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Décisions | Chambre administrative de la Cour de justice Cour de droit public

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A/712/2004

ATA/875/2004 du 09.11.2004 ( JPT ) , ADMIS

Descripteurs : DROIT FONDAMENTAL; LIBERTE DE REUNION; LIBERTE DE CONSCIENCE ET DE CROYANCE; LIBERTE D'EXPRESSION; LIBERTE DE MANIFESTATION; DOMAINE PUBLIC; USAGE ACCRU; LEGALITE; INTERET PUBLIC; MOTIF DE POLICE; ORDRE PUBLIC; PROPORTIONNALITE; VICE DE FORME; MOTIVATION DE LA DECISION; NOTIFICATION DE LA DECISION; QUALITE POUR AGIR; PERSONNE MORALE; ASSOCIATION; INTERET ACTUEL
Normes : RTP.11B; LDP.13; LPA.64; LPA.47; LPA.46 al.1; LPA.4 al.1 litt.a; CST.36; CST.22; CST.16; CEDH.11; CEDH.10
Résumé : Recours admis pour violation grave à la liberté de réunion d'une association qui recourt contre une décision lui refusant l'autorisation d'organiser une marche silencieuse sur le domaine public et un sitting silencieux sur la place des Nations. Qualité pour agir de l'association. Intérêt actuel. L'association est titulaire de la liberté de réunion. Vices formels constatés dans la décision (absence d'indication des voie et délai de recours, motivation insuffisante). Conséquences des vices. Rapport entre la liberté de réunion et la liberté d'expression. Analyse des conditions de restriction des droits fondamentaux. Conditions non respectées en l'espèce (principes de l'intérêt public et de la proportionnalité violés).
En fait
En droit
Par ces motifs

république et

canton de genève

POUVOIR JUDICIAIRE

A/712/2004-JPT ATA/875/2004

ARRÊT

DU TRIBUNAL ADMINISTRATIF

du 9 novembre 2004

dans la cause

 

ASSOCIATION SUISSE DE X
représentée par Me Mauro Poggia, avocat

contre

DEPARTEMENT DE JUSTICE, POLICE ET SECURITE


 


1. L’association suisse de X (ci-après : ASX) rassemble des membres pratiquant le X, méthode traditionnelle chinoise tirée du Q., qui s’exerce par des mouvements choisis associés à de la méditation.

2. Considérant que le X est une pratique anti-humanitaire, anti-sociale et indigne d’une société moderne fondée sur les valeurs scientifiques, les autorités chinoises en ont interdit la pratique en Chine, en 1999.

3. L’ASX soutient que la répression exercée par la Chine sur les personnes refusant de se soumettre à cette interdiction est des plus violentes ; des milliers de personnes seraient victimes de viols, de tortures entraînant souvent la mort, d’emprisonnement et de persécution.

4. Dans l’optique de sensibiliser la population genevoise et les autorités suisses et internationales sur la situation de cette répression, l’ASX organise chaque année, depuis le printemps 2000, une manifestation silencieuse lors de la session de la commission des droits de l’homme qui se déroule au sein de l’Organisation des Nations Unies (ci-après : ONU).

5. Le 12 janvier 2002, Mme M. B., agissant au nom de l’ASX, a demandé au département de justice, police et sécurité (ci-après : DJPS) l’autorisation d’organiser, à l’occasion de cette rencontre, une marche silencieuse en ville de Genève et un rassemblement sur la place des Nations de 9 à 17 heures pendant les trois premiers jours de la session 2002 (20, 21 et 22 mars 2002).

6. Par décision datée du 18 février 2002, n’indiquant ni voie ni délai de recours, le DJPS a interdit toute marche à l’ASX. S’agissant du rassemblement, il n’a autorisé la présence des membres de l’association que de 8 à 12 heures, sur la place des Nations, pendant les trois jours demandés.

7. L’ASX a contesté à deux reprises ce refus auprès de la présidente du DJPS. Ses courriers n’ont pas été considérés comme des recours. L’attention de Mme B. a uniquement été attirée sur le fait que la violation de ces conditions l’exposait personnellement à des poursuites pénales.

8. Le 20 mars 2002, bien que rendus attentifs par les forces de police présentes aux risques de sanctions qu’ils encouraient, les membres de l’ASX, réunis au Parc des Bastions, ont formé un cortège silencieux sur les trottoirs et se sont rendus à pied à la place des Nations. A cet endroit, sur le terrain herbeux, ils ont installé des panneaux et des banderoles et ont pratiqué la méditation. Ils se sont dispersés dans le calme vers 16 heures. Ils sont revenus les matins des deux jours suivants et sont restés jusqu’à 17 heures.

9. En juin 2002, Mme B. s’est vue infliger une amende de CHF 1'500.- pour n’avoir pas respecté, en tant qu’organisatrice, les conditions de l’autorisation. Cette contravention a été réduite à CHF 500.- par jugement du Tribunal de police. Ce dernier jugement a été confirmé par un arrêt de la Chambre pénale de la Cour de justice qui a fait l’objet d’un recours de droit public par devant le Tribunal fédéral, lequel a annulé l’arrêt, le 22 mars 2004.

L’amende avait été infligée et confirmée par la Cour de justice sans que celle-ci n’ait examiné, à titre préjudiciel, si le refus d’autorisation sur lequel se fondait l’amende était conforme à la loi. Ce refus n’ayant fait l’objet d’aucun recours dans les délais, le pouvoir d’examen de la Cour était, conformément à la jurisprudence, limité à la violation manifeste de la loi et à l’abus manifeste du pouvoir d’appréciation. Il n’empêchait que le juge pénal ne pouvait se dispenser d’en contrôler la légalité, ce d’autant qu’aucune voie de recours n’avait été indiquée à la recourante et que celle-ci persistait à contester la constitutionnalité du refus d’autorisation à l’origine de la contravention.

10. En 2003, la situation s’est renouvelée. Les faits se sont déroulés dans les mêmes circonstances. Comme en 2002, Mme B. a été condamnée à une contravention. Celle-ci a fait l’objet d’une opposition par devant le Tribunal de police, qui est actuellement pendante.

11. En 2004, la session de la Commission des droits de l’homme de l’ONU (ci-après : session 2004) s’est ouverte le 15 mars 2004 pour se poursuivre jusqu’au 23 avril.

12. Le 20 février 2004, l’ASX a sollicité du DJPS, comme pour les années précédentes, l’autorisation d’organiser, le 15 mars 2004, jour inaugural de l’événement, une marche silencieuse au départ du Parc des Bastions jusqu’à la Place des Nations. Elle demandait également à pouvoir rester sur la place des Nations pendant la journée et tenir des stands en Ville de Genève. Enfin, elle sollicitait l’autorisation de manifester le lendemain, soit le 16 mars 2004, de 9 h. à 12 h., sur le trottoir se trouvant devant la représentation économique de la Chine, sise rue de Lausanne, à Genève.

La marche se ferait dans le calme et le silence, comme à l’accoutumée. Elle partirait de la place Neuve (devant le Parc des Bastions) à 9h00, se dirigerait vers la Corraterie, emprunterait les Rues basses jusqu’à la place Longemalle, traverserait le pont du Mont-Blanc, prendrait le quai Wilson et l’avenue de France pour arriver sur la place des Nations à 10h 30, où aurait lieu une conférence de presse. Les personnes présentes feraient ensuite des exercices de méditation jusqu’à 17 heures, lesquels seraient suivis d’une veillée lumineuse à la mémoire des disparus, jusqu’à 21 heures.

13. Par décision datée du 4 mars 2004, reçue le 10, mais dont le contenu a été communiqué téléphoniquement à l’ASX le 4 mars, le DJPS a refusé, pour l’essentiel, l’autorisation demandée.

Aucune autorisation de manifestation, quelle qu’elle soit, ne pouvait être octroyée le lundi 15 mars.

Une autorisation d’effectuer une marche silencieuse pouvait éventuellement être autorisée à une autre date, mais pas sur le parcours demandé. Pour des raisons de gestion de la circulation routière et d’égalité de traitement, l’autorité ne pouvait entrer en matière que sur un seul parcours.

Ce parcours était le suivant : Esplanade Gare Cornavin – passage de Montbrillant - place de Montbrillant - rue de Montbrillant – place des Nations.

La manifestation devant la représentation économique de la Chine ne pouvait pas être autorisée, pour des raisons de sécurité et à cause des engagements internationaux liant la Suisse à ce pays. Cette manifestation devait donc être prévue, le cas échéant, dans un autre lieu.

Enfin, s’agissant de l’installation de stands en Ville de Genève, celle-ci était autorisée, moyennant le respect de certaines conditions.

14. À réception de ce courrier, l’ASX a constitué un avocat.

15. Par l’intermédiaire de son conseil, elle a demandé au DJPS de reconsidérer sa décision et de lui fournir le nombre des demandes d’autorisation de manifester reçues à l’occasion de la session 2004. Le DJPS n’a pas donné suite à cette requête et a refusé de reconsidérer sa décision.

16. Le 10 mars 2004, le DJPS a publié dans la Feuille d’avis officielle du canton les principes applicables aux demandes d’autorisation de manifestations liées à ladite session.

17. Le 5 avril 2004, l’ASX a recouru auprès du tribunal de céans contre la décision du 4 mars 2004 et conclu à son annulation sur trois points.

Elle contestait le refus d’autoriser l’organisation d’une marche silencieuse le 15 mars, le refus de l’itinéraire demandé et celui d’organiser un « sitting » silencieux sur la place des Nations le 15 mars 2004 de 10h 30 à 21 heures. Le refus d’organiser une manifestation devant la représentation économique de la Chine, ainsi que l’autorisation de tenir des stands en Ville de Genève, n’étaient pas remis en cause.

La décision était formellement viciée, car elle ne comportait pas d’indication des voie et délai de recours et n’était pas suffisamment motivée.

Au fond, la décision violait la liberté de réunion et de manifestation de l’ASX. Le refus d’autoriser toute marche silencieuse et toute présence silencieuse sur la place des Nations le jour inaugural de la session 2004 emportait une grave violation de ces libertés. En effet, ce jour était symbolique et donnait toute sa force au message communiqué. La présence des médias et des personnalités à l’occasion de ce jour inaugural faisait également partie de la manifestation. La marche silencieuse sur l’itinéraire demandé, qui devait se dérouler sur les trottoirs, ne portait que peu atteinte à l’ordre public. Cette marche avait pour fonction de communiquer un message à la population genevoise ; l’imposer un autre jour lui faisait perdre sa portée symbolique et l’itinéraire imposé rendait toute communication impossible en mettant la manifestation à l’abri des regards de la population sur un trajet au surplus très court.

18. Le DJPS a répondu au recours le 7 juin 2004.

Le nombre d’autorisations demandées par les organisateurs de manifestations sur le domaine public durant l’année était important (164 demandes prenant place sur la chaussée en 2003, 80 du 1er janvier au 7 juin 2004, toutes manifestations confondues). La taille modeste de l’agglomération genevoise, les exigences de protection de l’ordre public (trafic routier, tranquillité publique, etc) avaient conduit le DJPS à fixer, dans une directive, un certain nombre de critères applicables à la délivrance de ce type d’autorisation. Sur cette base, le DJPS n’autorisait la tenue de cortèges de personnes que lorsque les thèmes avancés avaient un fort ancrage local, justifiant un large appel au public. Les manifestations ne disposant pas d’un tel ancrage se voyaient soit refuser l’autorisation, soit, éventuellement attribuer un tronçon dont l’usage ne causait que des troubles mineurs à la population.

L’ASX n’avait, pour sa part, qu’une très mince assise dans la population genevoise. Ses manifestants étaient principalement des étrangers, essentiellement des personnes d’origine chinoise exilées à l’étranger. La manifestation n’avait donc pas de fort ancrage local, au sens de la directive précitée. De plus, le nombre des participants était considérable, de sorte que la manifestation remplissait à elle seule la totalité de la place des Nations et accaparait l’attention des médias.

S’agissant plus particulièrement du refus d’autoriser toute manifestation le jour inaugural de la session 2004, il était motivé par le respect que devait témoigner notre canton à l’ONU et à ses hôtes, qui pouvaient ainsi commencer leurs travaux dans le calme. Une telle politique permettait également de ne pas favoriser une manifestation plutôt qu’une autre. Enfin, elle permettait de garder un jour de réserve dans l’hypothèse d’un événement international de grande ampleur (attentat, déclaration de guerre, etc).

Enfin, l’AFSG refusait de se soumettre aux décisions qui lui avaient été signifiées les années précédentes et faisait preuve de mauvaise volonté. Elle devait accepter que l’autorité ne pouvait pas, au nom de la liberté d’expression, autoriser tous les cortèges, même paisibles, sur les trottoirs du canton.

19. L’ASX a répliqué le 9 juillet 2004.

Le DJPS banalisait complètement le message porté par l’ASX qui dénonçait une situation gravissime du point de vue des droits de l’homme, dont la réalité était attestée par les rapports et prises de positions du Haut Commissariat des droits de l’homme à l’ONU, ainsi que par de très nombreux médias, autorités politiques et Organisations non-gouvernementales, telles qu’Amnesty International, Human Rights Watch, l’Organisation Mondiale contre la Torture, la Fédération Internationale pour les Droits de l’Homme, l’Action des Chrétiens pour l’Abolition de la Torture, Reporters Sans Frontière, les différents parlements européens ou le Congrès américain. Même le Conseil National et le Grand Conseil genevois avaient reconnu la gravité de cette répression et pris position à son sujet.

20. Dans sa duplique, datée du 13 août 2004, le DJPS a indiqué, s’appuyant en cela sur une thèse soutenue à la Sorbonne en 2001-2002, que le X était un groupe religieux millénariste, messianique et apocalyptique qui comportait la propagation zélée de la méthode et de la doctrine d’un certain Li Hongzhi, et verrouillait l’adepte contre toute autre forme de pensée et de pratique, raison pour laquelle ce mouvement avait été interdit en Chine en 1999.

Le message véhiculé par l’ASX sur la situation de la répression des membres du X en Chine était ainsi sujet à caution.

21. L’ASX a répondu à cette prise de position dans des écritures complémentaires, le 31 août 2004.

Les accusations portées par le DJPS sur la nature et les buts du X étaient absolument fausses. Elles relevaient de la propagande chinoise. Le X n’était ni millénariste, ni messianique, ni apocalyptique, au contraire. Il ne recensait pas ses membres, car il n’importait pas au mouvement d’avoir une liste des noms des personnes pratiquant le X. La participation aux exercices de X était gratuite, et cette gratuité était un des fondements du mouvement. Il n’y avait ni messie, ni discours apocalyptique dans les pratiques du X, mais une recherche du bien-être et du développement de soi. Le mouvement ne pratiquait pas non plus le prosélytisme ; il se bornait à vouloir secourir les personnes victimes de la persécution en Chine en sensibilisant la population, les médias et les organismes internationaux sur une situation dont la réalité n’était plus à prouver.

L’attitude du département ne s’expliquait que par les pressions que subissait le DJPS de la part de l’Ambassade de Chine avant chaque session des droits de l’homme à Genève, dont le DJPS lui avait verbalement confirmé l’existence.

1. Le refus du DJPS d’autoriser une manifestation, de même que les conditions posées par l’autorité quant à son déroulement, constituent des décisions administratives au sens de l’article 4 alinéa 1 lettre a LPA.

Ces décisions sont sujettes à recours auprès du Tribunal administratif dans un délai de trente jours à compter de leur notification (art. 56A et ss de la loi sur l'organisation judiciaire du 22 novembre 1941 [LOJ - E 2 05] et 63 al. 1 let. a et al. 4 de la loi sur la procédure administrative du 12 septembre 1985 [LPA - E 5 10]).

2. Selon l’article 46 alinéa 1 LPA, les décisions administratives doivent indiquer les voie et délai de recours.

En l’espèce, la décision ne comporte aucune de ces indications.

Elle est donc viciée de ce point de vue.

3. Selon cette même disposition, les décisions doivent être motivées.

Le droit à la motivation d’une décision est une garantie constitutionnelle de caractère formel qui est un aspect droit d’être entendu (art. 29 al. 2 Cst. ; ATF 126 I 97 consid. 2 pp. 102-103 ; 120 Ib 379 consid. 3b p. 383; 119 Ia 136 consid. 2b p. 138 et les arrêts cités). Cette exigence vise à ce que le justiciable puisse comprendre la décision dont il est l’objet et exercer ses droits de recours à bon escient. Elle vise également à permettre à l’autorité de recours d’exercer son contrôle. Il suffit que l’autorité mentionne, au moins brièvement, les motifs qui l’ont guidée et sur lesquels elle fonde sa décision, de manière à ce que l’intéressé puisse se rendre compte de la portée de celle-ci et l’attaquer en connaissance de cause. Elle n’a pas l’obligation d’exposer et de discuter tous les faits, moyens de preuve et griefs invoqués par les parties, mais peut se limiter à ceux qui, sans arbitraire, apparaissent pertinents (ATF 124 II 146 consid. 2 p. 149; 122 IV 8 consid. 2c p. 14).

En l’espèce, le DJPS a refusé d’accéder à la demande de l’ASX d’organiser une marche silencieuse et un sitting silencieux le jour inaugural de la session 2004 au motif qu’ « aucune autorisation portant sur une manifestation, avec ou sans cortège, ne sera délivrée (…) pour le lundi 15 mars ». Cette motivation n’est pas suffisante au regard de la loi. Elle n’indique ni la base légale sur laquelle se fonde le refus, ni les raisons qui ont guidé le DJPS pour prendre cette décision.

La décision est donc gravement viciée sur ce point également.

4. Aux termes de l’article 47 LPA, une notification irrégulière ne peut entraîner aucun préjudice pour les parties.

En l’espèce, la recourante ayant consulté un avocat dès la notification de la décision, elle a pu recourir dans les délais prescrits par la loi, auprès de la bonne autorité, de sorte qu’il n’est résulté aucun préjudice pour elle de l’absence d’indication des voie et délai de recours.

La question de savoir quelles conséquences il faut donner au défaut de motivation de la décision peut rester ouverte en l’espèce, dès lors qu’une annulation pour ce motif interviendrait tardivement et que le seul intérêt qui demeure aujourd’hui pour l’ASX, dans la perspective des années futures, est de savoir si le refus d’autorisation qui lui a été signifié est conforme aux droits fondamentaux garantis par la constitution.

5. Bien qu’étant une personne morale, l’ASX peut se prévaloir de la liberté de réunion si elle entend organiser, comme c’est la cas en l’espèce, une réunion publique (A.AUER/G.MALINVERNI/M.HOTTELIER, Droit constitutionnel suisse, Berne 2000, p. 407, n. 811). Toutefois, selon la jurisprudence, la qualité pour recourir contre une décision est subordonnée à l’existence d’un intérêt actuel (ATF 123 II 285 consid. 4 p. 286 ss ; 118 Ia 46 consid. 3c p. 53 ; 111 Ib 58 consid. 2 p. 52 et les références citées; ATA/270/2001 du 24 avril 2001 ; ATA/731/1999 du 5 décembre 2000; ATA/295/1997 du 6 mai 1997; ATA/B.G. du 15 janvier 1997).

En l’espèce, la recourante n'a plus d'intérêt actuel et pratique à requérir l'annulation de l'acte attaqué, puisque la date de la manifestation est passée.

Cependant, il est renoncé à faire d'un tel intérêt une condition de recevabilité du recours lorsque cette exigence ferait obstacle au contrôle de la constitutionnalité d'un acte qui peut se reproduire en tout temps et qui échapperait toujours à la censure (arrêt du Tribunal fédéral du 7 août 2001, IP.70/2001, consid. 2 ; ATF 124 I 231 consid. 1b p. 233 et les arrêts ; ATA/270/2001 du 24 avril 2001).

En l’espèce, l’ASX s’est vue refuser plusieurs années de suite l’autorisation demandée. A chaque fois, le refus est intervenu à une date qui rend impossible le contrôle de sa constitutionnalité avant la date prévue pour la manifestation, de sorte que la condition de l’intérêt actuel ne peut jamais être remplie.

Dans ces circonstances, la qualité pour agir de la recourante doit être admise.

Le recours est donc recevable.

6. Au fond, la recourante reproche au DJPS d’avoir violé sa liberté de réunion.

Selon l’article 22 al. 2 Cst., toute personne a le droit d’organiser des réunions. Cette liberté consacre le droit de toute personne de se rassembler avec d’autres, notamment en vue d’échanger des idées et de les communiquer à des tiers (A.AUER/G.MALINVERNI/M.HOTTELIER, précité, p. 403, n. 800). Elle est également garantie par l’article 11 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950 (CEDH - RS 0.101), qui dispose que toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association (art. 11 § 1 CEDH).

Le droit à la liberté de réunion est un droit fondamental dans une société démocratique et, à l'instar du droit à la liberté d'expression, l'un des fondements de pareille société. Dès lors, il ne doit pas faire l'objet d'une interprétation restrictive (ATF 103 Ia 310 consid. 5 p. 315 ; G. c. Allemagne, décision de la Commission du 6 mars 1989, no 13079/87, DR 60, p. 256 ; Rassemblement jurassien et Unité jurassienne c. Suisse, décision de la Commission du 10 octobre 1979, no 8191/78, DR 17, p. 93 ; Rai et autres c. Royaume-Uni, décision de la Commission du 6 avril 1995, no 25522/94, DR 81-B, p. 146). Comme tel, ce droit couvre à la fois les réunions privées et celles tenues sur la voie publique, ainsi que les réunions statiques et les défilés publics (Chrétiens contre le racisme et le fascisme c. Royaume-Uni, décision de la Commission du 16 juillet 1980, no 8440/78, DR 21, pp. 138, § 162A ; ACEDH Djavitan AN c. Turquie du 20 février 2003, Recueil des arrêts et décisions [ci-après : recueil], § 56 ss. ; Rassemblement jurassien et Unité jurassienne, décision précitée, p. 119).

Selon la jurisprudence, les Etats doivent non seulement protéger le droit de réunion pacifique mais également s'abstenir d'apporter des restrictions indirectes abusives à ce droit (ACEDH Djavitan AN précité, § 57 ; Ezelin c. Francedu 26 avril 1991, série A no 202, § 37). Ils peuvent même être amenés à devoir prendre des mesures positives pour en assurer l’exercice (ACEDH Djavitan AN précité, § 57 ; Chrétiens contre le racisme et le fascisme, décision précitée, p. 162).

7. Selon l’article 16 Cst., la liberté d’opinion et la liberté d’information sont garanties (art. 16 al. 1 Cst.). Cette disposition consacre le droit de toute personne de former, d’exprimer et de répandre librement son opinion (art. 16 al. 2 Cst.), de recevoir librement des informations, de se les procurer aux sources généralement accessibles et de les diffuser (art. 16 al. 3 Cst.). En droit conventionnel, cette garantie découle de l’article 10 § 1 CEDH qui dispose que toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière.

Selon la jurisprudence, la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique » (ACEDH Handyside c. Royaume-Uni du 7 décembre 1976, série A no 24, p. 23, § 49, et Gerger c. Turquie du 8 juillet 1999, no 24919/94, § 46 , non publié).

  Dans la même mesure, la liberté de réunion protège les manifestations susceptibles de heurter ou de mécontenter par des éléments hostiles aux idées ou revendications qu’elles veulent promouvoir (ACEDH Plattform « Ärzte für das Leben » c. Autriche du 21 juin 1988, série A no 139, p. 12, § 32).

8. Malgré son rôle autonome et la spécificité de sa sphère d’application, la liberté de réunion doit s’envisager aussi à la lumière de la liberté d’expression, car la protection des opinions et de la liberté de les exprimer constitue l’un des objectifs de cette liberté (ATF 111 Ia 322 consid. 6a p. 322; ACEDH Stankov et Organisation macédonienne unie Ilinden c. Bulgarie du 2 octobre 2001, Recueil 2001-IX, § 85 ss ; Parti de la liberté et de la démocratie (ÖZDEP) c. Turquie, Recueil 1999-VIII, § 37; Djavit AN précité, § 39 ; Ezelin c. France, précité, § 37).

Toutefois, lorsque la décision attaquée statue spécifiquement sur le droit des personnes de se réunir, il n’y a pas lieu de considérer la question séparément sous l'angle de la liberté d’expression (ACEDH Maestri c. Italie du 17 février 2004, non publié, § 23. ; Djavit AN précité, § 39).

9. La décision attaquée refuse aux membres de l’ASX le droit de se réunir sur le domaine public. Selon la jurisprudence constante, un tel refus doit s'analyser comme une restriction à la liberté de réunion et respecter les conditions posées par l'article 36 Cst. féd., à savoir l'existence d'une base légale, d'un intérêt public et le respect du principe de la proportionnalité (ATF 107 Ia 226 consid. 4baa p. 229; ATA/288/2004 du 6 avril 2004).

10. Selon l’article 13 de la loi sur le domaine public du 24 juin 1961 (LDP - L 1 05), toute utilisation du domaine public excédant l’usage commun est subordonnée à une permission.

Le règlement concernant la tranquillité publique et l’exercice des libertés publiques (RTPU – F 3 10.03) prévoit, pour sa part, que l’organisation d’une réunion ou d’une manifestation fait l’objet d’une autorisation du DJPS qui en fixe les modalités, autant que possible d’entente avec les organisateurs (art. 11B RTPU).

Ces dispositions constituent une base légale valable, claire et suffisante pour fonder la décision attaquée (ATA/288/2004 du 6 avril 2004 ; cf. ég. Kokkinakis c. Grèce, décision de la Commission du 25 mai 1993, non publiée, § 31-33).

11. a. Les mesures de police pouvant justifier une restriction à la liberté de réunion sont celles qui visent à protéger l’ordre public, soit la sécurité, la tranquillité, la santé et la moralité publique, ainsi que la bonne foi dans les affaires (ATF 110 Ia 99 consid. 5a p. 102; 108 Ia 300 consid. 3 p. 302 ;107 Ia 226 consid. 5b p. 230). En droit conventionnel, les intérêts publics pouvant justifier une restriction à la liberté de réunion sont la sécurité nationale, la sûreté publique, la défense de l’ordre et la prévention du crime, la protection de la santé ou de la morale (art. 11 § 2 CEDH).

b. En l’espèce, le département invoque, pour justifier sa décision, la protection contre les troubles à la circulation et à la tranquillité publique. Ces intérêts entrent incontestablement dans les intérêts publics énumérés ci-dessus.

c. De même, la Suisse doit respecter ses engagements internationaux. Dans ce sens, le respect dû à l’ONU et à ses membres entre également dans la notion d’ordre public.

d. En revanche, les éléments invoqués par le DJPS concernant les idées véhiculées par le mouvement et les doutes qu’il nourrit quant à la véracité des propos tenus par l’ASX ne peuvent être pris en compte. En effet, dans sa jurisprudence, le Tribunal fédéral considère que l'autorité appelée à se prononcer sur une mesure restrictive de la liberté de réunion ou de la liberté d'opinion ne peut pas refuser une autorisation parce qu'elle désapprouve les idées et les objectifs politiques des organisateurs, mais elle doit s'en tenir à cet égard à une attitude neutre et objective (ATF 105 Ia 15 consid. 4 p. 21) . Seul est déterminant, pour le Tribunal fédéral, le danger, direct et imminent, qu'une manifestation pourrait objectivement entraîner pour l'ordre public (ATF 108 Ia 300 consid. 3 p. 302 ;107 Ia 232 consid. 5b p. 230).

e. Pour les mêmes raisons, le DJPS ne peut user de son pouvoir de police pour limiter volontairement l’impact médiatique du mouvement, qui cherche à diffuser son message au moment où le plus de journalistes sont présents.

f. Le critère du « fort ancrage local » que doit avoir le thème de la manifestation, fixé par la directive interprétative du DJPS, est incompatible avec la garantie constitutionnelle de la liberté de réunion. En effet, le DJPS doit adopter une stricte neutralité quant aux thèmes qui sont avancés. La protection des thèmes à fort ancrage local est clairement contraire aux garanties offertes par cette liberté et ne saurait constituer un intérêt public admissible au sens de la loi. De ce point de vue, la directive n’est pas conforme aux droits fondamentaux garantis par la constitution fédérale et par la CEDH ; elle ne peut servir de fondement valable à un refus d’autorisation.

g. Le désir de conserver un jour de réserve dans le cas d’un événement international de grande ampleur n’est pas clairement explicité par le DJPS. On ne voit pas très bien quel intérêt public est ici avancé. S’il s’agit de pouvoir organiser au dernier moment des manifestations dont le thème serait en lien avec un événement d’actualité important survenant les jours précédant la session, ainsi que semble le soutenir le DJPS, il est douteux que cet intérêt soit admissible pour les raisons précédemment exposées, car il implique le choix, par l’autorité, d’un thème prédominant. Ce choix intervient, au surplus, dans un cadre purement hypothétique, qui peut ne jamais se réaliser, de sorte qu’il apparaît doublement incompatible avec la liberté de réunion. Cette question n’a toutefois pas à être tranchée en l’espèce, la mesure adoptée étant, de ce point de vue, clairement disproportionnée.

h. Enfin, le DJPS avance que l’ASX ne se conforme pas aux décisions qui lui sont signifiées et organise sa marche silencieuse chaque année, alors que l’interdiction lui en est régulièrement faite. Cet argument est malvenu, dès lors qu’aucune voie de recours contre ces interdictions n’a été communiquée à la recourante et que ses courriers les contestant n’ont jamais été traités comme des recours ni transmis au tribunal de céans, comme ils auraient dû l’être en application de l’article 64 alinéa 2 LPA.

i. En conclusion, parmi les intérêts publics invoqués par le DJPS, sont admissibles la protection de la circulation routière, la tranquillité publique et, dans la mesure exposée, le respect que la Suisse doit à l’ONU et à ses membres.

12. Selon l’article 36 al. 2 in fine Cst., la protection d’un droit fondamental d’autrui peut encore justifier une restriction à la liberté de réunion.

Le droit à l’égalité de traitement des autres manifestants, avancé par le DJPS, peut ainsi entrer en ligne de compte dans le cadre d’une telle restriction.

13. Conformément au principe de la proportionnalité, l’autorité doit prendre des mesures propres à atteindre les buts visés tout en sauvegardant, dans la mesure du possible, l'exercice des libertés (ATF 103 Ia 310 consid. 5 p. 315). En droit conventionnel, ce principe est exprimé dans l’article 11 § 2 CEDH, qui dispose que l’exercice de la liberté de réunion ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui.

L’adjectif « nécessaire », au sens de cette disposition, n’a pas la souplesse de termes tels qu’« admissible », « normal », « raisonnable » ou « opportun » ; la « nécessité » implique toujours l’existence d’un « besoin social impérieux » (Ždanoka c. Lettonie du 6 mars 2003, décision de la Cour, 1ère section, non publiée, § 108 ; ACEDH Vogt c. Allemagne du 26 septembre 1995, série A no 202, § 52).

Quant à l’article 10 § 2 CEDH, il ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou de questions d’intérêt général (cf. not. ACEDH Wingrove c. Royaume-Uni du 25 novembre 1996, Recueil 1996-V, pp. 1957-1958, § 58).

14. Chargée de déterminer, dans le cadre de son pouvoir général de police, si une réunion est susceptible de menacer directement l'ordre public au point qu’il se justifie de l’interdire ou de la limiter, l'autorité doit faire un pronostic sur son déroulement (ATF 108 Ia 300 consid 4 p. 303).

En l'occurrence, cette tâche était grandement facilitée par le fait qu'une manifestation semblable avait eu lieu chaque année depuis l’année 2000. Le DJPS ne conteste à aucun moment que ces manifestations se sont déroulées dans le silence et le calme et que les personnes ayant pris part à la marche silencieuse sont restées sur les trottoirs. Il n’allègue ni trouble sensible à la circulation dans les années précédentes, ni la présence de contre-manifestants susceptible de troubler l’ordre public. Le DJPS ne fait pas non plus état d’une attitude prosélyte qui viendrait démentir le fait que l’ASX, ainsi qu’elle le prétend, ne pratique pas un prosélytisme actif. Il ne fait état d’aucun incident ou troubles survenus pendant le sitting silencieux qui s’est déroulé sur la partie herbeuse de la place des Nations ou d’une agitation qui ait empêché les commissaires aux droits de l’homme de débuter leurs travaux normalement.

S’agissant du respect que l’ONU doit à ses membres, on ne voit pas en quoi une manifestation qui se déroule dans le calme peut lui porter atteinte. Il est notoire que le jour inaugural de la session de la commission des droits de l’homme à Genève attire nombre de personnalités et de journalistes. Que cet événement soit aussi l’occasion pour des associations de prendre la parole et de s’exprimer autour de sujets liés aux droits de l’homme, que leurs revendications soient fondées ou non, ne porte pas atteinte au respect que porte le canton à l’ONU, dont les commissaires viennent précisément débattre de ces questions. Il est plutôt naturel que ces associations participent à l’effervescence de ce premier jour et à la discussion qui a lieu dans le cadre de cette rencontre. Ainsi, sous réserve qu’elles menacent l’ordre public par leur attitude ou par leur nombre trop élevé, ces manifestations s’insèrent dans le cadre du débat public qui a lieu à cette occasion et ne peuvent être interdites sans que le principe de la proportionnalité ne soit violé.

Une interdiction imposée dans le but de garder un jour de réserve dans le cas où un événement international de grande ampleur surviendrait n’est pas davantage proportionnée. En effet, l’atteinte portée à la liberté de se réunir à l’occasion du jour inaugural est importante, du fait de la valeur symbolique de cette journée et de la présence des personnalités et médias venus pour l’occasion. Le DJPS ne peut refuser systématiquement toute manifestation la journée entière pour ce motif. Il peut tout au plus se réserver le droit d’adapter, le jour-même ou les jours précédents, les conditions des autorisations accordées dans le cas de la survenance d’un événement extraordinaire, ou prévoir un autre moyen, moins incisif que celui mis en place, qui tienne compte de l’intérêt qu’auraient d’autres personnes à venir manifester au sujet d’un tel événement.

Enfin, le DJPS, qui n’a pas souhaité donner suite à la demande de l’ASX sur le nombre des autorisations demandées à l’occasion de ce jour inaugural, n’a pas démontré à satisfaction de droit en quoi le respect du principe de l’égalité de traitement imposait, en l’espèce, d’interdire toute manifestation ce jour-là, de limiter le parcours à l’itinéraire imposé et de n’autoriser le sitting silencieux que de 9h. à 12h.

15. Au vu des éléments qui précèdent, le recours sera admis, la décision attaquée emportant une violation grave de la liberté de réunion de l’ASX.

Vu l’issue du litige, il ne sera pas perçu d’émolument. Une indemnité de CHF 2’000.- sera allouée à l’ASX à la charge de l’Etat de Genève (art. 87 al. 2 LPA).

* * * * *

à la forme :

déclare recevable le recours interjeté le 5 avril 2004 par l’Association suisse de X contre la décision du département de justice, police et sécurité du 4 mars 2004;

au fond :

l’admet;

dit qu’il n’est pas perçu d’émolument ;

alloue à l’Association suisse de X une indemnité de CHF 2'000.- à la charge de l’Etat de Genève ;

communique le présent arrêt à Me Mauro Poggia, avocat de la recourante ainsi qu'au département de justice, police et sécurité.

Siégeants : Mme Bovy, présidente, M. Paychère, Mme Hurni, M. Thélin, Mme Junod, juges.

Au nom du Tribunal administratif :

la greffière-juriste :

 

 

C. Del Gaudio-Siegrist

 

la vice-présidente :

 

 

L. Bovy

 

Copie conforme de cet arrêt a été communiquée aux parties.

 

Genève, le 

 

 

 

la greffière :