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Décisions | Chambre pénale de recours

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P/1754/2020

ACPR/840/2022 du 29.11.2022 sur OMP/14320/2022 ( MP ) , ADMIS

Recours TF déposé le 03.01.2023, rendu le 18.07.2023, REJETE, 7B_17/2022
Descripteurs : SÉQUESTRE(MESURE PROVISIONNELLE);RESTITUTION(EN GÉNÉRAL);ATTRIBUTION(SENS GÉNÉRAL)
Normes : CPP.197; CPP.263; CPP.267

république et

canton de Genève

POUVOIR JUDICIAIRE

P/1754/2020 ACPR/840/2022

COUR DE JUSTICE

Chambre pénale de recours

Arrêt du mardi 29 novembre 2022

Entre

A______, domiciliée ______, Italie, comparant par Me Stefan DISCH, avocat, chemin des Trois-Rois 2, case postale 5843, 1002 Lausanne,

recourant

contre l'ordonnance de levée de séquestre rendue le 24 août 2022 par le Ministère public

et

B______ NV et GALERIE C______ comparant toutes deux par Me Stéphane PENET, avocat, quai Gustave-Ador 2, case postale 3021, 1211 Genève 3,

LE MINISTÈRE PUBLIC de la République et canton de Genève, route de Chancy 6B, 1213 Petit-Lancy - case postale 3565, 1211 Genève 3,

intimés

 


EN FAIT :

A. a. Par acte expédié au greffe de la Chambre de céans le 5 septembre 2022, A______ recourt contre l'ordonnance du 24 août 2022, par laquelle le Ministère public a levé le séquestre frappant six tableaux, situés respectivement en France et en Belgique.

La recourante conclut, sous suite de frais et dépens, principalement à la réforme de l'ordonnance querellée, en ce sens que le séquestre est maintenu sur les six œuvres.

b. La recourante a payé les sûretés, en CHF 2'000.-, qui lui étaient réclamées par la Direction de la procédure.

B. Les faits pertinents suivants ressortent du dossier :

a.        Les 13 et 20 janvier 2020, D______ a déposé plainte pénale, au motif que trente-deux tableaux hérités par A______, sa femme, et dont elle lui avait fait donation, avaient été transférés à Genève en vue de l’obtention d’un crédit lombard, mais seraient prochainement mis en vente, par suite d’un montage fallacieusement ourdi pour spolier le couple par E______, à travers la société F______ SA et avec la participation de G______, de la société H______ Sàrl, à J______ [France], et du directeur de la banque contactée, à Genève.

b.        Une des œuvres a été séquestrée à K______ [TI], le 14 janvier 2020, sur intervention du Ministère public du Tessin. Le 23 suivant, cette autorité a, sur le fondement de l’art. 267 al. 5 CPP, décidé d’attribuer l’œuvre à la galerie qui la détenait et d’impartir un délai à D______ pour ouvrir action au civil ; sa décision sera déclarée nulle le 25 juin 2020 par l’autorité de recours du Tessin, motif pris de la fixation de for intervenue en faveur du canton de Genève. Dans l’intervalle, le 6 mai 2020, le Ministère public de Genève avait ordonné formellement le séquestre du tableau, décision confirmée par la Chambre de céans le 19 janvier 2021 (ACPR/36/2021).

c.         Le 28 janvier 2020, le Ministère public de Genève a ordonné une perquisition dans les locaux où les autres œuvres étaient censément entreposées, à Genève. Seules, vingt-quatre d’entre elles ont pu être séquestrées à des fins conservatoires.

d.        Selon la documentation de l’entrepositaire, cinq tableaux se trouvaient en Belgique, en mains de la société B______ NV, et un à J______, en mains de la galerie C______ (ci-après, C______) ; tous avaient été vendus par H______ Sàrl, présentée comme leur propriétaire.

e.         Le 30 janvier 2020, deux commissions rogatoires internationales ont été décernées respectivement à J______ et à L______ (Belgique), afin de séquestrer ces tableaux – ce qui fut fait, sans spécification de motif – et d’entendre les acquéreurs.

e.a. Entendu par les autorités belges le 18 juin 2020 (pièces PP 322'079 ss.), l’administrateur et actionnaire principal de B______ NV a expliqué avoir acquis en copropriété avec C______ les cinq tableaux saisis en Belgique. Il a justifié par pièces avoir payé EUR 212'500.- en tout à C______, en novembre-décembre 2019. Il supposait que les tableaux avaient été achetés par l’intermédiaire de H______ Sàrl, mais ne connaissait pas G______. Il a protesté de sa bonne foi.

e.b. Entendu par les autorités françaises le 19 octobre 2021 (cote c.r.i. 2______ ss.), le gérant et associé unique de C______ a déclaré avoir acquis le tableau saisi par le truchement de G______, en août 2019, pour le prix de EUR 350'000.-, montant sur lequel il a justifié par pièces avoir payé EUR 325'000.- à H______ Sàrl. G______ lui avait exhibé un mandat de vente émanant des héritiers du propriétaire, et lui-même avait obtenu un certificat d’authenticité. Il avait fait restaurer le tableau, avant de le vendre à la galerie B______ NV, au mois d’octobre 2020, en échange de dix œuvres d’un autre artiste, valant EUR 263'000.-, et d’une soulte de EUR 87'000.-. Par la suite, il avait acquis pour EUR 450'000.-, partagés par moitié avec la galerie B______ NV, les cinq autres tableaux qui se trouvaient en Belgique, eux aussi proposés par G______. Ces œuvres étaient répertoriées dans les catalogues raisonnés des artistes concernés.

f.         Selon les rapports de police des 21 février 2020 et 24 août 2021, les tableaux avaient donné lieu aux entrées de fonds suivantes, en provenance de H______ Sàrl :

·        sur un compte bancaire dont D______ est l’ayant droit économique, à Genève : EUR 200'000.-, le 15 octobre 2019, pour prix du tableau saisi à J______ (peintre M______), et EUR 329'997.-, les 18/19 novembre 2019, pour trois des œuvres saisies en Belgique (peintre N______) ;

·        sur un compte bancaire de E______, à Genève, le 13 décembre 2019 : CHF 24'354.- [contre-valeur de EUR 25'000.-, cf. pièce PP 353'059], pour prix des deux autres tableaux saisis en Belgique (peintre O______).

g.        Les montants versés pour les œuvres de M______ et de N______ correspondent à ceux des factures par lesquelles D______ remettait les œuvres à H______ Sàrl (cf. pièces PP 400'727 ; 400'731). En revanche, les prix obtenus par H______ Sàrl auprès de C______ avaient été de EUR 350'000.- pour le M______ (+ EUR 125'000.-) et de EUR 400'000.- pour les N______ (+ EUR 70'000.-). Quant au montant versé pour les O______, il est supérieur (+ EUR 2'500.-) à celui facturé à H______ Sàrl par E______ (pièce PP 401'121).

L’inventaire de l’entrepositaire genevois (pièces PP 400'260 ss.) donne pour valeur des N______ EUR 250'000.-, EUR 250'000.- et EUR 200'000.- ; des O______, EUR 25'000.- chacun ; et du M______, EUR 150'000.-. Tous ces montants sont ceux que lui avait annoncés D______, sous la signature de E______ (pièces PP 400'280 ss.).

Par ailleurs, sur une liste non datée et non signée, destinée à « la » banque sans autre précision (pièces PP 400'400 ss.), deux des N______ précités figurent pour EUR 650'000.-, et le troisième pour EUR 1'100'000.- ; l’un des O______ est estimé à EUR 70'000.-, et l’autre à EUR 60'000.-.

Enfin, sur une liste d’œuvres à assurer en vue d’une exposition à une date inconnue, en Italie (pièces PP 500'024 ss.), et dont une copie est signée au nom de F______ SA le 15 juillet 2019 (pièces PP 400'716 ss.), deux des N______ sont répertoriés, à raison de EUR 650'000.- chacun, ainsi que les O______, pour EUR 150'000.- chacun.

h.        Les 28 février et 14 juillet 2020, le Ministère public a prévenu E______ d'abus de confiance, escroquerie, faux dans les titres et gestion déloyale, pour avoir disposé sans droit des tableaux confiés par D______ et falsifié à cette fin un document autorisant leur vente.

i.          Le 14 juin 2021, la police a entendu G______ en qualité de prévenu (pièces PP 401'104 ss.). Celui-ci a déclaré avoir évalué entre EUR 7 et 9 millions la totalité des œuvres dont souhaitait se défaire A______. À travers H______ Sàrl, il s’était porté acquéreur de certaines, aux prix du marché, après avoir demandé des estimations chez P______, dans le but de les revendre à des clients qu’il avait généralement déjà approchés ; ainsi des tableaux litigieux. Il n’avait traité qu’avec E______, mandataire du couple A______/D______. Si les œuvres avaient été vendues aux enchères par P______, les commissions prélevées eussent atteint 30 % auprès de l’acheteur et 10 % auprès du vendeur ; lui-même s’était contenté de moins. Il n’avait jamais participé à un crédit lombard sur des œuvres d’art ; en revanche, il avait compris que D______ souhaitait nantir une maison, à I______ [Italie].

j.          Selon la police, aucune demande de prêt destinée à garantir par le nantissement de tableaux ne ressortait de la documentation bancaire obtenue par le Ministère public (pièce PP404'707). Selon un représentant de la banque pressentie, le couple A______/D______ souhaitait, au contraire, vendre les tableaux rapidement, et l’estimation entre EUR 10 et 12 millions qu’en avait donnée devant eux G______ avait fait se récrier A______, qui en attendait au minimum EUR 29 millions (pièces PP 400'811 ss.). Selon E______ (pièce PP 500'007), le seul crédit lombard accordé à D______ l’avait été par une autre banque [ce qu’un rapport de police confirme (pièce PP 400'702)], pour l’acquisition d’un chalet, moyennant nantissement d’obligations, et la maison de I______ devait servir à obtenir un crédit hypothécaire.

k.        Par ordonnance du 21 mars 2022, le Ministère public a formellement admis A______ comme partie plaignante.

l.          Après avoir essuyé un premier refus relatif aux cinq œuvres saisies en Belgique (pièces PP 306'000 et 602'010 ss.), B______ NV et C______ ont demandé le 22 mars 2022 la levée du séquestre prononcé sur tous les tableaux (pièces PP 602'066 ss.). Le Ministère public n’avait pas démontré qu’elles n’étaient pas de bonne foi. Elles ne connaissaient pas la famille D______ ou quelque intermédiaire de ceux-ci. Après deux ans de procédure, G______ n’avait pas été entendu (sic), et aucune confrontation ne s’était tenue. Les soupçons d’infractions ne s’étaient pas confirmés.

m.      Le 17 mai 2022, le Ministère public a invité, notamment, A______ à lui faire part de sa position, non sans l’informer qu’il lui donnait un accès immédiat aux pièces d’exécution des deux commissions rogatoires, puis, le 17 juin 2022, à tout le dossier. A______ s’est déterminée le 30 juin 2022.

n.        Le Ministère public a aussi laissé à E______ la faculté de se déterminer. Celle-ci n’en a pas fait usage.

C. Dans la décision querellée, qui n’a pas été notifiée à E______, le Ministère public, après avoir récapitulé toutes les factures et virements entre les deux galeries étrangères et H______ Sàrl, retient que B______ NV et C______ ont acquis les tableaux de bonne foi et en ayant fourni une contre-prestation adéquate.

D. a. À l'appui de son recours, A______ rappelle que la Chambre de céans avait confirmé le refus de lever le séquestre frappant le tableau situé à K______. Elle soutient que les auditions sur commissions rogatoires des représentants de B______ NV et de C______, pour s’être déroulées sans sa participation, seraient inexploitables. Quoi qu’il en soit, ces dépositions étaient inexactes ou incongrues. Les tableaux avaient été acquis sans certificat d’authenticité, ce que la décision précitée considérait précisément comme un indice de mauvaise foi ; ils n’étaient pas munis de documents officiels d’exportation et d’importation. Le tableau saisi à J______ avait même changé de titre après avoir été restauré. Rien n’indiquait que les prix que B______ NV et C______ affirmaient avoir payés fussent une contre-prestation adéquate, au sens de la loi. La valeur objective des tableaux n’avait jamais été établie. Par ailleurs, il était non seulement préoccupant, « mais carrément invraisemblable », que ces sociétés eussent pour avocat le même qui défendait G______.

b. Le Ministère public conclut au rejet du recours, sous suite de frais. La recourante avait pu prendre connaissance des déclarations dont elle contestait l’admissibilité. Les circonstances à l’origine de la décision susmentionnée de la Chambre de céans étaient différentes.

c. B______ NV et C______ se rangent derrière la motivation de l’ordonnance attaquée. Que leurs intérêts convergent avec ceux de G______ ne faisait pas naître la suspicion d’un conflit en la personne de leur commun conseil.

d. A______ réplique, non sans protester contre le délai qui lui a été imparti pour ce faire. Elle ne s’était jamais vu offrir le droit de poser par écrit ses questions avant l’envoi des commissions rogatoires. Les auditions litigieuses devaient donc être répétées. Le Ministère public avait interrompu des audiences en juillet 2020, sans les avoir reprises depuis lors, montrant que les investigations n’en étaient encore qu’à leurs prémisses. La mauvaise foi de B______ NV et de C______ ressortait de nombre d’éléments, notamment du fait que la valeur des dix tableaux échangés contre celui saisi à J______ n’était pas établie ou que ce tableau-ci était inscrit dans la base de données italienne des biens culturels illégalement soustraits, plusieurs mois avant sa cession par C______ à B______ NV. La « cinquième Directive européenne anti-blanchiment d’argent » sur le commerce « des objets anciens » imposait des obligations à tout marchand d’art exerçant dans l’Union européenne, sitôt qu’une opération atteignait un seuil de EUR 10'000.-. Enfin, « conflit d’intérêt ou pas », la représentation de C______ et de B______ NV par l’avocat de G______ interpellait, « sous l’angle de la crédibilité ».

EN DROIT :

1.             1.1. Le recours est recevable pour avoir été déposé selon la forme et dans le délai prescrits (art. 385 al. 1 et 396 al. 1 CPP), concerner une ordonnance sujette à recours auprès de la Chambre de céans (art. 393 al. 1 let. a CPP ; Y. JEANNERET / A. KUHN / C. PERRIER DEPEURSINGE (éds), Commentaire romand : Code de procédure pénale suisse, 2e éd., Bâle 2019, 4 ad art. 267) et émaner d’une partie plaignante (art. 104 al. 1 let. b CPP), reconnue comme telle par le Ministère public au motif qu’elle était restée propriétaire des tableaux, pour cause de nullité de la donation qu’elle en avait fait à D______ (pièce PP 300'008 ; cf. ACPR/652/2022 du 26 septembre 2022, let. C.). Dès lors, A______ doit se voir reconnaître la qualité pour agir, ainsi qu’un intérêt juridiquement protégé à la modification ou à l'annulation de la décision querellée (art. 382 al. 1 CPP).

1.2. L’objet du litige n’est pas la régularité ou l’exploitabilité des dépositions recueillies sur commissions rogatoires internationales, mais la légitimité d’une levée de séquestre. Le Ministère public a fondé sa décision sur ce point principalement sur les dépositions des possesseurs français et belge, auxquelles la recourante a eu accès dans un premier temps « pour l’essentiel », puis intégralement, avant l’expiration du délai de recours. On ne voit pas, notamment sous l’angle du droit d’être entendu – dont la violation n’est pas invoquée –, ce qui commanderait de faire abstraction de ces déclarations en instance de recours.

1.3. L’objet du litige n’est pas davantage de savoir si une interdiction de postuler devait être prononcée contre le défenseur commun aux recourantes et à G______.

1.4. E______ ne s’étant pas déterminée avant le prononcé attaqué, alors qu’elle y avait été invitée, et ne s’étant pas non plus vu notifier celui-ci, il n’y avait pas à recueillir ses éventuelles observations. On ne voit d’ailleurs pas quel intérêt juridiquement protégé elle aurait eu à faire valoir, puisqu’elle n’a jamais revendiqué la propriété, ou la restitution à son profit, de tout ou partie des œuvres litigieuses.

2.             La recourante conteste le maintien des séquestres en vigueur en Belgique et en France.

2.1.       Selon l'art. 197 al. 1 CPP, toute mesure de contrainte doit être prévue par la loi (let. a), doit répondre à l'existence de soupçons suffisants laissant présumer une infraction (let. b), doit respecter le principe de la proportionnalité (let. c) et doit apparaître justifiée au regard de la gravité de l'infraction (let. d).

Le séquestre d'objets et de valeurs patrimoniales appartenant au prévenu ou à des tiers figure au nombre des mesures prévues par la loi. Il peut être ordonné, notamment, lorsqu'il est probable qu'ils seront utilisés comme moyens de preuve (art. 263 al. 1 let. a CPP), qu'ils devront être restitués au lésé (art. 263 al. 1 let. c CPP), qu'ils devront être confisqués (art. 263 al. 1 let. d CPP) ou qu'ils pourraient servir à l'exécution d'une créance compensatrice (art. 71 al. 3 CP).

Une telle mesure est fondée sur la vraisemblance (ATF 126 I 97 consid. 3d/aa p. 107 et les références citées) ; comme cela ressort de l'art. 263 al. 1 CPP, une simple probabilité suffit car la saisie se rapporte à des faits non encore établis, respectivement à des prétentions encore incertaines. L'autorité doit pouvoir décider rapidement du séquestre provisoire (art. 263 al. 2 CPP), ce qui exclut qu'elle résolve des questions juridiques complexes ou qu'elle attende d'être renseignée de manière exacte et complète sur les faits avant d'agir (ATF 140 IV 57 consid. 4.1.2 p. 64 et les références).

Tant que l'instruction n'est pas achevée et que subsiste une probabilité de confiscation, de créance compensatrice ou d'une allocation au lésé, la mesure conservatoire doit être maintenue (ATF 141 IV 360 consid. 3.2 p. 364). Le séquestre ne peut donc être levé (art. 267 CPP) que dans l'hypothèse où il est d'emblée manifeste et indubitable que les conditions matérielles d'une confiscation ne sont pas réalisées, et ne pourront l'être (arrêts du Tribunal fédéral 1B_311/2009 du 17 février 2010 consid. 3 in fine et 1S.8/2006 du 12 décembre 2006 consid. 6.1). La confiscation n’est, ainsi, exclue que si la bonne foi du tiers est clairement et définitivement établie (arrêt du Tribunal fédéral 1B_22/21017 du 24 mars 2017 consid. 3.1.). Les probabilités d'une confiscation doivent cependant se renforcer au cours de l'instruction et doivent être régulièrement vérifiées par l'autorité compétente, avec une plus grande rigueur à mesure que l'enquête progresse (ATF 122 IV 91 consid. 4 p. 96).

2.2.       À teneur de l'art. 267 al. 1 CPP, si le motif du séquestre disparaît, le ministère public ou le tribunal a l'obligation de lever la mesure et de restituer les objets et valeurs patrimoniales à l'ayant droit. Pour que l'objet ou la valeur patrimoniale puisse être restitué en vertu de cette disposition, il faut que l'ayant droit puisse être retrouvé et que l'objet ou la valeur patrimoniale séquestré ne soit pas revendiqué par plusieurs personnes (Message relatif à l'unification du droit de la procédure pénale du 21 décembre 2005, FF 2006 1228).

Selon l'art. 267 al. 2 CPP, la restitution anticipée à l'ayant droit de valeurs patrimoniales saisies est possible s'il n'est pas contesté qu'elles proviennent d'une infraction. Cette disposition instaure une exception au principe selon lequel le sort des séquestres pénaux se règle avec la décision sur le fond de l'action publique (M. NIGGLI / M. HEER / H. WIPRÄCHTIGER, Schweizerische Strafprozessordnung / Schweizerische Jugendstrafprozessordnung, Basler Kommentar StPO/JStPO, 2e éd. Bâle 2014, n. 6 ad art. 267). En effet, s'il est incontesté que des valeurs patrimoniales ont été directement soustraites à une personne déterminée du fait de l'infraction, elles sont restituées à l'ayant droit avant la clôture de la procédure. Si les droits sur l'objet sont contestés, la procédure des art. 267 al. 3 à 5 CPP s'applique (Message précité, FF 2006 1229).

Lorsqu'un objet ou valeur patrimoniale est revendiqué par plusieurs personnes, le ministère public ne peut procéder que par le biais de la procédure prévue à l'art. 267 al. 5 CPP (arrêt du Tribunal fédéral 1B_298/2014 du 21 novembre 2014 consid. 3.2 = SJ 2015 I 277), soit, notamment, s'il existe un doute sur l'identité du véritable ayant droit. En revanche, si le ministère public estime que le titulaire des objets/valeurs patrimoniales à restituer est clairement identifié – notamment en application de règles légales –, il doit pouvoir rendre une décision de restitution en application de l'art. 267 al. 1 CPP. Cette solution se justifie d'autant plus lorsque les autres prétentions émises sont manifestement infondées. Les droits des parties ne sont pas péjorés par cette procédure puisque la voie du recours au sens de l'art. 393 al. 1 let. a CPP est ouverte contre cette décision (arrêt du Tribunal fédéral 1B_288/2017 du 26 octobre 2017 consid. 3.).

Selon l'art. 267 al. 5 CPP, l'autorité pénale peut attribuer les objets ou les valeurs patrimoniales à une personne et fixer aux autres réclamants un délai pour intenter une action civile. Lorsque la situation est suffisamment claire, le ministère public peut ordonner une restitution en se fondant sur l'art. 267 al. 1 CPP. Lorsque tel n'est pas le cas, il doit procéder selon l'art. 267 al. 5 CPP en s'inspirant des solutions du droit civil. Les objets sont donc attribués provisoirement au possesseur (art. 930 CC), lequel est, en outre, présumé de bonne foi (art. 3 al. 1 CC). En présence d'indications claires sur l'inexistence de ce droit réel, l'attribution doit être ordonnée en faveur de la personne qui apparaît la mieux légitimée. L'autorité pénale procède à un examen prima facie, sur la base de l'examen du dossier. Elle répartit ainsi de façon provisoire le rôle des parties dans la procédure civile à venir, sans préjudice de la décision éventuelle au civil (arrêt du Tribunal fédéral 1B_573/2021 du 18 janvier 2022 consid. 3.1.).

La situation n’est pas suffisamment claire, au sens de la loi, lorsque, par exemple, un tiers a acquis le bien avant le prononcé du séquestre : dans un tel cas, l’affectation doit attendre le jugement final (Y. JEANNERET / A. KUHN / C. PERRIER DEPEURSINGE, op. cit., n. 15b ad art. 267).

2.3.       En l'espèce, il ne ressort pas expressément des commissions rogatoires ni de la décision querellée à quelles fins ont été séquestrées les œuvres litigieuses. Pour leur part, les intimées, dans aucune de leurs demandes de levée de la mesure, n’ont contesté l’existence de soupçons suffisants d’une possible provenance délictueuse de leurs acquisitions.

De son côté, la recourante ne revendique pas la restitution desdites œuvres à son profit ; elle n’allègue ni n’établit avoir invalidé ou fait invalider les contrats de vente. Cette posture se concilie avec les dépositions de G______, de E______ et du représentant mis en cause de la banque, selon lesquels la vente rapide des tableaux était le souhait des époux A______/D______. De surcroît, la faisabilité d’un crédit lombard au moyen du nantissement des œuvres apparaît plus que douteuse, au vu des explications recueillies en l’état – quoi qu’ait pu comprendre le couple à cet égard –. Le Ministère public n’avait donc pas à prononcer – et, de fait, n’a pas prononcé – d’attribution des tableaux aux intimées ni à laisser le soin à la recourante d’ouvrir action contre elles au civil, même s’il est évident que la décision querellée redonne à celles-là la libre disposition des œuvres qu’elles possédaient. Dans cette optique, les séquestres dont la levée est contestée ne paraissent avoir eu que des fins conservatoires, à l’instar de celui ordonné le 28 janvier 2020 chez l’entrepositaire, en tant que les œuvres saisies sont soupçonnées d’être le produit d’infractions.

La recourante voit un indice de mauvaise foi dans les prix d’acquisition payés par les intimées.

La procédure n’est pas dénuée d’indices dans ce sens.

Il est établi et non contesté que les intimées ont acheté les tableaux à H______ Sàrl, le cas échéant en sachant, par G______, que lui ou sa société les détenaient sur mandat de la recourante ou du mari de celle-ci et cherchait à les (re)vendre, sans indication de leur valeur intrinsèque ou d’un prix de réserve.

Or, si les transferts opérés par H______ Sàrl en faveur de D______ correspondent aux factures par lesquelles celui-ci avait remis les œuvres à celle-là (pièces PP 400'727 ; 400'731), il s’avère que les prix empochés par H______ Sàrl leur étaient supérieurs de EUR 125'000.- pour le M______ et de EUR 70'000.- pour les N______. Ces marges n’apparaissent pas franchement moindres que celles qu’eût prélevées, selon G______, une maison de vente aux enchères. En outre, les estimations cumulées de deux N______ en vue d’assurance (EUR 650'000.- chacun) atteignent à elles seules le quadruple des montants inscrits sur la facture établie pour les trois œuvres (EUR 330'000.-), dont l’une vaudrait même EUR 1'100'000.- si l’on se fie à l’inventaire apparemment destiné à une banque.

Quant aux O______, le produit de leur vente n’a pas été versé à la recourante (ou à D______), mais à E______, sans que le dossier ne révèle pourquoi celle-ci en était venderesse et/ou pourquoi le couple A______/D______ s’en était dessaisi à son profit, et à quels prix – G______ déclarant que ce genre de situation « lui était déjà arrivé » (pièce PP 401'113) et E______ n’ayant pas été interrogée à ce sujet –. Or, les O______ étaient estimés chacun au triple, au minimum, des montants portés sur la facture émise au nom de E______.

Ces écarts et contradictions ne trouvent aucune explication dans le dossier.

La situation est ainsi loin d’être claire.

En n’ayant examiné que les prix et factures entre H______ Sàrl et les intimées, le Ministère public a perdu de vue la présomption d’inadéquation qui émerge des chiffres précédents, entre les estimations, basses, que G______ a données aux détenteurs initiaux des tableaux ; les montants, supérieurs, qu’il a obtenus des intimées, à l’insu de la recourante ; et les estimations considérablement plus élevées des œuvres dans d’autres documents (listes et inventaires) versés au dossier.

Même si l’on pourrait objecter que G______ (et E______) aurai(en)t eu a priori intérêt à ce que les six œuvres fussent vendues à des prix supérieurs à ceux qu’ils en obtinrent, il n’en reste pas moins plausible que les intimées pourraient avoir acquis les tableaux à des conditions plus avantageuses que celles du marché, ces dernières fussent-elles encore en-deçà des attentes de la recourante. Il n’est, peut-être, pas exclu que les intimées aient exploité la situation à leur profit, dès lors que E______ est une gérante de fortune dépourvue d’expérience dans le domaine pictural et que G______ apparaît plus comme un courtier en art contemporain qu’un expert des peintres concernés – sans quoi l’on s’expliquerait mal pourquoi il aurait consulté P______, dont il n’a, par ailleurs, pas produit les estimations qu’il prétend lui avoir demandées –, sauf à avoir été de connivence avec les intimées.

La bonne foi de celles-ci, en tant que professionnelles du marché de l’art, n’est donc pas démontrée, en l’état.

3.             Ces considérations scellent le sort du recours, qui doit être admis.

4.             Vu l’admission du recours, il est inutile de se prononcer sur les autres griefs soulevés.

5.             La recourante, qui a gain de cause, ne supportera pas de frais (art. 428 al. 1 CPP).

6.             Elle réclame, relevé d’activité à l’appui, l’indemnisation de ses frais d’avocat, en CHF 5'977.60, représentant quelque dix-sept heures d’activité. Il n’apparaît pas qu’une rubrique ou l’autre soit excessivement facturée, et la complexité du dossier, sous l’angle de l’enchevêtrement des actes et documents, peut expliquer le temps consacré au recours. Aussi le montant précité sera-t-il alloué à la recourante, à la charge des intimées, solidairement (art. 418 CPP), dans la mesure où celles-ci, parties à la procédure de recours (art. 105 al. 1, let. f, et al. 2 CPP), ont combattu les conclusions de la recourante et intégralement succombé (art. 428 al. 1, 1ère phrase, CPP).

* * * * *


 

 

PAR CES MOTIFS,
LA COUR :

 

Admet le recours et annule la décision attaquée.

Laisse les frais de la procédure de recours à la charge de l’État.

Invite les services financiers du Pouvoir judiciaire à restituer les sûretés versées.

Alloue à A______, pour ses frais de défense en procédure de recours, une indemnité de CHF 5'977.60 TTC, à la charge de C______ et de B______ NV, débiteurs solidaires.

Notifie le présent arrêt ce jour, en copie, à la recourante (soit, pour elle, son conseil), aux intimées (soit, pour elles, leur commun avocat) et au Ministère public.

Le communique pour information à E______, soit pour elle son défenseur.

Siégeant :

Madame Corinne CHAPPUIS BUGNON, présidente; Monsieur Christian COQUOZ et Madame Daniela CHIABUDINI, juges; Madame Arbenita VESELI, greffière.

 

Le greffière :

Arbenita VESELI

 

La présidente :

Corinne CHAPPUIS BUGNON

 

 

 

 

Voie de recours :

 

Le Tribunal fédéral connaît, comme juridiction ordinaire de recours, des recours en matière pénale au sens de l'art. 78 de la loi sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF; RS 173.110); la qualité et les autres conditions pour interjeter recours sont déterminées par les art. 78 à 81 et 90 ss LTF. Le recours doit être formé dans les trente jours qui suivent la notification de l'expédition complète de l'arrêt attaqué.

 

Le recours doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14. Les mémoires doivent être remis au plus tard le dernier jour du délai, soit au Tribunal fédéral soit, à l'attention de ce dernier, à La Poste Suisse ou à une représentation diplomatique ou consulaire suisse (art. 48 al. 1 LTF).