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Décisions | Chambre pénale de recours

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P/14598/2017

ACPR/755/2022 du 03.11.2022 sur OMP/12013/2022 ( MP ) , ADMIS

Descripteurs : EXPERTISE PSYCHIATRIQUE;ADMINISTRATION DES PREUVES;RESPONSABILITÉ(DROIT PÉNAL)
Normes : CPP.139; CP.20; CP.183

république et

canton de Genève

POUVOIR JUDICIAIRE

P/14598/2017 ACPR/755/2022

COUR DE JUSTICE

Chambre pénale de recours

Arrêt du jeudi 3 novembre 2022

 

Entre

A______, domicilié ______[GE], comparant par Me L______, avocat, rue ______, Genève,

recourant,

contre le mandat d'expertise psychiatrique rendu le 13 juillet 2022 par le Ministère public,

et

B______, domiciliée c/o Étude BERTANI, rue Saint-Ours 5, case postale 187, 1211 Genève 4, comparant par Me Lorella BERTANI,

C______, domiciliée c/o Étude BENOIT & ARNOLD, rue des Eaux-Vives 49, case postale 6213, 1211 Genève 6, comparant par MLeonardo CASTRO,

D______, domicilié c/o Étude CPB PARTNERS AVOCATS, chemin des Carrés 37, 1284 Chancy, comparant par Me Bogdan PRENSILEVICH,

LE MINISTÈRE PUBLIC de la République et canton de Genève, route de Chancy 6B, 1213 Petit-Lancy - case postale 3565, 1211 Genève 3,

intimés.

 

 

 


EN FAIT :

A. a. Par acte déposé le 21 juillet 2022, A______ recourt contre le mandat d'expertise du 13 juillet 2022, communiqué par pli simple, par lequel le Ministère public a ordonné son expertise psychiatrique.

Le recourant conclut, sous suite de frais et dépens, préalablement à l'octroi de l'effet suspensif et, principalement, à l'annulation du mandat incriminé.

b. Par ordonnance du 22 juillet 2022 (OCPR/40/2022), la Direction de la procédure a accordé l'effet suspensif au recours.

B. Les faits pertinents suivants ressortent du dossier :

a.A______ et C______ ont entretenu une relation durant plusieurs années, dont est issue l'enfant E______, née le ______ 2005.

Chacun d'eux avait déjà une fille d'une précédente union, B______, née le ______ 1999 (fille de C______ et D______) et F______, née le ______ 2000 (fille de A______).

b. Sur la base de plaintes déposées par B______, C______ et D______, respectivement les 27 juin, 4 et 5 juillet 2017, le Ministère public a ouvert une instruction contre A______ pour actes d'ordre sexuel avec des enfants, prévention étendue par la suite à la contrainte sexuelle et au viol. Le précité est soupçonné d'avoir abusé à plusieurs reprises d'B______, alors qu'elle était âgée entre 3 et 10 ans.

c. Les parties ont été entendues à plusieurs reprises, par la police ou par le Ministère public.

A______ a contesté les faits reprochés.

d.a. Le 14 octobre 2019, le Ministère public a ordonné l'expertise psychiatrique de A______, se fondant sur les art. 19, 20, 56 à 65 CP, ainsi que 182 ss CPP. Cette expertise était considérée comme indispensable "sur la base de l'état actuel des investigations".

d.b. Par arrêt du 11 mars 2020 (ACPR/186/2020) la Chambre de céans a admis le recours de A______ contre ce mandat d'expertise et l'a annulé.

Les éléments invoqués par le Ministère public pour établir la nécessité de l'expertise psychiatrique, à savoir les "déclarations constantes et détaillées de la partie plaignante [B______], mal-être de cette dernière depuis l'enfance, contexte familial conflictuel et attitude distante du prévenu au cours de la procédure" ainsi que la "gravité" et la "nature spécifique des actes retenus", ne justifiaient pas à eux seuls une telle expertise, lorsqu'il n'y avait pas de raison de douter de la responsabilité de l'auteur. Or, dans le cas d'espèce, "des indices sérieux d'irresponsabilité n'apparaiss[ai]ent pas d'emblée à la lecture du dossier" et le Ministère public ne déduisait pas du comportement du prévenu "une menace pour la sécurité publique, ni une dangerosité particulière nécessitant une expertise". L'attitude de ce dernier, montrant une certaine distance avec les faits reprochés, qu'il contestait même, n'était "pas de nature à faire douter de sa responsabilité". Les conditions pour une expertise psychiatrique n'apparaissaient ainsi pas réalisées. À tout le moins, la mesure semblait prématurée, d'autres actes d'instruction ("audition des assistants sociaux, de la thérapeute holistique [consultée par B______], etc.") pouvant encore être menés.

e. Lors des audiences des 12 octobre et 12 novembre 2021, le Ministère public a entendu plusieurs témoins intervenus auprès d'B______, à savoir G______, thérapeute holistique, H______, psychologue-psychothérapeute, I______, physiothérapeute, J______, pédiatre, et K______, psychologue.

En substance, ils ont tous expliqué la nature de leur prise en charge d'B______, les symptômes constatés, les propos relatés par celle-ci et leurs sentiments personnels, voire leur diagnostic médical, sur la situation.

f. Le 19 mai 2022, le Ministère public a informé les parties qu'il projetait, derechef, d'ordonner une expertise psychiatrique de A______, joignant un projet de mandat à son pli.

L'intéressé s'y est opposé.

C. Dans sa décision querellée, le Ministère public, se fondant sur les art. 19, 20 et 56 à 65 CP, ainsi que 182 ss CPP, considère que l'expertise psychiatrique de A______ était "indispensable", "sur la base de l'état actuel des investigations".

D. a. Dans son recours, A______ revient en détail sur les auditions des 12 octobre et 12 novembre 2021 et considère qu'en l'état de la procédure, aucun élément ne justifiait une expertise psychiatrique de sa personne. Les témoignages précités n'avaient nullement porté sur son comportement ou son vécu et la situation était ainsi la même qu'au moment du prononcé de l'arrêt de la Chambre de céans.

b. À l'appui de ses observations, le Ministère public rappelle les faits reprochés à A______, considérés comme "graves et suffisants pour justifier l'établissement d'une expertise psychiatrique", compte tenu également de la "nature spécifique et singulière des actes qui lui sont reprochés". Reprenant la teneur des différentes auditions tenues les 12 octobre et 12 novembre 2021, il était établi qu'B______ avait dû être suivie pendant son enfance et son adolescence par des spécialistes, "tant elle éprouvait des difficultés personnelles et relationnelles, ainsi que des douleurs physiques". Les déclarations de ces spécialistes tendaient à "crédibiliser les dires de l'intéressée", aucun n'ayant remis en cause l'authenticité des accusations. Par ailleurs, A______ montrait "une certaine distance" avec les faits reprochés, ainsi qu'une "absence totale d'empathie et/ou d'émotion" envers B______.

c.C______ conclut au rejet du recours. L'historique de A______ fournissait des indices justifiant la mise en place d'une expertise. Par exemple, le fait de n'avoir eu aucun contact avec sa première fille, F______, pendant dix ans; les termes utilisés par les différentes parties entendues pour le décrire, parmi lesquels figuraient "dangereux", "égoïste", "manipulateur et menteur"; ou encore sa consommation excessive d'alcool. Les témoignages des thérapeutes mettaient en exergue "le comportement manifestement déséquilibré" de A______.

d. Dans ses observations, B______ soutient que l'existence d'un trouble de la préférence sexuelle chez A______, soit la pédophilie, était une question qui se posait. En outre, elle avait dénoncé "l'abus excessif d'alcool" de ce dernier, ainsi que sa tendance au mensonge. Ces "traits de la personnalité" pouvaient être corroborés par l'expertise psychiatrique, laquelle permettrait également de déterminer si la responsabilité du prévenu était restreinte ou non. Le refus de l'intéressé à se soumettre à une telle expertise démontrait son souhait de "cacher la vérité". Les spécialistes entendus avaient toujours affirmé qu'elle n'était pas une affabulatrice et qu'il existait une congruence entre les agressions dénoncées et ses symptômes.

e.D______ fait siennes les observations de C______ et B______.

EN DROIT :

1.             Le recours est recevable pour avoir été déposé selon la forme et dans le délai prescrits (art. 385 al. 1 et 396 al. 1 CPP) - les formalités de notification (art. 85 al. 2 CPP) n'ayant pas été observées -, concerner une décision sujette à recours auprès de la Chambre de céans (art. 393 al. 1 let. a CPP; arrêt du Tribunal fédéral 1B_242/2018 du 6 septembre 2018 consid. 2.4), et émaner du prévenu qui, partie à la procédure (art. 104 al. 1 let. a CPP), a qualité pour agir, ayant un intérêt juridiquement protégé à la modification ou à l'annulation de la décision querellée (art. 382 al. 1 CPP).

2.             Le recourant conteste la réalisation des conditions pour une expertise psychiatrique.

2.1. Le magistrat instructeur doit faire et ordonner tout ce qui lui paraît nécessaire pour établir la vérité dans le cadre fixé par la loi, il est le seul maître de l'instruction et c'est à lui seul qu'il appartient d'organiser et de conduire l'instruction, d'apprécier l'opportunité des actes à exécuter et de décider l'ordre dans lequel ces derniers seront accomplis (L. MOREILLON / A. PAREIN-REYMOND, CPP, Code de procédure pénale, 2ème éd., Bâle 2016, n. 2 ad art. 62).

2.2.  En vertu de l'art. 20 CP, l'autorité doit ordonner une expertise non seulement lorsqu'elle éprouve effectivement des doutes quant à la responsabilité de l'auteur, mais aussi lorsque, d'après les circonstances du cas particulier, elle aurait dû en éprouver, c'est-à-dire lorsqu'elle se trouve en présence d'indices sérieux propres à faire douter de la responsabilité pleine et entière de l'auteur au moment des faits (arrêt du Tribunal fédéral 6B_352/2014 consid. 5.1 non publié in ATF 141 IV 271 ; ATF 133 IV 145 consid. 3.3 p. 147). La ratio legis veut que le juge, qui ne dispose pas de connaissances spécifiques dans le domaine de la psychiatrie, ne cherche pas à écarter ses doutes lui-même, fût-ce en se référant à la littérature spécialisée, mais que, confronté à de telles circonstances, il recourt au spécialiste (arrêt du Tribunal fédéral 6B_987/2017 du 12 février 2018 consid. 1.1).

Constituent de tels indices, une contradiction manifeste entre l'acte et la personnalité de l'auteur, le comportement aberrant du prévenu, un séjour antérieur dans un hôpital psychiatrique, une interdiction prononcée en vertu du code civil, une attestation médicale, l'alcoolisme chronique, la dépendance aux stupéfiants, la possibilité que la culpabilité ait été influencée par un état affectif particulier ou l'existence de signes d'une faiblesse d'esprit ou d'un retard mental (ATF 116 IV 273 consid. 4a p. 274; arrêt du Tribunal fédéral 6B_341/2010 du 20 juillet 2010 consid. 3.3.1).

Inversement, il n'y a pas de raison sérieuse de douter de la responsabilité de l'auteur du simple fait que celui-ci a agi de manière irréfléchie, évolue dans un contexte familial difficile ou encore lorsque son comportement avant, pendant et après l'infraction démontre une connexion à la réalité, soit une capacité de s'adapter aux nouveaux impératifs de la situation, par exemple d'attendre ou même de se représenter mentalement une occasion de passer à l'acte. De manière plus générale, la simple possibilité, voire même la vraisemblance, que l'infraction perpétrée puisse avoir une origine psychique ne suffit pas à faire naître un doute sérieux (L. MOREILLON / A. MACALUSO / N. QUELOZ / N. DONGOIS (éds), Commentaire romand, Code pénal I, art. 1-110 CP, 2ème éd., Bâle 2021, n. 15 ad art. 20 et les références citées).

2.3. À teneur de l'art. 182 CPP, le ministère public et les tribunaux ont recours à un ou plusieurs experts lorsqu'ils ne disposent pas des connaissances et des capacités nécessaires pour constater ou juger un état de fait.

L'expertise ne doit jamais porter sur une appréciation juridique des faits (ATF 118 Ia 144 consid. 1c p. 145). Constitue une question intrinsèquement juridique l'appréciation des preuves, notamment l'appréciation de la crédibilité d'un témoin ou d'un accusé adulte ne souffrant pas de troubles psychiques (Y. JEANNERET / A. KUHN / C. PERRIER DEPEURSINGE (éds), Commentaire romand : Code de procédure pénale suisse, 2ème éd., Bâle 2019, n. 2b ad art. 182).

2.4. En l'espèce, le Ministère public, à teneur de la décision déférée et de ses observations, a repris exactement les mêmes motifs qui l'avaient conduit à ordonner le premier mandat d'expertise, à savoir "l'état actuel des investigations" et la "nature spécifique" des actes retenus.

Or, les développements de la Chambre de céans dans son précédent arrêt peuvent être transposés, mutatis mutandis, à la situation actuelle. Le dossier n'offre toujours pas d'assise suffisante pour douter de la responsabilité du recourant au moment des faits dont il est soupçonné. Sa prétendue attitude distante par rapport aux faits reprochés et son "absence d'empathie" n'étaient déjà pas susceptibles, à l'époque, de justifier la mise en œuvre d'une telle expertise et ne le sont toujours pas aujourd'hui.

La situation entre le prononcé des deux mandats d'expertise successifs n'a pas changé et les actes d'instruction intervenus dans l'intervalle, à savoir les audiences des 12 octobre et 12 novembre 2021, ont uniquement porté sur la prise en charge thérapeutique de la plaignante durant son enfance et son adolescence, permettant d'évaluer la crédibilité de ses accusations. Il n'a nullement été question du recourant lors de ces audiences, qui n'ont dès lors pas pu apporter d'indices sérieux et nouveaux d'irresponsabilité de celui-ci, ni d'une menace de sa part pour la sécurité publique ou d'une dangerosité particulière.

Or, seuls des soupçons d'irresponsabilité (art. 20 CP), de grave trouble mental (art. 59 ss CP) ou d'addiction (art. 60 CP) peuvent justifier qu'une expertise psychiatrique soit ordonnée, dans la perspective d'un renvoi en jugement.

En l'occurrence, les éléments au dossier ne contiennent pas d'indices suffisants d'un trouble mental, la personnalité du recourant – dépeinte par les plaignants – et les faits dénoncés – contestés – ne suffisant en l'état pas, étant relevé que le Ministère public ne le soutient pas non plus. Quant à "l'abus excessif d'alcool" allégué par les plaignants, il ne constitue pas un indice sérieux d'une addiction.

Ainsi, à l'instar du précédent arrêt de la Chambre de céans, les conditions pour ordonner une expertise psychiatrique n'apparaissent toujours pas réalisées.

3.             Fondé, le recours doit être admis et le mandat querellé annulé.

4.             L'admission du recours ne donne pas lieu à la perception de frais (art. 428 al. 1 CPP).

5.             5.1. À teneur de l'art. 436 al. 2 CPP, le prévenu qui obtient gain de cause à l'issue de la procédure de recours a droit à une juste indemnité pour ses dépenses.

5.2. En l'espèce, le conseil du recourant a produit une note d'honoraires pour CHF 3'715.65, TVA (7.7%) incluse, correspondant à 17h d'activité pour la rédaction du recours, dont 14h au tarif horaire de CHF 150.- et 3h au tarif horaire de CHF 450.-.

Compte tenu de l'ampleur de l'écriture (recours de quinze pages, dont une de garde, une de conclusions), dont une part prépondérante est consacrée à des faits figurant déjà au dossier et des développements non pertinents pour la cause, cette durée paraît exagérée et sera ramenée à 3h d'activité, au tarif horaire de CHF 450.-, soit une indemnité de CHF 1'453.95 (TVA comprise).

* * * * *


 

PAR CES MOTIFS,
LA COUR :


Admet le recours et annule le mandat d'expertise psychiatrique du 13 juillet 2022.

Laisse les frais de la procédure de recours à la charge de l'État.

Alloue à A______, à la charge de l'État, une indemnité arrêtée à CHF 1'453.95, TVA à 7.7% incluse, pour ses frais dans la procédure de recours.

Notifie le présent arrêt ce jour, en copie, au recourant, soit pour lui son conseil, à C______, B______ et D______, soit pour eux leur conseil, et au Ministère public.

Siégeant :

Madame Corinne CHAPPUIS BUGNON, présidente; Monsieur Christian COQUOZ et Madame Daniela CHIABUDINI, juges; Madame Olivia SOBRINO, greffière.

 

La greffière :

Olivia SOBRINO

 

La présidente :

Corinne CHAPPUIS BUGNON

 

Voie de recours :

 

Le Tribunal fédéral connaît, comme juridiction ordinaire de recours, des recours en matière pénale au sens de l'art. 78 de la loi sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF; RS 173.110); la qualité et les autres conditions pour interjeter recours sont déterminées par les art. 78 à 81 et 90 ss LTF. Le recours doit être formé dans les trente jours qui suivent la notification de l'expédition complète de l'arrêt attaqué.

 

Le recours doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14. Les mémoires doivent être remis au plus tard le dernier jour du délai, soit au Tribunal fédéral soit, à l'attention de ce dernier, à La Poste Suisse ou à une représentation diplomatique ou consulaire suisse (art. 48 al. 1 LTF).