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Décisions | Chambre administrative de la Cour de justice Cour de droit public

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A/914/2002

ATA/216/2003 du 15.04.2003 ( TPE ) , ADMIS

Descripteurs : LOGEMENT; CHANGEMENT D'AFFECTATION; PRESCRIPTION ACQUISITIVE; TPE
Normes : LDTR.3 al.3; LDTR.7; LDTR.8
Résumé : Admission d'une décision de changement d'affectation accordée à titre précaire sous l'empire de la loi restreignant les démolitions et transformations de maisons d'habitation en raison de la pénurie de logement du 17 octobre 1962. Changement d'affectation devenu définitif suite à l'écoulement d'un délai de plus de 30 ans. Application du principe de la prescription acquisitive.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

du 15 avril 2003

 

 

 

dans la cause

 

 

T. ELITE S.A.

représentée par Me Patrick Malek-Asghar, avocat

 

 

contre

 

 

ASLOCA, Association genevoise de défense des locataires

représentée par Me Carlo Sommaruga, avocat

 

et

 

COMMISSION CANTONALE DE RECOURS EN MATIERE DE CONSTRUCTIONS

 

et

 

DEPARTEMENT DE L'AMENAGEMENT, DE L'EQUIPEMENT ET DU LOGEMENT

 



EN FAIT

 

 

1. En 1969, M. A. T. (ci-après: M. T.), propriétaire de l'immeuble situé sur la parcelle 5552, feuille 47 à l'adresse 5 rue Rousseau à Genève (ci-après: l'immeuble), a déposé une demande définitive en autorisation de construire, sollicitant la transformation ainsi que l'aménagement du rez-de-chaussée et du 1er étage du bâtiment en magasin.

 

Dans la demande il était précisé que les étages supérieurs étaient destinés au dépôt et aux vestiaires du personnel qui comptait 10 employés. Ces éléments ont été pris en compte par la Ville de Genève (ci-après: la ville), qui les a cités expressément dans son préavis du 11 juillet 1969 adressé au département des travaux publics (ci-après: DTP). Le préavis était positif mais la ville priait le DTP de tenir compte de sa lettre adressée le 3 juin 1969 à M. T. en particulier concernant la transformation de l'immeuble.

 

L'autorisation définitive de construire DD 56351 a été accordée le 28 août 1969 conformément aux plans visés "ne varietur" qui portaient uniquement sur le rez-de-chaussée et le 1er étage. Cependant, l'autorisation de construire visée par la police des constructions mentionnait également l'utilisation des étages supérieurs comme dépôts. Un nota-bene précisait que l'autorisation était délivrée à titre précaire, compte tenu des conditions fixées par la ville dans sa lettre du 3 juin 1969 à M. T.. Ce dernier courrier n'a été produit par aucune des parties.

 

A partir de cette date, en tout cas, l'immeuble n'a plus servi comme habitation, alors qu'à l'origine il avait été conçu comme un immeuble destiné au logement. Encore actuellement l'immeuble est dépourvu de toute installation de cuisine et de sanitaires à l'exception d'un WC.

 

2. Le 25 mars 1970, le département des travaux publics (ci-après: DTP), devenu depuis département de l'aménagement, de l'équipement et du logement (ci-après: DAEL), a délivré une autorisation complémentaire pour la création de quatre fenêtres à un vantail au 1er étage. L'autorisation précisait que toutes les réserves contenues dans l'autorisation de construire du 28 août 1969 demeuraient valables.

 

3. Le 30 septembre 1970, le DTP a délivré une autorisation permettant d'occuper le magasin.

 

4. Le 5 novembre 1973, le DTP a accordé à M. T. une autorisation de construire DD 64525 portant uniquement sur la création d'une cage d'ascenseur à l'extérieur de l'immeuble.

 

Les plans visés ne varietur par le DTP, à cette occasion, mentionnaient que le rez-de-chaussée et le 1er étage étaient utilisés comme magasins tandis que les étages supérieurs servaient de dépôts.

 

Dans un courrier du 5 juillet 1973, la ville donnait son accord qu'elle subordonnait à un certain nombre de conditions. Elle précisait notamment que l'autorisation était délivrée à bien plaire, qu'elle était subordonnée au paiement d'une redevance annuelle et que la suppression de la cage d'ascenseur devait intervenir à première réquisition de la ville.

 

5. Selon une note de la police des constructions du 19 juin 1974, des travaux non prévus par la dernière autorisation de construire avaient été entrepris au deuxième étage (démolition des galandages, réfection du plancher et du faux-plafond).

 

6. Par pli du 22 juillet 1974, l'architecte de M. T. indiquait au DTP que lors du dépôt de la demande en autorisation de construire relative à la cage d'ascenseur, il avait omis d'indiquer que les travaux à exécuter auraient porté également sur la démolition des galandages, et le renforcement du plancher du deuxième étage ainsi que la suppression d'un vieux WC au troisième étage et l'installation d'un nouveau WC au deuxième étage. L'architecte sollicitait la délivrance de l'autorisation complémentaire nécessaire à l'exécution de ces travaux et joignait les plans relatifs à sa demande. Il précisait qu'il n'avait pas été chargé de demander un changement d'affectation.

 

7. Dans un courrier du 1er août 1974 faisant expressément référence à celui du 22 juillet 1974, le DTP a donné son approbation pour les travaux de transformation précités, en précisant qu'il s'agissait d'un complément à l'autorisation de construire délivrée le 5 novembre 1973.

 

8. Le 30 avril 1976, la police des constructions a constaté que les travaux avaient été exécutés conformément à l'autorisation de construire délivrée et qu'en conséquence elle procédait au classement du dossier.

 

9. L'Union de Banques Suisses S.A. (ci-après: UBS) est devenue propriétaire de l'immeuble en 2000.

 

10. Le 12 juillet 2001, l'UBS a déposé une requête en autorisation de construire tendant à la rénovation et à la transformation de l'immeuble. Le projet prévoyait la création d'un appartement au 5e étage ainsi que dans les combles et l'aménagement du reste du bâtiment en bureaux.

 

11. Consultée au cours de la procédure d'autorisation, la ville a émis, le 17 septembre 2001, un préavis favorable soumis à un certain nombre de conditions. Parmi celles-ci figurait notamment l'exigence de démontrer que l'affectation du 2e au 5e étage avait été formellement autorisée, à défaut de quoi, les étages devaient être aménagés en logements. Il convenait également d'examiner si les niveaux supérieurs ne devaient pas tous être affectés au logement en application du plan de site.

 

12. Le 12 décembre 2001,le Conseiller d'Etat en charge du département de l'aménagement, de l'équipement et du logement (ci-après: DAEL), a écrit à la ville pour indiquer qu'il délivrait l'autorisation de construire dans la mesure où, lors de la délivrance de la précédente autorisation relative à cet immeuble, soit celle du 5 novembre 1973,l'affectation en dépôts jusqu'au 5e étage compris avait été admise.

 

L'autorisation de construire a été publiée dans la FAO le 17 décembre 2001. Elle ne mentionnait aucune dérogation à la loi sur les démolitions, transformations et rénovations de maisons d'habitation du 25 janvier 1996 (LDTR- L 5 20). Aucun recours n'a été interjeté et l'autorisation est devenue définitive.

 

13. Le département de l'aménagement, des constructions et de la voirie de la ville (ci-après: DACV) a demandé à la police des constructions de lui adresser une copie de l'autorisation de construire du 5 novembre 1973. Celle-ci

lui a été fournie le 19 mars 2002.

 

14. Par courrier du 11 avril 2002, la ville a sollicité du DAEL la reconsidération de la décision d'autorisation de construire, délivrée le 12 décembre 2001.

 

Elle faisait valoir qu'il n'y avait jamais eu de décision de changement d'affectation des étages 2 à 5, qu'à l'époque de la délivrance de l' autorisation de 1973, la loi restreignant les démolitions et transformations de maisons d'habitation en raison de la pénurie de logement du 17 octobre 1962 (ci-après: LD), alors en vigueur, n'avait pas été respectée. Enfin, lors de l'octroi de l'autorisation du 12 décembre 2001, le DAEL aurait dû appliquer la LDTR.

 

Elle concluait à l'annulation de la décision attaquée et au prononcé d' une nouvelle décision refusant l'autorisation de construire.

 

15. Le DAEL a répondu par pli du 19 avril 2002 que l'autorisation de construire du 5 novembre 1973 reprenait en fait la situation acquise lors de la précédente autorisation de construire datée de 1969. Celle-ci, délivrée à titre précaire, portait sur la transformation du rez-de-chaussée et du premier étage en magasin ainsi que sur le changement de destination des étages supérieurs en dépôts et vestiaires du personnel. L'écoulement d'une durée de trente ans conférait un caractère légal et définitif à une situation provisoire. En conséquence afin d'assurer le respect de la bonne foi et de la sécurité du droit, le DAEL se voyait dans l'impossibilité de reconsidérer sa décision de décembre 2001.

 

16. La ville a saisi du litige la commission cantonale de recours en matière de constructions (ci-après: la commission).

 

Par décision du 3 mai 2002, la commission a rejeté le recours en déniant à la ville la qualité pour recourir. Aucun recours n'a été interjeté à l'encontre de cette décision.

 

17. La société T. Elite S.A. (ci-après: T. ou la société) a acheté l'immeuble par acte du 15 avril 2002. Elle est inscrite comme propriétaire au registre foncier depuis le 25 avril 2002.

 

18. L'immeuble a été occupé de manière illicite du 15 avril au 16 mai 2002 soit jusqu'à ce que la police procède à l'évacuation des occupants sur ordre du Procureur général, intervenant sur plainte de T.. Suite à ces événements, dans la nuit du 1er au 2 juin 2002, l'immeuble a fait l'objet d'une tentative d'incendie criminel qui a été relatée par la presse.

19. Parallèlement à la procédure initiée par la ville, l'Association genevoise de défense des locataires (ci-après: ASLOCA), par pli du 22 avril 2002, a demandé au DAEL de reconsidérer la décision du 12 décembre 2001 puisque celle-ci ne satisfaisait pas aux conditions posées par la ville dans son préavis du 17 septembre 2001.

 

Par lettre du 2 mai 2002, le DAEL a répondu qu'il ne voyait pas de justification à une reconsidération de la décision, joignant copie de son courrier du 19 avril 2002 à la ville, en guise de motivation.

 

20. Le 14 mai 2002, l'ASLOCA a interjeté un recours auprès de la commission à l'encontre des courriers du DAEL des 19 avril et 2 mai 2002.

L'ASLOCA faisait valoir que dans la publication de l'autorisation de construire du 12 décembre 2001, il avait été omis de mentionner une dérogation à la LDTR. En conséquence l'ASLOCA ayant été privée à tort de la possibilité de recourir, c'était à bon droit qu'elle avait déposé une demande en reconsidération. Les courriers du DAEL des 19 avril et 2 mai 2002 constituaient des décisions et ouvraient donc un délai de recours à la commission. L'ASLOCA soutenait que l'autorisation de construire du 12 décembre 2001 devait être annulée puisqu'elle contrevenait à la LDTR. Elle concluait au prononcé de mesures provisionnelles suspendant les effets de la décision de construire querellée ou faisant interdiction au propriétaire d'effectuer des travaux dans l'immeuble. Elle concluait également à l'annulation des décisions des 19 avril et 2 mai 2002.

 

21. Par décision du 27 mai 2002, la commission a restitué l'effet suspensif au recours formé par l'ASLOCA.

 

22. En sa qualité de nouvelle propriétaire de l'immeuble, T. a recouru auprès du Tribunal administratif à l'encontre de cette décision le 10 juin 2002. Elle a conclu principalement à l'annulation de la décision querellée. Subsidiairement, elle a conclu a ce que la restitution de l'effet suspensif soit limitée aux seuls travaux intérieurs qui pourraient mettre en péril l'affectation de l'immeuble et qu'elle soit en conséquence autorisée à effectuer les travaux concernent l'enveloppe extérieure du bâtiment,l'installation de l'ascenseur, le chauffage, la cage d'escalier et les murs porteurs.

Le 27 juin 2002 l'architecte de T. a remis au Tribunal et aux parties une liste des travaux qui n'auraient pas d'incidence tant sur l'affectation du bâtiment que sur le coût de la rénovation.

 

Dans un courrier du 4 juillet 2002, l'ASLOCA a fait savoir qu'elle était d'accord avec les travaux proposés, à l'exception de ceux portant sur la cage d'escalier, la cage d'ascenseur et la réfection de la dalle de toiture sur le rez-de-chaussée, estimant qu'il fallait éviter l'engagement de travaux qui pourraient nuire à l'affectation de locaux en logements et générer un surcoût inutile.

 

Par décision du 9 juillet 2002, le président du Tribunal administratif a admis partiellement le recours et a levé l'effet suspensif pour les travaux ayant trait à l'enveloppe du bâtiment à l'exception de ceux relatifs à la cage d'escalier, à la cage de l'ascenseur et à la réfection de la dalle de toiture du rez-de-chaussée.

 

23. Dans son mémoire du 17 juin 2002, adressé à la commission, T. s'est prononcée sur le fond du litige. Elle s'est prévalue du fait que l'immeuble était affecté à un but commercial depuis 1969 au moins et que même si cette situation avait été provisoire ou illégale à ce moment-là, l'écoulement du délai de trente ans lui avait conféré un caractère légal. Elle a également fait référence au principe de la bonne foi. Elle a conclu au rejet du recours de l'ASLOCA.

 

24. Lors de l'audience appointée par la commission le 28 juin 2002, les parties ont produit des pièces complémentaires et ont persisté dans leur argumentation.

 

25. Par décision du 23 août 2002, la commission a annulé l'autorisation de construire DD 97'366 en tant qu'elle autorisait l'affectation commerciale des deuxième aux quatrième étages et a retourné le dossier au DAEL afin qu'il instruise le changement d'affectation.

 

26. T. a interjeté recours auprès du Tribunal administratif à l'encontre de cette décision le 30 septembre 2002. Elle a développé les arguments déjà soulevés devant la commission. Elle a également fait valoir que celle-ci avait statué ultra petita de l'ASLOCA. Elle a conclu à l'annulation de la décision de la commission et à la confirmation de la décision du DAEL suite à la demande de reconsidération de l'ASLOCA.

 

L'ASLOCA a repris l'argumentation soutenue devant la commission. Le DAEL s'en est rapporté à justice.

 

27. A deux reprises, le 14 mars et le 1er avril 2003, le Tribunal administratif a sollicité de la ville la production de la lettre qu'elle avait adressée le 3 juin 1969 à M. T.. Ces deux courriers étant restés sans réponse, le Tribunal a gardé l'affaire à juger.

 

EN DROIT

 

 

1. Le présent recours a été interjeté en temps utile devant la juridiction compétente (art. 56A de la loi sur l'organisation judiciaire du 22 novembre 1941 (LOJ - E 2 05); art. 63 alinéa 1 lettre a de la loi sur la procédure administrative du 12 septembre 1985 (LPA - E 5 10).

 

2. La procédure en cause se réfère à des faits qui se sont déroulés sur une longue période, de 1969 à 2001. Le 17 octobre 1962 a été adoptée, la LD, soit la première loi restreignant les démolitions et transformations des maisons d'habitation en raison de la pénurie de logements. Cette loi établissait le principe selon lequel, sauf dérogation, nul ne peut faire modifier sensiblement la destination d'une maison d'habitation occupée ou inoccupée. C'est cette loi qui était en vigueur au moment de l'octroi de l'autorisation de construire d'août 1969. Il sied donc d'examiner sous l'angle de cette loi l'autorisation de construire de 1969.

 

Au cours de cette période de trente ans, la législation a été modifiée et complétée à plusieurs reprises. Elle a toutefois maintenu le principe de l'interdiction du changement d'affectation des bâtiments d'habitation, sauf dérogation du DAEL. Dans sa teneur actuelle, la LDTR est une loi qui a été adoptée le 25 janvier 1996. C'est cette loi qui est applicable à la demande d'autorisation du 12 juillet 2001.

 

3. Il convient tout d'abord de déterminer si l'ASLOCA pouvait recourir à l'encontre de la décision du DAEL du 2 mai 2002 et même éventuellement à l'encontre de l'autorisation de construire du 12 décembre 2001.

 

L'article 47 de la LPA stipule qu'une notification irrégulière ne peut entraîner aucun préjudice pour les parties.

 

La forme de la notification peut varier selon le nombre de personnes auxquelles elle doit être faite. Ainsi, la voie de la publication sera retenue si ces personnes sont très nombreuses ou si elles ne peuvent pas être déterminées (Blaise KNAPP, Précis de droit administratif, 4ème éd. 1991, No 700 p. 153). Une notification irrégulière a pour effet que les délais de recours ne commencent à courir pour les destinataires que dès la prise de connaissance, même tardive, de la décision (ATF 108 Ia 3; ATA J. du 1er juillet 1997).

 

Aux termes de l'article 45 LDTR, les décisions prises et autorisations délivrées par le département en application de cette loi doivent être publiées dans la Feuille d'avis officielle et sont susceptibles d'un recours, dans les 30 jours, auprès de la commission cantonale de recours en matière de constructions. La publication mentionne l'application de dite loi.

 

4. Selon l'article 7 LDTR, nul ne peut, sous réserve de l'octroi d'une dérogation au sens de l'article 8, changer l'affectation de tout ou partie d'un bâtiment au sens de l'article 2, alinéa 1 occupé ou inoccupé.

 

La publication de l'autorisation du 12 décembre 2001, dans la FAO du 17 décembre 2001 ne mentionnait aucune dérogation à la LDTR. En effet, en se basant sur l'utilisation commerciale de l'immeuble depuis 1969, le DAEL a considéré que l'immeuble avait déjà une affectation commerciale et qu'en conséquence, les travaux projetés ne devaient faire l'objet d'aucune dérogation prévue par la LDTR. Selon l'ASLOCA, aucune autorisation formelle permettant l'usage commercial de l'immeuble n'ayant été délivrée, le DAEL aurait dû accorder une dérogation à la LDTR pour accomplir les travaux envisagés. En conséquence, la publication du 17 décembre 2001 était irrégulière puisqu'elle ne faisait aucune référence à la LDTR.

 

5. Au vu de ce qui précède, s'il s'avérait que le DAEL aurait dû accorder une dérogation selon la LDTR pour délivrer l'autorisation de construire requise, le recours déposé par l'ASLOCA auprès de la commission serait recevable tant contre l'autorisation du 12 décembre 2001 que contre la décision du 2 mai 2002 du DAEL.

 

Intervenant dans un délai de moins de six mois depuis la décision du 12 décembre 2001, le recours déposé suite à une irrégularité de procédure ne serait pas abusif. En effet, en matière de notification irrégulière, le Tribunal de céans a déjà reconnu la possibilité de faire recours dans le délai d'un an depuis la réception d'une décision qui omettait de mentionner le délai et l'autorité de recours (ATA du 5 octobre 1987 Cause No 87, CRUNI 3).

 

Toutefois, compte tenu de l'issue du litige la question de la qualité pour recourir de l'ASLOCA tant à l'encontre de la décision du 2 mai 2002 que de l'autorisation de construire du 12 décembre 2001 peut, en l'espèce, demeurer indécise.

 

6. Il s'agit tout d'abord de déterminer quelle était l'affectation de l'immeuble suite à l'autorisation de construire délivrée le 28 août 1969.

 

a. La LD de 1962 ne comporte aucune définition de la notion de changement d'affectation. Elle parle d'ailleurs de modification de "destination". En revanche, cette notion a été précisée lors des changements législatifs subséquents et le Tribunal administratif a développé une jurisprudence constante sur cette question. Le but de la législation et son esprit étant restés identiques, il convient de s'y référer.

 

b. L'article 3 alinéa 3 LDTR prévoit que par changement d'affectation, on entend toute modification, même en l'absence de travaux, qui a pour effet de remplacer des locaux à destination de logements par des locaux à usage commercial, administratif, artisanal ou industriel.

 

c. Selon la jurisprudence constante du Tribunal administratif, la constatation d'un changement d'affectation ne saurait dépendre du genre d'activité considéré, mais uniquement des conséquences de cette activité , à savoir si elle est de nature à soustraire du marché du logement un appartement affecté jusqu'alors à l'habitation (ATA du 23 septembre 1987 en la cause C; du 24 janvier 1990 en la cause G.). La jurisprudence a confirmé le refus d'autoriser la transformation d'appartements, même partielle, en locaux à usage professionnel, que ce soit un cabinet médical, une étude d'avocat, un laboratoire ou un jardin d'enfants (ATA du 30 octobre 1984 en la cause M.; du 30 mars 1985 en la cause P.; du 8 janvier 1986 en la cause F.; du 23 septembre 1987 en la cause C.), car un tel changement d'affectation aurait pour effet de soustraire du marché du logement un appartement affecté jusqu'alors à l'habitation, ce en violation de l'article 5 LDTR.

 

d. En l'espèce, l'immeuble a certes été conçu à l'origine comme un immeuble destiné au logement mais il est indiscutable que depuis 1969 il a servi dans son intégralité comme magasin et comme dépôt et par conséquent il a été soustrait du marché du logement à partir de cette date. Il ne dispose même plus des installations sanitaires et des cuisines nécessaires à des logements. Il s'ensuit que son affectation était bel et bien commerciale au moment du dépôt de la requête en autorisation de construire du 12 juillet 2001.

 

7. Il convient d'examiner si l'affectation commerciale de l'immeuble a été autorisée. Compte tenu du temps qui s'est écoulé depuis 1969 il faut se référer aux pièces figurant au dossier ainsi qu'à l'attitude des autorités pour déterminer si une autorisation de changement d'affectation a été accordée à un moment ou à un autre.

 

a. Dans son préavis du 11 juillet 1969 adressé au DTP, suite à la demande d'autorisation de construire de M. T., la ville fait expressément référence à l'aménagement du rez-de-chaussée et du premier étage mais également à l'affectation des étages supérieurs en dépôts et vestiaires du personnel. Ce qui signifie que déjà au niveau de la ville, les autorités étaient conscientes du projet d'une utilisation commerciale de l'immeuble.

 

La demande définitive en autorisation de construire prévoyait l'aménagement du rez-de-chaussée et du premier étage mais également l'utilisation des étages supérieurs comme dépôt et vestiaires du personnel. Ce document a été visé par le DTP, police des constructions. Si seuls étaient joints à la demande d'autorisation les plans du rez-de-chaussée et du premier étage c'est que l'aménagement des étages supérieurs ne supposait aucune transformation nécessitant une autorisation de construire.

 

Ces documents ne concernaient en rien le dossier de l'inspectorat du travail comme l'a retenu à tort la commission: ils sont visés par le DTP, police des constructions, et non par l'inspectorat du travail.

 

Force est d'admettre que l'autorisation DD 56351 délivrée le 22 août 1969 visait le changement d'affectation de tout l'immeuble. Elle était certes accordée à titre précaire et soumise aux conditions posées par la ville dans son courrier du 3 juin 1969 à M. T., mais elle visait l'immeuble tout entier.

 

b. Lors de l'octroi des autorisations successives, le DTP a toujours considéré que cet immeuble avait une affectation commerciale. A titre d'exemple, il faut citer l'échange de courriers intervenu entre le DTP et M. T. en été 1974 au sujet des travaux de transformation entrepris au deuxième étage de l'immeuble. Le problème signalé le 27 juin 1974 par la police des constructions ne consistait pas en un éventuel changement d'affectation de l'immeuble mais dans le fait que le propriétaire avait exécuté des travaux (renforcement du plancher, démolition des galandages, installation d'un nouveau WC...) pour lesquels il n'avait sollicité aucune autorisation. L'architecte de M. T. avait écrit au DTP le 22 juillet 1974 pour solliciter l'autorisation nécessaire à l'exécution des travaux entrepris au deuxième étage. A la fin du courrier il précisait que le deuxième étage était destiné à l'usage de dépôt et qu'il n'était chargé d'aucune démarche concernant un éventuel changement d'affectation. Le DTP a donné son approbation aux travaux entrepris par pli du 1er août 1974. Ce courrier ne mentionne aucun problème de changement d'affectation. Cela démontre bien que pour le DTP, tout l'immeuble était affecté à un usage commercial depuis 1969. Qui plus est, à cette occasion la police des constructions a inspecté l'immeuble. Elle a pu se rendre compte de visu que l'immeuble n'était pas habité et qu'il était affecté à une utilisation commerciale.

 

L'attitude de l'autorité lors de l'exécution des travaux au deuxième étage démontre que pour le DTP l'affectation de l'immeuble était commerciale.

 

Le changement d'affectation ayant été accordé à titre précaire en 1969, il reste à examiner s'il était toujours valable lors du dépôt de la demande d'autorisation de construire du 12 juillet 2001. En d'autres termes, il faut se demander si le changement d'affectation de l'immeuble était devenu définitif ou s'il pouvait être remis en cause par l'autorité au cours de la procédure de demande en autorisation de construire initiée en 2001.

 

8. Dans la décision entreprise, la commission a cité trois jurisprudences du Tribunal administratif dont il résulte, selon elle, que le caractère d'habitation d'un bâtiment ne peut pas être perdu par l'écoulement du temps (ATA D.G.H.M du 7 décembre 1993; ATA R,H,G et L du 15 décembre 1992; ATA Lc du 4 mars 1992).

 

En réalité, ces trois jurisprudences se différencient du cas d'espèce sur plusieurs points essentiels: dans les trois cas, tout ou partie de l'immeuble considéré servait encore concrètement comme logement au moment où s'est posée la question du changement d'affectation. De plus aucune autorisation n'avait été délivrée pour permettre le changement d'affectation des locaux considérés. Enfin, dans les trois cas, le Tribunal de céans n'a pas examiné le dossier sous l'angle de l'écoulement du temps mais a admis l'affectation commerciale des locaux visés en prenant en compte d'autres éléments.

 

-ATA D,G,H,M du 7 décembre 1993: La vocation d'habitation de deux pièces au deuxième étage a été retenue ici d'une part parce que la disposition et la répartition des pièces démontraient qu'elles avaient été conçues comme logement et que d'autre part elles avaient servi comme logement du personnel du café restaurant pendant de longues années. En l'espèce, une dérogation selon la LDTR a été accordée pour conférer une affectation commerciale aux deux locaux en cause après que le tribunal eut procédé à la pesée des intérêts en présence.

 

-ATA R,H,G,L du 15 décembre 1992: Hôtel particulier conçu pour être affecté à l'habitation dont une seule pièce a été utilisée comme lieu de culte, les autres ayant été aménagées en chambres. L'utilisation partielle en lieu de culte n'a pas entraîné un changement d'affectation. La transformation de l'immeuble en bureaux a été admise en vertu du principe de la proportionnalité.

 

-ATA L du 4 mars 1992: le Tribunal a jugé que le fait de consacrer six pièces d'un logement qui en comporte huit à l'activité d'un cabinet médical entraîne un changement d'affectation. Celui-ci étant intervenu en 1957, soit avant l'entrée en vigueur de la première loi restreignant les démolitions et transformations de maisons d'habitation, l'appartement échappait à la LDTR et, partant, aucune autorisation ne devait être sollicitée.

Les arrêts précités ne permettent donc pas d'exclure d'emblée l'application du principe de la prescription trentenaire à la problématique du changement d'affectation.

 

9. La jurisprudence a dégagé plusieurs principes en matière d'obligation de remise en état d'une construction non autorisée.

 

a. Selon le Tribunal fédéral, il serait choquant et contraire à la sécurité du droit que l'autorité puisse contraindre un propriétaire, après plus de cinquante ans par exemple, à éliminer une situation contraire au droit. Une telle solution doit aussi être écartée pour des raisons pratiques, car il apparaît extraordinairement difficile d'élucider les circonstances de fait et de droit qui existaient plus de cinquante ans auparavant; tel est notamment le cas lorsqu'il s'agit de déterminer la pratique des autorités communales et cantonales des constructions, qui revêt une grande importance pour l'interprétation et l'application des prescriptions en matière de constructions. Il faut donc limiter dans le temps le droit de la collectivité d'ordonner la démolition d'une construction ou d'une partie de construction contraire aux prescriptions en la matière. Une dérogation à ce principe peut être admise lorsque le rétablissement d'une situation conforme au droit s'impose pour des motifs de police au sens étroit. Si le maintien d'une construction ou d'une partie de construction non réglementaire crée un danger concret- c'est-à-dire sérieux et immédiat- pour la vie et la santé des habitants ou des passants, les autorités peuvent en ordonner la démolition sans tenir compte du temps écoulé(JT 1983 I 299, consid 1a et b).

En se référant à la prescription acquisitive en matière immobilière, le Tribunal fédéral a arrêté le délai à partir duquel les autorités ne peuvent plus ordonner le rétablissement d'une situation conforme au droit à une durée de trente ans(JT 1981 I 250 et JT 1983 I 299).

 

Certes, la jurisprudence citée ci-dessus a été établie en matière de remise en état d'une construction et non dans le cadre d'un changement d'affectation. Cependant, rien n'exclut de l'appliquer à un cas de changement d'affectation. En effet, le principe qui sous-tend cette jurisprudence soit, la sécurité du droit doit être garanti également en matière de changement d'affectation. In casu le Tribunal de céans s'est précisément heurté au problème signalé par le Tribunal fédéral c'est-à-dire la difficulté de déterminer la pratique des autorités de l'époque.

 

L'immeuble a connu une affectation commerciale depuis le 28 août 1969. Celle-ci n'a plus été remise en cause par les autorités, que ce soit par la ville ou par le DTP, en tout cas jusqu'au dépôt de la demande de l'autorisation de construire du mois de juillet 2001 soit pour une durée de près de trente-deux ans. Au vu de la jurisprudence précitée, il faut admettre que l'autorisation de changement d'affectation du 28 août 1969 est devenue définitive à l'expiration du délai de trente ans.

 

b. Le Tribunal de céans a jugé qu'un ordre de démolition, respectivement d'évacuation, n'est de façon générale valable qu'en l'absence de tolérance de la part de l'autorité. La tolérance ne sera toutefois retenue que dans des circonstances exceptionnelles. Ainsi, la passivité de l'autorité qui n'intervient pas immédiatement à l'encontre d'une construction non autorisée n'est en règle générale pas constitutive d'une autorisation tacite ou d'une renonciation à faire respecter les dispositions transgressées. Seul le fait que l'autorité aurait sciemment laissé le propriétaire construire de bonne foi l'ouvrage non réglementaire, ou qu'elle aurait incité le constructeur à édifier un bâtiment, pourrait obliger cette autorité à tolérer ensuite l'ouvrage en question (ATA L. du 23 février 1993; RDAF 1982, p.448).

 

Ce principe trouve application ici mutatis mutandis.

 

L'autorisation accordée par le DTP le 28 août 1969 l'avait été à titre précaire. Ce qui signifie qu'elle pouvait être révoquée en tout temps. Or, depuis 1969 jusqu'au 12 juillet 2001, ni le DTP puis le DAEL, ni la ville ne sont intervenus pour exiger que l'immeuble soit à nouveau affecté à l'habitation. Le Tribunal constate que même lors des transformations opérées au deuxième étage en 1973, l'affectation commerciale de l'immeuble n'a pas été remise en cause par les autorités. Celles-ci se sont bornées à autoriser les travaux sans exiger que les locaux retrouvent immédiatement ou à terme une affectation d'habitation.

 

Au vu de ce qui précède, les circonstances du cas d'espèce sont bien exceptionnelles. L'autorité a toléré le changement d'affectation de l'immeuble de telle manière que celui-ci est devenu définitif et qu'il serait choquant qu'il puisse être remis en cause.

 

10. C'est ainsi à juste titre que le DAEL a accordé l'autorisation de construire du 12 décembre 2001 sans faire application de la LDTR.

 

11. Le recours de T. sera admis. Aucun émolument n'est perçu. Vu l'issue du recours, une indemnité de CHF 3'000.-, à charge de l'Asloca sera allouée à la recourante.

 

 

PAR CES MOTIFS

le Tribunal administratif

à la forme :

 

déclare recevable la demande déposée le 30 septembre 2002 par T. Elite S.A. contre la décision de la commission cantonale de recours en matière de constructions du 23 août 2002 et Asloca, ainsi que le département de l'aménagement de l'équipement et du logement;

 

au fond :

 

l'admet;

 

annule la décision de la commission cantonale de recours en matière de constructions du 23 août 2002;

 

confirme la décision du DAEL du 12 décembre 2001;

 

dit qu'aucun émolument n'est perçu;

alloue à T. Elite S.A. une indemnité de CHF 3'000.-, à charge de l'Asloca;

 

communique le présent arrêt à Me Patrick Malek-Asghar, avocat de la recourante, à Me Carlo Sommaruga, avocat de l'Asloca, au département de l'aménagement, de l'équipement et du logement, ainsi qu'à la commission cantonale de recours en matière de constructions.

 


Siégeants : M. Paychère, président, M. Thélin, M. Schucani, Mmes Bonnefemme-Hurni, Bovy, juges.

 

Au nom du Tribunal administratif :

la greffière-juriste adj. : le vice-président :

 

M. Tonossi F. Paychère

 


Copie conforme de cet arrêt a été communiquée aux parties.

 

Genève, le la greffière :

 

Mme M. Oranci