN

 


 

 

Indication des voies de recours :

 

Conformément aux art. 72 ss de la loi fédérale sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF; RS 173.110), le présent arrêt peut être porté dans les trente jours qui suivent sa notification avec expédition complète (art. 100 al. 1 LTF) par-devant le Tribunal fédéral par la voie du recours en matière civile.

 

Le recours doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14.

 

Valeur litigieuse des conclusions pécuniaires au sens de la LTF indéterminée.