Skip to main content

Décisions | Chambre pénale de recours

1 resultats
P/8962/2018

ACPR/286/2024 du 24.04.2024 ( MP ) , ADMIS/PARTIEL

Descripteurs : MALADIE MENTALE;CAPACITÉ D'ÊTRE PARTIE;DROIT D'ÊTRE PRÉSENT À L'AUDIENCE;CLASSEMENT DE LA PROCÉDURE;EXPERTISE PSYCHIATRIQUE
Normes : CPP.114; CPP.149; CPP.189

république et

canton de Genève

POUVOIR JUDICIAIRE

P/8962/2018 ACPR/286/2024

COUR DE JUSTICE

Chambre pénale de recours

Arrêt du mercredi 24 avril 2024

Entre

A______, représenté par Me B______, avocat,

recourant,

contre les mandats de comparution décernés le 22 décembre 2023 par le Ministère public et contre un refus de statuer de ce dernier,

et

C______, domiciliée ______ [GE], agissant en personne,

D______, représenté par Me E______, avocate,

LE MINISTÈRE PUBLIC de la République et canton de Genève, route de Chancy 6B, 1213 Petit-Lancy - case postale 3565, 1211 Genève 3,

intimés.


EN FAIT :

A. Par acte expédié le 2 janvier 2024, A______ recourt contre les mandats de comparution du 22 décembre 2023, notifiés électroniquement le même jour, par lesquels le Ministère public l'a cité à comparaître le 23 janvier 2024 à une audience en qualité de prévenu et en qualité de partie plaignante.

Le recourant conclut, préalablement à l'octroi de l'effet suspensif et, principalement, à l'annulation des mandats de comparution, à ce qu'interdiction soit faite au Ministère public de lui décerner de nouveaux mandats de comparution et à ce que soit prononcé le classement ou la suspension de la procédure s'agissant des charges dirigées contre lui.

B. Les faits pertinents suivants ressortent du dossier :

a. Le 12 mai 2018, une altercation a eu lieu au bord de la rivière Allondon à Genève entre A______, ressortissant suisse, né en 1981, d'une part, et D______ et sa compagne C______, d'autre part. Le déroulement des faits est contesté par les protagonistes. En tout état, des coups ont été échangés qui ont occasionné des blessures (bosses sur la tête et dermabrasions pour A______ et blessures à la tempe gauche, au poignet et au tibia pour D______). La police est intervenue.

b. Le même jour, les protagonistes ont déposé plainte au poste de police et ont été entendus.

D______ et C______ ont déclaré, en substance, qu'un homme – identifié ultérieurement comme étant A______ –, se trouvait nu, avec un chien, au bord de la rivière précitée. Ne souhaitant pas être confrontés à lui, ils s'étaient éloignés, mais, après une altercation avec des tiers, A______ était revenu vers eux et s'était énervé. Il avait alors frappé D______ à la tempe avec un bâton, puis leur avait lancé des pierres dont deux avaient touché le prénommé au tibia et au poignet. D______ avait fini par maîtriser son adversaire en le maintenant à terre et celui-ci s'était finalement calmé.

A______ a été entendu, seul, en qualité de prévenu. Deux procès-verbaux successifs d'audition ont été dressés par la police. A______ a exposé les faits de manière détaillée. En substance, il résulte de cet exposé qu'il avait l'habitude de se tenir nu tous les jours, toujours au même endroit dans la vallée de l'Allondon, avec son chien. Comme il avait été apostrophé par D______ et C______, il avait souhaité éclaircir la situation. Il s'était approché d'eux et l'homme avait sorti un couteau, le menaçant, puis avait menacé son chien lorsqu'il avait tenté de s'éloigner. Il avait eu peur pour son animal et avait lancé des pierres, ainsi que des bâtons. L'homme avait tenté de le frapper avec un bâton métallique et la femme avec une grosse pierre. Il souhaitait seulement se défendre et avait donné des coups dans ce but. Il entendait déposer plainte pénale contre l'homme uniquement, pour les menaces, mais non pour les lésions occasionnées, ni contre la femme. Il ne souhaitait pas être convoqué aux audiences pour lesquelles sa présence n'était pas nécessaire. Il a aussi précisé souffrir de schizophrénie et fumer du cannabis à raison de 3 à 4 joints par jour au minimum.

c. A______ est soumis à une mesure de protection de l'adulte depuis le prononcé de son interdiction par le Tribunal tutélaire, le 4 avril 2011.

Il ressort du dossier de cette autorité, plus précisément d'une expertise psychiatrique du 28 février 2011 établie par le Centre Universitaire Romand de Médecine Légale (CURML), que A______ souffrait d'un trouble envahissant du développement, assimilable à une faiblesse d'esprit, couplé à une consommation régulière de cannabis. Son audition par le Tribunal tutélaire était jugée comme non admissible.

d. Le 18 juin 2019, le Ministère public a ouvert une instruction pénale contre A______ pour lésions corporelles simples (art. 123 CP), tentative de lésions corporelles simples (art. 22 cum 123 CP) et exhibitionnisme (art. 194 CP).

e. Le 19 novembre 2019, A______, soit pour lui son conseil, a adressé au Ministère public un certificat médical du même jour et émanant de la psychiatre qui le suivait, dont le passage pertinent est le suivant : "Mr. A______ souffrant d'un handicap mental associé à une maladie psychiatrique ne présente pas suffisamment la capacité de discernement pour qu'il soit valablement entendu par le tribunal. Une audition au tribunal le perturberait par ailleurs gravement."

f. Le 21 octobre 2020, le Ministère public a ordonné une expertise psychiatrique de A______ aux fins d'établir, notamment, la responsabilité pénale du prévenu et sa capacité à prendre part aux débats.

g. À teneur du rapport d'expertise rendu par le CURML le 16 avril 2021, il est noté, préalablement, que l'expertisé s'était montré très agité, revendicateur et menaçant lors des deux entretiens avec l'experte. Il avait donc fallu les écourter. A______ souffrait de "microdélétion 22q11.2" ou "syndrome de Di George", maladie génétique, qui avait causé son incapacité à travailler et pouvait entraîner de nombreuses conséquences comme un retard mental, des malformations cardiaques, des dysfonctions du système immunitaire et des problèmes psychiatriques. Il fumait une dizaine de joints par jour, selon lui sur prescription médicale, ce qui avait été démenti par le médecin concerné. Il avait été suivi psychiatriquement depuis son enfance : les diagnostics de retard mental ou de schizophrénie avaient été évoqués, sans pourtant être clairement objectivés. Il ne présentait pas d'éléments délirants. Sa psychiatre avait constaté un "trouble caractériel" avec des comportements d'opposition, une intolérance à la frustration très importante, une impulsivité et une agitation ; selon ce spécialiste, la participation de A______ aux débats judiciaires faisait craindre qu'il ne présente de graves troubles du comportement, notamment en raison de ses menaces régulières vis-à-vis de la victime et de sa difficulté à gérer ses émotions à ce sujet. Le bilan neuropsychologique réalisé, consistant en de nombreux tests, avait confirmé la pauvreté et l'hétérogénéité de l'efficience intellectuelle du précité qui pouvait être une conséquence d'un trouble envahissant du développement. Il avait été en mesure d'exposer sa version des faits à l'experte, mais avait toutefois proféré des menaces à l'encontre de la victime présumée et se montrait inadapté et excessivement agité lorsqu'une audience était évoquée. Le diagnostic posé est celui de trouble envahissant du développement, de trouble de la personnalité dyssociale et de dépendance au cannabis.

L'experte conclut que les troubles de A______ étaient présents au moment des faits, mais que ses pathologies n'altéraient pas sa capacité à reconnaître le caractère illicite de ses actes. Néanmoins, sa capacité de se déterminer était altérée : il était difficile pour lui de comprendre les interactions sociales et de s'y adapter. Sa responsabilité était donc fortement atténuée.

Le risque de récidive violente était élevé.

Enfin, en raison de ses troubles, A______ n'était pas en mesure de participer aux débats. Cette incapacité était chronique : ses difficultés de compréhension, son impulsivité et son agitation psychomotrice étaient telles qu'il ne serait pas capable de répondre aux questions de façon adaptée. Il était à craindre qu'il ne se montre agressif en audience.

Une mesure de soins ambulatoire était recommandée.

h. Le 3 août 2022, une instruction pénale a été ouverte par le Ministère public contre D______ pour menaces (art. 180 CP).

Le même jour, le Ministère public a procédé à l'audition de l'experte ayant rendu le rapport précité, en l'absence de A______, représenté par son conseil.

Après avoir confirmé son rapport, elle a expliqué qu'il était difficile de dire si A______ était en mesure de comprendre les faits reprochés : il comprenait qu'il était mal de jeter des pierres, mais il considérait que c'était légitime. Il était capable d'expliquer le déroulement des faits de manière claire et de comprendre ce qu'était une condamnation. L'experte n'était pas sûre que A______ puisse donner des instructions à son défenseur dans son intérêt. S'agissant de sa capacité à comparaître, il montrait des troubles de la compréhension, une grande impulsivité, une tendance à répondre "à côté" et une agitation allant jusqu'à l'agressivité. Lorsqu'elle avait évoqué avec lui sa capacité à comparaître, cela avait suscité une grande agitation et des menaces de tuer certaines parties à la procédure. Il était angoissé par ce genre de situation et n'avait pas les moyens de gérer son angoisse. L'incapacité de participer aux débats était durable. Il n'était pas contradictoire de retenir d'une part une responsabilité pénale restreinte – et non une irresponsabilité – et d'autre part une incapacité à participer aux débats. En effet, selon elle, la capacité de prendre part aux débats était "plus blanc ou noir". Dire "qu'une personne puisse avoir une capacité de participer aux débats fortement atténuée", à l'instar de ce qui prévalait en matière de la responsabilité pénale qui pouvait être "fortement atténuée", n'avait, selon elle, pas de sens.

i. Le 26 août 2022, le Ministère public a écrit au conseil de A______ pour l'informer qu'il considérait que l'incapacité de celui-ci de participer aux débats n'était pas établie.

Se déterminant sur ce courrier, l'avocat a invité le Ministère public à procéder conformément à l'art. 114 al. 3 CPP, soit à classer ou suspendre la procédure, et annoncé qu'il contesterait tout mandat de comparution décerné à son mandant.

j. Le Ministère public a, sur suggestion du conseil de D______, proposé au conseil de A______ d'entendre celui-ci seul, hors présence des parties plaignantes.

Par pli du 23 décembre 2022, l'avocat de A______ s'est opposé à cette proposition.

k. Le 21 décembre 2023, le Ministère public a informé le conseil de A______ de ce qu'il souhaitait entendre la psychiatre de ce dernier et l'a invité à la délier du secret médical.

Le lendemain, il a expédié les deux mandats de comparution querellés.

l. Le même 22 décembre 2023, le conseil de A______ a persisté dans sa conclusion tendant à faire application de l'art. 114 al. 3 CPP.

D. a. À l'appui de son recours, A______ soutient que son incapacité de participer aux débats rendait illicite un mandat de comparution décerné contre lui. Sa présence en audience était de nature à causer une atteinte à sa dignité et à son intégrité psychique. L'incapacité était durable, de sorte qu'un classement de la procédure dirigée contre lui devait être prononcé. Or, le Ministère public avait refusé de statuer sur la requête en ce sens présentée de nombreux mois auparavant.

Sous l'angle du déni de justice, A______ considère que le Ministère public avait tardé, en faisant montre d'une inactivité coupable, à statuer sur sa requête d'application de l'art. 114 al. 3 CPP, soit à classer ou suspendre la procédure.

b. Le Ministère public observe que le recourant avait pu répondre utilement aux questions de la police et des experts et même déposer une contre-plainte. Le simple fait qu'il puisse se montrer agressif en audience était sans portée au regard de l'art. 114 al. 3 CPP. Cette disposition devait être lue conjointement avec l'art. 130 let. c CPP qui prévoyait un cas de défense obligatoire pour les prévenus incapables de se défendre seuls. Enfin, la question était d'ordre juridique et ne pouvait être tranchée par expertise. Les troubles du recourant seraient ainsi pris en compte lors de l'appréciation de ses déclarations, étant précisé qu'il demeurait libre de se taire. Le recours pour déni de justice était infondé, puisqu'il n'y avait pas lieu de prononcer un classement au sens de l'art. 114 al. 3 CPP.

c. Dans sa réplique, A______ a persisté dans ses conclusions.

d. C______ renvoie aux observations du Ministère public.

e. D______ conclut, préalablement, à l'octroi de l'assistance judiciaire pour le recours et, principalement, au rejet de celui-ci. Pour le surplus, il renvoie aux observations du Ministère public, se limitant à souligner que A______ avait déjà montré sa capacité à prendre part aux débats. Il accepterait que des mesures d'aménagement soient mises en place lors de l'audition de A______.

f. L'audience du 23 janvier 2024 s'est tenue sans que A______ ne comparaisse.

EN DROIT :

1.             1.1. Le recours contre un mandat de comparution décerné par la Direction de la procédure n'est en principe pas ouvert à moins d'un préjudice irréparable (ACPR/700/2023 du 11 septembre 2023 consid. 2.1), comme l'est par exemple la situation dans laquelle un prévenu risquerait d'être privé de l'assistance de son défenseur de choix (ATF 140 IV 202 consid. 2.1 ; arrêt du Tribunal fédéral 1B_324/2016 du 12 septembre 2016 consid. 3.2).

1.2. Selon l'art. 382 al. 1 CPP, toute partie qui a un intérêt juridiquement protégé à l'annulation ou à la modification d'une décision a qualité pour recourir contre celle-ci. La renonciation à l'exigence d'un intérêt actuel et pratique n'est admise que si la contestation peut se reproduire en tout temps dans des circonstances identiques ou analogues, si sa nature ne permet pas de la soumettre à une autorité judiciaire avant qu'elle ne perde son actualité et s'il existe un intérêt public suffisamment important à la solution des questions litigieuses en raison de leur portée de principe, ces conditions étant cumulatives (arrêt du Tribunal fédéral 6B_925/2022, 6B_1142/2022 du 29 mars 2023 consid. 2.3.2 ; ACPR/230/2023 du 28 mars 2023 consid. 1.2).

1.3. En l'espèce, le recours a été déposé selon la forme et dans le délai applicables (art. 385 al. 1 et 396 al. 1 CPP ; le recours pour déni de justice n'étant soumis à aucun délai selon l'art. 396 al. 2 CPP) et émane du prévenu qui, partie à la procédure (art. 104 al. 1 let. a CPP), a en principe qualité pour agir.

1.4. La question de l'intérêt juridiquement protégé du recourant se pose cependant sous deux aspects en l'occurrence : d'une part, l'intérêt juridiquement protégé au recours, alors que l'audience visée par le mandat de comparution est passée et qu'il n'y a pas déféré ; d'autre part, la possibilité de recourir contre un mandat de comparution.

S'agissant du premier aspect, le simple fait que l'audience soit passée ne prive pas de toute portée l'existence et la validité du mandat de comparution. En effet, n'ayant pas comparu, le recourant s'expose à une amende d'ordre au sens de l'art. 205 al. 4 CPP. Il s'ensuit que sous cet angle déjà il existe un intérêt juridiquement protégé à statuer sur le recours. De plus, il ressort implicitement des observations du Ministère public que celui-ci a l'intention de convoquer à nouveau le recourant pour l'entendre. La question de la capacité du recourant se posera ainsi de nouveau dans les mêmes termes lors du prochain mandat de comparution qui sera décerné. Par conséquent, le fait que l'audience à laquelle était cité le recourant soit passée ne rend pas le recours sans objet.

Quant au second aspect, le recourant invoque, au titre d'empêchement de comparaître, un trouble mental en raison duquel sa comparution en audience lui causerait une atteinte à sa dignité et à son intégrité psychique. Par sa situation particulière liée à son état psychologique, le recourant se trouve ainsi menacé d'un préjudice irréparable s'il était contraint de comparaître alors que son état de santé ne le permet pas. De surcroît, la question de sa capacité à comparaître est directement liée à une autre question juridique plus large, qui est invoquée dans son recours au titre du déni de justice, à savoir la suite à donner à la procédure au regard de l'art. 114 CPP. En effet, si son incapacité à comparaître durablement devait être confirmée dans le présent recours, se poserait alors la question de la réalisation des conditions de l'un des alinéas de la disposition précitée, ce qui pourrait devoir conduire au classement de la procédure. Il s'ensuit que sous cet angle encore le recourant est exposé à un préjudice juridique difficilement réparable, en fonction de l'issue du recours.

Ainsi, le recours est recevable.

2.             Il s'agit d'examiner si le recourant est incapable de prendre part aux débats.

2.1. Conformément à l'art. 114 CPP, le prévenu est capable de prendre part aux débats s'il est physiquement et mentalement apte à les suivre (al. 1).

Selon la jurisprudence, le prévenu doit être en état physique et psychique de participer aux audiences et aux actes de la procédure (Verhandlungsfähigkeit), en faisant usage de tous les moyens de défense pertinents (Verteidigungsfähigkeit) et en étant apte à répondre normalement aux questions qui lui sont posées (Vernehmungsfähigkeit). Les exigences pour admettre la capacité de prendre part aux débats ne sont pas très élevées, dans la mesure où le prévenu peut faire valoir ses moyens de défense par un défenseur. En principe, seul le jeune âge, une altération physique ou psychique sévère ou encore une grave maladie sont de nature à influencer cette capacité (arrêts du Tribunal fédéral 6B_289/2020 du 1er décembre 2020 consid. 4.2.1; 6B_123/2020 du 26 novembre 2020 consid. 2.1; 6B_679/2012 du 12 février 2013 consid. 2.3.1). La capacité de prendre part aux débats s'examine au moment de l'acte de procédure considéré (arrêts du Tribunal fédéral 6B_561/2021 du 24 août 2022 consid. 1.1.3 ; 6B_289/2020 précité consid. 4.2.1; 6B_679/2012 précité consid. 2.3.1).

Si le prévenu ne dispose que d'une capacité limitée à prendre part aux débats, il peut le faire avec l'assistance de son défenseur (art. 130 let. c CPP) ou de son éventuel représentant légal, pour autant qu'il en résulte une garantie adéquate des droits de la défense et que la collaboration personnelle du prévenu ne soit pas indispensable à l'acte d'instruction envisagé (Y. JEANNERET / A. KUHN / C. PERRIER DEPEURSINGE [éds], Commentaire romand : Code de procédure pénale suisse, 2ème éd., Bâle 2019, n. 4 ad art. 114). Ainsi, un acte effectué avec le concours d'une personne complètement incapable de prendre part aux débats (tel l'interrogatoire) est sans valeur et ne peut être utilisé en procédure (G. PIQUEREZ / A. MACALUSO, Procédure pénale suisse, 3ème éd., Zurich 2011, n. 467). En cas de doute sur la capacité du prévenu de prendre part aux débats, il y a lieu d'ordonner une expertise (art. 251 al. 2 let. b CPP ; A. DONATSCH / V. LIEBER / S. SUMMERS / W. WOHLERS [éds], Kommentar zur Schweizerischen Strafprozessordnung, 3ème éd., Zurich 2020, n. 4 ad art. 114).

Cela étant, une procédure pénale peut aussi être menée contre un incapable de discernement ou un incapable d'exercer ses droits civils. Sinon, de nombreuses procédures dirigées contre des prévenus gravement perturbés psychiquement ne pourraient pas être menées à leur terme. L'incapacité de subir son procès ne peut être présumée que si l'accusé est incapable, en raison de ses déficiences, de commencer à comprendre l'importance de l'audience principale et de sa participation à celle-ci et de suivre son déroulement, et encore moins de protéger ses droits directement ou indirectement par l'intermédiaire de son avocat, de sorte que sa présence ne serait qu'un simple prétexte (Zurschaustellung). Étant donné que l'intérêt public à mener des poursuites pénales augmente naturellement avec la gravité croissante des violations de la loi, l'incapacité de subir un procès en cas de crimes passibles d'une lourde peine doit être envisagée avec la plus grande prudence et seulement si cela n'est pas possible avec des moyens organisationnels et techniques appropriés, soit lorsque des précautions – par exemple la transmission vidéo de l'audience dans une salle voisine à partir de laquelle l'accusé pourrait participer à l'audience sans être physiquement présent dans la salle d'audience – ne peuvent pas être exclues. En cas de doute, le prévenu doit être convoqué afin que le tribunal qui prononce la peine puisse décider, sur la base de ses propres observations, de la suite à donner à l'audience principale. Dans tous les cas, il est crucial que les déficiences du justiciable soient compensées par une défense adéquate (ATF 131 I 185 consid. 3.2.2 ; arrêt du Tribunal fédéral 6B_29/2008 du 10 septembre 2008 consid. 1.3).

2.2. À teneur de l'art. 114 al. 3 CPP, si le prévenu est durablement incapable de prendre part aux débats, la procédure est suspendue ou classée. Les dispositions spéciales régissant la procédure contre les prévenus irresponsables sont réservées.

2.3. Selon l'art. 149 al. 1 CPP, des mesures de protections peuvent être prévues pour la participation des parties à la procédure, notamment pour les prévenus, la situation des personnes atteintes de troubles mentaux étant plus particulièrement réglées à l'art. 155 CPP.

Cette dernière disposition prévoit que les auditions de personnes atteintes de troubles mentaux sont limitées à l'indispensable ; leur nombre est restreint autant que possible (al. 1). La direction de la procédure peut charger une autorité pénale ou un service social spécialisés de procéder à l'audition ou demander le concours de membres de la famille, d'autres personnes de confiance ou d'experts (al. 2).

2.4. L'art. 189 CPP prévoit que, d'office ou à la demande d'une partie, la direction de la procédure fait compléter ou clarifier une expertise par le même expert ou désigne un nouvel expert dans les cas suivants : l'expertise est incomplète ou peu claire (let. a) ; plusieurs experts divergent notablement dans leurs conclusions (let. b) ; l'exactitude de l'expertise est mise en doute (let. c).

2.5. Il y a déni de justice formel, prohibé par l'art. 29 al. 1 Cst féd., lorsque l'autorité se refuse à statuer ou ne le fait que partiellement (ATF 144 II 184 consid 3.1; arrêt du Tribunal fédéral 6B_1205/2018 du 22 février 2019 consid. 2.1.1).

Les art. 29 al. 1 Cst féd. et 5 CPP garantissent à toute personne le droit à ce que sa cause soit traitée dans un délai raisonnable; ils consacrent le principe de célérité et prohibent le retard injustifié à statuer. L'autorité viole cette garantie lorsqu'elle ne rend pas une décision qu'il lui incombe de prendre dans le délai prescrit par la loi ou celui que la nature de l'affaire et les circonstances font apparaître comme raisonnable. Le caractère approprié de ce délai s'apprécie selon les circonstances particulières de la cause, eu égard notamment à la complexité de l'affaire, à l'enjeu du litige pour l'intéressé, à son comportement ainsi qu'à celui des autorités compétentes. Des périodes d'activités intenses peuvent compenser le fait que le dossier a été laissé momentanément de côté en raison d'autres affaires. L’on ne saurait reprocher à l'autorité quelques temps morts, qui sont inévitables dans une procédure; lorsqu'aucun d'eux n'est d'une durée vraiment choquante, c'est l'appréciation d'ensemble qui prévaut (arrêt du Tribunal fédéral 6B_1521/2022 du 27 avril 2023 consid. 2.1.1).

A l'instar de la violation de certains délais procéduraux, la violation du principe de célérité peut être réparée - au moins partiellement - par la constatation de cette violation, une admission partielle du recours sur ce point et la mise à la charge de l'Etat des frais de justice (cf. ATF 137 IV 118 consid. 2.2 in fine et les références citées). Un tel constat peut être posé d'office (par le Tribunal fédéral pour le moins : arrêt du Tribunal fédéral 1B_160/2015 du 27 mai 2015 consid. 3.3 ; cf.
ATF 124 I 327 consid. 4).

2.6. En l'espèce, l'incapacité du recourant de participer aux débats est mentionnée dans trois avis médicaux distincts : une expertise judiciaire requise par le Tribunal tutélaire d'alors datant de 2011, un certificat médical du psychiatre qui suit le recourant et l'expertise judiciaire réalisée dans la présente procédure.

Au vu de son ancienneté, l'expertise de 2011 ne peut plus être retenue comme pertinente pour cette raison déjà, a fortiori pour avoir été rendue dans un cadre totalement différent. Quant au certificat médical, établi à la demande du patient et se référant à la capacité de discernement de celui-ci – critère non pertinent selon la jurisprudence pour juger de la capacité d'être entendu du prévenu –, il doit être apprécié avec les plus grandes réserves.

Quant à l'expertise judiciaire rendue, ses conclusions ne peuvent pas être prises à la lettre et doivent être nuancées, eu égard aux faits de la cause et aux dispositions légales applicables.

En effet, l'experte a retenu une incapacité à participer aux débats, sans nuance ni explicitation. En audience, elle a, principalement et en substance, étayé sa conclusion par le fait que ses entretiens avec le recourant avaient dû être interrompus en raison de l'agitation de celui-ci et de l'agressivité qu'il avait montrée lors de l'évocation d'une audience, tout en soulignant qu'il était capable de comprendre, dans les grandes lignes, ce qu'était une procédure pénale.

Or, il ressort du rapport de police de 2018 que le recourant a été en mesure, seul, certes hors la présence des tiers impliqués, d'expliciter le déroulement des faits du 12 mai 2018 de façon compréhensible. Il en est d'ailleurs allé de même avec l'experte, bien que leurs entretiens aient été interrompus en raison de son agitation. Aucune conséquence néfaste n'a été attestée chez lui ni après son audition par la police ni après ses entretiens avec l'experte. Ces circonstances mettent déjà à mal la thèse selon laquelle toute audition du recourant serait d'emblée exclue, improductive et / ou nuisible pour l'intéressé, qui semble, au contraire, être tout à fait capable de restituer sa version des faits.

De plus, contrairement à la conception développée en audience par l'experte, la capacité de participer aux débats n'est – juridiquement parlant – pas un critère "blanc ou noir". En effet, la loi prévoit des aménagements qui permettraient de pallier des déficiences du prévenu dans sa capacité à se défendre (mise en place d'une défense obligatoire au sens de l'art. 130 CPP, ce qui a été fait dans la présente procédure), ainsi que dans sa capacité à prendre part aux audiences et à répondre adéquatement aux questions posées (soit les modalités d'audition prévues par les art. 149 et 155 CPP).

Par conséquent, l'expertise doit être considérée comme incomplète, dès lors qu'elle aurait dû préciser si la mise en place de mesures particulières permettrait l'audition du recourant, y compris par un tiers comme un service social spécialisé ou des experts, voire par le Ministère public en fonction de certains aménagements d'ordre spatial ou technique, comme prévu par la loi.

2.7. Cela étant, le Ministère public ne peut être suivi lorsqu'il a décidé d'adresser des mandats de comparution au recourant sans mesure de précaution et nonobstant les conclusions de l'expertise. S'il doutait de la justesse de celles-ci, ce qui était légitime comme il vient d'être vu, il lui aurait incombé d'éclaircir la situation et non de simplement l'ignorer.

L'émission de mandats de comparution "standards" est d'autant moins compréhensible que le Ministère public avait de lui-même envisagé précédemment des aménagements pour l'audition du recourant – avec lesquelles les plaignants paraissent être d'accord –, solution abandonnée sans que l'on sache pour quelle raison.

2.8. Il résulte donc de ce qui précède que les mandats de comparution décernés étaient viciés et seront donc annulés.

L'incapacité du recourant de participer totalement et durablement aux audiences n'est pas pour autant démontrée à satisfaction de droit. Il reviendra au Ministère public de requérir un complément d'expertise, l'experte étant invitée à préciser et à nuancer dans quelle mesure le recourant est susceptible d'être entendu, à l'aide de moyens techniques, mobiliers et / ou humains appropriés. Il incombera aussi à l'experte, si elle parvient à la conclusion que la capacité du recourant d'être auditionné est limitée, d'expliciter pourquoi et comment, le jour même des faits, le recourant avait pu être entendu, seul, par des policiers, sans difficulté apparente, et pourquoi tel ne pourrait plus être le cas plusieurs années plus tard. De manière générale, il faudra encore que l'experte explique comment il est possible de concilier la vie indépendante du recourant avec les inévitables sources de frustration et de conflit qu'elle comporte, mais semble-t-il qu'il parvient à gérer, avec l'impossibilité durable, voire définitive, d'affronter une audience, y compris moyennant les aménagements susévoqués.

2.9. Le recourant se plaint du refus du Ministère public de prononcer le classement de la procédure par application de l'art. 114 al. 3 CPP. Selon lui, ce prononcé aurait dû intervenir il y a plus de quinze mois, y compris douze mois d'inaction complète de la part de dite autorité. Un déni de justice formel avait donc été commis

Il résulte des développements qui précèdent que les conditions de l'art. 114 al. 3 CPP ne sont pas réalisées, dans la mesure où l'incapacité durable du recourant de participer aux audiences n'est pas établie à satisfaction de droit. Il ne saurait donc être reproché au Ministère public de ne pas avoir fait application de cette disposition, encore moins, plus tôt dans la procédure.

Ainsi, le grief de déni de justice ne peut qu'être écarté.

S'agissant d'un retard à statuer, le recourant ne prend aucune conclusion formelle en constatation ou en réparation, mais se contente d'évoquer l'inaction du Ministère public en lien avec l'application de l'art. 114 al. 3 CPP et la lenteur de la procédure. Or, celle-ci a connu de longs temps morts difficilement justifiables depuis 2022, soit quatre courriers du Ministère public en plus d'une année, lesquels n'ont pas fait progresser l'instruction, ce que démontre l'issue du présent arrêt. Par conséquent, il apparaît adéquat de constater le retard injustifié, à titre de réparation, ce que la Chambre de céans peut faire d'office.

2.10. Par conséquent, le recours sera partiellement admis. Les mandats de comparutions seront annulés et la cause renvoyée au Ministère public pour suite d'instruction, le recourant étant débouté de ses conclusions pour le surplus.

3. 3.1. L'admission du recours sur le point essentiel de son objet ne donne pas lieu à la perception de frais (art. 428 al. 1 CPP).

Le recourant plaidant au bénéfice de l'assistance judiciaire, il n'y a pas lieu d'indemniser le défenseur d'office, à ce stade (cf. art. 135 al. 2 CPP), la procédure n'étant pas terminée.

3.2. L'intimé D______ a sollicité d'être mis au bénéfice de l'assistance judiciaire gratuite pour la procédure de recours.

L'assistance judiciaire gratuite lui ayant toutefois déjà été octroyée, par décision du 23 juin 2020, avec effet rétroactif au 26 juillet 2018, et le nouvel art. 136 al. 3 CPP n'étant entré en vigueur que le 1er janvier 2024, soit postérieurement au dépôt du recours, il sera admis qu'il continue d'en bénéficier ici.

Pour le même motif que ci-dessus, il n'y a pas lieu de fixer à ce stade l'indemnité due à son conseil juridique gratuit (art. 135 al. 2 cum 138 al. 1 CPP).

* * * * *

PAR CES MOTIFS,
LA COUR :

Admet partiellement le recours.

Constate un retard injustifié dans la conduite de la procédure P/8962/2018.

Annule les mandats de comparution décernés le 22 décembre 2023 à A______.

Retourne la cause au Ministère public pour suite d'instruction au sens des considérants.

Laisse les frais de la procédure de recours à la charge de l'État.

Notifie le présent arrêt, en copie, au recourant, à D______, soit pour eux leur conseil respectif, à C______ et au Ministère public.

Siégeant :

Madame Daniela CHIABUDINI, présidente; Monsieur Christian COQUOZ,
Madame Françoise SAILLEN AGAD, juges; Monsieur Selim AMMANN, greffier.

 

Le greffier :

Selim AMMANN

 

La présidente :

Daniela CHIABUDINI

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Voie de recours :

 

Le Tribunal fédéral connaît, comme juridiction ordinaire de recours, des recours en matière pénale au sens de l'art. 78 de la loi sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF; RS 173.110); la qualité et les autres conditions pour interjeter recours sont déterminées par les art. 78 à 81 et 90 ss LTF. Le recours doit être formé dans les trente jours qui suivent la notification de l'expédition complète de l'arrêt attaqué.

 

Le recours doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14. Les mémoires doivent être remis au plus tard le dernier jour du délai, soit au Tribunal fédéral soit, à l'attention de ce dernier, à La Poste Suisse ou à une représentation diplomatique ou consulaire suisse (art. 48 al. 1 LTF).